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Un tuteur embarrassé

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XXVI

Une bonne idée de Mme de Merkar: pour rendre constamment serein le front de sa jeune parente, elle voulait la "produire" un peu dans le monde.

Elle voulait prêcher pour son saint, la chère femme, car elle ne secouait volontiers son indolence que pour assister à une fête, à un concert, à un dîner.

Elle persuada à son mari d'ouvrir son salon et d'inviter quelques personnes marquantes de la ville.

Sans enthousiasme comme sans répugnance, Mlle d'Héristel sortit donc ses plus jolis costumes de ses armoires et, comme l'esprit découlait d'elle ainsi que l'eau d'une fontaine, elle se conquit bien vite les bonnes grâces des amis de ses parents.

Cette pétulante Parisienne, recueillie dans la solitude et gaie en société, devint bientôt l'enfant gâtée des Algérois et des Algéroises.

Si elle ne s'y fût opposée, tant elle était devenue raisonnable à présent, elle aurait passé ses journées en promenades, en jeux et sports, et ses soirées à danser.

Comme il y a des jeunes gens à marier en Algérie, ainsi qu'en France, beaucoup s'informèrent du chiffre de sa dot.

Beaucoup aussi reculèrent quand il leur fut répondu que Mlle d'Héristel, passant (à tort, nous le savons), pour avoir des goûts dispendieux, ne possédait que quatorze cents francs de rente.

Quelques-uns, très jeunes ou sincèrement épris, eussent persisté sans la sagesse d'un père ou d'une mère pratiques qui ne voulaient pas, pour leur fils, d'un mariage avec une fille pauvre.

Mais nous savons aussi qu'Odette se souciait peu du mariage.

Il y eut même une conquête qu'elle fait à Blidah, et qui la couvrit de surprise et même de confusion.

Des amis de M. [de] Merkar l'emmenèrent faire une excursion dans la ville des orangers, ce qui la ravit. Là, elle se vit accueillie comme toujours fort aimablement et, de plus, fit la connaissance d'un célibataire déjà mûr et fort riche, qui parut charmé de ses originales répliques, de son juvénile enthousiasme pour les belles choses, en même temps que de sa gentille figure.

Mais, quand on les présenta l'un à l'autre, ce fut un petit coup de théâtre: ils eurent chacun un haut le corps de stupeur et un instinctif mouvement de recul.

A ces mots: "Monsieur Garderenne", Odette fronça le sourcil et pensa:

– Bon! l'homme qui m'a retiré, légalement paraît-il, les sept cent mille francs formant mon avoir et ma dot. Voilà une rencontre dont je me serais volontiers passée.

Et lui, à cette phrase:

– "Mademoiselle Odette d'Héristel, de Paris, que nous avons le bonheur de posséder depuis quelque temps…"

– Bien! la fameuse petite cousine qui détenait, en toute confiance, la somme à laquelle j'avais droit et que j'ai enfin maintenant! Quelle tête vais-je faire, mon Dieu?

Il fit une tête fort naturelle, par la raison qu'Odette n'aimant pas les situations ambiguës, s'était bien vite écriée en tendant les mains à son ennemi:

– Je sais que nous avons eu maille à partir ensemble, monsieur, de loin il est vrai; mais puisque tout est fini… pour votre plus grande gloire, faisons la paix; ce sera facile quant à ce qui me concerne, car je ne vous en ai jamais voulu et je suis sans fiel.

– Vraiment? s'exclama M. Garderenne qui n'en croyait pas ses oreilles.

– Je n'exprime jamais que des sentiments que je ressens, répondit Odette avec dignité.

– Mais alors, je suis confus… je regrette… j'aurais voulu… si j'avais su…

– Ne regrettez rien du tout, monsieur, conclut la jeune fille; sans vous en douter, vous m'avez probablement rendu un très grand service.

– Moi? fit le quinquagénaire en écarquillant les yeux.

– Oui, vous.

– Expliquez-moi, de grâce…

– Rien du tout pour le moment. Plus tard, je ne dis pas.

Et, sur ces énigmatiques paroles elle lui abandonna, puis lui retira sa main, qu'il baisait et eût voulu conserver plus longtemps dans la sienne.

Le soir, en fumant un dernier cigare devant la mer qui reflétait les étoiles, Olivier Garderenne se disait:

"Charmante, la petite cousine, absolument charmante, et pas plus de rancune dans son coeur que dans mon petit doigt.

Elle porte si allègrement sa pauvreté que je n'en ressens que plus de remords de lui avoir redemandé mon bien.

Si je l'avais connue avant d'entamer ce diable de procès, j'aurais proposé un arrangement; nous aurions partagé la somme. Ainsi, elle aurait une dot pour lui faciliter un bon mariage; car elle se mariera, la mignonne, elle est trop gentille pour rester fille. Et pourtant, sans dot!.. Ah! si j'avais vingt ans de moins… pas même tant: dix ans seulement!"

Ce qui n'empêcha M. Garderenne, quelques jours plus tard, de se joindre à la joyeuse troupe qui regagnait Alger, au lieu d'achever l'hiver à Blidah ainsi qu'il l'avait projeté.

– Car, se disait-il, on est aussi bien à Alger; mieux même, puisqu'on y a le théâtre, des concerts et des nouvelles fraîches de France, qu'on ne trouve pas à Blidah.

Mais, le principal attrait pour lui consistait en un petit costume de drap beige habillant une charmante jeune fille qu'il comptait revoir souvent.

En effet, il s'ingénia si bien à rencontrer Odette, qu'il ne se passa guère de jour sans qu'il la vît.

Lorsqu'elle n'avait point paru à la musique sur la place, s'il ne l'avait pas croisée rue Bab Azoum ou rue Bab-el-oued, il arrivait chez les Merkar comme par hasard, ou sous prétexte d'offrir à l'indolente mère de famille des places pour le cirque ou une loge au théâtre.

Puis, ce furent des bouquets de fleurs, des boîtes de bonbons qui plurent sur Odette, habilement partagés entre elle et Mme de Merkar. Mais personne ne s'y trompait et M. de Merkar riait parfois dans sa barbe en murmurant:

– Je devrai bientôt prévenir le bon tuteur Samozane, de ce qui se passe ici. Voilà notre petite cousine en train d'ensorceler inconsciemment ce brave Garderenne.

Il va sûrement, un de ces jours, la demander en mariage; mais, quoiqu'il soit admirablement conservé pour son âge, je ne conseillerai pas à la fillette d'accepter pour époux un homme qui pourrait être son père. Et, d'un autre côté, la mignonne est dans le cas de tomber plus mal. Enfin, on verra.

Ce que prévoyait M. de Merkar arriva: Garderenne, tremblant comme un écolier à son premier examen, après s'être laissé affirmer par son miroir qu'il était "encore très bien", vint trouver Mme de Merkar, au vif déplaisir de celle-ci dont cette demande dérangeait la quiétude.

– Odette? ma cousine?.. Mais comment donc cher monsieur. J'aurais préféré que vous consultassiez mon mari d'abord, mais il est à Oran pour la semaine. Si vous vouliez attendre…

Garderenne affirma qu'il ne se sentait pas ce courage; en quelques jours, d'autres pouvaient survenir pour lui couper l'herbe sous le pied; il avait si peur, et si grand'hâte!..

Attendrie par cette infortune, Mme de Merkar, qui ne s'inquiétait guère des sentiments de sa jeune cousine, rassura son hôte, lui dit que certainement, Odette "serait raisonnable" et finalement, l'autorisa à interroger lui-même Mlle d'Héristel.

Ce n'était sans doute pas très correct, mais de quel ennui se délivrait la nonchalante femme qui avait horreur des entretiens sérieux et des discussions même pacifiques!

Garderenne prit la balle au bond, fit naître une occasion et, à l'ombre odorante d'un eucalyptus, tandis que Mlle Gratienne, deux mètres plus loin, surveillait les ébats de son jeune troupeau, il adressa à Odette sa demande d'une voix défaillante.

L'ex-pupille de l'oncle Valère eut d'abord envie de rire.

Elle se contint et pensa:

– Ce pauvre homme, qui a du regret de m'avoir appauvrie, croit réparer sa faute (si faute il y a), en m'offrant son nom, sa main, sa fortune et son coeur. Il se figure que l'argent est tout pour moi et que je serai heureuse de devenir Mme Garderenne, même au prix d'un mari de trente ans plus âgé que moi.

Voyant qu'elle ne fronçait pas le sourcil, plein d'espoir, le quinquagénaire renouvela sa demande.

Très franche, Odette répondit:

– Si j'avais seulement dix années de plus, de l'expérience et plus de plomb dans la cervelle, je vous dirais probablement "oui."

– Mais? fit M. Garderenne, pantelant.

– Mais, n'ayant que vingt ans, je ne veux pas. Vous le comprenez bien, voyons?

– Hélas! soupira le pauvre homme.

Puis, reprenant un peu de courage, il poursuivit:

– Il est certain que l'écart de nos âges rend ma requête un peu ridicule.

– Non, corrigea doucement Mlle d'Héristel, on n'est pas ridicule pour cela et l'on a vu des jeunes filles épouser des vieux maris qui les rendaient très heureuses.

– Ah! vous voyez bien!

– Oui, mais cela ne revient pas à dire que je veuille me marier avec vous.

– Ce serait pour moi le paradis.

– Je sais bien, dit Odette avec son adorable naïveté, vous ne feriez pas une trop mauvaise affaire en m'épousant; je ne suis pas une beauté, mais, en général, je ne déplais pas; j'ai un peu d'esprit et, depuis un an, j'ai beaucoup changé à mon avantage.

– Je ne crois pas qu'autrefois…

– Autrefois? Ah! demandez à mon cousin Robert ou à mon oncle Samozane.

– Ils sont un peu loin en ce moment pour…

– Oui, c'est vrai; eh bien, apprenez que naguère encore j'étais une enfant charmante, trépignant pour une robe manquée, une partie de plaisir remise; disant des choses peu aimables à tout le monde, vivant à ma guise sans me soucier des autres…

– Qui vous a guérie, alors?

– Vous.

– Moi? fit Garderenne stupéfait. Mais je ne vous connaissais pas dans ce beau temps-là.

– Vous rappelez-vous que je vous ai dit, il y a quelques semaines:

"Vous m'avez rendu un grand service?"

– C'est vrai, lequel?

– Voyez-vous, j'étais trop riche et trop gâtée: on me regardait comme une héritière qui a le droit d'avoir tous les caprices; comme une petite idole. C'était très mauvais, cela.

 

Un beau jour, vous m'avez appauvrie…

– Ah! oui, j'ai fait une jolie chose, murmura Garderenne, rouge comme une pivoine.

– Je ne vous dis pas que ce soit un acte chevaleresque, car enfin, vous, homme déjà riche, vous dépouilliez de sa dot une jeune fille…

– N'évoquez pas ces souvenirs, de grâce, vous me torturez… Je suis prêt à…

– Ne soyez prêt à rien du tout, qu'à m'écouter. Donc, vous aviez le droit pour vous, c'était très juste; mais ce dont vous ne vous doutez pas, c'est du bien que vous m'avez fait en m'appauvrissant.

– J'avoue que cela échappe à ma compréhension.

– C'est pourtant facile à saisir: riche, je demeurais nulle et frivole; pauvre, je redeviens sérieuse… à peu près, bien sûr, dans des bornes raisonnables: je me remets au travail, me rends utile et fais enfin une femme et non plus une poupée.

– Ainsi, le voilà le fameux service rendu?

– Mais oui; n'est-ce pas assez?

– J'espérais mieux, soupira le célibataire.

– Eh! tout le monde ne peut pas se vanter de m'avoir fait un pareil don!

– Enfin, vous refusez?

– Quoi? de vous épouser? parfaitement, je vous l'ai dit sans restriction.

– Cependant, de cette façon, vous rentreriez tout naturellement en possession de la fortune que…

– Mais je n'en ai plus envie. Vous l'avez, gardez-la. Tenez, je vous permets encore de me traiter paternellement: vous me coucherez sur votre testament, si le coeur vous en dit. Si vous mourez avant moi, je vous garderai ainsi un bon souvenir. Par exemple, si vous venez à vous marier…

– Je n'en ai pas le moindre désir, je vous le jure.

Ils se séparèrent, l'un très affligé, l'autre assez sereine; non que le malheur de son prochain lui devînt une source de joie, mais parce qu'elle se disait, sans pouvoir s'empêcher de sourire:

– Première demande en mariage, un prétendant mûr. Trente ans de plus que moi, cela commence à compter. Enfin, c'est toujours flatteur de voir quelqu'un aspirer à votre main quand ce quelqu'un est riche et la demoiselle pauvre.

Je voudrais que Robert sût cela.

XXVII

Après cette conquête, qui ne lui avait coûté nulle peine, ainsi qu'elle le disait elle-même, Odette continua à se voir entourée mais sans que personne lui fît d'ouverture analogue à celle de M. Garderenne.

Et voilà que, soudain, M. de Merkar, l'homme des résolutions promptes, offrit à la joyeuse bande un tour en Kabylie.

Les petits poussèrent des hourras frénétiques à cette proposition. Mlle Gratienne y acquiesça de tout coeur et Odette joignit triomphalement sa voix à celle des enfants: outre qu'elle n'était pas encore assez vieille pour renoncer à tout plaisir, elle espérait vaguement rencontrer un jour Robert en pérégrinant à travers l'Algérie.

Mme de Merkar mit en avant le prétexte de sa santé pour ne point prendre part à cette partie, à la fois fatigante et amusante, et son mari n'essaya même pas de vaincre sa résistance. Il avait coutume de laisser sa femme à ses siestes répétées et à ses cosmétiques, quand on entreprenait une excursion quelconque.

Comme on terminait l'hiver, les pluies n'étaient plus à craindre et l'on comptait sur un temps favorable pour faire l'ascension des montagnes kabyles et pour visiter les villes du littoral.

M. de Merkar ayant à voir, pour affaires, l'administrateur de la commune mixte de Port-Gueydon qui est le nom français de Azzeffoun, petit port situé sur la côté méditerranéenne, on commença par ce lieu.

– Nous n'y trouverons ni hôtel, ni auberge même, dit M. de Merkar, mais l'hospitalité est de règle dans le monde des fonctionnaires et des colons que nous allons voir, et nous ne risquons pas de coucher à la belle étoile.

On prit, à sept heures du soir, le petit chemin de fer de l'Est-Algérien qui aboutit, après un pénible effort, à la ville de Tizi-Ouzou où l'on toucha à minuit.

M. de Merkar s'occupant des bagages, Mlle Gratienne et Odette avaient fort affaire de tenir éveillés les enfants que l'attrait de la nouveauté n'animait même plus.

On s'entassa dans un affreux char (voiture publique de Tizi-Ouzou), déjà à moitié rempli d'Arabes aux burnous douteux, qui se juchaient sur leurs colis dans la crainte de les voir égarer.

Les grandes personnes se partagèrent les petits, une fois la jeune bande arrivée à l'hôtel Lagarde, le meilleur de la région, et l'on dormit à peu près bien.

Au matin, Odette, aussi curieuse que ses petits cousins, abandonna bien vite son lit et alla regarder par la fenêtre les Kabyles faire leurs ablutions et se prosterner dans la poussière pour prier, le front tourné vers l'Orient.

De maigres chameaux pelés attendaient, résignés, leur pitance non moins maigre, près des puits.

Des gamins crasseux, coiffés de fez rouges devenus grenats à force de saleté, narguaient les "roumis" et leur jouaient des tours ou agaçaient les chiens.

Comme on trouve de la troupe à Tizi-Ouzou, quelques pantalons garance égayaient le paysage.

Et par dessus tout cela, commençait à briller un soleil impeccable dans un ciel sans nuage.

Les enfants burent du lait de brebis ou d'ânesse, qui leur fit faire la grimace; les grandes personnes, un café détestable; puis, en route dans un break horriblement dur qui les fit tous rire aux éclats et qui, au trot de deux juments maigres, mais excellentes, devait cahoter nos voyageurs jusqu'à six heures du soir.

Et il en était cinq du matin.

La route se fit d'abord en silence, soit que les enfants eussent encore sommeil, soit qu'ils admirassent recueillis malgré eux, l'inoubliable paysage se déroulant sous leurs yeux.

La voiture ne traversait pas de village, puisque, jusqu'à Fréha, halte qui coupe en deux le voyage, on aperçoit à peine de temps à autre une chaumine, un gourbi.

Les blanches cigognes, déjà de retour, faisaient pousser aux fillettes des exclamations d'envie; Odette même, aussi enfant que ses cousines, eût voulu en emporter une en France.

"Puisque, disait-elle, on affirme que cet oiseau porte bonheur!"

Puis, toujours bonne, voyant piétiner dans la poussière des Kabyles gênés par leurs fardeaux et se rendant à Bréha ou à Azzeffoun eux aussi, elle implorait pour eux M. de Merkar.

– Si vous leur permettiez de monter sur le siège, mon cousin!

– Oui, Odette, mais ces gens-là ne sont peut-être pas très propres…

– Que si: la loi de Mahomet n'ordonne-t-elle pas de se laver?

– Seulement les pieds et les mains, Odette.

– C'est toujours cela de gagné, mon cousin.

– Soit, puisque vous le voulez.

Ainsi, on recueillit deux représentants décrépits du sexe mâle, puis, un jeune homme aux dents de lionceau et aux yeux de velours noir, qui remercièrent les généreux voyageurs à grand renfort de bénédictions.

– Qu'Allah te donne beaucoup d'enfants, disaient-ils à M. de Merkar, lequel répliquait sans sourire:

– Merci, j'en ai déjà suffisamment.

Tandis que les petits garçons effleuraient d'un doigt timide le chapelet de bois que porte tout Kabyle autour de son cou.

On traversa le Sébaou, l'unique fleuve de la Kabylie, où les cigognes viennent faire leur toilette matinale et que le soleil du printemps n'avait pas encore desséché.

L'air était pur, vierge, irrespiré, dans ces plaines immenses où, de loin en loin seulement, apparaissait la silhouette pâle d'un Arabe perché sur son mulet, ou celle plus massive d'une femme voilée portant un fardeau d'herbes.

– Et voici Fréha où nous allons nous réconforter… tant bien que mal, dit M. de Merkar. Mademoiselle Gratienne, voulez-vous avoir la bonté de réveiller le petit troupeau?

Les enfants se frottaient les yeux, ahuris, cependant que des effluves d'une cuisine bizarre leur chatouillaient les narines.

Dans une sorte de tonnelle décorée du nom d'auberge, où quelques milliers de mouches avaient élu domicile, un repas fut servi aux voyageurs, tandis que les chevaux, dételés pour une heure, mangeaient leur pitance.

Averti la veille par le courrier, l'aubergiste avait pu se procurer des vivres, et bientôt un couvert rustique fut dressé sur une nappe grossière mais à peu près propre.

Les enfants firent preuve d'un incommensurable appétit; mais, plus délicates, les grandes personnes se contentèrent d'un peu de pain, de chocolat et de café noir.

Fréha n'a rien d'attrayant et se compose de quelques maisons bâties sur un sol mouvant et prêtes à s'effondrer à la première occasion.

Quand nos voyageurs en eurent fait trois fois le tour, à la seule fin de se dégourdir les jambes, ils connurent le village dans tous ses détails.

On remonta en voiture; les vigoureux petits chevaux reprirent leur trot courageux pour commencer à gravir les monts qu'ils devaient redescendre sur la pente inverse.

Alors des cris d'admiration s'échappèrent de toutes les bouches, hors celle du cocher, familiarisé avec ces spectacles.

La voiture longeait des précipices d'une hauteur effrayante, mais on savait que les braves bêtes qui la traînaient avaient le pied montagnard.

En elle-même, Odette murmurait:

– C'est ravissant, c'est idéal de grâce et de sauvagerie; mais est-ce bien moi qui me suis laissée entraîner si loin du home, si loin de Paris?

Hélas! ai-je seulement un home, moi? et le nid n'est-il pas pour moi, partout où l'on m'aime, où l'on me gâte?

D'espace en espace, des troupes d'enfants à demi-nus, leur pauvre petit burnous flottant à la brise, suivaient la voiture en prononçant des supplications arabes et en secouant leur gandourah.

Alors, on leur jetait des sous avec des débris du goûter et ils avaient de la joie pour longtemps. Les tablettes de chocolat seules leur inspiraient de la méfiance, et ils tournaient et retournaient dans leurs doigts bruns cette chose sombre enveloppée d'un mystérieux papier argenté.

Enfin, la mer reparut à un détour de la montagne, si bleue, si calme, si belle, que les voyageurs se turent, soudain recueillis, et que Mlle d'Héristel se sentit tout de suite moins perdue, moins éloignée de la France.

Trois quarts d'heure après, la petite ville de Port Gueydon se montra, assise au bord de l'eau et montant, par son unique rue jusqu'à la colline.

XXVIII

"A présent que j'ai vu Azzeffoun, Azazga, la forêt de Yacouben, Fort National, Bougie, Mekla et tout ce que nos aimables hôtes ont pu nous faire visiter depuis quinze jours que nous avons quitté Alger, j'ai assez de la Kabylie, des montagnes vertes, des coteaux couverts de moissons, des Arabes en fez, aux jambes nues, aux gandourahs sales et fripées.

Je regretterai ici les Vianère, nos hôtes si aimables dont je n'oublierai jamais l'exquise hospitalité; ensuite Saïd, ma "femme de chambre": un chaouch ou domestique kabyle, qui me sert silencieusement, la tête couverte et les pieds nus, tout aussi bien que la première soubrette parisienne et avec plus de respect certainement.

Enfin Fatma, la mule qui me portait pendant nos excursions et qui, toujours au fin bord des précipices, ne m'a jamais jetée dans l'abîme.

Le ciel est bleu, la chaleur douce, le soleil superbe, la verdure tendre; je goûterais certainement tout cela en compagnie de ceux que j'aime, mais je les sens trop loin et l'anxiété où je suis met des bornes à mon admiration.

Peut-être un jour reviendrai-je ici dans d'autres conditions et pourrai-je mieux me livrer à l'enthousiasme.

.....

Nous avons regagné Alger et je me suis précipitée sur mon courrier après un hâtif bonjour à la maîtresse de céans, qui a fait l'immense effort de venir au-devant de nous à la gare.

Que j'avais bien raison d'avoir des pressentiments agités: l'oncle Valère est malade. Pas très malade, mais assez pour désirer me revoir avant… enfin, s'il lui arrivait pis. Cette nouvelle a soulevé chez les Merkar une tempête de protestations: partir, notre chère Odette, après un si court séjour, c'est impossible!

Ils oublient que depuis plus de huit mois, je vis au milieu d'eux. Moi aussi, je les aime bien, mais les Samozane me tiennent plus au coeur.

J'ai envoyé un télégramme à Paris, bien vite, sans pouvoir dissimuler mon inquiétude. On m'a répondu que tout danger est passé pour le malade, mais que, si je peux venir, tout le monde sera bien content.

Me voilà rassurée. C'est égal, je retourne quand même en France, et toute seule; ne suis-je pas assez raisonnable à présent pour cela?

Et puis, une idée me tourmente depuis quelques jours:

Puisque l'oncle Valère a témoigné le désir de revoir sa nièce et pupille, Odette d'Héristel, il a dû en faire autant à l'égard de son fils aîné.

 

Sans doute, Robert m'a précédée là-bas, et mon coeur bondit dans ma poitrine à la pensée de le revoir.

.....

Avant mon départ, M. de Merkar veut absolument donner une petite fête.

Quoique je sache l'oncle Valère en bonne voie de guérison, je n'ai pas le coeur à la joie, mais ils croient me faire plaisir et je ne puis qu'accéder à leur voeu.

D'ailleurs, je regretterai ces excellents amis qui m'ont fait la vie si douce dans leur home, et ces chers petits qui pleurent lorsque je fais allusion à mon prochain embarquement."