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Un tuteur embarrassé

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XXI

"C'est un peu dur, mais on s'y fait; et puis, le sentiment du devoir accompli est une consolation.

J'ai repris le règlement de vie que, il y a quelques mois, j'avais suivi… deux jours, je crois, mais j'y ai apporté quelques modifications.

Dans l'après-midi, je me remets au piano et aux lectures sérieuses.

Ce n'est pas que cela m'amuse, mais je suis persévérante à présent, au grand ébahissement de Guimauve qui me prenait, je crois, pour un papillon à la cervelle absente.

Qui l'aurait cru? En suant sang et eau, en m'armant d'une patience angélique et en y passant bien des heures diurnes et nocturnes, je suis parvenue à me faire un joli corsage tout simple, en panne claire et qui me va comme un gant.

Tante a dû me corriger un peu les épaules, mais elle m'a quand même félicitée.

Et me voilà prise d'un grand zèle pour entraîner mes cousines à nous fabriquer toutes sortes de joliesses qui nous économiseront les couturières et nous habilleront aussi bien qu'elles.

Sans avoir mon enthousiasme, Jeanne et Blanche se sont mises à l'oeuvre et ne réussissent pas mal.

Guimauve se moque de moi, m'appelant Mlle la Jupière et la Corsagière, mais je demeure sereine sous ses railleries qui tombent à faux.

Mon oncle ne m'avait pourtant pas trouvé la bosse de la couture, et il s'en étonne.

Mes tantes n'en reviennent pas, elles.

Alors, qu'elles se préparent à mieux, je leur offrirai bien d'autres surprises.

Quant à Nanie, elle n'est pas éloignée de me prendre pour une fée et, afin de mériter cet éloge un peu trop pompeux, je lui ai fait, de mes blanches mains, une robe couleur capucin dont elle fait ses beaux dimanches.

.....

Les jours passent.

Nous revoici à l'été; mais cette année, par économie, nous n'irons pas à la campagne.

Qu'importe! La proximité du Bois de Boulogne nous rend très supportable le séjour de la rue Spontini.

Je ne souffre de ce changement, moi, que pour les Samozane. Et encore! Mon oncle est plus à même à Paris de poursuivre ses études phrénologiques.

Jeanne préfère rester ici, où elle a plus de chance de rencontrer M. de Grandflair.

Blanche adore se promener dans les rues et sur les boulevards.

Seules, mes tantes et Euphranie se verraient, je crois, avec plaisir, travaillant à l'ombre d'un acacia sans devoir, pour cela, passer une robe de rue et mettre un chapeau.

Guillaume est bien partout, lui, et sa bicyclette lui permet de tâter de la campagne presque tous les soirs, sans débourser un centime.

Reste moi.

Eh bien! moi, que me font toutes choses, à présent?

Si je l'avais voulu, j'aurais suivi à Dieppe les Fonterailles, anciens amis de mon père, qui ont cherché à m'y entraîner avec eux.

J'ai tenu bon.

D'abord, il m'aurait fallu des toilettes neuves pour me rendre sur une plage mondaine, et je suis devenue une personne trop économe pour me laisser aller à une dépense inutile à présent.

Ensuite, je ne consentirais pas à goûter un plaisir que ne partageraient pas mes cousines.

Ces pauvrettes, Blanche et Jeanne, n'en sont pas comblées, et je ne veux pas m'amuser à leur barbe (ce qui est une pure métaphore), quand rien ne m'y force.

Enfin, dernier et suprême argument, que je n'ai pas avoué par exemple, là-bas, je ne serais plus à bonne source pour avoir des nouvelles du voyageur.

Elles ne sont pas fréquentes, ces nouvelles, mais quand arrive le lointain courrier, on est si heureux de savoir tout de suite que l'exilé n'est pas mort; qu'il a eu, dans sa tente, des hyènes veillant maternellement sur son sommeil; qu'il les a expulsées au réveil, et que, à force de quinine, il combat la fièvre et la maladie de foie.

C'est égal, j'ai beau étudier, lire, coudre, faire de la musique, je trouve que les semaines sont d'une longueur désespérante et je voudrais être plus vieille de deux ans."

XXII

"Energique décision.

Visite inattendue, d'abord.

Celle d'un parent… éloigné, mais qui aime à entretenir les relations de famille; Hector de Merkar, qui occupe un poste supérieur dans une des premières maisons de banque d'Alger.

J'aime son caractère, un peu vif mais rond, franc, et son aspect est plutôt celui d'un militaire que d'un homme de finances.

A cinquante ans, il porte fièrement une haute taille un peu épaissie par l'âge, une belle chevelure grise, et le poids d'une nombreuse nichée.

Il a cinq enfants dont il parle beaucoup et avec émotion, et une femme dont il parle moins, sans aucune émotion.

Quand viennent les chaleurs, il passe la Méditerranée et dépose tout ce monde-là de l'autre côté de l'eau, dans le département de l'Isère, je crois, où Mme de Merkar a des parents.

A la chute des feuilles, ils retournent à Alger.

Et voilà que, cette année, Odette d'Héristel est invitée à partager le voyage, le mal de mer et la vie des Merkar dans la capitale de l'Algérie pendant la saison d'hiver.

J'ai commencé par refuser énergiquement, mais mon oncle et mes tantes m'ont raisonnée et j'ai fini par céder.

Je comprends leur insistance, ils espèrent que cela me guérira de mes idées grises; car, si je n'ai pas absolument de "blue devils" comme disent nos voisins d'Outre-Manche, je ne suis pas toujours dans le rose, tant s'en faut!

Ils comptent donc sur la distraction, l'attrait du nouveau, pour faire de moi l'Odette d'autrefois; pas la méchante, la gaie, bonne enfant, enfin.

Moi, ce n'est pas pour cette raison que je consens à suivre les Merkar dans leurs pénates.

Je deviens une fille très pratique, aussi, je remarque que l'on continue à me gâter comme lorsque j'étais riche; je me dis donc que mon absence sera une économie pour les Samozane.

Ensuite, les voyages forment la jeunesse, instruisent, mûrissent; je me formerai, m'instruirai, et mûrirai… pas trop, j'espère.

Les Merkar ont des enfants pourvus d'une institutrice, paraît-il; mais, puisque je ne suis pas encore assez vieille pour gagner ma vie, je ferai là-bas, mon apprentissage, non de mère de famille, mais de "governess".

J'apprendrai la manière de dresser les petits à l'étude sans les décourager; je travaillerai le piano avec fougue si cela m'est facile, et je tâcherai d'acquérir d'autres talents qui me manquent.

Si je ne reviens pas d'Algérie, accomplie et armée de pied en cape pour the struggle of life, ce ne sera pas de ma faute.

Alors, peut-être, Robert me pardonnera-t-il ce qu'il n'a pas dû oublier encore…

Et Nanie, dans tout cela, que devient-elle? Je laisse la chère vieille aux Samozane qui la traitent avec égards et auxquels elle se rend utile; on l'a chargée de la cuisine, ce dont elle s'acquitte avec habileté et économie, de sorte qu'on n'a pas besoin de lui adjoindre une aide pour le reste.

Nanie se figure qu'en ce voyage je serai noyée, mangée par les requins ou par les baleines; elle se figure aussi que, si j'en réchappe, je vais me rencontrer, nez à nez, au premier tournant de rue, avec M. Robert Samozane.

Pour elle, l'Afrique est si petite!"

XXIII

– Tu ne nous aimes donc pas, Nénette, que tu nous quittes, comme cela, sans regret?

– D'abord, tu dis des bêtises, Guimauve. Sans regret? Qu'en sais-tu?

Ils causaient sérieusement tous les deux, Gui la tête en bas, les pieds en l'air, position très commode pour converser en se délassant, affirmait-il; Odette assise, les coudes sur la table, très grave, sa mince figure dans ses mains menues.

– Et puis, continuait l'acrobate improvisé, tu vas aller sur l'eau; il peut t'y arriver malheur, Nénette.

– Qu'est-ce que ça fait? On ne meurt qu'une fois.

De stupéfaction, Gui reprit la position verticale.

– Tu as envie de quitter ce bas monde, toi, Nénette?.. s'exclama-t-il.

Elle secoua les épaules.

– Non, je ne souhaite pas encore cela; mais enfin, si la mort venait, je ne me désespérerais pas.

– Dame! tu en as déjà tâté: tu sais ce que c'est.

– Oh! il y a si longtemps, et puis ce n'était qu'une contrefaçon, soupira Odette d'un petit air triste. Mais rassure-toi, Gui, la traversée que je ferai ne sera pas longue: vingt-quatre à vingt-six heures au plus.

– Tu ne vas pas te marier là-bas? dit encore l'étourdi, très peiné par le prochain départ de sa cousine.

– Moi? pour quoi faire? répliqua-t-elle, distraite.

– Dame! pour… Tiens, pour avoir un mari et des enfants.

– Ah! je ne m'en soucie aucunement.

– Combien tu me soulages! ne put s'empêcher de s'écrier Gui.

– Pourquoi? fit encore Odette sincèrement étonnée.

– Ah! voilà, c'est mon secret. Je te le confierai plus tard. Pour le moment, revenons aux Merkar. Savoir si tu te plairas, chez eux.

– Pourquoi pas? Mon grand cousin est si gentil.

– Lui oui, mais sa femme?

– Je ne la connais pas encore.

– Donc, prends garde!

– Son mari ne parle jamais d'elle, c'est peut-être preuve qu'elle n'est pas agréable.

Et, dans un élan de fervente exaltation, Odette ajouta:

– Tant mieux, si le mariage est désuni.

Gui la considéra avec des yeux si arrondis par la stupeur, que, rieuse, elle se hâta de poursuivre:

– Parce que, vois-tu, mon bon Guimauve, en ce cas, j'aurais quelque chose de bon à faire; je me rendrais utile, j'apporterais la paix dans ce milieu troublé; je m'y appliquerais, du moins.

Gui pouffa de rire.

– Non, c'est trop drôle! Nénette raccommodeuse de ménages, je voudrais voir ça!

– Tu ne le verras peut-être pas, répliqua la jeune fille, toujours grave, mais cela pourra arriver.

Après un court silence, Gui continue:

– Là-bas, tu seras dévorée par les moustiques.

– Merci. Cesse de parler, Gui, si c'est pour abîmer tous les pays que je dois traverser.

 

Toutefois, les jeunes gens se réconcilièrent, et même, Gui aida sa cousine en ses préparatifs.

Il eût voulu qu'elle n'emportât que fort peu de choses, afin de revenir plus vite; mais elle, sérieuse, entassait dans ses malles presque tout ce qui lui appartenait. N'était-ce pas des souvenirs de sa chère jeunesse insouciante, des souvenirs aussi de Robert, et eût-elle pu consentir à les laisser derrière elle?

– Quel dommage qu'on ne soit pas riche! on t'accompagnerait au moins jusqu'à Marseille, disait le jeune Samozane, les bras chargés de jupons soyeux.

– Et quel dommage que je ne puisse t'offrir cette satisfaction! soupirait Odette, le nez dans une casse qui se remplissait peu à peu. Enfin! la vie est un tissu de sacrifices qui nous sont imposés et que nous devons…

– Avaler héroïquement, comme l'huile de foie de morue, acheva le jeune homme. Ah! Nénette, tu marches sur les brisées des prédicateurs. Pourvu que tu ne reviennes pas d'Afrique transformée en soeur prêcheuse, comme tu en as déjà eu la velléité un jour.

Mlle d'Héristel sourit à ce ressouvenir. Ah! que l'Odette de ce temps-là lui semblait loin.

A mesure que l'heure du départ approchait, les Samozane pensaient davantage au vide qu'allait faire au milieu d'eux la chère absente.

N'y avait-il pas assez d'un absent?

Odette se sentait le coeur gros, elle aussi, et, tout en essayant d'encourager son oncle et ses tantes, elle contenait un petit sanglot dans sa poitrine et se disait tout bas que jamais elle n'avait tant aimé sa famille adoptive qu'au moment de la perdre.

XXIV

"C'est moi la plus à plaindre, puisque je quitte les miens et qu'ils restent ensemble, eux, bien affectueusement serrés dans le cher nid de la rue Spontini.

Moi, je suis à peu près seule… quoique en compagnie de huit personnes au moins, parce que ces personnes me sont encore à peu près inconnues.

Je les ai cueillies à Livron, en me dirigeant vers Marseille.

Le père, je l'avais déjà vu; il est bon et aimable; sa femme est l'indolence même. D'un air mourant, elle m'a souhaité la bienvenue; puis, m'a présenté ses enfants, de beaux bambins aux yeux de gazelle et à la nature de salpêtre, à ce qu'il m'a paru.

L'institutrice, Mlle Gratienne, a la physionomie résignée d'une personne attachée à la famille de ses élèves, mais qui en voit de drôles chaque jour.

Le voyage s'est bien passé jusqu'à Marseille.

Je ne connaissais pas cette ville, qui m'a plu. J'ai trotté dans ses rues et le long de ses ports ensoleillés qui ont des murs ou des pavés trop blancs sous un ciel presque trop bleu.

Car ici, on se croirait encore en été et l'on a très chaud.

J'ai vu la Cannebière grouillante, gaie, pleine de bruit, de travailleurs et de paresseux, de gens qui s'embrassent ou se disputent, au bout de laquelle se dressent les bateaux immobiles.

Le nôtre, dort à la Joliette, paraît-il, nous irons le voir demain.

Comme il me semble que je serai loin, de l'autre côté de cette eau si bleue, mais aux dimensions si grandes!

Mon cousin de Merkar est tout entier pris par les affaires, par les derniers préparatifs du départ aussi, car c'est sur lui que retombe tout. Je n'aperçois presque pas sa femme.

.....

A bord.

Et, maintenant, nous voilà à bord du Chanzy qui roule un peu… mais si peu, parce que nous sommes dans le golfe du Lion.

Mon cousin fume comme un pacha, joue avec les petits, cause et fait une manille avec un ami, enfin, jouit de ses dernières heures de vacances; car, une fois à Alger, il se remettra au travail.

Ma cousine soupire dans sa cabine, au fond de sa couchette d'où, prétend-elle, elle ne parvient même pas à braver le mal de mer.

Pauvre femme! Je suis de l'avis de son mari: si elle consentait à se secouer un peu, elle se porterait beaucoup mieux.

Elle est encore fort jolie, mais mon cousin, qui l'a épousée d'un coup de tête, pour sa beauté, m'a fait entendre que ce n'était pas la compagne qu'il lui fallait.

Je vois que je suis tombée dans un ménage désuni et dans une maison qui va cahin caha, mal dirigée, ou plutôt point dirigée du tout, par une main indolente et inhabile.

Mais qu'importe! Ne vais-je pas me décourager avant même de toucher au port, c'est le cas de le dire?

Et puis, où donc se trouve la perfection?

J'ai beau admirer la mer, le ciel, le bateau sur lequel j'écris en ce moment, je me sens triste de me savoir si loin des Samozane; il me semble que quelque chose s'est détaché de moi pour rester là-bas, auprès d'eux, pendant que moi, je flotte vers l'inconnu, peut-être vers une tristesse plus grande encore. Tout à l'heure, comme nous quittions la côte provençale à force de vapeur, une voix a prononcé tout près de moi: "On n'aperçoit plus la terre!" et ce mot a fait déborder l'amertume de mon coeur; j'ai senti que j'allais pleurer et j'ai répondu je ne sais quoi à M. de Merkar qui me félicitait sur ma crânerie à supporter le roulis.

Pourtant, il se montre plein de délicates attentions à mon égard, les enfants s'apprivoisent et je leur conte des histoires abracadabrantes qui les mettent en joie. Mlle Gratienne semble s'attacher à moi, pauvre fille qui a peu de compensations à sa vie d'exilée.

Je l'étudie et je me répète que telle est la destinée qui m'attend.

Je me vois, dans un avenir peu lointain, assujettie comme elle à un devoir quotidien, fatigant, auprès d'enfants turbulents, pas toujours soumis, élevées à la diable par une mère trop faible.

O Robert! toi que j'ai offensé, que tu me manques pour me montrer ce que je dois faire et pour soutenir mon courage!

Mais aussi, j'ai bien fait de prendre ce parti en son absence; s'il eût été à Paris le mois dernier, il ne m'eût pas laissé suivre les Merkar; il eût usé de son autorité de tuteur pour me retenir.

Jusqu'à présent, je n'ai pas à me plaindre: voyage, traversée, tout s'effectue bien.

Le ciel n'a pas un nuage; voici la nuit qui s'annonce splendide, irradiée d'étoiles, et la lune, en croissant tout mince, semble nous suivre d'un oeil souriant dans notre course sur les ondes.

Peu de bruit: celui de la vague heurtant la coque du navire, la voix de deux passagers causant sur la passerelle, et, dans le milieu du bâtiment, la trépidation de la machine.

Tout est beau, calme, lumineux.

Si toute ma vie pouvait ressembler à cette soirée magique!..

.....

J'ai passé une nuit presque bonne, quoique un peu secouée dans ma couchette, tandis que ma petite compagne Yanette, dormait à poings fermés au-dessus de moi.

Longtemps, j'ai admiré hier la soirée superbe que nous traversions silencieusement et qui m'inspirait des idées graves, saintes, un recueillement que l'on doit ressentir surtout devant ces splendides spectacles.

Ah! ce matin, quel changement!

Certes, tout est aussi beau, aussi bleu; mais le moyen de se recueillir au milieu des bavardages des enfants, des bruits de la manoeuvre, des coups de cloche, des causeries des passagers!

"Voici un oiseau de terre! Alger n'est pas loin!" a crié quelqu'un.

En effet, déjà dans une brume bleuâtre la côte s'esquisse blanche et jolie.

Voici maintenant la ville étalée le long du port, et Raoul me désigne Mustapha, que nous irons voir et qui s'étage sur la colline en villas fleuries et blanches aussi.

Mon coeur se dilate devant l'idéale beauté de la ville dans laquelle je vais vivre.

Vivre, oui, longtemps? Qu'en sais-je? Tout cela dépendra de ceux qui m'entourent, et de moi, de mon courage.

.....

Arrivée, débarquement, ahurissement.

Foule d'Arabes en burnous blancs ou en fez rouge crasseux, aux pieds nus, qui nous prennent de force nos colis, en nous disant dans un sourire aux blanches dents:

"Yé té suis. Pas peur. Yé té suis."

Heureusement que mon cousin vient à la rescousse, nous délivre des importuns, nous empile tous dans deux voitures et reste sur le port à s'occuper de la douane et de nos bagages.

Mes bagages à moi, ont encore un poids et des dimensions ordinaires, mais ceux de ma cousine de Merkar sont incommensurables et innombrables. Je riais tout bas de la "tête" que faisait son mari en les comptant.

– Que peuvent bien contenir tant de caisses? murmura-t-il effaré.

– Mon Dieu! répondit la gouvernante avec un sourire indulgent: des robes, des jupons, des corsages, des chapeaux…

– Et aussi des petits pots de rouge et de blanc que maman se met sur la figure, ajouta Yannette, l'enfant terrible.

Dieu du ciel! quand je pense que j'ai failli devenir presque aussi frivole que cette chère cousine de Merkar! à part les petits pots de rouge et de blanc, bien entendu, dont je n'ai jamais usé."

XXV

"Mon Dieu! oui, c'est beau, gai, fleuri… Mais je ne goûte pas comme je le devrais le charme de ma vie actuelle; qu'y a-t-il donc?

On se croirait ici en un perpétuel été; les nuits sont divines, les soirées exquises, les journées délicieuses; je n'ai pas le temps de m'ennuyer, car je travaille huit heures quotidiennement à la vive surprise de M. de Merkar qui me croyait, moi aussi, une femme superficielle, n'approfondissant rien, ne rêvant que chiffons.

Je dis "moi aussi", parce que telle est Mme de Merkar, dont je ne veux, certes, pas médire, mais qui passe sa vie… à ne rien faire."

"Dieu me préserve d'être jamais une pareille nullité! Par bonheur, ses enfants ne lui ressembleront pas.

Je m'occupe beaucoup d'eux, et décharge ainsi la pauvre Mlle Gratienne qui n'en pouvait mais sans mon aide, auparavant.

Seulement, je suis un peu novice dans l'art d'enseigner et j'ai souvent besoin de ses lumières.

Or, il arrive qu'en instruisant les petits, je me fais grand bien à moi-même: cela me force à rouvrir mes livres d'étude, à revoir tout ce que j'avais vu trop rapidement, et je suis étonnée de m'y intéresser si fort.

Je me remets également au piano, de sorte que, grâce à Mlle Gratienne qui est très bonne musicienne, plus encore en théorie qu'en pratique, j'espère bientôt pouvoir rivaliser avec la brillante Antoinette Dapremont.

Hélas! à quoi cela me servira-t-il? Où est Robert? Le reverrai-je jamais? et, si cela arrive, daignera-t-il s'apercevoir que j'ai changé à mon avantage?

Peut-être que je ne caresse qu'un rêve mort et que je porterai toute ma vie le poids d'une déception que j'ai fait naître moi-même par mes sots caprices.

Je me sens très capable aujourd'hui, de mourir de chagrin si une grande douleur survenait dans ma vie.

Déjà, je ne suis plus gaie que par boutades; j'éprouve par instants un impétueux besoin de repos moral, de solitude même; alors, je vais me réfugier au Jardin d'Essai ou au "Bois de Boulogne" (il m'est permis d'y aller seule), et là je pense en regardant la nature si riche et si belle.

J'entendais l'autre jour M. de Merkar dire à sa femme, sur le ton de la déception:

– On nous avait annoncé une parente d'une gaieté exubérante, aux répliques amusantes, à l'esprit toujours en éveil; certes, cette chère Odette est pétillante d'humour à ses heures, elle a des réparties d'un inattendu exquis, mais elle a aussi des moments de langueur, de tristesse même, assez fréquents. D'où cela vient-il?

– Je ne sais, répondit son indolente épouse. Sans doute, on a surfait sa réputation, ou bien, elle regrette Paris.

Par bonheur, les petits de Merkar sont de bonnes natures un peu emportées peut-être (en cela ils tiennent du père), mais ils sont francs et affectueux.

De fréquentes querelles éclatent entre les parents; et moi qui avais le vif désir de rétablir l'ordre dans le ménage, je ne puis m'interposer, sentant que le pauvre mari a le droit de s'insurger quand on déjeune à une heure au lieu de midi, ou que les domestiques ont oublié de faire une commission importante.

Pourvu que ma cousine ne prenne pas l'idée de me faire convoler en justes noces avec un petit officier algérois, joueur et paresseux, ou avec un employé de la maison! M. de Merkar a sous ses ordres une vingtaine de célibataires mûrs ou frais.

Bah! quand je me sentirai en péril de mariage, je m'enfuirai sous d'autres cieux.

Je ne puis cependant pas exposer à mes cousins l'état de mon coeur qui a déjà une bonne fissure; non, n'est-ce pas? Je les connais depuis trop peu de temps.

Hier, a dîné avec nous, le secrétaire de M. [de] Merkar, jeune homme de petit avenir, à l'âme sensible.

En versant de l'eau sur la nappe, à côté de mon verre (il me regardait tout en me versant), il s'est cru obligé de me faire un compliment sur mon "chic" de Parisienne.

Ah! le pauvre enfant! Qu'aurait-il dit, alors, s'il m'avait connue au temps de ma prospérité!

 

Nous avons fait une jolie excursion à Aumale, par le chemin de fer, ayant pour compagnons de route deux missionnaires qui échangeaient leurs idées sur le paradis.

J'avais grande envie de leur demander si, dans les voyages qu'exige leur ministère, ils n'avaient jamais rencontré un charmant ingénieur parisien du nom de Robert Samozane.

Je ne l'ai pas osé.

C'est que, où que j'aille, sur terre ou sur mer, à la ville ou à la campagne, malgré moi le souvenir de ce terrible et cher tuteur me hante au point de me devenir une souffrance, surtout quand je songe combien j'ai été coupable envers lui.

Je dois avouer qu'aucun homme, ici comme ailleurs, ne me paraît aller à sa cheville, pour parler vulgairement, pas même les plus spirituels, les plus élégants, les plus instruits, les plus distingués, les plus intelligents, les plus séduisants.

Et je voudrais être encore la petite fille, la gentille Nénette, un peu désobéissante, mais câline, qui venait à chaque instant lui conter ses petites fredaines, ses joies et même ses minuscules chagrins.

Car il me consolait, me gâtait, me dorlotait… hélas! et cela a duré jusqu'au jour de ma mort (de ma simili-mort, devrais-je dire), qui a apporté ce stupide changement dans ma vie et a fait de moi une jeune fille désagréable, sotte et égoïste.

De sorte qu'il doit conserver de moi un pitoyable souvenir."