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Lettres à Mademoiselle de Volland

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XVII

Au Grandval, le 5 octobre 175933.

Que pensez-vous de mon silence? Le croyez-vous libre? Je partis mercredi matin. Il était onze heures passées que mon bagage n'était pas encore prêt, et que je n'avais point de voiture. Madame fut un peu surprise de la quantité de livres, de hardes et de linge que j'emportais. Elle ne conçoit pas que je puisse durer loin de vous plus de huit jours. J'arrivai une demi-heure avant qu'on se mît à table. J'étais attendu. Nous nous embrassâmes, le Baron et moi, comme s'il n'eût été question de rien entre nous. Depuis nous ne nous sommes pas expliqués davantage. Mme d'Aine34, Mme d'Holbach, m'ont revu avec le plus grand plaisir, celle-ci surtout; je crois qu'elle a de l'amitié pour moi. On m'a installé dans un petit appartement séparé, bien tranquille, bien gai et bien chaud. C'est là que, entre Horace et Homère, et le portrait de mon amie, je passe des heures à lire, à méditer, à écrire et à soupirer. C'est mon occupation depuis six heures du matin jusqu'à une heure. À une heure et demie je suis habillé et je descends dans le salon où je trouve tout le monde rassemblé. J'ai quelquefois la visite du Baron; il en use à merveille avec moi; s'il me voit occupé, il me salue de la main et s'en va; s'il me trouve désœuvré, il s'assied et nous causons. La maîtresse de la maison ne rend point de devoirs, et n'en exige aucun: on est chez soi et non chez elle.

Il y a ici une Mme de Saint-Aubin qui a eu autrefois d'assez beaux yeux. C'est la meilleure femme du monde; nous faisons ordinairement ensemble un trictrac, soit avant, soit après dîner. Elle joue mieux que moi; elle aime à gagner; moi, je ne me soucie pas de perdre beaucoup; elle gagne donc; je ne perds que le moins que je peux, et nous sommes contents tous les deux. Nous dînons bien et longtemps. La table est servie ici comme à la ville, et peut-être plus somptueusement encore. Il est impossible d'être sobre, et il est impossible de n'être pas sobre et de se bien porter. Après dîner les dames courent; le Baron s'assoupit sur un canapé; et moi, je deviens ce qu'il me plaît. Entre trois et quatre, nous prenons nos bâtons et nous allons promener; les femmes de leur côté, le Baron et moi du nôtre; nous faisons des tournées très-étendues. Rien ne nous arrête, ni les coteaux, ni les bois, ni les fondrières, ni les terres labourées. Le spectacle de la nature nous plaît à tous deux. Chemin faisant, nous parlons ou d'histoire, ou de politique, ou de chimie, ou de littérature, ou de physique, ou de morale. Le coucher du soleil et la fraîcheur de la soirée nous rapprochent de la maison où nous n'arrivons guère avant sept heures. Les femmes sont rentrées et déshabillées. Il y a des lumières et des cartes sur une table. Nous nous reposons un moment, ensuite nous commençons un piquet. Le Baron nous fait la chouette. Il est maladroit, mais il est heureux. Ordinairement le souper interrompt notre jeu. Nous soupons. Au sortir de table nous achevons notre partie; il est dix heures et demie; nous causons jusqu'à onze, à onze heures et demie nous sommes tous endormis ou nous devons l'être. Le lendemain nous recommençons.

Voilà notre vie; et la vôtre, quelle est-elle? vous portez-vous bien? vous ménage-t-on? pensez-vous quelquefois à moi? m'aimez-vous toujours? Si vous n'avez point entendu parler de moi plus tôt, croyez que ce n'est pas ma faute. Le Grandval est à deux lieues et demie de Charenton, et à la même distance de Gros-Bois. Il n'y a point de poste plus voisine. J'espérais toujours qu'il nous viendrait quelqu'un que je chargerais d'une lettre pour la rue des Vieux-Augustins; mais nous n'avons encore vu personne, et nous ne sommes point dans un village. Cela n'empêchera point que je ne sois un peu plus exact dans la suite. Un domestique qui me sert portera mes lettres à Charenton; vous adresserez les vôtres au directeur de la poste pour m'être rendues, et le même domestique les prendra. Voilà qui est arrangé. Demain je saurai le nom de ce directeur; il sera prévenu. Mercredi ou jeudi vous saurez mon adresse, et nous tâcherons de réparer le temps perdu.

Mme d'Houdetot est venue ici de Villeneuve-le-Roi. C'est une sœur à Mme d'Épinay. Nous avons un peu jasé d'elle et de Grimm. Il n'y a pas d'apparence que je revoie mon ami aussitôt que je l'espérais; cela me fâche. Il serait venu ici, et j'aurais eu quelqu'un à qui j'aurais ouvert mon cœur et parlé de vous. Ce cœur est malade, il est rempli de sentiments qui le surchargent et qui n'en peuvent sortir. Je prévois que l'ennui et le chagrin ne tarderont guère à me gagner, et qu'il faudra souffrir ou s'en retourner.

Il y a à Valence, en Dauphiné, un M. Daumont35 qui me rendrait un grand service, s'il le voulait. J'en attends depuis deux mois des papiers qui compléteraient deux lettres, de seize que j'ai à rendre aux libraires. J'ai prié Le Breton de m'instruire de l'arrivée de ces papiers, de l'argent à toucher, de l'ouvrage à rendre. Les bons prétextes pour retourner à Paris! Ces papiers ne viendront-ils point?

Je travaille beaucoup; mais c'est avec peine. Il est une idée qui se présente sans cesse, et qui chasse les autres: c'est que je ne suis pas où je veux être. Mon amie, il n'y a de bonheur pour moi qu'à côté de vous; je vous l'ai dit cent fois, et rien n'est plus vrai. Si j'étais condamné à rester longtemps ici et que je ne pusse vous y voir, il est sûr que je ne vivrais pas; je périrais d'une ou d'autre façon. Les heures me paraissent longues; les jours n'ont point de fin; les semaines sont éternelles, je ne prends un certain intérêt à rien: si vous éprouvez les mêmes choses, que je vous plains! Mais que fait donc ce Grimm à Genève? qui est-ce qui l'y retient? Encore si je l'avais!

Il n'y a point de doute que si madame votre mère avait eu avec moi les procédés que je méritais, ou je ne serais pas venu ici, ou j'en serais déjà revenu. Mais je me dis: Quand je serais à Paris, qu'y ferais-je? Plus voisin d'elle et ne la voyant pas davantage, je n'en serais que plus tourmenté. Peut-être ajouterais-je à ses peines, par quelque visite inconsidérée? Et votre petite sœur, en avez-vous des nouvelles? Comment se porte-t-elle? Sa santé déjà ébranlée par les peines qu'elle a…

(Le reste de la lettre manque.)

XVIII

À Paris, 9 octobre 1759.

Je revenais chercher mon bouquet, un mot doux, un baiser, une caresse… et vous saviez que j'arrivais, et que c'était le jour de ma fête36! et vous vous êtes absentée! mais il n'a pas dépendu de vous de rester; il a fallu suivre. La mauvaise journée que vous aurez passée! Bonsoir, ma chère amie; vous vous portez bien; Clairet me l'a dit; c'est quelque chose. Cela me fait supposer qu'on ne manque pas tout à fait d'humanité. Vous avez envoyé un billet chez Grimm. Mauvaise tête, avez-vous pu penser que j'irais jusque-là? Qu'eussiez-vous fait à ma place? À la vôtre, j'aurais laissé le billet sur mon secrétaire, et moi j'aurais dit en moi-même: Il y aura après-demain quinze jours qu'elle n'a vu ce qu'elle aime; elle a souffert, elle a désiré, elle est inquiète, son premier moment sera pour moi…

 

Ce n'est pas lui qui m'appelle ici, ma Sophie, c'est vous; oui, c'est vous, croyez-le. Je vous le dis, je le lui dirais à lui-même, et il n'en serait pas fâché. C'est qu'il aime aussi, lui; c'est qu'il y avait huit mois que nous ne nous étions embrassés; c'est qu'il était deux heures et demie quand il est arrivé, et qu'à cinq il était reparti pour l'aller retrouver37… J'ai rendez-vous chez lui, au sortir d'ici… Quel plaisir j'ai eu à le revoir et à le recouvrer! Avec quelle chaleur nous nous sommes serrés! Mon cœur nageait. Je ne pouvais lui parler, ni lui non plus. Nous nous embrassions sans mot dire, et je pleurais. Nous ne l'attendions pas. Nous étions tous au dessert quand on l'annonça: C'est monsieur Grimm. – C'est monsieur Grimm! repris-je, avec un cri; et je me levai, et je courus à lui, et je sautai à son cou! Il s'assit, il dîna mal, je crois. Pour moi, je ne pus desserrer les dents, ni pour manger, ni pour parler. Il était à côté de moi. Je lui serrais la main, et je le regardais. Jugez combien je vais être heureux tout à l'heure que je vous reverrai!.. Après dîner, notre tendresse reprit; mais elle fut un peu moins muette. Je ne sais comment le Baron, qui est un peu jaloux, et qui peut-être est un peu négligé, regardait cela. Je sais seulement que ce fut un spectacle bien doux pour les autres; car ils me l'ont dit. Enfin, chère amie, il est ici; quand il a su que vous y étiez aussi, il m'a dit: Et que faites-vous donc dans ces champs!..

On en a usé avec nous comme avec un amant et une maîtresse pour qui on aurait des égards; on nous a laissés seuls dans le salon; on s'est retiré, le Baron même. Il faut que notre entrevue l'ait singulièrement frappé. Mais à propos du Baron, le lendemain de son incartade, il entre chez moi le matin, et il me dit: «Il est une mauvaise qualité que j'ai parmi beaucoup d'autres que vous me connaissiez déjà: c'est que, sans être avare, je suis mauvais joueur; je vous ai brusqué hier, bien ridiculement; j'en suis bien taché.» Comment trouvez-vous ce procédé? Très-beau, je pense! Adieu, ma Sophie; estimez le Baron: si vous le connaissiez, vous l'aimeriez trop.

XIX

9 octobre 1759.

La chaleur d'hier au soir est bien tombée. Je ne sens plus ce matin qu'une chose, c'est que je m'éloigne de vous. Tandis que M. de Montamy38 et le Baron prennent des arrangements pour la distribution d'un cabinet d'histoire naturelle qui est resté enfermé dans des caisses depuis dix ans, je m'amuse à causer encore un moment avec vous. Ne trouvez-vous pas singulier que l'histoire naturelle soit la passion dominante de cet ami? qu'il se soit pourvu à grands frais de tout ce qu'il y a de plus rare en ce genre, et que cette précieuse collection soit restée des années entières dans le fond d'une écurie, entre la paille et le fumier? Les goûts des hommes sont passagers: ils n'ont que des jouissances d'un moment. Ah! chère femme, quelle différence d'un homme à un autre! mais aussi quelle différence d'une femme à une autre!

Adieu, ma tendre amie; vous n'attendiez pas de moi ce billet, il vous en sera plus doux. Je m'en vais, et je souffre; je ne devinais guère hier au soir mon abattement de ce matin. Que serait-ce donc, si j'allais à mille lieues? Que serait-ce, si je vous perdais? mais je ne vous perdrai pas; il faut bien que je le croie, et que je me le dise pour n'être pas fou. Adieu.

XX

9 octobre 1759.

Je suis chez mon ami, et j'écris à celle que j'aime. Ô vous, chère femme, avez-vous vu combien vous faisiez mon bonheur! Savez-vous enfin par quels liens je vous suis attaché? Doutez-vous que mes sentiments ne durent aussi longtemps que ma vie? J'étais plein de la tendresse que vous m'aviez inspirée quand j'ai paru au milieu de nos convives; elle brillait dans mes yeux; elle échauffait mes discours; elle disposait de mes mouvements; elle se montrait en tout. Je leur semblais extraordinaire, inspiré, divin. Grimm n'avait pas assez de ses yeux pour me regarder, pas assez de ses oreilles pour m'entendre; tous étaient étonnés; moi-même j'éprouvais une satisfaction intérieure que je ne saurais vous rendre. C'était comme un feu qui brûlait au fond de mon âme, dont ma poitrine était embrasée, qui se répandait sur eux et qui les allumait. Nous avons passé une soirée d'enthousiasme dont j'étais le foyer. Ce n'est pas sans regret qu'on se soustrait à une situation aussi douce. Cependant il le fallait; l'heure de mon rendez-vous m'appelait: j'y suis allé. J'ai parlé à d'Alembert comme un ange. Je vous rendrai cette conversation au Grandval. Au sortir de l'allée d'Argenson, où vous n'étiez pas, je suis rentré chez Montamy, qui n'a pu s'empêcher de me dire en me quittant: «Ah! mon cher monsieur, quel plaisir vous m'avez fait!» Et moi, je répondais tout bas à l'homme froid que j'avais remué: Ce n'est pas moi; c'est elle, c'est elle qui agissait en moi À huit heures je l'ai quitté. Je suis chez lui39; je l'attends, et en l'attendant je rends compte des moments doux qu'ils vous doivent et que je vous dois: mais le voilà venu. Adieu, ma Sophie, adieu, chère femme! je brûle du désir de vous revoir, et je suis à peine éloigné de vous. Demain à neuf heures je serai chez le Baron. Ah! si j'étais à côté de vous, combien je vous aimerais encore! Je me meurs de passion. Adieu, adieu.

XXI

Au Grandval, 11 octobre 1759.

Je vois, ma tendre amie, que Grimm ne s'est pas acquitté bien exactement de sa commission. Je vous écrivais de chez lui avant-hier au soir; vous pouviez avoir ma lettre hier de bon matin, savoir qu'à neuf heures je serais chez le Baron, et me dire un petit mot d'adieu.

Nous dînâmes chez Montamy avec la gaieté que je vous ai dit. À six heures j'étais dans l'allée d'Argenson. Je regardai plusieurs fois sur un certain banc, je regardai aussi aux environs; mais je ne vis ni celle que je désirais, ni celle que je craignais; et je pensai que le temps incertain et froid vous aurait retenue à la maison, que vous y causiez avec le gros abbé40, et que peut-être il faisait à votre mère des questions auxquelles vous aviez la bonté de répondre pour elle.

Je vous ai promis le détail de ce qui s'est dit entre d'Alembert et moi; le voici presque mot pour mot. Il débuta par un exorde assez doux: c'était notre première entrevue depuis la mort de mon père et mon voyage de province. Il me parla de mon frère, de ma sœur, de mes arrangements domestiques, de ma petite fortune et de tout ce qui pouvait m'intéresser et me disposer à l'entendre favorablement; puis il ajouta (car il en fallait bien venir à un objet auquel j'avais la malignité de me refuser): «Cette absence a dû retentir un peu votre travail – Il est vrai; mais depuis deux mois j'ai bien compensé te temps perdu, si c'est perdre le temps que d'assurer son sort à venir. – Vous êtes donc fort avancé? – Mes articles de philosophie sont tous faits; ce ne sont ni tes moins difficiles ni tes plus courts; et la plupart des autres sont ébauchés. – Je vois qu'il est temps que je m'y mette. – Quand vous voudrez. – Quand tes libraires voudront. Je tes ai vus; je leur ai fait des propositions raisonnables; s'ils tes acceptent, je me livre à l'Encyclopédie comme auparavant; sinon, je m'acquitterai de mes engagements à la rigueur. L'ouvrage n'en sera pas mieux, mais ils n'auront rien de plus à me demander. – Quelque parti que vous preniez, j'en serai content. – Ma situation commence à devenir désagréable: on ne paye point ici nos pensions; celles de Prusse sont arrêtées; nous ne touchons plus de jetons à l'Académie française. Je n'ai d'ailleurs, comme vous savez, qu'un revenu fort modique; je ne dois ni mon temps ni ma peine à personne, et je ne suis plus d'humeur à en faire présent à ces gens-là. – Je ne vous blâme pas; il faut que chacun pense à soi – Il reste encore six à sept volumes à foire. Ils me donnaient, je crois, 500 francs par volume lorsqu'on imprimait, il faut qu'ils me tes continuent; c'est un millier d'écus qu'il leur en coûtera; les voilà bien à plaindre! mais aussi ils peuvent compter qu'avant Pâques prochain le reste de ma besogne sera prêt. – Voilà ce que vous leur demandez? – Oui. Qu'en pensez-vous? – Je pense qu'au lieu de vous fâcher, comme vous fîtes, il y a six mois, lorsque nous nous assemblâmes pour délibérer sur la continuation de l'ouvrage, si vous eussiez fait aux libraires ces propositions, ils tes auraient acceptées sur-le-champ; mais aujourd'hui qu'ils ont tes plus fortes raisons d'être dégoûtés de vous, c'est autre chose. – Et quelles sont ces raisons? – Vous me les demandez? – Sans doute. – Je vais donc vous tes dire. Vous avez un traité avec tes libraires; vos honoraires y sont stipulés, vous n'avez rien à exiger au delà. Si vous avez plus travaillé que vous ne deviez, c'est par intérêt pour l'ouvrage, c'est par amitié pour moi, c'est par égard pour vous-même: on ne paye point en argent ces motifs-là. Cependant ils vous ont envoyé vingt louis à chaque volume; c'est cent quarante louis que vous avez reçus et qui ne vous étaient pas dus. Vous projetez un voyage à Wesel41, dans un temps où vous leur étiez nécessaire ici; ils ne vous retiennent point; au contraire, vous manquez d'argent, ils vous en offrent. Vous acceptez deux cents louis; vous oubliez cette dette pendant deux ou trois ans. Au bout de ce terme assez long, vous songez à vous acquitter. Que font-ils? Ils vous remettent votre billet déchiré, et ils paraissent trop contents de vous avoir servi. Ce sont des procédés que cela, et vous êtes plus fait, vous, pour vous en souvenir qu'eux pour tes avoir. Cependant vous quittez une entreprise à laquelle ils ont mis toute leur fortune; une affaire de deux millions est une bagatelle qui ne mérite pas l'attention d'un philosophe comme vous. Vous débauchez leurs travailleurs, vous les jetez dans un monde d'embarras dont ils ne se tireront pas sitôt. Vous ne voyez que la petite satisfaction de faire parler de vous un moment. Ils sont dans la nécessité de s'adresser au public; il faut voir comment ils vous ménagent et me sacrifient. – C'est une injustice. – Il est vrai, mais ce n'est pas à vous à le leur reprocher. Ce n'est pas tout. Il vous vient en fantaisie de recueillir différents morceaux épars dans l'Encyclopédie; rien n'est plus contraire à leurs intérêts; ils vous te représentent, vous insistez, l'édition se fait, ils en avancent les frais, et vous en partagez le profit42. Il semblait qu'après avoir payé deux fois votre ouvrage ils étaient en droit de le regarder comme le leur. Cependant vous allez chercher un libraire au loin, et vous lui vendez pêle-mêle ce qui ne vous appartient pas. – Ils m'ont donné mille sujets de mécontentement. – Quelle défaite! Il n'y a point de petites choses entre amis. Tout se pèse, parce que l'amitié est un commerce de pureté et de délicatesse; mais les libraires, sont-ils vos amis? votre conduite avec eux est horrible. S'ils ne le sont pas, vous n'avez rien à leur objecter. Savez-vous, d'Alembert, à qui il appartient de juger entre eux et vous? Au public. S'ils faisaient un manifeste, et qu'ils le prissent pour arbitre, croyez-vous qu'il prononçât en votre faveur? non, mon ami; il laisserait de côté toutes les minuties, et vous seriez couvert de honte. – Quoi, Diderot, c'est vous qui prenez le parti des libraires! – Les torts qu'ils ont avec moi ne m'empêchent point de voir ceux que vous avez avec eux. Après toute cette ostentation de fierté, convenez que le rôle que vous faites à présent est bien misérable. Quoi qu'il en soit, votre demande me paraît petite, mais juste. S'il n'était pas si tard, j'irais leur parler. Demain je pars pour la campagne; je leur écrirai de là. À mon retour, vous saurez la réponse; en attendant, travaillez toujours. S'ils vous refusent les mille écus dont il s'agit, moi je vous les offre. – Vous vous moquez. Vous êtes-vous attendu que j'accepterais? – Je ne sais, mais ils ne vous aviliraient pas de ma main. – Dites que je ne m'engage que pour ma partie. – Ils n'en veulent pas davantage, ni moi non plus. – Plus de préface. – Vous en voudriez faire par la suite que vous n'en seriez pas le maître. – Et pourquoi cela? – C'est que les précédentes nous ont attiré toutes les haines dont nous sommes chargés. Qui est-ce qui n'y est pas insulté? – Je reverrai les épreuves à l'ordinaire, supposez que j'y sois. Maupertuis est mort. Les affaires du roi de Prusse ne sont pas désespérées. Il pourrait m'appeler. – On dit qu'il vous nomme à la présidence de son Académie. – Il m'a écrit; mais cela n'est pas M. – Au temps comme au temps. Bonsoir.»

 

Il était sept heures et demie; l'allée devenait froide; l'architriclin de monseigneur m'attendait; j'avais promis à Grimm qu'il m'aurait entre huit et neuf; nous nous séparâmes donc. Je rentrai au Palais-Royal; je causai environ trois quarts d'heure avec M. de Montamy. Les mœurs furent notre texte; je dis là-dessus bien des choses dont je ne me souviens plus, si ce n'est que les hommes ont une étrange opinion de la vertu; ils croient qu'elle est à leur disposition, et qu'on devient honnête homme du jour au lendemain. Ils gardent leur linge sale tant qu'ils ont des vilenies à faire, et ils en font toute leur vie, parce qu'on ne quitte pas une habitude vicieuse comme une chemise. C'est pis que la peau du centaure Nessus; on ne l'arrache pas sans douleur et sans cris: on a plus tôt fait de rester comme on est. Oh! mon amie, ne faisons point le mal, aimons-nous pour nous rendre meilleurs, soyons-nous, comme nous l'avons été, censeurs fidèles l'un à l'autre. Rendez-moi digne de vous, inspirez-moi cette candeur, cette franchise, cette douceur qui vous sont naturelles. Il y a plus loin de notre état d'innocence actuelle à une première faute que d'une première faute à une seconde, et que de celle-ci à une troisième. Si je vous trompais une fois, je pourrais vous tromper mille; mais je ne vous tromperai jamais. Vous veillez au fond de mon cœur, vous êtes là, et rien de déshonnête ne peut approcher de vous. M. de Montamy me demanda ce que c'était qu'un homme heureux dans ce monde? Et je lui répondis: Celui à qui la nature a accordé un bon esprit, un cœur juste et une fortune proportionnée à son état. – Votre réponse, me dit-il, est celle que me fit un jour M. de Silhouette: il n'était pas alors fort opulent. Le contrôle général était bien loin de lui. Tous ses souhaits se bornaient à 30,000 livres de rente, et il s'écriait: «Si je les ai jamais, je serai bien plus honnête homme.» Si j'avais entendu ce discours de M. de Silhouette, j'en aurais peut-être conclu qu'il était un fripon: il y a de certains aveux sur lesquels on ne risque rien d'enchérir un peu. Tout le monde n'a pas ma sincérité. Quand je médis de moi je ne ménage pas les termes. Je dis ce qu'on peut dire de pis, je ne laisse rien à ajouter à ceux qui m'écoutent; et je me soucie fort peu qu'ils me prennent au mot. Vous surtout, mon amie, je ne veux pas que vous en rabattiez. Si le vice dont je m'accuse n'est pas dans mon cœur, il faut qu'il y en ait un autre dans mon esprit. Si ce principe vous paraît juste, vous m'apprécierez juste, et vous serez demain, après-demain, dans dix ans, également contente ou mécontente de moi. Faites-vous à mes défauts; je suis bien vieux pour me corriger: il vous sera plus facile d'avoir une vertu de plus qu'à moi un vice de moins. Je vaux quelque chose par certains côtés; par exemple, j'ai de l'esprit à proportion de celui qu'on a. Votre sœur m'en donnait quelquefois beaucoup. Avec vous, je sens, j'aime, j'écoute, je regarde, je caresse, j'ai une sorte d'existence que je préfère à toute autre. Si vous me serrez dans vos bras, je jouis d'un bonheur au delà duquel je n'en conçois point. Il y a quatre ans que vous me parûtes belle; aujourd'hui je vous trouve plus belle encore; c'est la magie de la constance, la plus difficile et la plus rare de nos vertus.

Au sortir du Palais-Royal, j'allai chez Grimm. Il n'y était pas; je vous écrivis en attendant qu'il vînt; il ne tarda pas. Nous causâmes de lui, de vous, de votre mère, de moi. Il n'entend rien à cette femme. J'ai apporté ici votre journal; continuez-le-moi: je vous ferai le mien. Il sera peut-être un peu monotone, surtout pendant que les jours continueront d'être pluvieux; mais qu'importe? vous y verrez du moins que mes plus doux moments sont ceux où je pense à vous.

J'ai été occupé toute la matinée d'Héloïse et d'Abélard. Elle disait: «J'aimerais mieux être la maîtresse de mon philosophe que la femme du plus grand roi du monde.» Et je disais, moi: Combien cet homme fut aimé!

Adieu, ma Sophie; je vous embrasse de tout mon cœur.

33Le Grandval ou le Grand-Val, château situé sur la commune de Sussy, arrondissement de Boissy-Saint-Léger (Seine-et-Oise), appartient aujourd'hui à M. Berteaux, ancien négociant, qui l'acquit, il y a dix-huit ans, de M. Dubarry de Merval. Celui-ci l'avait racheté à la famille de Thierry, valet de chambre de Louis XVI, qui s'en était rendu propriétaire après la mort de d'Holbach, en 1789. Selon M. Berteaux, le Grandval appartenait en propre à Mme d'Aine. Les titres de propriété, dont quelques-uns remontaient au XVIe siècle, ont été dispersés en 1870, par les Prussiens; il n'a été conservé que quelques plans représentant la façade du Grandval, lors de la vente à Thierry, la disposition intérieure et le parc. C'est présentement un long corps de logis, d'où s'avancent deux ailes, entre lesquelles est une sorte de cour pavée. Les toits pointus du plan de 1789 ont fait place à une toiture moderne. La façade sud (en venant de Sussy) a été entièrement remaniée, la façade nord a été flanquée d'une rotonde moderne, formant vestibule. Les fossés ont été en partie comblés. Deux très-belles avenues d'ormes, taillées à la française, encadrent la pelouse qui s'étend entre le château et la grille. À gauche (en se dirigeant vers cette grille), les anciens communs, restés intacts, forment une des ailes de la ferme, en partie reconstruite par M. Berteaux. Le moulin, situé un peu au delà a disparu. Les vergers et les bois s'étendent jusqu'à la colline, d'où l'on domine La Varenne et qui offre aux regards un horizon immense. L'intérieur du château a été aménagé selon les goûts modernes. Pourtant voici le grand salon, mais sa haute cheminée n'existe plus. La salle de billard, le salon de musique, sont intacts. La salle à manger a peu changé, mais la chapelle (à l'aile droite) où le «Croque-Dieu» de Sussy venait dire sa messe, est devenue une seconde salle à manger. Toutes les chambres du premier étage s'ouvrent sur le corridor qui s'étend d'un bout à l'autre de la façade. Celle de Diderot, située dans l'aile gauche, vaste et carrée, est éclairée par deux fenêtres, dont l'une s'ouvre précisément sur l'ancienne chapelle du rez-de-chaussée.
34Femme du maître des requêtes de ce nom, mère de Mme d'Holbach.
35Daumont (Arnulphe), savant médecin dauphinois, né en 1720, mort en 1800.
36La Saint-Denis.
37Mme d'Épinay.
38Voir sur M. de Montamy le t.X. (L'histoire et le secret de la peinture en cire.)
39Chez Grimm.
40Le Monnier.
41En 1752, le roi de Prusse, qui s'y trouvait, avait engagé d'Alembert à s'y rendre de son côté.
42Mélanges de littérature et de philosophie, 1750, 5 vol. in-12.