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Lettres à Mademoiselle de Volland

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VI

… Juillet 1759.

Je ne saurais m'en aller d'ici sans vous dire un petit mot. Hé bien! mon amie, vous comptez donc beaucoup sur moi! votre bonheur, votre vie sont donc liés à la durée de ma tendresse! ne craignez rien, ma Sophie, elle durera, et vous vivrez et vous vivrez heureuse. Je n'ai point encore commis le crime, et je ne commencerai point à le commettre: je suis tout pour vous, vous êtes tout pour moi; nous supporterons ensemble les peines qu'il plaira au sort de nous envoyer; vous allégerez les miennes, j'allégerai les vôtres. Puissé-je vous voir toujours telle que vous êtes depuis quelqu style="margin-left: 60 %;"es mois! pour moi, vous serez forcée de convenir que je suis comme au premier jour: ce n'est pas un mérite que j'aie, c'est une justice que je vous rends. L'effet des qualités réelles, c'est de se foire sentir plus vivement de jour en jour. Reposez-vous de ma constance sur les vôtres et sur le discernement que j'en ai. Jamais passion ne fut plus justifiée par la raison que la mienne. N'est-il pas vrai, ma Sophie, que vous êtes bien aimable? Regardez au dedans de vous-même; voyez-vous bien? voyez combien vous êtes digne d'être aimée, et connaissez combien je vous aime. C'est là qu'est la mesure invariable de mes sentiments.

Bonsoir, ma Sophie, je m'en vais plein de joie, la plus douce et la plus pure qu'un homme puisse ressentir. Je suis aimé, et je le suis de la plus digne des femmes.

VII

Langres, le 27 juillet 1759.

Je vous écrivis à Nogent, où je couchai le premier jour. J'en partis le lendemain entre trois et quatre heures du matin, et, après environ vingt-quatre heures de route continue, je suis arrivé à la porte de la maison paternelle; j'ai trouvé ma sœur et mon frère en assez bonne santé, mais d'une telle différence de caractère, que j'ai bien de la peine à croire qu'ils puissent jamais se faire une vie douce. L'homme qui les liait et qui les contenait n'est plus. Mon frère avait tout mis en ordre; ainsi, j'espère que nos affaires s'arrangeront sans délai et sans difficulté. Je suis bien pressé de vous revoir, mon amie; je sens à tout moment qu'il me manque quelque chose, et quand j'appuie là-dessus, je trouve que c'est vous. J'ai apporté avec moi quelques livres qui ne seront pas ouverts, des papiers sur lesquels je ne jetterai pas seulement les yeux. Que je suis heureux d'avoir à traiter avec d'honnêtes gens! D'autres tireraient bon parti de l'ennui qui m'obsède. Je trouve tout bien, parce que tout est bien, je crois, et que ce que je gagnerais à discuter ne vaut pas le temps que j'y mettrais. Lorsque j'entreverrai la fin de mon séjour, je demanderai à madame votre mère ses ordres. J'attends de vos nouvelles. Tout ce que vous me dites de Mme Le Gendre et de sa peine m'intéresse vivement: l'image de cette mère tendre tenant entre ses bras son enfant malade, et le reposant sur son sein, et cela pendant des heures entières et par des chaleurs insupportables, me revient quelquefois avec l'émotion la plus douce. Que je serais content, si je lui avais inspiré pour moi la plus petite partie des sentiments que j'ai pris pour elle! En vérité, c'est une femme rare. Ne lui lisez pas cela, je vous en prie. Adieu, ma tendre et bonne amie: quand me retrouverai-je à côté de vous? Ce sera sûrement le plus tôt possible. Je vous avais promis l'histoire de la dernière matinée que j'ai passée à Paris: à présent je n'ai plus le courage de vous en entretenir. Je voudrais oublier tous les torts que les autres ont avec moi. Portez-vous bien. Ménagez votre santé; songez combien elle m'est chère. Je suis accablé de visites; je suis interrompu à chaque ligne, et je ne souffre pas patiemment qu'on vienne me distraire quand je suis avec vous. Adieu, adieu, il faut que je vous quitte pour des prêtres, des moines, des avocats, des juges, des animaux de toute espèce et de toute couleur; mais je ne vous quitterai pas sans vous protester que je ne vis que par la tendresse que j'ai pour vous. Je veux être aimé de ma Sophie; je veux être aimé et estimé de Grimm; je veux être aimé et estimé de Mme Le Gendre. Qu'on m'assure le suffrage de ces trois êtres, et que je puisse m'avouer à moi-même que je le mérite un peu, et tout sera bien.

VIII

Langres, le 31 juillet 1759.

À peine y a-t-il quatre jours que je suis ici, et il me semble qu'il y ait quatre ans. Le temps me dure; je m'ennuie. Je vais vous entretenir un peu de nos affaires domestiques, puisque vous me l'avez permis. D'abord, il m'est impossible d'imaginer trois êtres de caractères plus différents que ma sœur, mon frère et moi. Ma sœur est vive, agissante, gaie, décidée, prompte à s'offenser, lente à revenir, sans souci, ni sur le présent ni sur l'avenir, ne s'en laissant imposer ni par les choses ni par les personnes; libre dans ses actions, plus libre encore dans ses propos; c'est une espèce de Diogène femelle. Je suis le seul homme qu'elle ait aimé; aussi m'aime-t-elle beaucoup! Mon plaisir la transporte; ma peine la tuerait.

L'abbé est né sensible et serein. Il aurait eu de l'esprit; mais la religion l'a rendu scrupuleux et pusillanime. Il est triste, muet, circonspect et fâcheux. Il porte sans cesse avec lui une règle incommode à laquelle il rapporte la conduite des autres et la sienne. Il est gênant et gêné. C'est une espèce d'Héraclite chrétien, toujours prêt à pleurer sur la folie de ses semblables. Il parle peu, il écoute beaucoup: il est rarement satisfait.

Doux, facile, indulgent, trop peut-être, il me semble que je tiens entre eux un assez juste milieu. Je suis comme l'huile qui empêche ces machines raboteuses de crier, lorsqu'elles viennent à se toucher. Mais qui est-ce qui adoucira leurs mouvements quand je n'y serai plus? C'est un souci qui me tourmente. Je crains de les rapprocher, parce que si elles venaient un jour à se séparer, ce serait avec éclat. L'équité et le désintéressement sont deux qualités qui nous sont communes. Dieu merci, tout finira promptement et bien, sans que je m'en mêle. Mon père nous a laissé 50,000 francs en contrats, deux cents émines25 en grain ou la valeur de 10,000 livres, une maison à la ville, deux jolies chaumières à la campagne, des vignes, des marchandises, quelques créances et un mobilier tel à peu près qu'il convenait à un homme de son état. Mon frère et ma sœur seront mieux partagés que moi, et je m'en réjouis. Qu'ils s'approprient tout ce qui leur conviendra, et qu'ils me renvoient. Pourquoi m'accommodais-je autrefois si bien de la vie qu'on mène ici, et ne puis-je la supporter aujourd'hui? C'est, ma Sophie, que je n'aimais pas, et que j'aime.

Les choses ne sont rien en elles-mêmes; elles n'ont ni douceur ni amertume réelles: ce qui les fait ce qu'elles sont, c'est notre âme; et la mienne est mal disposée pour elles. Tout ce qui m'environne me lasse, m'attriste et me déplaît. Mais qu'on me promette ici mon amie, qu'elle s'y montre, et tout à sa présence s'embellira subitement. Si les objets ont changé pour moi, il s'en manque beaucoup que je sois le même pour eux. On me trouve sérieux, fatigué, rêveur, inattentif, distrait. Pas un être qui m'arrête; jamais un mot qui m'intéresse; c'est une indifférence, un dédain qui n'excepte rien. Cependant on a des prétentions ici comme ailleurs, et je m'aperçois que je laisse partout une offense secrète. Plus on m'estime, plus on souffre de mon inadvertance; et moi, j'admire combien sottement les autres s'accusent ou se félicitent de notre humeur bonne ou mauvaise; ils s'en font honneur, et ils n'y sont pour rien. Ah! si j'osais les détromper, je leur dirais: Vous me plairiez tous, si j'avais ici ma Sophie; et pourtant elle vous déparerait. La comparaison que je ferais de vous avec elle ne serait pas à votre avantage; mais je serais heureux, et l'homme heureux est indulgent. Venez donc me réconcilier avec cette ville… Mais cela ne se peut. Il faut que je la haïsse jusqu'au moment où j'en sortirai pour retourner à vous. Je sens davantage que cette idée embellira mes derniers jours.

J'ai reçu vos deux lettres à la fois. Tout ce que vous y peignez, je l'éprouve; j'ai payé le tribut à l'eau et à l'air de ce pays; mais peut-être ne m'en porterai-je que mieux. N'est-ce pas à M… qu'il faut adresser les lettres pour Isle? Je reviendrai donc avec madame votre mère! Je m'y attendais. Ce n'était pas par Roger que j'espérais un mot de vous: mais je l'ai cherché dans le paquet de madame votre mère et dans les poches de la chaise, et j'ai été surpris de ne rien trouver. Grimm me sait ici; pourquoi donc ne m'a-t-il pas écrit? Il me néglige, mon amie; réparez sa faute. Parlez-moi de vous, parlez-moi de votre chère sœur. Si pendant mon absence il vous arrive quelquefois de retourner au petit château, que j'y sois avec vous26. Je rêve aussi de mon côté à perfectionner cet établissement, et je trouve qu'on y aurait besoin d'un personnage qui fût le confident de tous, et qui fit entre eux le rôle de conciliateur commun. Qu'en pensez-vous? Tout bien considéré, j'aimerais mieux que cette fonction fut confiée à une femme qu'à un homme. Adieu, ma bonne, ma tendre amie. Je vous serre entre mes bras, et je vous réitère tous les serments que je vous ai faits. Soyez-en témoin, vous, chère sœur. Si je manque jamais à son bonheur, haïssez-moi, méprisez-moi, haïssez, méprisez tous les hommes. Sophie, je vous aime bien, et je révère votre sœur autant que je vous aime. Quand vous rejoindrai-je toutes deux? Bientôt, bientôt.

 

P. S. Ne me laissez point oublier de M. de Prisye, de l'abbé Le Monnier, de M. Gaschon, si vous l'avez encore; et présentez mon respect à Mlle Boileau. Aurez-vous encore l'inhumanité de ne pas dire un mot de l'enfant27? Je la vois d'ici Je vois aussi la mère, et cette image me touche toujours.

J'ai vu, depuis que je suis ici, tous les fermiers de mon père, et je n'en ai pas vu un seul sans les larmes aux yeux. Combien cet homme a laissé de regrets!

Vous aimeriez beaucoup ma sœur; c'est la créature la plus originale et la plus tranchée que je connaisse; c'est la bonté même, mais avec une physionomie particulière. Ce serait la ménagère du petit château. Je n'y veux point de chapelain. Adieu, ma Sophie! adieu, respectable et digne sœur de ma Sophie! Tournez un peu vos yeux de ce côté, et tendez-moi votre main.

IX

À Langres, le 3 août 1759.

Voici, ma tendre amie, ma quatrième lettre. La première vous était adressée; la seconde, sous enveloppe, à M. Berger, receveur général des gabelles à l'Hôtel des Fermes; la troisième à Mme… J'en ai reçu trois des vôtres, dont deux à la fois. Mon frère a ouvert la dernière; mais il n'en a lu que quelques lignes qui ne contenaient heureusement rien qui pût l'effaroucher. C'était le détail des nouveaux accidents survenus à votre chère petite. Pour éviter à l'avenir un quiproquo qui troublerait l'homme de Dieu, désignez-moi par le titre d'académicien de Berlin. La pauvre entant, que je la plains! que je plains la mère! Sans les infirmités de l'enfant, disent-ils, la tendresse de la mère ne paraîtrait pas. Quelle sottise! Il fallait immoler un être innocent et sensible pour faire éclater la commisération d'un autre; arracher la plainte et le gémissement de sa bouche, les rendre malheureux tous les deux, pour que l'on vît que l'un était bon; commettre une injustice pour que la vertu s'exerçât; s'exposer au reproche pour nous rendre dignes d'éloges; se dégrader à nos yeux afin de nous honorer aux yeux de nos semblables et aux nôtres: quel système! Que penserait-on d'un souverain qui gouvernait d'après ces principes? Y a-t-il deux justices, l'une pour le ciel, l'autre pour la terre? Si cela est, que devient l'idée de justice? Si on la perd, elle aura souffert le peu d'instants qu'elle aura duré. Si on la conserve, elle n'en aura pas été moins châtiée avant que d'avoir failli. Mais si ce n'est pas elle, c'est son père, ajoutent-ils. Les insensés! ils ne s'aperçoivent pas que leur réponse est celle de la fable de l'Agneau et du Loup qui buvaient à la même fontaine, l'un au-dessous de l'autre28, et que celui qu'ils adorent est le loup: et sans cette fable, s'écrie le sublime Pascal, l'univers est une énigme inintelligible; et la fable, lui répliquerai-je, est un blasphème.

Depuis que la glace est cassée, je fais le petit bec; j'approche mes doigts de ma bouche et je vous envoie des baisers, comme Émilie à sa maman. Nous nous rapprocherons, mon amie, nous nous rapprocherons; en attendant je ne permets votre bouche qu'à votre sœur. Qu'elle fut aimable le jour que nous nous séparâmes! Combien elle connut notre peine! Son cœur en était serré. Vous ne vous aperçûtes pas que ses couleurs en étaient presque éteintes. Moi, je le voyais, je me rappelle, et je me dis: Ah! que le mortel qu'elle aimera sera bien aimé! oh! combien nous souffrirons, ma Sophie et moi, si jamais nous sommes aussi témoins de leurs adieux! Faites-lui bien ma cour; la chose qu'elle entendra avec le plus de plaisir, qui m'en fera le plus estimer, qui lui justifiera le mieux les sentiments qu'elle a conçus pour moi, c'est que vous m'aimez, c'est que je vous aime à la folie, c'est que je ne cesserai jamais; répétez-le-lui donc du matin au soir.

Je suis bien aise que M… se porte mieux, et que son rival soit homme à se payer d'une maxime d'opéra: c'est tout ce que cela vaut.

Je ne sais pourquoi mes lettres ne vous sont pas encore parvenues: rassurez-moi là-dessus.

Nous avons ici une promenade charmante; c'est une grande allée d'arbres touffus qui conduit à un bosquet d'arbres rassemblés sans symétrie et sans ordre. On y trouve le frais et la solitude. On descend par un escalier rustique à une fontaine qui sort d'une roche. Ses eaux, reçues dans une coupe, coulent de là, et vont former un premier bassin; elles coulent encore et vont en remplir un second; ensuite, reçues dans des canaux, elles se rendent à un troisième bassin, au milieu duquel elles s'élèvent en jet. La coupe et ces trois bassins sont placés les uns au-dessous des autres, en pente, sur une assez longue distance. Le dernier est environné de vieux tilleuls. Ils sont maintenant en fleur; entre chaque tilleul on a construit des bancs de pierre: c'est là que je suis à cinq heures. Mes yeux errent sur le plus beau paysage du monde. C'est une chaîne de montagnes entrecoupées de jardins et de maisons au bas desquelles serpente un ruisseau qui arrose des prés et qui, grossi des eaux de la fontaine et de quelques autres, va se perdre dans une plaine. Je passe dans cet endroit des heures à lire, à méditer, à contempler la nature et à rêver à mon amie. Oh! qu'on serait bien trois sur ce banc de pierre! C'est le rendez-vous des amants du canton et le mien. Ils y vont le soir, lorsque la fin de la journée est venue suspendre leurs travaux et les rendre les uns aux autres. La journée a dû leur paraître bien longue, et la soirée doit leur paraître bien courte. Tandis que je suis là, mon frère, ma sœur et un ami arrangent nos affaires. Il me tarde bien qu'ils aient fait. Voici un trait qui m'a touché et qui vous touchera. Mon père avait une amie; c'était une parente pauvre, bonne femme à peu près de son âge: ils tombent malades presque en même temps; mon père mourut le jour de la Pentecôte. Elle apprit sa mort et mourut le lendemain. Ma sœur lui ferma les yeux, et on les a enterrés l'un à côté de l'autre. Fermer les yeux est une expression figurée à Paris; ici, c'est une action d'humanité réelle. Ma sœur me racontait hier qu'un fils, qui était à côté du lit de son père expirant, crut qu'il était temps de lui rendre ce dernier devoir. Il se trompa; son père sentit sa main, rouvrit les yeux, et lui dit: «Mon fils, dans un instant.»

Ô mon amie! quelle tâche mon père m'a imposée, si je veux jamais mériter les hommages qu'on rend à sa mémoire! Il n'y a ici qu'un mauvais portrait de cet homme de bien; mais ce n'est pas ma faute. Si les infirmités lui eussent permis de venir à Paris, mon dessein était de le faire représenter à son établi, dans ses habits d'ouvrier, la tête nue, les yeux levés vers le ciel, et la main étendue sur le front de sa petite-fille qu'il aurait bénie. Nous nous fermerons tous les yeux les uns aux autres dans le petit château; et le dernier sera bien à plaindre, n'est-ce pas?

Depuis que j'ai quitté cette ville, tous ceux que j'y connaissais sont morts; je n'y ai retrouvé qu'une femme, amie d'une jeune fille que j'aimais autrefois, et qui n'est plus. J'ai revu cette femme avec joie; nous avons un peu causé de notre ancien temps. Il faut que je vous raconte d'elle quelque chose qui vous touchera. Peu de temps après la mort de son amie et de la mienne, je fis un voyage en province. Je sortais un jour de chez moi, elle de chez elle: elle m'invita à l'accompagner à l'église; je lui donnai le bras. Lorsque nous filmes sur le cimetière, elle détourna la tête, et me montra du doigt l'endroit où celle que nous avions aimée l'un et l'autre était déposée. Jugez de l'impression que son silence et son geste firent sur moi.

Je jouis maintenant un peu plus de mon âme. J'ai fait le bien que je désirais: j'ai rapproché mon frère et ma sœur; nous nous sommes embrassés tous les trois; leurs larmes se sont mêlées; ils vivront ensemble; puissent-ils se rendre heureux! Et qu'est-ce qui les en empêcherait? Ils sont sensibles et bienfaisants. Mais cela suffit-il? Je me fais illusion tant que je puis sur la diversité de leurs caractères. Il le faut bien, ou remporter d'ici une âme pleine d'amertume. Adieu, mon amie; chère sœur, je vous recommande sa santé; ne négligez pas trop la vôtre. Mille souhaits pour la chère enfant. J'attends un mot de vous pour écrire à madame votre mère. Adieu, adieu.

Ne m'oubliez pas auprès de l'abbé, de MM. Gaschon et de Prisye; dites à Mlle Boileau tout ce qui vous conviendra; je suis sûr de ne vous dédire de rien. Et ses projets, où en sont-ils? Elle vous fuit; elle ne vous estime pas moins; j'en suis sûr.

Je n'entends toujours rien de Grimm. Que fait-il? A quoi pense-t-il? Se porte-t-il bien? Est-il malade? Je ne sais que penser de son silence. Il est impossible qu'il me croie encore à Paris. Adieu, mon amie.

X

À Langres, le 10 août 1759.

J'espérais, ma tendre amie, recevoir hier une lettre de vous; point de lettre, cela m'inquiète. L'enfant était, à en juger par ce que vous m'en avez dit, dans un état si déplorable que ce silence me fait craindre le grand accident. Mais je m'alarme peut-être mal à propos, et deux lettres reçues demain à la fois me rassureront. Je me suis laissé engager, je ne sais comment, à passer la journée à la campagne. On partira de grand matin. Combien le temps va me durer, si je pars sans avoir rien lu de vous; mais je compte sur la célérité de la poste qui arrive ici de bonne heure.

J'ai passé, les premiers jours, fort renfermé. Je ne me portais pas assez bien pour me répandre. Voici que je me porte mieux et que je commence à n'être plus à moi, c'est une maladie plus fâcheuse que la première. Ce sont des visites à recevoir et à rendre sans fin, et des repas qui commencent le plus tôt et qui durent le plus tard qu'on peut. Ils sont gais, tumultueux et bruyants; des plaisanteries; ah dieu! quelles plaisanteries! Je n'aime pas trop tout cela, et je n'en avais pas besoin pour sentir tout ce que j'avais perdu en vous quittant; et puis, le sot personnage à faire que celui de buveur d'eau au milieu d'une cohue de gens dont le mérite principal pour eux et pour les autres est de bien boire. Il faut cependant se prêter et paraître content. On est à la vérité soutenu par le bon cœur du maître et de la maîtresse de la maison, qui se montre à tout moment. On est si aise de m'avoir! le moyen de résister à cela? J'ai regretté plusieurs fois d'avoir renoncé au vin; il est excellent. On en boirait tant qu'on voudrait et sans conséquence; et l'on serait, au moins sur la fin de la nuit, de niveau avec ses convives.

Si demain je ne reçois pas mes deux lettres, la tête m'en tournera. Que faites-vous, vous et votre chère sœur? Vous causez, vous; vous m'aimez, vous; vous le dites, vous; vous vous faites les moments les plus doux, tandis que moi je parle affaires, je joue au trictrac et je dispute. Au milieu de cela, j'envoie quelquefois ma pensée aux lieux où vous êtes, et je me distrais. Combien j'irai vite en m'en retournant! Un oiseau qui a rompu le fil qui le tenait attaché n'aura pas de meilleures ailes. Je soupçonne mon frère et ma sœur de tirer les choses en longueur pour me retenir auprès d'eux plus longtemps. Ils ne savent pas mon impatience, ou ils en font honneur à tel ou telle qui n'y est pour rien.

Je n'ai pas encore écrit au baron d'Holbach. Je viens de recevoir une belle lettre de Grimm; oh! pour cela bien belle et bien tendre, presque comme si vous l'aviez dictée.

Le peu de condisciples qui me restent, répandus dans les environs de la ville, me sont venus voir: il n'y en a plus guère; ils sont presque tous passés. Deux choses nous annoncent notre sort à venir et nous font rêver: les ruines anciennes, et la courte durée de ceux qui ont commencé de vivre en même temps que nous. Nous les cherchons, et, ne les retrouvant plus, nous nous replions sur nous: c'est ce sentiment secret qui nous rend leur présence si chère: par leur existence ils nous rassurent sur la nôtre. Il est certain que j'ai eu grand plaisir à reconnaître et à embrasser quelques-uns de ceux avec qui j'avais reçu des férules au collège, et que j'avais presque oubliés. Il semble qu'on revienne en arrière et que l'on redevienne jeune en les voyant. J'ai entendu prêcher la Saint-Dominique par un d'eux, pas trop mal; ils ont du feu, des idées, que j'aime encore mieux singulières que plates. D'ailleurs, je m'amuse à mesurer, par ce qu'ils sont, la distance d'un esprit brut à un esprit cultivé, et je vois ce qu'ils auraient été si des circonstances plus heureuses les avaient favorisés.

 

J'ai rencontré ici quelques hommes bien décidés et bien nets sur le grand préjugé; et ce qui m'a fait un plaisir singulier, c'est qu'ils tiennent un rang parmi les honnêtes gens.

Mais de quoi vous entretiens-je là? Ne connaissez-vous pas la province aussi bien que moi? Je me venge de votre silence, sans m'en apercevoir. Écrivez-moi donc, si vous voulez que je vous dise combien je vous aime. Toutes les lettres qui ne seront pas en réponse aux vôtres seront froides, je vous en avertis. S'il me vient au bout de la plume un mot qui soit doux, crac, je le supprime. Je ne pourrai jamais forcer ce cœur à se taire; il faut qu'il tressaille et qu'il s'échauffe au nom de ma Sophie. Mais vous ignorez ce qu'il me suggère; eh non, vous ne l'ignorez pas, vous le retrouverez au fond du vôtre. Adieu, ma bonne, ma tendre, ma sensible amie; adieu. Cette lettre sera l'avant-dernière. Je pourvoirai à ce que les vôtres, s'il m'en vient pendant mon absence, soient renvoyées à Paris, à l'adresse de M.***; on y joindra celles de Grimm. Présentez mon respect à M.***; rappelez-moi à Mlle Boileau, à l'abbé Le Monnier, à M.*** et à M. de Prisye.

Il est devant moi, ce portrait. Je ne saurais en approcher les lèvres; à peine l'aperçois-je à travers les fractures de la glace! Avez-vous vu quelquefois la lune? J'ai préféré la lune au soleil en faveur de M.*** qui en aura plus d'indulgence pour ma comparaison. L'avez-vue quelquefois couverte d'un nuage que sa lumière élancée par rayons épars cherche à dissiper? Eh bien, c'est mon portrait et la glace rompue. Cela est pourtant bien incommode, quand on est loin. Je sais seulement que vous êtes là-dessous; mais je ne vous y vois pas. Adieu, encore une fois.

C'est à Isle, suivant toute apparence, que vous m'adresserez votre seconde lettre. Il est toujours bien décidé que je ramènerai madame votre mère. J'ai rencontré ici des gens qui ont connu Mme Le Gendre et qui m'en ont parlé avec admiration. Vous vous doutez bien qu'ils ne m'ont pas ennuyé, ceux-là! Je les écoutais et je leur disais qu'elle avait une sœur; et ils trouvaient que leur mère était bien heureuse. Je vous embrasse, quoique je n'aie point reçu de lettres; mais je vous embrasserai demain bien mieux, car j'en aurai deux; oh! oui, j'en aurai deux.

Nos partages sont faits: nous venons de foire un arrangement de 200,000 francs, à peu près comme on fait celui de 200 liards; cela n'a pas duré un demi-quart d'heure; je vous dirai cela plus au long.

25Mesure du pays, contenant 400 livres de froment.
26Le petit château était un séjour imaginaire de bonheur que rêvaient Diderot et sa maîtresse. On verra souvent celui-ci revenir, dans cette, correspondance, à son plan de vie pour le petit château. (T.)
27L'enfant, malade, de Mme Le Gendre.
28LA FONTAINE, liv. I, fable X.