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Lettres à Mademoiselle de Volland

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LXVIII

Le 31 juillet 1762.

Je continue; et pour en venir à ce que vous pensez sur le jeu, je suis plus indulgent que vous. Je permets qu'on pousse du coude son ami Je m'y attends. Tout ce que la passion inspire, je le pardonne. Il n'y a que les conséquences qui me choquent. Et puis, vous le savez, j'ai de tout temps été l'apologiste des passions fortes; elles seules m'émeuvent. Qu'elles m'inspirent de l'admiration ou de l'effroi, je sens fortement. Les arts de génie naissent et s'éteignent avec elles; ce sont elles qui font le scélérat, et l'enthousiaste qui le peint de ses vraies couleurs. Si les actions atroces, qui déshonorent notre nature, sont commises par elles, c'est par elles aussi qu'on est porté aux tentatives merveilleuses qui la relèvent. L'homme médiocre vit et meurt comme la brute. Il n'a rien fait qui le distinguât pendant qu'il vivait; il ne reste de lui rien dont on parle, quand il n'est plus; son nom n'est plus prononcé, le lieu de sa sépulture est ignoré, perdu parmi les herbes. D'ailleurs les suites de la méchanceté passent avec les méchants, celles de la bonté restent, comme je disais une fois à Uranie. S'il faut opter entre Racine méchant époux, méchant père, ami faux et poète sublime, et Racine bon père, bon époux, bon ami et plat honnête homme, je m'en tiens au premier. De Racine méchant que reste-t-il? Rien. De Racine homme de génie? L'ouvrage est éternel…

Vous vous trompez; elle n'est point coquette! mais elle s'est aperçue que cet intérêt vrai ou simulé que les hommes protestent aux femmes les rend plus vils, plus ingénieux, plus attentionnés, plus gais; que les heures se passent ainsi plus rapides et plus amusées; elle se prête seulement: c'est un essaim de papillons qu'elle assemble autour de sa tête; le soir elle secoue la poussière qui s'est détachée de leurs ailes, et il n'y paraît plus. Cette femme est originale; elle a des choses très-fines, et tout à côté des naïvetés. Peu de monde, mais en revanche rien de cette uniformité si décente et si maussade qui donne à un cercle de femmes du monde l'air d'une douzaine de poupées tirées par des fils d'archal. À propos d'un petit réduit que j'espérais obtenir à Madrid, je lui disais: «Je le meublerai comme il conviendra; vous en aurez la clef, et vous irez vous y reposer.» Suard ajouta: «Pourquoi pas quand il y sera?» Elle répondit: «Je le voudrais bien; mais cela ne se peut pas»; cela avec un air, un son de voix et des yeux! puis se tournant du côté de Suard, elle ajouta: «Mais voyez-vous comme cela glisse sur lui? – Cela est vrai, dit Suard; mais pourquoi? – Par une raison, dit-elle, dont je l'estime infiniment et qui vous ferait rougir.»

Toutes les idées que vous avez eues me sont aussi venues par la tête; mais je les ai chassées comme des suggestions du malin esprit. Les menées obscures d'un homme dégénèrent tôt ou tard en une espèce de fumée qui en enveloppe plusieurs autres.

Le Baron jette feu et flamme de ce qu'on ne me voit point. J'irai demain, quoique je sois invité de passer la journée à Massy. La dame de Massy est toujours aussi folle; elle avait tout à l'heure dans son comptoir, à côté d'elle, une femme assez jolie et que je remarquai « Allons donc, m'a-t-elle dit tout bas, vous faites comme si vous ne vous y connaissiez pas»; et puis, en haussant les épaules: «de petits yeux, de gros tétons, beauté de province.»

Ce n'est pas Gaschon, c'est l'abbé… Cette pauvre femme de l'Isle m'a conté toute sa déconvenue; c'est une pitié qui fend le cœur. Séduite, grosse, moribonde, abandonnée, et mille autres traits moins atroces et plus vils; ainsi il n'y a plus un grain d'estime. L'amour s'en va à tire-d'aile; il n'y a plus que la vanité qui souffre; et la preuve, c'est que quand je lui ai bien montré l'ingratitude de son amant, elle souffre moins. Il y a quelques jours qu'elle était malade, lui menacé de le devenir, et elle lui disait d'un ton charmant: «Qui est-ce qui vous soignera? Vous devriez bien attendre que je me porte mieux.» Au demeurant, les confidences de sa rivale recommencent. Quelle position! Que feriez-vous en pareil cas? – En pareil cas! si vous étiez obsédée d'amants! moi, je m'en irais chercher une femme moins occupée.

Non, Saurin ne sera plus des nôtres; il y a un certain beau-frère dont il craint la rencontre. On dit que sa femme est grosse154. Avant son mariage il détestait les femmes grosses. Voilà un sentiment bien dénaturé! qu'en dites-vous? Pour moi, cet état m'a toujours touché. Une femme grosse m'intéresse; je ne regarde pas même celles du peuple, sans une tendre commisération.

Notre despote155, par la défense qui vous blesse, voulait prévenir la tracasserie qu'il prévoyait. Sa dame vient de m'écrire qu'on lui a fait bien du mal; j'entends tout ce que cela signifie.

Vous allez donc avoir le jeune et vermeil Fayolle? S'il était curieux, lui?

Je vous écris aujourd'hui samedi, afin que ma lettre parte demain. Autre cas de conscience qu'il faut que je vous propose avant que de la fermer: celui-ci m'embarrasse plus que le premier. Une femme sollicite un emploi très-considérable pour son mari; on le lui promet, mais à une condition que vous devinez de reste. Elle a six enfants, peu de fortune, un amant, un mari; on ne lui demande qu'une nuit. Refusera-t-elle un quart d'heure de plaisir à celui qui lui offre en échange l'aisance pour son mari, l'éducation pour ses enfants, un état convenable pour elle? Qu'est-ce que le motif qui la fait manquer à son mari, en comparaison de ceux qui la sollicitent de manquer à son amant? La chose a été proposée tout franchement par un certain homme qui serrait une fois les mains à une certaine femme de mes amies: on lui a accordé quinze jours pour se déterminer… Comme tout se fait ici! un poste vaque, une femme le sollicite; on lève un peu ses jupons; elle les laisse retomber, et voilà son mari, de pauvre commis à cent francs par mois, M. le directeur à quinze où vingt mille francs par an. Cependant quel rapport entre une action juste ou généreuse, et la perte voluptueuse de quelques gouttes d'un fluide? En vérité je crois que Nature ne se soucie ni du bien ni du mal; elle est toute à deux fins: la conservation de l'individu et la propagation de l'espèce.

À propos de cela, pourriez-vous me dire pourquoi il y a de beaux vieillards et point de belles vieilles?

Voilà le billet de loterie que vous m'avez demandé.

Qui est-ce qui a manqué à Vialet? sont-ce ses protecteurs? est-ce l'abbé de Breteuil? Nous sommes toujours à ses ordres.

Les libraires viennent enfin de m'accorder, outre la rente de quinze cents livres qu'ils me font jusqu'à la fin de l'ouvrage, outre trois cent cinquante livres par volume de planches, et il y en aura quatre, outre trois cent cinquante livres par volume de discours, et l'on peut compter sur huit, les cinq cents livres par volume de discours qu'ils faisaient à d'Alembert; ce sera environ quinze mille francs dans l'intervalle de cinq ans, sans compter mon petit pécule de province, et la négociation de l'abbé Raynal qui n'est pas tout à fait désespérée.

Enfin ma sœur se sépare au mois de septembre d'avec ce maudit saint156 qui la faisait damner. Cette conduite ingrate l'a brouillé avec son évêque et avec tous ses amis. Il se relègue dans le fond d'un de nos faubourgs, au milieu de la plus vile canaille de la ville, et il se voue à entendre, le reste de sa vie, depuis quatre heures du matin jusqu'à midi, et depuis deux heures après midi jusqu'à huit heures du soir, les impertinences d'une vingtaine de bégueules qu'il dirige. Voilà-t-il pas une vie bien utile à la société?

Cet Horace en question, dont la couverture me sera si précieuse et que je regarderai plus souvent et avec plus de plaisir que le livre, je ne l'ai pas encore: ce sera pour le courant de la semaine prochaine, à ce que dit Mme Vallayer, en me regardant d'un œil tendre qui ne ment pas.

Adieu, chère et bonne amie. La chère sœur est-elle arrivée? Il me semble que ce mal de sein ne m'inquiète guère et que c'est une affaire de circonstance; quant au reste, qui est-ce qui n'a pas eu les pieds un peu gonflés par les chaleurs qu'il a fait? Lorsque notre Uranie sera auprès de vous, je ne m'informerai plus du tout de votre santé. Tout se porte bien autour de moi. Je suis charmé de ma petite, parce qu'elle raisonne tout ce qu'elle fait. «Angélique, ce passage vous embarrasse? regardez sur votre papier. – Le doigté n'est pas écrit sur mon papier, et c'est là ce qui m'arrête. – Angélique, je crois que vous passez une mesure. – Comment la passerais-je puisque j'en tiens encore l'accord sous mes doigts?» Quel dommage que l'éducation réponde si mal aux talents naturels! La jolie femme que ce serait un jour! Mais cela n'entend du soir au matin que des quolibets, des sottises; quoi que j'en fasse dans la suite, il restera toujours quelques vestiges de cette première incrustation mauvaise. Si cela appartenait à Mme Le Gendre, quelle joie elle éprouverait lorsque cette enfant se jetterait à son cou, les bras ouverts, en lui disant: «Maman, baisez-moi! Je vois bien que vous êtes encore fâchée, car vous ne me baisez pas de bon cœur!» Adieu, ma bonne amie, n'oubliez pas celui que rien ne distrait de vous. Samedi quatorzième lettre.

 

LXIX

Ce 4 août 1762.

Vous me rendez attentif à tous les moments de ma journée. Un dévot qui doit compte à son directeur de ses pensées, de ses actions, de ses omissions, ne s'épie pas plus scrupuleusement.

J'ai commencé ma semaine par me quereller avec M. de La …

Je ne saurais m'accommoder de ces gens stricts; ils ressemblent à ces écureuils du quai de la Ferraille qui font sans cesse tourner leur cage, les plus misérables créatures qu'il y ait. Je laisse un peu reposer la mienne.

J'avais donné un manuscrit à copier à un pauvre diable. Le temps pour lequel il me l'avait promis expire, et mon homme ne reparaissant point, l'inquiétude m'a pris; je me suis mis à courir après lui; je l'ai trouvé dans un trou grand comme ma main, presque privé de jour, sans un méchant bout de bergame qui couvrît ses murs, deux chaises de paille, un grabat avec une couverture ciselée de vers, sans draps, une malle dans un coin de la cheminée, des haillons de toute espèce accrochés au-dessus, une petite lampe de fer-blanc à laquelle une bouteille servait de soutien; sur une planche une douzaine de livres excellents. J'ai causé là pendant trois quarts d'heure. Mon homme était nu comme un ver, maigre, noir, sec, mais serein, ne disant rien, mangeant son morceau de pain avec appétit, et caressant de temps en temps sa voisine sur ce misérable châlit qui occupait les deux tiers de sa chambre. Si j'avais ignoré que le bonheur est dans l'âme, mon Épictète de la rue Hyacinthe me l'aurait bien appris.

Deux mots plaisants: l'un de Piron, à l'occasion de l'aventure du prince de Bauffremont; vous la savez cette aventure, mais si par hasard vous ne la savez pas, comment vous la dirai-je? Il était à Saint-Hubert avec le roi; parmi les gardes il y avait un jeune Suisse à qui il voulait persuader à toute force qu'avec un joli garçon il y avait cent occasions où l'on pourrait se passer d'une jolie femme. Le roi a mal pris la chose. On a envoyé M. de Bauffremont dans ses terres; il a été privé du cordon bleu qu'il était sur le point d'obtenir, et Piron a dit: «qu'il ne s'en est fallu que de l'épaisseur d'un Suisse qu'il ne l'ait eu.»

Il y a quelques jours que M.*** disait à sa nonchalante moitié, qu'il tracassait et qui ne s'en émouvait pas davantage: «Madame, vous ne savez ni vous défendre, ni crier; vous êtes de toutes les femmes que je connaisse la plus propre pour un viol et la moins propre pour une jouissance.»

En amour un sot l'emporte communément sur un homme d'esprit; on aime mieux dominer un idiot que d'être subjugué par un autre; celui-là fait valoir l'amour-propre que celui-ci mortifie; et ne vous croyez pas exceptée de la règle; vous m'aimeriez peut-être moins si je le méritais davantage.

Nous revenions dimanche passé de chez M.***, après souper, Suard et moi. Le temps s'était rafraîchi, il faisait clair de lune; la promenade nous plut et nous la continuâmes jusqu'à une heure du matin. Il croit qu'un homme peut devenir amoureux de la femme de son ami sans s'en apercevoir. «Mais, à ce propos, lui disais-je, quoi! est-ce que le soir, le matin, quand il se couche, quand il s'éveille, il ne trouve pas qu'elle est blanche comme un lis, qu'elle a les yeux charmants, qu'elle est d'une taille élégante? Est-ce qu'il ne voit pas sa gorge s'élever et s'abaisser? Est-ce qu'au milieu de cette rêverie-là les sens sont tranquilles? Allez, celui qui s'y troupe est plus bête… – Mais est-ce que vous trouvez cela si bête? – Sans doute…» etc. etc.

J'ai été témoin, il n'y a pas longtemps, d'une bonne action et bien faite. Une pauvre femme avait un procès contre un prêtre de Saint-Eustache; elle n'était pas en état de le poursuivre, un honnête homme indigné s'en est chargé. On a gagné; mais lorsqu'on a été chez le prêtre pour mettre la sentence à exécution, il n'y avait plus ni prêtre, ni meubles, ni quoi que ce soit. Cela n'a pas empêché la pauvre femme de sentir l'obligation qu'elle avait à son protecteur; elle est venue l'en remercier, et lui témoigner le regret qu'elle avait de ne pouvoir lui rembourser les frais de la plaidoirie. En causant, elle a tiré une mauvaise tabatière de sa poche, et elle ramassait avec le bout de son doigt le peu de tabac qui restait au fond; son bienfaiteur lui dit: «Ah! vous n'avez point de tabac; donnez-moi votre tabatière que je la remplisse.» Il a pris la tabatière et il a mis deux louis au fond qu'il a couverts de tabac. Voilà une action généreuse qui me convient, et à vous aussi, n'est-ce pas? Donnez; mais, si vous pouvez, épargnez au pauvre la honte de tendre la main.

Nous avons eu, Grimm et moi, lundi matin, une grande conversation; je ne vois goutte au fond de son âme, mais je ne saurais la soupçonner. C'est, depuis deux ans, toujours à son avantage que les choses obscures se sont éclaircies. Sa conduite ressemble comme deux gouttes d'eau à celle de Grandisson dans les premiers volumes; il sent bien qu'il a contre lui les apparences et le jugement des indifférents dont il ne se soucie guère. Au reste, il dit que si nous allons jamais à Rome, il m'expliquera le mystère de sa conduite dans le Panthéon.

Je viens de recevoir un billet de cette pauvre Mme Riccoboni. Elle est désolée; elle ne peut digérer les impertinentes satires qu'on fait d'elle et de ses ouvrages; elle dit: «Si un coquin cassait les fenêtres d'une blanchisseuse, le commissaire en ferait justice; on m'ôte mon ouvrage, on m'insulte, et personne ne dit mot.» Eh bien! voilà donc le fond de l'âme d'un auteur; il veut plaire même à ceux qu'il méprise; l'éloge de mille gens d'honneur, d'esprit et de goût ne le console pas de la critique d'un sot; il oublie la voix douce et flatteuse de ceux-ci, et le cri importun de celui-là retentit sans cesse à son oreille. On ne peut se résoudre à une injustice de tous les temps; on veut être excepté d'une loi, dure à la vérité, mais qui s'est exécutée depuis la création du monde sur tout ce qu'il y a eu de grands hommes: il faut que l'homme meure; il faut que l'homme supérieur soit persécuté.

À propos de cette petite fille à laquelle vous promettiez un avenir aussi malheureux qu'à sa mère, rassurez-vous, elle n'est plus; je sais à présent ce que c'est que l'excès de la tendresse maternelle. On avait eu l'imprudence de laisser monter cette malheureuse femme pour être témoin de l'agonie de son enfant, elle en a perdu le jugement; elle a été folle, mais folle tout à fait, à craindre pendant plusieurs jours que cela ne revînt pas. Si je pouvais me rappeler ses discours et ses actions, je vous déchirerais l'âme. Je suis toujours de moins en moins content du père157; il avait un billet de cent pistoles à toucher; son enfant se mourait, la mère s'en arrachait les cheveux; il n'y était pas; c'était moi qui la consolais. Cet événement, qui lui cause aujourd'hui tant de peine, n'est peut-être pas le plus malheureux de sa vie; je lui laissais entrevoir cette consolation, et elle s'écriait: « Monsieur, laissons cela; c'est ma fille, n'ajoutons pas un avenir cruel à un présent qui est affreux.»

Voilà un paquet de lettres que je vous envoie.

Grimm explique tout dans l'affaire de M. Vialet. Il prétend que nous avons agi avant les protecteurs qu'on avait auprès du chancelier, etc. – Cela se peut. – Et qu'il n'y a personne à accuser. – J'y consens.

M. de Prisye est donc à Paris? On n'entend non plus parler de moi que si j'étais à la Chine? C'est que j'y suis en effet pour ceux que je ne me soucie pas trop de voir. Si l'on me pardonne tout à condition que je ne serai pas coupable envers vous, je les prends au mot et je reste chez moi. Je ne veux pas que les oreilles vous tintent trop fort. Si vous saviez comment je me porte; quelles couleurs! quel visage! quel embonpoint! la belle santé de reste!

Adieu, ma tendre, mon unique amie; venez me faire des jours heureux; venez me dire que vous m'aimez; venez me le prouver; j'ai quelques moments d'impatience; mais ils sont courts, je sens que jamais ils ne m'entraîneront à rien que je ne puisse vous avouer: vous êtes et vous serez tout le bonheur de ma vie; aucun plaisir que ma Sophie ne le partage. Valeant aliæ. Il n'y en a qu'une pour moi Je date pour vous obéir.

LXX

Paris, ce 8 août 1762.

Nous avons passé la semaine à consoler cette pauvre femme; j'ai cru qu'elle en perdrait l'esprit. Le premier jour elle n'ouvrit la bouche qu'une fois: ce fut pour appeler son enfant. Le lundi au soir après souper, elle chantait et ses enfants dansaient en rond; on les couche; la plus jeune et la plus aimable, celle qu'elle a perdue, dormit comme à l'ordinaire; on la leva le mardi matin, gaie, fraîche et vermeille; à midi la fièvre prend; le soir elle est sans connaissance; à minuit elle est morte. Je permets de s'affliger à ceux qui perdent des enfants comme celui-là; elle était blanche comme la neige, faite à peindre, d'une figure tout à fait piquante, et puis de la naïveté, de la finesse, de la sensibilité, une originalité de caractère comme on ne l'a point à cet âge. La vie n'est pas une perte pour cet enfant, mais l'enfant est une vraie perte pour ses parents; ils en avaient six. C'est celui qui les consolait de l'existence des autres qui leur est enlevé. En vérité, je ne sais si cela n'est pas plus cruel que de n'en avoir qu'un et de le perdre. Je crains que la mère n'en fasse une maladie. Damilaville en est inconsolable. Voilà le seul chaînon qui l'attachait rompu. Par honneur, par décence, par humanité, nous tiendrons encore quelque temps; mais gare que le peu qui reste de tendresse ne s'en aille avec la douleur. Une bonne leçon pour ceux qui ont plusieurs enfants et qui laissent percer leur prédilection, c'est que les frères et les sœurs n'ont point été touchés de la mort de leur petite sœur. Il y a pis: quand on l'a apprise au plus jeune, il s'est mis à rire; et depuis ils sont tous devenus jaloux et chagrins des regrets de leurs parents. Voici un trait de ressentiment d'un enfant qui se croyait haï de son père: le père mourut et l'enfant frappait d'un fouet le cadavre en l'insultant. J'ai vu cela; je ne sais pourquoi je me rappelle et vous redis cette horreur. Les enfants sont vindicatifs et cruels.

Voici un passage du Métastase qui est bien vrai, et qui peint fortement la tendresse des mères; il en introduit une qui a perdu son fils, et que l'on cherche à résigner à son sort par l'exemple d'Abraham, qui avait conduit le sien sur la montagne; il lui fait répondre: Ah! Dieu n'aurait jamais donné cet ordre à sa mère! Nous enlevâmes la nôtre le premier jour, et nous la conduisîmes hors de chez elle; le second jour, nous la promenâmes à l'Étoile; le troisième, à Vincennes; deux endroits où j'ai passé des moments tristes et des moments doux. Hier, je lui fis compagnie toute la soirée. Damilaville était allé à la Briche malgré le mauvais temps; nous y dînerons aujourd'hui. J'aime mieux essuyer les larmes de ceux qui sont malheureux que de partager la joie des autres.

Vous devez avoir maintenant à côté de vous la chère sœur et votre neveu. Quand vous aurez embrassé notre Uranie mille fois pour vous, vous l'embrasserez deux ou trois fois pour moi, où vous voudrez, sur les yeux, sur le front, sur les joues; mais j'aime mieux sur le front; c'est là que son âme réside. Si la résolution qu'elle a prise de s'apprivoiser tient encore, dites-lui de prendre garde de semer des fleurettes sur une belle étoffe pleine et unie. Il faut bien du goût et de l'art pour faire serpenter une guirlande autour d'une cotonne sans détruire sa noblesse. Toutes ces petites vertus de société auxquelles elle ne se pliera jamais de bonne grâce ne vont point avec la franchise et la sévérité de son caractère. Madame Le Gendre, mon Uranie, jolie, polie, attentive, prévenante, affable, souriante, souple, révérencieuse? Cela ne se peut. Qu'elle reste comme Nature l'a faite, grave, sérieuse, noble et pensante. Nature l'a faite grande et noble; la voilà qui se fait petite et jolie. Si elle prend pour tout le monde cet air charmant qu'elle a pour nous quelquefois, comment en serons-nous touchés?

 

J'ai bien peur que ce petit neveu, dont vous disposez comme il vous plaît, ne se trouve souvent entre ses deux tantes, lorsqu'elles aimeraient bien autant être seules. Si vous vous attachiez adroitement à lui rendre son ignorance incommode, peut-être se déterminerait-il à s'instruire; essayez.

Honnête ou fripon, il faut donner un écu à Roger, et six francs à Mlle Clairet.

Ce que je ferais à voire place? Je n'assoirais pas légèrement le plus grand de tous le soupçons. On n'est pas coupable pour n'oser lever les yeux; innocent, on les baisse quelquefois pour ne pas regarder celui qui accuse injustement et nous offense.

Les habitants de Genève ont fort embarrassé leurs ministres; on ne sait encore ce que cela deviendra.

Les Jésuites ont été jugés vendredi au soir; à minuit, les chambres étaient encore assemblées. Aussitôt que les arrêts paraîtront, je les ferai partir pour Isle158.

Il y a deux nouveaux papiers sur l'affaire des Calas; ce sont des espèces de requêtes adressées à M. le chancelier par les frères; si on ne les imprime pas incessamment, je vous les ferai copier159.

Vous êtes étonnée de l'atrocité de ce jugement de Toulouse; mais songez que les prêtres avaient inhumé le fils comme martyr, et que, s'ils avaient absous le père, il aurait fallu exhumer et traîner sur la claie le prétendu martyr. Il y a un des juges qui en a perdu la tête. C'est Voltaire qui écrit pour cette malheureuse famille. Oh! mon amie, le bel emploi du génie! Il faut que cet homme ait de l'âme, de la sensibilité, que l'injustice le révolte, et qu'il sente l'attrait de la vertu. Eh! que lui sont les Calas? qui est-ce qui peut l'intéresser pour eux? quelle raison a-t-il de suspendre des travaux qu'il aime, pour s'occuper de leur défense160? Quand il y aurait un Christ, je vous assure que Voltaire serait sauvé.

Adieu, ma bonne et tendre amie. Si je vous aime? De toute mon âme; oui, de toute mon âme, et j'éprouve en vous le disant une émotion au fond de mon cœur qui m'assure que je dis vrai. Vous connaissez bien cet oracle-là.

Mes deux cas de conscience, quand en aurai-je la décision?

Je ne sais ce que l'homme du premier disait à la fille qu'il sollicite; mais j'entendis qu'elle lui répondait: «Quand il en sera temps, vous habiterez; d'ici à ce temps, ne vous avisez pas seulement de regarder ma porte.»

Adieu, encore une fois, mes bonnes et tendres amies. Vous voilà donc réunies pour deux mois dans mes lettres. Eh bien! chère sœur, je l'aime autant et plus que jamais. Les hommes ne sont donc pas aussi méchants qu'on les fait! Cela ne vous séduira-t-il point? Le bonheur dont elle jouit serait bien fait pour vous, si vous vouliez. Mourrez-vous sans savoir ce que c'est que de faire un heureux? Hélas! oui.

154Voir la lettre .
155Grimm, sans doute.
156Son frère l'abbé.
157On verra par la lettre suivante que c'est Damilaville dont il est ici question.
158L'arrêt d'expulsion des Jésuites est du 6 août 1762.
159Mémoires de Donat Calas pour son père, sa mère et son frère, suivis d'une Déclaration de Pierre Calas. Ces deux factums, qui portent la date des 22 et 23 juillet 1762, sont compris dans les Œuvres de Voltaire.
160Voltaire répondait à M. d'Argentai, qui lui demandait sa tragédie d'Olympie pour la Comédie-Française: «N'espérez point tirer de moi une tragédie que celle de Toulouse ne soit finie.»