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Lettres à Mademoiselle de Volland

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LXIII

À Paris, le 12 octobre 1761.

Je commence par l'article des nouvelles. En voici une vraie, s'il en fut jamais; ce sont toutes les lettres d'Espagne, toutes celles de Lisbonne, toutes les bouches de la ville qui l'annoncent. Enfin, la grande affaire de Portugal est terminée. Les Jésuites, jugés en première instance par le tribunal de l'Inquisition, et renvoyés ensuite par-devant les juges civils, ont été brûlés vifs, au nombre de vingt-sept, avec six juifs et deux Français, tous conspirateurs. Il ne fallait rien de moins pour justifier la conduite de Carvalho140. C'est la relation de ce procès qu'il faut attendre à présent.

Non, mon amie, votre bouquet ne m'est parvenu que le lendemain de ma fête; il ne m'en a pas été moins agréable; vous seriez infiniment moins intéressée à tous les souhaits que vous me faites que je ne les en croirais pas moins sincères.

Je devais partir le mardi pour aller au Grandval avec Grimm, d'Alinville et Montamy. J'annonçai mon voyage. Au premier mot, je vis le visage de la mère et celui de l'enfant s'allonger. L'enfant avait un compliment tout prêt, et il ne fallait pas que la peine de l'avoir appris fut perdue; la mère avait projeté un grand dîner pour dimanche: tout s'est arrangé; j'ai fait mon voyage, et je suis revenu pour me faire haranguer et fêter. L'enfant a prononcé sa petite harangue à ravir. Au milieu, comme il se trouvait quelques mots de prononciation difficile, elle s'est arrêtée, et m'a dit: «Mon papa, c'est que je suis brèche-dent»; en effet les deux dents du devant lui sont tombées. Elle a continué. Sur la fin, comme elle avait un bouquet à me présenter, et qu'elle ne retrouvait point encore ce bouquet, elle s'est arrêtée une seconde fois pour me dire: «Voici bien le pis de l'histoire, c'est que mon œillet s'est égaré.» Elle a achevé sans se déferrer, puis elle s'est mise à la quête de sa fleur qui est venue la dernière. Nous dînâmes hier en grande compagnie. Madame avait rassemblé toutes ses amies. Je fus très-gai, je bus, je mangeai. Je fis à merveille les honneurs de ma table. Au sortir de table, je jouai, je ne sortis point. Je reconduisis tout le monde entre onze heures et minuit; je fus charmant, et si vous saviez avec qui! quelles physionomies! quelles gens! quels discours! quelle joie! On tremblait un peu sur la manière dont j'en userais. On rendait plus de justice à mon goût qu'à mes égards et à ma complaisance: ce n'est pas qu'on eût bon nombre de preuves de l'un et de l'autre…

Elles arrivent quand elles peuvent ces lettres, et mes réponses aussi. Mais laissons là les contre-temps auxquels vous ne pouvez remédier, et jugez seulement de mon exactitude par la vôtre… Vous avez bien fait de vous promener. C'est cette promenade dans les champs qui secoue tout le corps, qui est saine, et non ces allées et ces venues du Palais-Royal, qui fatiguent sans exercer…

Que je vous voie encore tuer quelqu'un sans savoir jusqu'où l'on est coupable, quel rapport il y a entre la faute et le châtiment, et ce que le coupable deviendra dans la suite! Si ce morceau Sur les probabilités n'est pas envoyé à la reine de Suède, au prince Ferdinand, au roi de Prusse, car ce sont là les correspondants de mon ami141, vous le verrez quand il en sera temps; Uranie lira ce qui concerne l'inoculation. Vous aurez aussi vos chansons écossaises; j'en ai le recueil en entier. Celles qu'on a traduites sont belles; celles que l'on a laissées ne le sont guère moins; mais ce qu'il y a de singulier, c'est que presque toutes sont des chants d'amour et funèbres. La première fois, je vous traduirai la première intitulée: Shylvie et Vinivela. Ce qui me confond, c'est le goût qui règne là, avec une simplicité, une force et un pathétique incroyables. Un guerrier partant pour la guerre dit à celle qu'il aime: «Mon amie, donnez-moi le casque de votre père.» L'amie répond: «Voilà son épée, sa cuirasse, son casque. Ah! mon ami, mon père était couvert de ces armes lorsqu'il perdit la vie…»

J'irai jeudi dîner avec mes petits Allemands; ils sont charmants. Je n'ai rien à faire à la tragédie qu'ils m'ont traduite; elle vous plaira comme elle est, j'en suis sûr, et vous l'aurez incessamment.

Non, chère amie, vous avez beau dire, je ne saurais me méfier de personne jusqu'à un certain point. Je suis trop honteux quand ma méfiance se trouve mal placée. Le Breton en usera bien avec moi; cela me suffit. J'ai seulement l'attention de tourner mes quittances de manière à ce qu'on n'en puisse abuser dans aucune circonstance.

Oui, Uranie a bien de l'amitié, bien de l'estime pour moi; cependant elle n'a pas daigné ajouter une fleurette à votre bouquet.

Eh bien! ne revoilà-t-il pas que ces maudites occupations qui nous ont indisposés recommencent.

M. Bertin n'est pas racommodé; il ne se racommodera pas. Les amis y mettent bon ordre.

Ma bibliothèque ajoutera sept ou huit cents livres de rente foncière à mon revenu. Qu'on me la laisse, ou qu'on l'enlève à l'instant, peu m'importe.

Bon, il y a plus d'un an et demi que nous sommes excommuniés. C'est l'édition qu'on a faite à Lucques de notre ouvrage qui nous a attiré une bulle, et c'est la haine qu'on nous porte qui a réveillé cet événement, à présent que l'on sait que tout est fini, et que nous paraîtrons malgré vent et marée.

Vraiment oui, elle dit tout cela devant son mari142. Elle a cinquante ans passés, et elle se regarde comme hors de page, et ses propos comme sans conséquence.

M. de Lauraguais est de retour de Genève. Il a passé huit jours auprès de Voltaire. «Nous avons bien fait, dit-il, de nous séparer; deux grands poëtes ne peuvent se souffrir plus longtemps.» Ce n'est pas cela, c'est la bonne foi qu'il y met qui fait rire. Il a fait deux amphigouris et un coq-à-l'âne satirique sur la désertion de Mme Arnould. Quand cela sera imprimé, il n'y paraîtra plus. Quant à présent, il faut lui rendre la justice qu'il en paraît désespéré. Si ce n'est que sa vanité qui souffre, il en a beaucoup, et de la bien sensible.

Nous avons eu un petit moment de froid, Grimm, Damilaville et moi; ils allaient au spectacle, et mes affaires m'appelaient ailleurs. Ils boudaient, lorsque nous nous sommes séparés.

Bonjour, ma tendre amie; portez-vous bien; aimez-moi comme vous êtes aimée.

Voici aussi une question. Un fripon décrété va consulter un avocat, s'il peut se constituer prisonnier en sûreté; l'avocat examine son affaire, et lui dit que oui, qu'il l'en tirera. Point du tout: le prisonnier risque d'être pendu. Au milieu de son péril, il envoie chercher son avocat, et lui dit: «Mais, monsieur, on dit que je serai pendu. – Je le savais, lui répond froidement l'avocat, c'est ce que vous méritez.» Cet avocat a-t-il bien ou mal fait? Il y a là de quoi disputer trois jours et trois nuits sans cesser. Je vous embrasse mille fois, mille fois.

LXIV

À Paris, le 19 octobre 1761.

J'ai commencé mes tournées en même temps que vous les vôtres. Un jour à Massy, deux jours à la Chevrette, deux autres au Grandval. Je ne vous dis rien de ces petits voyages: ils ont été trop courts pour donner lieu à des scènes amusantes.

Me suis-je trompé, mon amie, lorsque j'ai pensé qu'on ne sentait de la reconnaissance des services reçus que quand l'amitié s'affaiblissait? Je vous en dirai des raisons qu'Uranie trouvera au fond de son cœur; vous les lui demanderez… On se soulage d'un bienfait qui pèse par un bienfait beaucoup plus grand. Cette dette une fois payée, on est quitte.

J'ai vu et revu le comte de Lauraguais. Il soutient toujours, à cor et à cri, l'honnêteté de son amie. Il est sûr qu'il en est fou. Il vient de faire en son nom une plaisanterie en prose qui ne m'a pas déplu. Si j'osais, je vous ferais l'horoscope de cet homme. Il court après la considération; il en exige plus qu'il n'en pourra jamais obtenir; il s'ennuiera, et finira par casser sa mauvaise tête d'un coup de pistolet.

Nous craignons qu'on n'accuse Voltaire de toutes ses nouvelles extravagances; mais après tout, qu'est-ce que cela peut foire à Voltaire? Celui qui publie des ouvrages aussi hardis que la Lettre de M. Gouju143 et tant d'autres s'est mis apparemment au-dessus de toute frayeur… À propos de cette Lettre de M. Gouju, les jansénistes viennent d'en donner une édition. En vérité, je crois qu'un janséniste foulerait aux pieds un crucifix, à condition d'égorger impunément un jésuite. Mais si ces gens-là n'aiment pas la religion, pourquoi se détestent-ils tant les uns les autres pour des misères de religion? Combien de sortes diverses de folies parmi les hommes! il est vrai que j'ai mon grelot aussi, mais c'est un grelot joli: c'est vous qui me l'avez attaché. Rien n'est plus commun qu'un fou qui tient un propos sage. C'est la réflexion que je faisais sur moi-même en catéchisant le comte, c'est ce que je fois communément en catéchisant les autres; je profite au moins des conseils que je leur donne.

 

Vous vous trompez, votre retour n'est pas aussi éloigné que vous l'imaginez. Puisque votre mère voyage, elle s'ennuie… Je redoute pour vous le moment où vous vous séparerez de votre chère sœur.

Il faut pourtant que j'aille voir Mme de Solignac.

Sitôt ma lettre reçue, mettez sous enveloppe les fragments de Clarisse, et me les renvoyez. Mme d'Épinay me les redemande.

On ne jouera pas le Droit du seigneur: Crébillon, qui n'aime pas Voltaire, trouve l'ouvrage indiscret144.

Ô chère amie, combien votre absence me coûte à supporter! J'ai des journées d'un ennui qui m'accable, alors je me déplais partout. Je cherche dans ma tête quelque endroit où je pourrais me réfugier; je tourne d'abord autour de Paris, peu à peu je m'éloigne, et je finis par arriver ou m'arrêter où vous êtes. Revenez donc à moi, puisque je ne saurais aller à vous. Je n'ai presque plus le courage de vous écrire des nouvelles. Il faut cependant que vous sachiez que M. Pitt est disgracié. Cela vaut mieux pour nous que deux batailles gagnées. Le père Malagrida a été en effet supplicié, comme feux prophète, par une sentence de l'Inquisition. On dit que le procès des autres se poursuit. On en brûlera tant qu'on voudra; pourvu qu'on n'en condamne aucun comme coupable de régicide, la Société s'en souciera comme d'un zeste.

Ma femme s'est mise sur le pied de faire des petites fêtes chez elle; j'en suis toujours, et je tâche d'en faire de mon mieux les honneurs. Si vous connaissiez un peu les convives qu'elle me donne, vous verriez combien il faut que je prenne sur moi… Ce sont aussi des soirées bien maussades et bien bruyantes que celles que je vais passer chez Le Breton. Je vous peindrais les personnages; si j'étais en gaieté, je vous réjouirais de mon ennui. Hier j'eus une prise très-forte avec le maître de la maison. On était en train de déchirer un honnête homme de notre connaissance: c'est Cramer, libraire, de Genève. J'interrompis finement la médisance, et je dis que je souffrais avec impatience qu'on parlât mal d'un honnête commerçant étranger, par la mauvaise opinion que cela pouvait me donner de tout honnête commerçant français. On trouva je ne sais quoi d'injurieux dans ce propos; on s'échauffe, et il était une heure du matin, qu'à travers les cris je n'avais pas encore pu faire comprendre à ces sots-là qu'il n'y aurait rien de plus convenable que mon discours, tenu à Genève, en faveur d'un commerçant français, et qu'en conséquence il n'y avait rien à y reprendre, tenu à Paris en faveur d'un commerçant genevois; qu'il était bien étrange à M. Le Breton de trouver offensant à sa table ce qu'on trouverait généreux à moi d'avoir dit à la table de M. Cramer. Ils eurent le temps de mettre de l'eau dans leur vin pendant la nuit, et le lendemain ils me firent excuse de leur chaleur déplacée de la veille.

Adieu, mes tendres amies, nous sommes dans les grandes affaires jusqu'aux oreilles. L'homme d'ici chancelle; sa place est importante, elle sera sollicitée, et nous préparons de loin nos batteries pour qu'on ne nous l'enlève pas. Nous tenons des lettres, des placets, des mémoires tout prêts. Si Damilaville devenait un de ces matins M. le directeur général du vingtième, je crois que son amie en mourrait de chagrin. Elle aimerait mille fois mieux le posséder petit commis à mille écus de gages par an que de risquer de le perdre. M. le directeur a vingt mille livres de rente. L'amour inspire de singulières idées; il est vrai que notre ami Damilaville est un peu vain, mais c'est un honnête homme.

Je harcèle notre imprimeur; je voudrais bien qu'il m'accordât quelques jours de relâche que j'irais passer au Grandval. L'amitié que le Baron me porte l'exige, plus encore les égards que je dois à Mme d'Aine…

Ne soyez point surprise du décousu de tout ceci; Thiriot, Damilaville et quelques autres font un bruit horrible au milieu duquel je vous écris. C'est une incommodité à laquelle je suis souvent exposé; mais ici, du moins, je ne crains point que la curiosité s'approche de moi sur la pointe du pied, et vienne, penchée sur mon épaule, lire les lignes que je lui dérobe. Adieu, encore une fois. Ni moi non plus, je ne désire que d'être aimé autant que j'aime… Je suis un peu inquiet de la santé d'Angélique145. C'était comme une fluxion qui lui prenait l'œil, la tête, la joue et l'oreille droite; à présent c'est une toux sèche, avec de la douleur de gorge, et un bruit rauque qui me chiffonne; demain peut-être cela ne sera plus rien, mais il y aura autre chose, et on est pire tous les jours.

Comme je vous embrasserais toutes deux, si j'étais là!.. Ne m'oubliez pas auprès de M. Vialet.

LXV

À Paris, le 25 octobre 1761.

Voyons si je parviendrai à vous écrire un mot. Me voilà dans l'état d'un corps sain, ou je n'y serai jamais. Depuis plusieurs jours, j'ai supprimé toute nourriture solide, et il ne me reste pas la moindre impureté; car où serait-elle encore? et comment serait-elle produite? J'ai souffert des tranchées bien cruelles et sans savoir à quoi m'en prendre; car j'ai été sobre comme un anachorète. Le ton gai dont je vous parle de mon indisposition vous rassurera sur ses suites, et le premier courrier vous apprendra que ce n'est plus rien. Sans le caractère de philosophe dont il faut soutenir la dignité, surtout aux yeux du vulgaire qui nous entoure, je vous assure que j'aurais crié plus d'une fois, au lieu qu'il a fallu soupirer, se mordre les lèvres et se tordre. Si je ne craignais de me perdre dans votre esprit, je vous avouerais que j'ai même fait par forfanterie quelques mauvaises plaisanteries. N'en dites mot; elles m'ont fait un honneur infini.

Eh non! cette femme n'est pas heureuse. Est-ce que le bonheur est fait pour les âmes d'une certaine trempe? Dites comme moi; elle se désespère dans des moments où l'on ne soupçonne pas seulement la faute qu'on a commise. Si elle se plaignait, on entendrait à peine ce qu'elle veut dire. Aussi prend-elle le parti de souffrir et de se taire. Nous y dînions la semaine passée, lorsque notre repas fut troublé par une aventure effroyable. Imaginez un enfant qui se présente à sa mère dans un tourbillon de feu. Si cette femme eût été seule, l'enfant était bridé, elle peut-être et toute la maison; car, à cette vue, elle ne fit que pousser un cri et tomber évanouie. Voilà à quoi sert la sensibilité, quand elle est excessive. Vous devinez de reste la cause de cet accident. Le lendemain, notre ami envoya savoir comment elle se portait; mais il fallait venir.

Vous avez fait un voyage bien maussade. L'unique ressource en ces occasions, c'est de tout regarder d'un œil ironique. Je me souviens de m'être trouvé fort bien dans un château tel que celui que vous me peignez. Tout nous apprêtait à rire, jusqu'aux pots de chambre qu'on avait remplacés par des pots de fleurs de faïence, dont on avait bouché les trous du fond avec des bouchons de bouteille. On réduirait à bien peu de choses les misères de la vie, si on les envisageait du côté ridicule, car la méchanceté est toujours ridicule par quelque endroit; mais c'est que l'indignation s'en mêle, on est offensé, ou l'on se met à la place de celui qui l'est, et l'on se fâche au lieu de rire.

Nos deux petits Allemands ont tant fait qu'ils m'ont entraîné à leur auberge. Leur dîner fut détestable; cela ne l'empêcha pas d'être gai. Ils prétendirent qu'il avait été apprêté d'après les maximes d'Apicius Cælius, ce fameux gourmand romain, qui se tua parce qu'il ne lui restait plus que deux millions, avec lesquels, selon lui, il était impossible à un honnête homme de vivre. Mais une chose qui m'aurait fait oublier les mets les plus grossiers, c'est la vue de deux jeunes hommes pleins d'innocence, d'esprit et de candeur, et s'aimant d'une amitié qui se montrait à chaque instant de la manière la plus douce et la plus fine. Ils me récitèrent quelques-uns de leurs ouvrages; il fallait voir quel plaisir ils avaient à se préférer l'un à l'autre: «Cette prose est charmante. – Eh, non, mon ami, c'est celle que vous avez écrite sur tel sujet qu'il faut entendre, pour être dégoûté de la mienne. Dites-nous-la…» Le plus jeune, qui s'appelle Nicolaï, nous récita la fable suivante: «Sur la fin de l'été, des fourmis, les plus laborieuses du canton, avaient rempli leurs magasins; elles regardaient leurs provisions avec des yeux satisfaits, lorsque tout à coup le ciel s'obscurcit de nuages, et il tombe sur la terre un déluge d'eau qui disperse tous les grains amassés à si grande peine, et qui noie une partie du petit peuple. Celles qui restaient, poussant leurs plaintes vers le ciel, disaient, en demandant raison de cet outrage: «Pourquoi ce déluge? à quoi servent ces eaux?» Et, pendant que ces fourmis se plaignaient, Marc-Aurèle et toute son armée mouraient de soif dans un désert.» Méditez cela, mes amies. L'autre, qui s'appelle M. de La Fermière, nous dit qu'un père avait un enfant. Il avait tout fait pour le rendre heureux; mais il s'apercevait bien que tous ses soins seraient inutiles, si le ciel ne les secondait en écartant les circonstances malheureuses. Il alla au temple; il s'adressa aux dieux, il les pria sur son enfant: «Dieux, leur dit-il, j'ai fait tout ce que je pouvais; l'enfant a fait tout ce qu'il pouvait, remplissez aussi votre fonction.» Les dieux lui répondirent: «Homme, retourne chez toi; nous t'avons entendu; ton fils et toi, vous jouirez du plus grand bonheur que les mortels puissent se promettre.» Ce père, bien satisfait, s'en retourne; il trouve son fils mort, et il tombe mort sur son fils. Il faut que la vie soit en effet une mauvaise chose: car cette prière, j'en devinai la fin, et je ne l'ai presque récitée à personne qui n'en ait deviné la fin comme moi.

Si j'étais à côté d'Uranie, je lui baiserais la main pour la fleur posthume qu'elle me présente; acquittez-moi… Eh bien! il vous vient donc quelquefois des idées folles? Continuez de vous bien porter, et conservez-moi cette santé.

Vous devez avoir à présent la lettre de M. Vialet. Je vous l'ai dit cent fois, et vous ne vous corrigez point; vous vous pressez toujours trop de me gronder. Le morceau Sur les probabilités est un grimoire qui ne vous amusera pas. Les chansons écossaises sont entre les mains de M. de Saint-Lambert qui ne rend rien, parce qu'il communique tout ce qu'on lui prête à Mme d'Houdetot, qui perd tout. Grimm a le morceau que j'ai traduit. Je tremble de vous envoyer Miss Sara Sampson146, de peur qu'il ne vous en arrive comme à moi, et que si l'on venait, comme on vient de me foire, à décacheter le paquet, on ne le taxât, et qu'il ne vous en coûtât une vingtaine de francs. Malgré cela, nous risquerons, si vous l'ordonnez. Il y a cent à parier contre un que nous réussirons; voyez.

Vous n'aimez pas que mes amis, les hommes les plus volontaires du monde, et surtout Grimm, le plus volontaire d'entre eux, me boudent de ce que je m'émancipe quelquefois à faire ma volonté; ni moi non plus, je ne l'aime pas. Mais soyons justes. Ont-ils eu tort de prendre et d'exercer un empire que je leur abandonnais? Aurais-je, à leur place, été plus sage, plus discret qu'eux? N'y a-t-il personne que je domine sans en avoir d'autre droit que la faiblesse de celui qui se laisse dominer?

 

Ne me parlez pas de cette petite guenon de Mlle Arnould. S'il lui restait l'ombre du sentiment, la lettre d'excuse que le comte vient de lui écrire, en lui faisant six mille livres de pension, la ferait crever de douleur. C'est une lettre bien faite; c'est une excuse bien cruelle. Il n'aurait jamais cru qu'il fût un jour dans le cas de mettre un prix à sa tendresse, et cætera, et cætera. Le texte est beau, comme vous voyez. Il vient de publier un novel amphigouri; c'est Mlle Arnould qu'il promène chez des prêtres, chez l'archevêque, chez M. de Rombaude, et enfin chez l'ami Pompignan. Le morceau de Pompignan est assez bien. Il l'avait vu la nuit en vision: c'est avec elle qu'il doit consommer l'effet de la grâce anti-philosophique. Comme l'Antéchrist doit naître d'une religieuse qui apostasie et d'un pape sans mœurs, le destructeur de la philosophie moderne doit naître d'un poète qui a renoncé à toute vanité, et d'une actrice qui a quitté le péché, etc., encore: car il suffit de vous mettre sur la voie.

Vous jugez bien vite mon avocat. Uranie, je vous le recommande; prenez un peu sa défense. Aurez-vous donc bien de la peine à prouver que le comble de la perfection est de préférer l'intérêt public à tout autre, et le comble du désordre de préférer l'intérêt étranger, quel qu'il soit, au personnel, à l'intérêt public? Quoi! rien au monde ne doit-il nous faire tromper la confiance qu'on a en nous? Oserez-vous bien avouer ce principe généralement? Car, après tout, c'est le seul moyen que l'on puisse employer contre mon avocat.

Enfin vous l'avez donc deviné, mon cénobite147! c'est bien de ma faute; il n'a tenu qu'à moi de vous y intéresser plus d'un mois, sans que vous trouvassiez le mot de l'énigme; mais, si je vous trompais jamais, je voudrais que ce fût en matière plus grave. Oh! quel bond vous faites en arrière! Rassurez-vous, je ne vous tromperai jamais.

À propos d'Uranie et de vous, qu'elle y prenne garde; rien n'est si indécent que cette occupation. Quand les idées sont douces, agréables, la manivelle va doucement; sont-elles violentes, impétueuses, colères, la manivelle va comme le vent.

Nous avons fait un dîner sous les chevaux148, un dîner chez Montamy, un autre je ne sais où. N'allez pas imaginer que ce sont ces dîners qui m'ont tué; encore une fois, j'ai été sobre au grand scandale des convives. Le Baron, qui était du dîner, avait eu l'intention d'écrire à Le Breton, pour qu'il me laissât respirer un moment que j'irais passer au Grandval. Tout était arrangé; nous avions redoublé de voiles, et, après cela, l'indisposition importune qui me retient; plus de Chevrette, plus de Grandval, plus de Massy, et puis il fait un temps, un temps! Mais, quelque temps qu'il fasse, je suis bien avec mes amis. S'il m'était donné d'aller passer la mauvaise saison à Isle, je vous jure que ce serait bien la plus belle. Eh bien! c'est donc pour la fin du mois prochain, ou le milieu, ou la fin de l'autre! car le premier mot de Morphyse est bien loin de son dernier mot. Adieu, mes amies; portez-vous bien. Il n'y a personne au monde qui vous estime plus que moi; il n'y a personne au monde que j'estime plus que vous.

28 octobre 1761.

Il y a trois jours que j'ai cette lettre toute prête. Je l'écrivis chez Le Breton, au milieu des douleurs les plus aiguës que ma colique m'eût encore fait souffrir. Je comptais la porter le soir même chez Damilaville, mais le mal, le mauvais temps et l'heure m'en empêchèrent. Le lendemain, j'ai été alité. Hier, on me purgea. Aujourd'hui, jour de Saint-Simon, me voilà debout, habillé, arrivant ici, et ne ressentant plus de mon mal qu'une douleur sourde dans le ventre; et, comme la diarrhée, les clystères, la boisson et la médecine m'ont entièrement affaibli, je ne marche pas trop ferme. Le repos et les aliments répareront tout en un moment.

Voilà un second coup de fouet que M. de Pompignan vient de s'attirer de l'homme de Genève, pour son maussade et impertinent conte qu'il a intitulé Éloge historique de M. de Bourgogne.149

Joignez mes adieux aux vôtres, en quittant Uranie. Puisqu'elle nous a tous deux quand elle a l'un ou l'autre, en quittant l'un ou l'autre, elle nous quitte tous deux. Revenez. L'ennui et le malaise m'accablent. Je passe une partie des nuits à vous parler et à vous écrire, comme si je ne devais plus vous revoir. Cela n'est pas gai, mais cela est du moins fort tendre. N'allez pas compter ces instants entre les plus mauvais. Je sens alors combien vous m'êtes chère, et, par l'effet que je produis sur vous, je vois combien je suis chéri. Je vous ai dit des choses très-douces; j'ai vu toute votre sensibilité, et le lendemain j'espère de vous revoir. Qui amant, ipsi sibi somnia fingunt. Le prémontré vous expliquera cela tout courant; ce latin est encore à sa portée. Si cependant il s'était promis de plaire à l'une ou à l'autre, il prendrait cela pour un persiflage. Voyez, car il faut tout prévenir et prévoir.

140Marquis de Pombal, premier ministre de Jean VI.
141Grimm.
142Mme Le Breton.
143Lettres de Charles Gouju à ses frères, dans les Facéties de Voltaire.
144Crébillon était censeur dramatique.
145Sa fille.
146Pièce anglaise dont Diderot n'a pas publié la traduction. Voir la note de la page 434, tome VIII.
147Voir la note de la page 59.
148À l'entrée des Champs-Élysées.
1491761, in-8. Le premier coup de fouet était les Car à M. Le Franc de Pompignan (octobre 1761); le second, les Ah! Ah là Moïse Le Franc de Pompignan; du même mois de la même année. (T.)