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La religieuse

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Son état m'effrayait. Je parlai à la supérieure. Je voulais qu'on la mît à l'infirmerie, qu'on la dispensât des offices et des autres exercices pénibles de la maison, qu'on appelât un médecin; mais on me répondit toujours que ce n'était rien, que ces défaillances se passeraient toutes seules; et la chère sœur Ursule ne demandait pas mieux que de satisfaire à ses devoirs et à suivre la vie commune. Un jour, après les matines, auxquelles elle avait assisté, elle ne parut point. Je pensai qu'elle était bien mal; l'office du matin fini, je volai chez elle, je la trouvai couchée sur son lit tout habillée; elle me dit: «Vous voilà, chère amie? Je me doutais que vous ne tarderiez pas à venir, et je vous attendais. Écoutez-moi. Que j'avais d'impatience que vous vinssiez! Ma défaillance a été si forte et si longue, que j'ai cru que j'y resterais et que je ne vous reverrais plus. Tenez, voilà la clef de mon oratoire, vous en ouvrirez l'armoire, vous enlèverez une petite planche qui sépare en deux parties le tiroir d'en bas; vous trouverez derrière cette planche un paquet de papiers; je n'ai jamais pu me résoudre à m'en séparer, quelque danger que je courusse à les garder, et quelque douleur que je ressentisse à les lire; hélas! ils sont presque effacés de mes larmes: quand je ne serai plus, vous les brûlerez…»

Elle était si faible et si oppressée, qu'elle ne put prononcer de suite deux mots de ce discours; elle s'arrêtait presque à chaque syllabe, et puis elle parlait si bas, que j'avais peine à l'entendre, quoique mon oreille fût presque collée sur sa bouche. Je pris la clef, je lui montrai du doigt l'oratoire, et elle me fit signe de la tête que oui; ensuite, pressentant que j'allais la perdre, et persuadée que sa maladie était une suite ou de la mienne, ou de la peine qu'elle avait prise, ou des soins qu'elle m'avait donnés, je me mis à pleurer et à me désoler de toute ma force. Je lui baisai le front, les yeux, le visage, les mains; je lui demandai pardon: cependant elle était comme distraite, elle ne m'entendait pas; et une de ses mains se reposait sur mon visage et me caressait; je crois qu'elle ne me voyait plus, peut-être même me croyait-elle sortie, car elle m'appela.

«Sœur Suzanne?»

Je lui dis: «Me voilà.

– Quelle heure est-il?

– Il est onze heures et demie.

– Onze heures et demie! Allez-vous-en dîner; allez, vous reviendrez tout de suite…»

Le dîner sonna, il fallut la quitter. Quand je fus à la porte elle me rappela; je revins; elle fit un effort pour me présenter ses joues; je les baisai: elle me prit la main, elle me la tenait serrée; il semblait qu'elle ne voulait pas, qu'elle ne pouvait me quitter: «cependant il le faut, dit-elle en me lâchant, Dieu le veut; adieu, sœur Suzanne. Donnez-moi mon crucifix…» Je le lui mis entre les mains, et je m'en allai.

On était sur le point de sortir de table. Je m'adressai à la supérieure, je lui parlai, en présence de toutes les religieuses, du danger de la sœur Ursule, je la pressai d'en juger par elle-même. «Eh bien! dit-elle, il faut la voir.» Elle y monta, accompagnée de quelques autres; je les suivis: elles entrèrent dans sa cellule; la pauvre sœur n'était plus; elle était étendue sur son lit, toute vêtue, la tête inclinée sur son oreiller, la bouche entr'ouverte, les yeux fermés, et le christ entre ses mains. La supérieure la regarda froidement, et dit: «Elle est morte. Qui l'aurait crue si proche de sa fin? C'était une excellente fille: qu'on aille sonner pour elle, et qu'on l'ensevelisse.»

Je restai seule à son chevet. Je ne saurais vous peindre ma douleur; cependant j'enviais son sort. Je m'approchai d'elle, je lui donnai des larmes, je la baisai plusieurs fois, et je tirai le drap sur son visage, dont les traits commençaient à s'altérer; ensuite je songeai à exécuter ce qu'elle m'avait recommandé. Pour n'être pas interrompue dans cette occupation, j'attendis que tout le monde fût à l'office: j'ouvris l'oratoire, j'abattis la planche et je trouvai un rouleau de papiers assez considérable que je brûlai dès le soir. Cette jeune fille avait toujours été mélancolique; et je n'ai pas mémoire de l'avoir vue sourire, excepté une fois dans sa maladie.

Me voilà donc seule dans cette maison, dans le monde; car je ne connaissais pas un être qui s'intéressât à moi. Je n'avais plus entendu parler de l'avocat Manouri; je présumais, ou qu'il avait été rebuté par les difficultés; ou que, distrait par des amusements ou par ses occupations, les offres de services qu'il m'avait faites étaient bien loin de sa mémoire, et je ne lui en savais pas très-mauvais gré: j'ai le caractère porté à l'indulgence; je puis tout pardonner aux hommes, excepté l'injustice, l'ingratitude et l'inhumanité. J'excusais donc l'avocat Manouri tant que je pouvais, et tous ces gens du monde qui avaient montré tant de vivacité dans le cours de mon procès, et pour qui je n'existais plus; et vous-même, monsieur le marquis, lorsque nos supérieurs ecclésiastiques firent une visite dans la maison.

Ils entrent, ils parcourent les cellules, ils interrogent les religieuses, ils se font rendre compte de l'administration temporelle et spirituelle; et, selon l'esprit qu'ils apportent à leurs fonctions, ils réparent ou ils augmentent le désordre. Je revis donc l'honnête et dur M. Hébert, avec ses deux jeunes et compatissants acolytes. Ils se rappelèrent apparemment l'état déplorable où j'avais autrefois comparu devant eux; leurs yeux s'humectèrent; et je remarquai sur leur visage l'attendrissement et la joie. M. Hébert s'assit, et me fit asseoir vis-à-vis de lui; ses deux compagnons se tinrent debout derrière sa chaise; leurs regards étaient attachés sur moi. M. Hébert me dit:

«Eh bien! Suzanne, comment en use-t-on à présent avec vous?»

Je lui répondis: «Monsieur, on m'oublie.

– Tant mieux.

– Et c'est aussi tout ce que je souhaite: mais j'aurais une grâce importante à vous demander; c'est d'appeler ici ma mère supérieure.

– Et pourquoi?

– C'est que, s'il arrive que l'on vous fasse quelque plainte d'elle, elle ne manquera de m'en accuser.

– J'entends; mais dites-moi toujours ce que vous en savez.

– Monsieur, je vous supplie de la faire appeler, et qu'elle entende elle-même vos questions et mes réponses.

– Dites toujours.

– Monsieur, vous m'allez perdre.

– Non, ne craignez rien; de ce jour vous n'êtes plus sous son autorité; avant la fin de la semaine vous serez transférée à Sainte-Eutrope, près d'Arpajon. Vous avez un bon ami.

– Un bon ami, monsieur! je ne m'en connais point.

– C'est votre avocat.

– M. Manouri?

– Lui-même.

– Je ne croyais pas qu'il se souvînt encore de moi.

– Il a vu vos sœurs; il a vu M. l'archevêque, le premier président, toutes les personnes connues par leur piété; il vous a fait une dot dans la maison que je viens de vous nommer; et vous n'avez plus qu'un moment à rester ici. Ainsi, si vous avez connaissance de quelque désordre, vous pouvez m'en instruire sans vous compromettre; et je vous l'ordonne par la sainte obéissance.

– Je n'en connais point.

– Quoi! on a gardé quelque mesure avec vous depuis la perte de votre procès?

– On a cru, et l'on a dû croire que j'avais commis une faute en revenant contre mes vœux; et l'on m'en a fait demander pardon à Dieu.

– Mais ce sont les circonstances de ce pardon que je voudrais savoir…»

Et en disant ces mots il secouait la tête, il fronçait les sourcils; et je conçus qu'il ne tenait qu'à moi de renvoyer à la supérieure une partie des coups de discipline qu'elle m'avait fait donner; mais ce n'était pas mon dessein. L'archidiacre vit bien qu'il ne saurait rien de moi, et il sortit en me recommandant le secret sur ce qu'il m'avait confié de ma translation à Sainte-Eutrope d'Arpajon.

Comme le bonhomme Hébert marchait seul dans le corridor, ses deux compagnons se retournèrent, et me saluèrent d'un air très-affectueux et très-doux. Je ne sais qui ils sont: mais Dieu veuille leur conserver ce caractère tendre et miséricordieux qui est si rare dans leur état, et qui convient si fort aux dépositaires de la faiblesse de l'homme et aux intercesseurs de la miséricorde de Dieu. Je croyais M. Hébert occupé à consoler, à interroger ou à réprimander quelque autre religieuse, lorsqu'il rentra dans ma cellule. Il me dit:

«D'où connaissez-vous M. Manouri?

– Par mon procès.

– Qui est-ce qui vous l'a donné?

– C'est madame la présidente.

– Il a fallu que vous conférassiez souvent avec lui dans le cours de votre affaire?

– Non, monsieur, je l'ai peu vu.

– Comment l'avez-vous instruit?

– Par quelques mémoires écrits de ma main.

– Vous avez des copies de ces mémoires?

– Non, monsieur.

– Qui est-ce qui lui remettait ces mémoires?

– Madame la présidente.

– Et d'où la connaissiez-vous?

– Je la connaissais par la sœur Ursule, mon amie et sa parente.

– Vous avez vu M. Manouri depuis la perte de votre procès?

– Une fois.

– C'est bien peu. Il ne vous a point écrit?

– Non, monsieur.

– Vous ne lui avez point écrit?

– Non, monsieur.

– Il vous apprendra sans doute ce qu'il a fait pour vous. Je vous ordonne de ne le point voir au parloir; et s'il vous écrit, soit directement, soit indirectement, de m'envoyer sa lettre sans l'ouvrir; entendez-vous, sans l'ouvrir.

– Oui, monsieur; et je vous obéirai…»

Soit que la méfiance de M. Hébert me regardât, ou mon bienfaiteur, j'en fus blessée.

M. Manouri vint à Longchamp dans la soirée même: je tins parole à l'archidiacre; je refusai de lui parler. Le lendemain il m'écrivit par son émissaire; je reçus sa lettre et je l'envoyai, sans l'ouvrir, à M. Hébert. C'était le mardi, autant qu'il m'en souvient. J'attendais toujours avec impatience l'effet de la promesse de l'archidiacre et des mouvements de M. Manouri. Le mercredi, le jeudi, le vendredi se passèrent sans que j'entendisse parler de rien. Combien ces journées me parurent longues! Je tremblais qu'il ne fût survenu quelque obstacle qui eût tout dérangé. Je ne recouvrais pas ma liberté, mais je changeais de prison; et c'est quelque chose. Un premier événement heureux fait germer en nous l'espérance d'un second; et c'est peut-être là l'origine du proverbe qu'un bonheur ne vient point sans un autre.

 

Je connaissais les compagnes que je quittais, et je n'avais pas de peine à supposer que je gagnerais quelque chose à vivre avec d'autres prisonnières; quelles qu'elles fussent, elles ne pouvaient être ni plus méchantes, ni plus malintentionnées. Le samedi matin, sur les neuf heures, il se fit un grand mouvement dans la maison; il faut bien peu de chose pour mettre des têtes de religieuses en l'air. On allait, on venait, on se parlait bas; les portes des dortoirs s'ouvraient et se fermaient; c'est, comme vous l'avez pu voir jusqu'ici, le signal des révolutions monastiques. J'étais seule dans ma cellule; le cœur me battait. J'écoutais à la porte, je regardais par ma fenêtre, je me démenais sans savoir ce que je faisais; je me disais à moi-même en tressaillant de joie: «C'est moi qu'on vient chercher; tout à l'heure je n'y serai plus…» et je ne me trompais pas.

Deux figures inconnues se présentèrent à moi; c'étaient une religieuse et la tourière d'Arpajon: elles m'instruisirent en un mot du sujet de leur visite. Je pris tumultueusement le petit butin qui m'appartenait; je le jetai pêle-mêle dans le tablier de la tourière, qui le mit en paquets. Je ne demandai point à voir la supérieure; la sœur Ursule n'était plus; je ne quittais personne. Je descends; on m'ouvre les portes, après avoir visité ce que j'emportais; je monte dans un carrosse, et me voilà partie.

L'archidiacre et ses deux jeunes ecclésiastiques, madame la présidente de *** et M. Manouri, s'étaient rassemblés chez la supérieure, où on les avertit de ma sortie. Chemin faisant, la religieuse m'instruisit de la maison; et la tourière ajoutait pour refrain à chaque phrase de l'éloge qu'on m'en faisait: «C'est la pure vérité…» Elle se félicitait du choix qu'on avait fait d'elle pour aller me prendre, et voulait être mon amie; en conséquence elle me confia quelques secrets, et me donna quelques conseils sur ma conduite; ces conseils étaient apparemment à son usage; mais ils ne pouvaient être au mien. Je ne sais si vous avez vu le couvent d'Arpajon; c'est un bâtiment carré, dont un des côtés regarde sur le grand chemin, et l'autre sur la campagne et les jardins. Il y avait à chaque fenêtre de la première façade une, deux, ou trois religieuses; cette seule circonstance m'en apprit, sur l'ordre qui régnait dans la maison, plus que tout ce que la religieuse et sa compagne ne m'en avaient dit. On connaissait apparemment la voiture où nous étions; car en un clin d'œil toutes ces têtes voilées disparurent; et j'arrivai à la porte de ma nouvelle prison. La supérieure vint au-devant de moi, les bras ouverts, m'embrassa, me prit par la main et me conduisit dans la salle de la communauté, où quelques religieuses m'avaient devancée, et où d'autres accoururent.

Cette supérieure s'appelle madame ***. Je ne saurais me refuser à l'envie de vous la peindre avant que d'aller plus loin. C'est une petite femme toute ronde, cependant prompte et vive dans ses mouvements: sa tête n'est jamais assise sur ses épaules; il y a toujours quelque chose qui cloche dans son vêtement; sa figure est plutôt bien que mal; ses yeux, dont l'un, c'est le droit, est plus haut et plus grand que l'autre, sont pleins de feu et distraits: quand elle marche, elle jette ses bras en avant et en arrière. Veut-elle parler? elle ouvre la bouche, avant que d'avoir arrangé ses idées; aussi bégaye-t-elle un peu. Est-elle assise? elle s'agite sur son fauteuil, comme si quelque chose l'incommodait: elle oublie toute bienséance; elle lève sa guimpe pour se frotter la peau; elle croise les jambes; elle vous interroge; vous lui répondez, et elle ne vous écoute pas; elle vous parle, et elle se perd, s'arrête tout court, ne sait plus où elle en est, se fâche, et vous appelle grosse bête, stupide, imbécile, si vous ne la remettez sur la voie: elle est tantôt familière jusqu'à tutoyer, tantôt impérieuse et fière jusqu'au dédain; ses moments de dignité sont courts; elle est alternativement compatissante et dure; sa figure décomposée marque tout le décousu de son esprit et toute l'inégalité de son caractère; aussi l'ordre et le désordre se succédaient-ils dans la maison; il y avait des jours où tout était confondu, les pensionnaires avec les novices, les novices avec les religieuses; où l'on courait dans les chambres les unes des autres; où l'on prenait ensemble du thé, du café, du chocolat, des liqueurs; où l'office se faisait avec la célérité la plus indécente; au milieu de ce tumulte le visage de la supérieure change subitement, la cloche sonne; on se renferme, on se retire, le silence le plus profond suit le bruit, les cris et le tumulte, et l'on croirait que tout est mort subitement. Une religieuse alors manque-t-elle à la moindre chose? elle la fait venir dans sa cellule, la traite avec dureté, lui ordonne de se déshabiller et de se donner vingt coups de discipline; la religieuse obéit, se déshabille, prend sa discipline, et se macère; mais à peine s'est-elle donné quelques coups, que la supérieure, devenue compatissante, lui arrache l'instrument de pénitence, se met à pleurer, dit qu'elle est bien malheureuse d'avoir à punir, lui baise le front, les yeux, la bouche, les épaules; la caresse, la loue16. «Mais, qu'elle a la peau blanche et douce! le bel embonpoint! le beau cou! le beau chignon!.. Sœur Sainte-Augustine, mais tu es folle d'être honteuse; laisse tomber ce linge; je suis femme, et ta supérieure. Oh! la belle gorge! qu'elle est ferme! et je souffrirais que cela fût déchiré par des pointes? Non, non, il n'en sera rien…» Elle la baise encore, la relève, la rhabille elle-même, lui dit les choses les plus douces, la dispense des offices, et la renvoie dans sa cellule. On est très-mal avec ces femmes-là; on ne sait jamais ce qui leur plaira ou déplaira, ce qu'il faut éviter ou faire; il n'y a rien de réglé; ou l'on est servi à profusion, ou l'on meurt de faim; l'économie de la maison s'embarrasse, les remontrances sont ou mal prises ou négligées; on est toujours trop près ou trop loin des supérieures de ce caractère; il n'y a ni vraie distance, ni mesure; on passe de la disgrâce à la faveur, et de la faveur à la disgrâce, sans qu'on sache pourquoi. Voulez-vous que je vous donne, dans une petite chose, un exemple général de son administration? Deux fois l'année, elle courait de cellule en cellule, et faisait jeter par les fenêtres toutes les bouteilles de liqueur qu'elle y trouvait, et quatre jours après, elle-même en renvoyait à la plupart de ses religieuses. Voilà celle à qui j'avais fait le vœu solennel d'obéissance; car nous portons nos vœux d'une maison dans une autre17.

J'entrai avec elle; elle me conduisait en me tenant embrassée par le milieu du corps. On servit une collation de fruits, de massepains et de confitures. Le grave archidiacre commença mon éloge, qu'elle interrompit par: «On a eu tort, on a eu tort, je le sais…» Le grave archidiacre voulut continuer; et la supérieure l'interrompit par: «Comment s'en sont-elles défaites? C'est la modestie et la douceur même, on dit qu'elle est remplie de talents…» Le grave archidiacre voulut reprendre ses derniers mots; la supérieure l'interrompit encore, en me disant bas à l'oreille: «Je vous aime à la folie; et quand ces pédants-là seront sortis, je ferai venir nos sœurs, et vous nous chanterez un petit air, n'est-ce pas?..» Il me prit une envie de rire. Le grave M. Hébert fut un peu déconcerté; ses deux jeunes compagnons souriaient de son embarras et du mien. Cependant M. Hébert revint à son caractère et à ses manières accoutumées, lui ordonna brusquement de s'asseoir, et lui imposa silence. Elle s'assit; mais elle n'était pas à son aise; elle se tourmentait à sa place, elle se grattait la tête, elle rajustait son vêtement où il n'était pas dérangé; elle bâillait; et cependant l'archidiacre pérorait sensément sur la maison que j'avais quittée, sur les désagréments que j'avais éprouvés, sur celle où j'entrais, sur les obligations que j'avais aux personnes qui m'avaient servie. En cet endroit je regardai M. Manouri, il baissa les yeux. Alors la conversation devint plus générale; le silence pénible imposé à la supérieure cessa. Je m'approchai de M. Manouri, je le remerciai des services qu'il m'avait rendus; je tremblais, je balbutiais, je ne savais quelle reconnaissance lui promettre. Mon trouble, mon embarras, mon attendrissement, car j'étais vraiment touchée, un mélange de larmes et de joie, toute mon action lui parla beaucoup mieux que je ne l'aurais pu faire. Sa réponse ne fut pas plus arrangée que mon discours; il fut aussi troublé que moi. Je ne sais ce qu'il me disait; mais j'entendais, qu'il serait trop récompensé s'il avait adouci la rigueur de mon sort; qu'il se ressouviendrait de ce qu'il avait fait, avec plus de plaisir encore que moi; qu'il était bien fâché que ses occupations, qui l'attachaient au Palais de Paris, ne lui permissent pas de visiter souvent le cloître d'Arpajon; mais qu'il espérait de monsieur l'archidiacre et de madame la supérieure la permission de s'informer de ma santé et de ma situation.

L'archidiacre n'entendit pas cela; mais la supérieure répondit: «Monsieur, tant que vous voudrez; elle fera tout ce qui lui plaira; nous tâcherons de réparer ici les chagrins qu'on lui a donnés…» Et puis tout bas à moi: «Mon enfant, tu as donc bien souffert? Mais comment ces créatures de Longchamp ont-elles eu le courage de te maltraiter? J'ai connu ta supérieure; nous avons été pensionnaires ensemble à Port-Royal, c'était la bête noire des autres. Nous aurons le temps de nous voir; tu me raconteras tout cela…» Et en disant ces mots, elle prenait une de mes mains qu'elle me frappait de petits coups avec la sienne. Les jeunes ecclésiastiques me firent aussi leur compliment. Il était tard; M. Manouri prit congé de nous; l'archidiacre et ses compagnons allèrent chez M. ***, seigneur d'Arpajon, où ils étaient invités, et je restai seule avec la supérieure; mais ce ne fut pas pour longtemps: toutes les religieuses, toutes les novices, toutes les pensionnaires accoururent pêle-mêle: en un instant je me vis entourée d'une centaine de personnes. Je ne savais à qui entendre ni à qui répondre; c'étaient des figures de toute espèce et des propos de toutes couleurs; cependant je discernai qu'on n'était mécontent ni de mes réponses ni de ma personne.

Quand cette conférence importune eut duré quelque temps, et que la première curiosité eut été satisfaite, la foule diminua; la supérieure écarta le reste, et elle vint elle-même m'installer dans ma cellule. Elle m'en fit les honneurs à sa mode; elle me montrait l'oratoire, et disait: «C'est là que ma petite amie priera Dieu; je veux qu'on lui mette un coussin sur ce marchepied, afin que ses petits genoux ne soient pas blessés. Il n'y a point d'eau bénite dans ce bénitier; cette sœur Dorothée oublie toujours quelque chose. Essayez ce fauteuil; voyez s'il vous sera commode…»

Et tout en parlant ainsi, elle m'assit, me pencha la tête sur le dossier, et me baisa le front. Cependant elle alla à la fenêtre, pour s'assurer que les châssis se levaient et se baissaient facilement: à mon lit, et elle en tira et retira les rideaux, pour voir s'ils fermaient bien. Elle examina les couvertures: «Elles sont bonnes.» Elle prit le traversin, et le faisant bouffer, elle disait: «Chère tête sera fort bien là-dessus; ces draps ne sont pas fins, mais ce sont ceux de la communauté; ces matelas sont bons…» Cela fait, elle vient à moi, m'embrasse, et me quitte. Pendant cette scène je disais en moi-même: «Ô la folle créature!» Et je m'attendais à de bons et de mauvais jours.

 

Je m'arrangeai dans ma cellule; j'assistai à l'office du soir, au souper, à la récréation qui suivit. Quelques religieuses s'approchèrent de moi, d'autres s'en éloignèrent; celles-là comptaient sur ma protection auprès de la supérieure; celles-ci étaient déjà alarmées de la prédilection qu'elle m'avait accordée. Ces premiers moments se passèrent en éloges réciproques, en questions sur la maison que j'avais quittée, en essais de mon caractère, de mes inclinations, de mes goûts, de mon esprit: on vous tâte partout; c'est une suite de petites embûches qu'on vous tend, et d'où l'on tire les conséquences les plus justes. Par exemple, on jette un mot de médisance, et l'on vous regarde; on entame une histoire, et l'on attend que vous en demandiez la suite, ou que vous la laissiez; si vous dites un mot ordinaire, on le trouve charmant, quoiqu'on sache bien qu'il n'en est rien; on vous loue ou l'on vous blâme à dessein; on cherche à démêler vos pensées les plus secrètes; on vous interroge sur vos lectures; on vous offre des livres sacrés et profanes; on remarque votre choix; on vous invite à de légères infractions de la règle; on vous fait des confidences, on vous jette des mots sur les travers de la supérieure: tout se recueille et se redit; on vous quitte, on vous reprend; on sonde vos sentiments sur les mœurs, sur la piété, sur le monde, sur la religion, sur la vie monastique, sur tout. Il résulte de ces expériences réitérées une épithète qui vous caractérise, et qu'on attache en surnom à celui que vous portez; ainsi je fus appelée Sainte-Suzanne la réservée.

Le premier soir, j'eus la visite de la supérieure; elle vint à mon déshabiller; ce fut elle qui m'ôta mon voile et ma guimpe, et qui me coiffa de nuit: ce fut elle qui me déshabilla. Elle me tint cent propos doux, et me fit mille caresses qui m'embarrassèrent un peu, je ne sais pas pourquoi, car je n'y entendais rien ni elle non plus; à présent même que j'y réfléchis, qu'aurions-nous pu y entendre? Cependant j'en parlai à mon directeur, qui traita cette familiarité, qui me paraissait innocente et qui me le paraît encore, d'un ton fort sérieux, et me défendit gravement de m'y prêter davantage. Elle me baisa le cou, les épaules, les bras; elle loua mon embonpoint et ma taille, et me mit au lit; elle releva mes couvertures d'un et d'autre côté, me baisa les yeux, tira mes rideaux et s'en alla. J'oubliais de vous dire qu'elle supposa que j'étais fatiguée, et qu'elle me permit de rester au lit tant que je voudrais.

J'usai de sa permission; c'est, je crois, la seule bonne nuit que j'aie passée dans le cloître; et si, je n'en suis presque jamais sortie. Le lendemain, sur les neuf heures, j'entendis frapper doucement à ma porte; j'étais encore couchée; je répondis, on entra; c'était une religieuse qui me dit, d'assez mauvaise humeur, qu'il était tard, et que la mère supérieure me demandait. Je me levai, je m'habillai à la hâte, et j'allai.

«Bonjour, mon enfant, me dit-elle; avez-vous bien passé la nuit? Voilà du café qui vous attend depuis une heure; je crois qu'il sera bon; dépêchez-vous de le prendre, et puis après nous causerons…»

Et tout en disant cela elle étendait un mouchoir sur la table, en déployait un autre sur moi, versait le café, et le sucrait. Les autres religieuses en faisaient autant les unes chez les autres. Tandis que je déjeunais, elle m'entretint de mes compagnes, me les peignit selon son aversion ou son goût, me fit mille amitiés, mille questions sur la maison que j'avais quittée, sur mes parents, sur les désagréments que j'avais eus; loua, blâma à sa fantaisie, n'entendit jamais ma réponse jusqu'au bout. Je ne la contredis point; elle fut contente de mon esprit, de mon jugement et de ma discrétion. Cependant il vint une religieuse, puis une autre, puis une troisième, puis une quatrième, une cinquième; on parla des oiseaux de la mère, celle-ci des tics de la sœur, celle-là de tous les petits ridicules des absentes; on se mit en gaieté. Il y avait une épinette dans un coin de la cellule, j'y posai les doigts par distraction; car, nouvelle arrivée dans la maison, et ne connaissant point celles dont on plaisantait, cela ne m'amusait guère; et quand j'aurais été plus au fait, cela ne m'aurait pas amusée davantage. Il faut trop d'esprit pour bien plaisanter; et puis, qui est-ce qui n'a point un ridicule? Tandis que l'on riait, je faisais des accords; peu à peu j'attirai l'attention. La supérieure vint à moi, et me frappant un petit coup sur l'épaule: «Allons, Sainte-Suzanne, me dit-elle, amuse-nous; joue d'abord, et puis après tu chanteras.» Je fis ce qu'elle me disait, j'exécutai quelques pièces que j'avais dans les doigts; je préludai de fantaisie; et puis je chantai quelques versets des psaumes de Mondonville.

«Voilà qui est fort bien, me dit la supérieure; mais nous avons de la sainteté à l'église tant qu'il nous plaît: nous sommes seules; celles-ci sont mes amies, et elles seront aussi les tiennes; chante-nous quelque chose de plus gai.»

Quelques-unes des religieuses dirent: «Mais elle ne sait peut-être que cela; elle est fatiguée de son voyage; il faut la ménager; en voilà bien assez pour une fois.

– Non, non, dit la supérieure, elle s'accompagne à merveille, elle a la plus belle voix du monde (et en effet je ne l'ai pas laide; cependant plus de justesse, de douceur et de flexibilité que de force et d'étendue), je ne la tiendrai quitte qu'elle ne nous ait dit autre chose.»

J'étais un peu offensée du propos des religieuses; je répondis à la supérieure que cela n'amusait plus les sœurs.

«Mais cela m'amuse encore, moi.»

Je me doutais de cette réponse. Je chantai donc une chansonnette assez délicate; et toutes battirent des mains, me louèrent, m'embrassèrent, me caressèrent, m'en demandèrent une seconde; petites minauderies fausses, dictées par la réponse de la supérieure; il n'y en avait presque pas une là qui ne m'eût ôté ma voix et rompu les doigts, si elle l'avait pu. Celles qui n'avaient peut-être entendu de musique de leur vie, s'avisèrent de jeter sur mon chant des mots aussi ridicules que déplaisants, qui ne prirent point auprès de la supérieure.

«Taisez-vous, leur dit-elle, elle joue et chante comme un ange, et je veux qu'elle vienne ici tous les jours; j'ai su un peu de clavecin autrefois, et je veux qu'elle m'y remette.

– Ah! madame, lui dis-je, quand on a su autrefois, on n'a pas tout oublié…

– Très-volontiers, cède-moi ta place…»

Elle préluda, elle joua des choses folles, bizarres, décousues comme ses idées; mais je vis, à travers tous les défauts de son exécution, qu'elle avait la main infiniment plus légère que moi. Je le lui dis, car j'aime à louer, et j'ai rarement perdu l'occasion de le faire avec vérité; cela est si doux! Les religieuses s'éclipsèrent les unes après les autres, et je restai presque seule avec la supérieure à parler musique. Elle était assise; j'étais debout; elle me prenait les mains, et elle me disait en les serrant: «Mais outre qu'elle joue bien, c'est qu'elle a les plus jolis doigts du monde; voyez donc, sœur Thérèse…» Sœur Thérèse baissait les yeux, rougissait et bégayait; cependant, que j'eusse les doigts jolis ou non, que la supérieure eût tort ou raison de l'observer, qu'est-ce que cela faisait à cette sœur? La supérieure m'embrassait par le milieu du corps; et elle trouvait que j'avais la plus jolie taille. Elle m'avait tirée à elle; elle me fit asseoir sur ses genoux; elle me relevait la tête avec les mains, et m'invitait à la regarder; elle louait mes yeux, ma bouche, mes joues, mon teint: je ne répondais rien, j'avais les yeux baissés, et je me laissais aller à toutes ces caresses comme une idiote. Sœur Thérèse était distraite, inquiète, se promenait à droite et à gauche, touchait à tout sans avoir besoin de rien, ne savait que faire de sa personne, regardait par la fenêtre, croyait avoir entendu frapper à la porte; et la supérieure lui dit: «Sainte-Thérèse, tu peux t'en aller si tu t'ennuies.

– Madame, je ne m'ennuie pas.

– C'est que j'ai mille choses à demander à cette enfant.

– Je le crois.

– Je veux savoir toute son histoire; comment réparerai-je les peines qu'on lui a faites, si je les ignore? Je veux qu'elle me les raconte sans rien omettre; je suis sûre que j'en aurai le cœur déchiré, et que j'en pleurerai; mais n'importe: Sainte-Suzanne, quand est-ce que je saurai tout?

16De cet endroit jusqu'à: «On est très-mal avec ces femmes-là…» M. Génin met des points.
17M. Génin supprime la suite de cet épisode, sauf deux fragments insignifiants, jusqu'à la confession de la supérieure, qui n'a plus, naturellement, de raison d'être. Il eût mieux valu supprimer tout ce qui concerne le couvent de Sainte-Eutrope. Mais le sentiment de la justice ne perd jamais entièrement ses droits, et après avoir fait remarquer qu'il suit, dans son expurgation, les avis de Naigeon, M. Génin ne peut s'empêcher d'ajouter: «Il faut cependant faire observer l'art prodigieux avec lequel Diderot a sauvé l'innocence de son héroïne. L'intérêt du roman était à ce prix. Sœur Sainte-Suzanne traverse donc cet horrible bourbier sans être maculée, sans se douter même du danger qu'elle a couru.» Et nous ajouterons: Sans que les lecteurs vraiment innocents puissent eux-mêmes s'en douter.