Kostenlos

La religieuse

Text
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Elles allaient mal. M. Manouri publia un premier mémoire qui fit peu de sensation; il y avait trop d'esprit, pas assez de pathétique, presque point de raisons. Il ne faut pas s'en prendre tout à fait à cet habile avocat. Je ne voulais point absolument qu'il attaquât la réputation de mes parents; je voulais qu'il ménageât l'état religieux et surtout la maison où j'étais; je ne voulais pas qu'il peignît de couleurs trop odieuses mes beaux-frères et mes sœurs. Je n'avais en ma faveur qu'une première protestation, solennelle à la vérité, mais faite dans un autre couvent, et nullement renouvelée depuis. Quand on donne des bornes si étroites à ses défenses, et qu'on a affaire à des parties qui n'en mettent aucune dans leur attaque, qui foulent aux pieds le juste et l'injuste, qui avancent et nient avec la même impudence, et qui ne rougissent ni des imputations, ni des soupçons, ni de la médisance, ni de la calomnie, il est difficile de l'emporter, surtout à des tribunaux, où l'habitude et l'ennui des affaires ne permettent presque pas qu'on examine avec quelque scrupule les plus importantes; et où les contestations de la nature de la mienne sont toujours regardées d'un œil défavorable par l'homme politique, qui craint que, sur le succès d'une religieuse réclamant contre ses vœux, une infinité d'autres ne soient engagées dans la même démarche: on sent secrètement que, si l'on souffrait que les portes de ces prisons s'abattissent en faveur d'une malheureuse, la foule s'y porterait et chercherait à les forcer. On s'occupe à nous décourager et à nous résigner toutes à notre sort par le désespoir de le changer. Il me semble pourtant que, dans un État bien gouverné, ce devrait être le contraire: entrer difficilement en religion, et en sortir facilement. Et pourquoi ne pas ajouter ce cas à tant d'autres, où le moindre défaut de formalité anéantit une procédure, même juste d'ailleurs? Les couvents sont-ils donc si essentiels à la constitution d'un État? Jésus-Christ a-t-il institué des moines et des religieuses? L'Église ne peut-elle absolument s'en passer? Quel besoin a l'époux de tant de vierges folles? et l'espèce humaine de tant de victimes? Ne sentira-t-on jamais la nécessité de rétrécir l'ouverture de ces gouffres, où les races futures vont se perdre? Toutes les prières de routine qui se font là, valent-elles une obole que la commisération donne au pauvre? Dieu qui a créé l'homme sociable, approuve-t-il qu'il se renferme? Dieu qui l'a créé si inconstant, si fragile, peut-il autoriser la témérité de ses vœux? Ces vœux, qui heurtent la pente générale de la nature, peuvent-ils jamais être bien observés que par quelques créatures mal organisées, en qui les germes des passions sont flétris, et qu'on rangerait à bon droit parmi les monstres, si nos lumières nous permettaient de connaître aussi facilement et aussi bien la structure intérieure de l'homme que sa forme extérieure? Toutes ces cérémonies lugubres qu'on observe à la prise d'habit et à la profession, quand on consacre un homme ou une femme à la vie monastique et au malheur, suspendent-elles les fonctions animales? Au contraire ne se réveillent-elles pas dans le silence, la contrainte et l'oisiveté avec une violence inconnue aux gens du monde, qu'une foule de distractions emporte? Où est-ce qu'on voit des têtes obsédées par des spectres impurs qui les suivent et qui les agitent? Où est-ce qu'on voit cet ennui profond, cette pâleur, cette maigreur, tous ces symptômes de la nature qui languit et se consume? Où les nuits sont-elles troublées par des gémissements, les jours trempés de larmes versées sans cause et précédées d'une mélancolie qu'on ne sait à quoi attribuer? Où est-ce que la nature, révoltée d'une contrainte pour laquelle elle n'est point faite, brise les obstacles qu'on lui oppose, devient furieuse, jette l'économie animale dans un désordre auquel il n'y a plus de remède? En quel endroit le chagrin et l'humeur ont-ils anéanti toutes les qualités sociales? Où est-ce qu'il n'y a ni père, ni frère, ni sœur, ni parent, ni ami? Où est-ce que l'homme, ne se considérant que comme un être d'un instant et qui passe, traite les liaisons les plus douces de ce monde, comme un voyageur les objets qu'il rencontre, sans attachement? Où est le séjour de la haine, du dégoût et des vapeurs? Où est le lieu de la servitude et du despotisme? Où sont les haines qui ne s'éteignent point? Où sont les passions couvées dans le silence? Où est le séjour de la cruauté et de la curiosité? On ne sait pas l'histoire de ces asiles, disait ensuite M. Manouri dans son plaidoyer, on ne la sait pas. Il ajoutait dans un autre endroit: «Faire vœu de pauvreté, c'est s'engager par serment à être paresseux et voleur; faire vœu de chasteté, c'est promettre à Dieu l'infraction constante de la plus sage et de la plus importante de ses lois; faire vœu d'obéissance, c'est renoncer à la prérogative inaliénable de l'homme, la liberté. Si l'on observe ces vœux, on est criminel; si on ne les observe pas, on est parjure. La vie claustrale est d'un fanatique ou d'un hypocrite.»

Une fille demanda à ses parents la permission d'entrer parmi nous. Son père lui dit qu'il y consentait, mais qu'il lui donnait trois ans pour y penser. Cette loi parut dure à la jeune personne, pleine de ferveur; cependant il fallut s'y soumettre. Sa vocation ne s'étant point démentie, elle retourna à son père, et elle lui dit que les trois ans étaient écoulés. «Voilà qui est bien, mon enfant, lui répondit-il; je vous ai accordé trois ans pour vous éprouver, j'espère que vous voudrez bien m'en accorder autant pour me résoudre…» Cela parut encore beaucoup plus dur, et il y eut des larmes répandues; mais le père était un homme ferme qui tint bon. Au bout de ces six années elle entra, elle fit profession. C'était une bonne religieuse, simple, pieuse, exacte à tous ses devoirs; mais il arriva que les directeurs abusèrent de sa franchise, pour s'instruire au tribunal de la pénitence de ce qui se passait dans la maison. Nos supérieures s'en doutèrent; elle fut enfermée; privée des exercices de la religion; elle en devint folle: et comment la tête résisterait-elle aux persécutions de cinquante personnes qui s'occupent depuis le commencement du jour jusqu'à la fin à vous tourmenter? Auparavant on avait tendu à sa mère un piége, qui marque bien l'avarice des cloîtres. On inspira à la mère de cette recluse le désir d'entrer dans la maison et de visiter la cellule de sa fille. Elle s'adressa aux grands vicaires, qui lui accordèrent la permission qu'elle sollicitait. Elle entra; elle courut à la cellule de son enfant; mais quel fut son étonnement de n'y voir que les quatre murs tout nus! On en avait tout enlevé. On se doutait bien que cette mère tendre et sensible ne laisserait pas sa fille dans cet état; en effet, elle la remeubla, la remit en vêtements et en linge, et protesta bien aux religieuses que cette curiosité lui coûtait trop cher pour l'avoir une seconde fois; et que trois ou quatre visites par an comme celle-là ruineraient ses frères et ses sœurs… C'est là que l'ambition et le luxe sacrifient une portion des familles pour faire à celle qui reste un sort plus avantageux; c'est la sentine où l'on jette le rebut de la société. Combien de mères comme la mienne expient un crime secret par un autre!

M. Manouri publia un second mémoire qui fit un peu plus d'effet. On sollicita vivement; j'offris encore à mes sœurs de leur laisser la possession entière et tranquille de la succession de mes parents. Il y eut un moment où mon procès prit le tour le plus favorable, et où j'espérai la liberté; je n'en fus que plus cruellement trompée; mon affaire fut plaidée à l'audience et perdue. Toute la communauté en était instruite, que je l'ignorais. C'était un mouvement, un tumulte, une joie, de petits entretiens secrets, des allées, des venues chez la supérieure, et des religieuses les unes chez les autres. J'étais toute tremblante; je ne pouvais ni rester dans ma cellule, ni en sortir; pas une amie entre les bras de qui j'allasse me jeter. Ô la cruelle matinée que celle du jugement d'un grand procès! Je voulais prier, je ne pouvais pas; je me mettais à genoux, je me recueillais, je commençais une oraison, mais bientôt mon esprit était emporté malgré moi au milieu de mes juges: je les voyais, j'entendais les avocats, je m'adressais à eux, j'interrompais le mien, je trouvais ma cause mal défendue. Je ne connaissais aucun des magistrats, cependant je m'en faisais des images de toute espèce; les unes favorables, les autres sinistres, d'autres indifférentes: j'étais dans une agitation, dans un trouble d'idées qui ne se conçoit pas. Le bruit fit place à un profond silence; les religieuses ne se parlaient plus; il me parut qu'elles avaient au chœur la voix plus brillante qu'à l'ordinaire, du moins celles qui chantaient; les autres ne chantaient point; au sortir de l'office elles se retirèrent en silence. Je me persuadais que l'attente les inquiétait autant que moi: mais l'après-midi, le bruit et le mouvement reprirent subitement de tout côté; j'entendis des portes s'ouvrir, se refermer, des religieuses aller et venir, le murmure de personnes qui se parlent bas. Je mis l'oreille à ma serrure; mais il me parut qu'on se taisait en passant, et qu'on marchait sur la pointe des pieds. Je pressentis que j'avais perdu mon procès, je n'en doutai pas un instant. Je me mis à tourner dans ma cellule sans parler; j'étouffais, je ne pouvais me plaindre, je croisais mes bras sur ma tête, je m'appuyais le front tantôt contre un mur, tantôt contre l'autre; je voulais me reposer sur mon lit, mais j'en étais empêchée par un battement de cœur: il est sûr que j'entendais battre mon cœur, et qu'il faisait soulever mon vêtement. J'en étais là lorsqu'on me vint dire que l'on me demandait. Je descendis, je n'osais avancer. Celle qui m'avait avertie était si gaie, que je pensai que la nouvelle que l'on m'apportait ne pouvait être que fort triste: j'allai pourtant. Arrivée à la porte du parloir, je m'arrêtai tout court, et je me jetai dans le recoin des deux murs; je ne pouvais me soutenir; cependant j'entrai. Il n'y avait personne; j'attendis; on avait empêché celui qui m'avait fait appeler de paraître avant moi; on se doutait bien que c'était un émissaire de mon avocat; on voulait savoir ce qui se passerait entre nous; on s'était rassemblé pour entendre. Lorsqu'il se montra, j'étais assise, la tête penchée sur mon bras, et appuyée contre les barreaux de la grille.

 

«C'est de la part de M. Manouri, me dit-il.

– C'est, lui répondis-je, pour m'apprendre que j'ai perdu mon procès.

– Madame, je n'en sais rien; mais il m'a donné cette lettre; il avait l'air affligé quand il m'en a chargé; et je suis venu à toute bride, comme il me l'a recommandé.

– Donnez…»

Il me tendit la lettre, et je la pris sans me déplacer et sans le regarder; je la posai sur mes genoux, et je demeurai comme j'étais. Cependant cet homme me demanda: «N'y a-t-il point de réponse?

– Non, lui dis-je, allez.»

Il s'en alla; et je gardai la même place, ne pouvant me remuer ni me résoudre à sortir.

Il n'est permis en couvent ni d'écrire, ni de recevoir des lettres sans la permission de la supérieure; on lui remet et celles qu'on reçoit, et celles qu'on écrit: il fallait donc lui porter la mienne. Je me mis en chemin pour cela; je crus que je n'arriverais jamais: un patient, qui sort du cachot pour aller entendre sa condamnation, ne marche ni plus lentement, ni plus abattu. Cependant me voilà à sa porte. Les religieuses m'examinaient de loin; elles ne voulaient rien perdre du spectacle de ma douleur et de mon humiliation. Je frappai, on ouvrit. La supérieure était avec quelques autres religieuses; je m'en aperçus au bas de leurs robes, car je n'osai lever les yeux; je lui présentai ma lettre d'une main vacillante; elle la prit, la lut et me la rendit. Je m'en retournai dans ma cellule; je me jetai sur mon lit, ma lettre à côté de moi, et j'y restai sans la lire, sans me lever pour aller dîner, sans faire aucun mouvement jusqu'à l'office de l'après-midi. À trois heures et demie, la cloche m'avertit de descendre. Il y avait déjà quelques religieuses d'arrivées; la supérieure était à l'entrée du chœur; elle m'arrêta, m'ordonna de me mettre à genoux en dehors; le reste de la communauté entra, et la porte se ferma. Après l'office, elles sortirent toutes; je les laissai passer; je me levai pour les suivre la dernière: je commençai dès ce moment à me condamner à tout ce qu'on voudrait: on venait de m'interdire l'église, je m'interdis de moi-même le réfectoire et la récréation. J'envisageais ma condition de tous les côtés, et je ne voyais de ressource que dans le besoin de mes talents et dans ma soumission. Je me serais contentée de l'espèce d'oubli où l'on me laissa durant plusieurs jours. J'eus quelques visites, mais celle de M. Manouri fut la seule qu'on me permit de recevoir. Je le trouvai, en entrant au parloir, précisément comme j'étais quand je reçus son émissaire, la tête posée sur les bras, et les bras appuyés contre la grille. Je le reconnus, je ne lui dis rien. Il n'osait ni me regarder, ni me parler.

«Madame, me dit-il, sans se déranger, je vous ai écrit; vous avez lu ma lettre?

– Je l'ai reçue, mais je ne l'ai pas lue.

– Vous ignorez donc…

– Non, monsieur, je n'ignore rien, j'ai deviné mon sort, et j'y suis résignée.

– Comment en use-t-on avec vous?

– On ne songe pas encore à moi; mais le passé m'apprend ce que l'avenir me prépare. Je n'ai qu'une consolation, c'est que, privée de l'espérance qui me soutenait, il est impossible que je souffre autant que j'ai déjà souffert; je mourrai. La faute que j'ai commise n'est pas de celles qu'on pardonne en religion. Je ne demande point à Dieu d'amollir le cœur de celles à la discrétion desquelles il lui plaît de m'abandonner, mais de m'accorder la force de souffrir, de me sauver du désespoir, et de m'appeler à lui promptement.

– Madame, me dit-il en pleurant, vous auriez été ma propre sœur que je n'aurais pas mieux fait…»

Cet homme a le cœur sensible.

«Madame, ajouta-t-il, si je puis vous être utile à quelque chose, disposez de moi. Je verrai le premier président, j'en suis considéré; je verrai les grands vicaires et l'archevêque.

– Monsieur, ne voyez personne, tout est fini.

– Mais si l'on pouvait vous faire changer de maison?

– Il y a trop d'obstacles.

– Mais quels sont donc ces obstacles?

– Une permission difficile à obtenir, une dot nouvelle à faire ou l'ancienne à retirer de cette maison; et puis, que trouverai-je dans un autre couvent? Mon cœur inflexible, des supérieures impitoyables, des religieuses qui ne seront pas meilleures qu'ici, les mêmes devoirs, les mêmes peines. Il vaut mieux que j'achève ici mes jours; ils y seront plus courts.

– Mais, madame, vous avez intéressé beaucoup d'honnêtes gens, la plupart sont opulents: on ne vous arrêtera pas ici, quand vous sortirez sans rien emporter.

– Je le crois.

– Une religieuse qui sort ou qui meurt, augmente le bien-être de celles qui restent.

– Mais ces honnêtes gens, ces gens opulents ne pensent plus à moi, et vous les trouverez bien froids lorsqu'il s'agira de me doter à leurs dépens. Pourquoi voulez-vous qu'il soit plus facile aux gens du monde de tirer du cloître une religieuse sans vocation, qu'aux personnes pieuses d'y en faire entrer une bien appelée? Dote-t-on facilement ces dernières? Eh! monsieur, tout le monde s'est retiré depuis la perte de mon procès; je ne vois plus personne.

– Madame, chargez-moi seulement de cette affaire; j'y serai plus heureux.

– Je ne demande rien, je n'espère rien, je ne m'oppose à rien, le seul ressort qui me restait est brisé. Si je pouvais seulement me promettre que Dieu me changeât, et que les qualités de l'état religieux succédassent dans mon âme à l'espérance de le quitter, que j'ai perdue… Mais cela ne se peut; ce vêtement s'est attaché à ma peau, à mes os, et ne m'en gêne que davantage. Ah! quel sort! être religieuse à jamais, et sentir qu'on ne sera jamais que mauvaise religieuse! passer toute sa vie à se frapper la tête contre les barreaux de sa prison!»

En cet endroit je me mis à pousser des cris; je voulais les étouffer, mais je ne pouvais. M. Manouri, surpris de ce mouvement, me dit:

«Madame, oserais-je vous faire une question?

– Faites, monsieur.

– Une douleur aussi violente n'aurait-elle pas quelque motif secret?

– Non, monsieur. Je hais la vie solitaire, je sens là que je la hais, je sens que je la haïrai toujours. Je ne saurais m'assujettir à toutes les misères qui remplissent la journée d'une recluse: c'est un tissu de puérilités que je méprise; j'y serais faite, si j'avais pu m'y faire; j'ai cherché cent fois à m'en imposer, à me briser là-dessus; je ne saurais. J'ai envié, j'ai demandé à Dieu l'heureuse imbécillité d'esprit de mes compagnes; je ne l'ai point obtenue, il ne me l'accordera pas. Je fais tout mal, je dis tout de travers, le défaut de vocation perce dans toutes mes actions, on le voit; j'insulte à tout moment à la vie monastique; on appelle orgueil mon inaptitude; on s'occupe à m'humilier; les fautes et les punitions se multiplient à l'infini, et les journées se passent à mesurer des yeux la hauteur des murs.

– Madame, je ne saurais les abattre, mais je puis autre chose.

– Monsieur, ne tentez rien.

– Il faut changer de maison, je m'en occuperai. Je viendrai vous revoir; j'espère qu'on ne vous cèlera pas; vous aurez incessamment de mes nouvelles. Soyez sûre que, si vous y consentez, je réussirai à vous tirer d'ici. Si l'on en usait trop sévèrement avec vous, ne me le laissez pas ignorer.»

Il était tard quand M. Manouri s'en alla. Je retournai dans ma cellule. L'office du soir ne tarda pas à sonner: j'arrivai des premières; je laissai passer les religieuses, et je me tins pour dit qu'il fallait demeurer à la porte; en effet, la supérieure la ferma sur moi. Le soir, à souper, elle me fit signe en entrant de m'asseoir à terre au milieu du réfectoire; j'obéis, et l'on ne me servit que du pain et de l'eau; j'en mangeai un peu, que j'arrosai de quelques larmes. Le lendemain on tint conseil; toute la communauté fut appelée à mon jugement; et l'on me condamna à être privée de récréation, à entendre pendant un mois l'office à la porte du chœur, à manger à terre au milieu du réfectoire, à faire amende honorable trois jours de suite, à renouveler ma prise d'habit et mes vœux, à prendre le cilice, à jeûner de deux jours l'un, et à me macérer après l'office du soir tous les vendredis. J'étais à genoux, le voile baissé, tandis que cette sentence m'était prononcée.

Dès le lendemain, la supérieure vint dans ma cellule avec une religieuse qui portait sur son bras un cilice et cette robe d'étoffe grossière dont on m'avait revêtue lorsque je fus conduite dans le cachot. J'entendis ce que cela signifiait; je me déshabillai, ou plutôt on m'arracha mon voile, on me dépouilla; et je pris cette robe. J'avais la tête nue, les pieds nus, mes longs cheveux tombaient sur mes épaules; et tout mon vêtement se réduisait à ce cilice que l'on me donna, à une chemise très-dure, et à cette longue robe qui me prenait sous le cou et qui me descendait jusqu'aux pieds. Ce fut ainsi que je restai vêtue pendant la journée, et que je comparus à tous les exercices.

Le soir, lorsque je fus retirée dans ma cellule, j'entendis qu'on s'en approchait en chantant les litanies; c'était toute la maison rangée sur deux lignes. On entra, je me présentai; on me passa une corde au cou; on me mit dans la main une torche allumée et une discipline dans l'autre. Une religieuse prit la corde par un bout, me tira entre les deux lignes, et la procession prit son chemin vers un petit oratoire intérieur consacré à sainte Marie: on était venu en chantant à voix basse, on s'en retourna en silence. Quand je fus arrivée à ce petit oratoire, qui était éclairé de deux lumières, on m'ordonna de demander pardon à Dieu et à la communauté du scandale que j'avais donné; la religieuse qui me conduisait me disait tout bas ce qu'il fallait que je répétasse, et je le répétai mot à mot. Après cela on m'ôta la corde, on me déshabilla jusqu'à la ceinture, on me prit mes cheveux qui étaient épars sur mes épaules, on les rejeta sur un des côtés de mon cou, on me mit dans la main droite la discipline que je portais de la main gauche, et l'on commença le Miserere. Je compris ce que l'on attendait de moi, et je l'exécutai. Le Miserere fini, la supérieure me fit une courte exhortation; on éteignit les lumières, les religieuses se retirèrent, et je me rhabillai.

Quand je fus rentrée dans ma cellule, je sentis des douleurs violentes aux pieds; j'y regardai; ils étaient tout ensanglantés des coupures de morceaux de verre que l'on avait eu la méchanceté de répandre sur mon chemin.

Je fis amende honorable de la même manière, les deux jours suivants; seulement le dernier, on ajouta un psaume au Miserere.

Le quatrième jour, on me rendit l'habit de religieuse, à peu près avec la même cérémonie qu'on le prend à cette solennité quand elle est publique.

Le cinquième, je renouvelai mes vœux. J'accomplis pendant un mois le reste de la pénitence qu'on m'avait imposée, après quoi je rentrai à peu près dans l'ordre commun de la communauté: je repris ma place au chœur et au réfectoire, et je vaquai à mon tour aux différentes fonctions de la maison. Mais quelle fut ma surprise, lorsque je tournai les yeux sur cette jeune amie qui s'intéressait à mon sort! elle me parut presque aussi changée que moi; elle était d'une maigreur à effrayer; elle avait sur son visage la pâleur de la mort, les lèvres blanches et les yeux presque éteints.

«Sœur Ursule, lui dis-je tout bas, qu'avez-vous? – Ce que j'ai! me répondit-elle; je vous aime, et vous me le demandez! il était temps que votre supplice finît, j'en serais morte.»

Si, les deux derniers jours de mon amende honorable, je n'avais pas eu les pieds blessés, c'était elle qui avait eu l'attention de balayer furtivement les corridors, et de rejeter à droite et à gauche les morceaux de verre. Les jours où j'étais condamnée à jeûner au pain et à l'eau, elle se privait d'une partie de sa portion qu'elle enveloppait d'un linge blanc, et qu'elle jetait dans ma cellule. On avait tiré au sort la religieuse qui me conduirait par la corde, et le sort était tombé sur elle; elle eut la fermeté d'aller trouver la supérieure, et de lui protester qu'elle se résoudrait plutôt à mourir qu'à cette infâme et cruelle fonction. Heureusement cette jeune fille était d'une famille considérée; elle jouissait d'une pension forte qu'elle employait au gré de la supérieure; et elle trouva, pour quelques livres de sucre et de café, une religieuse qui prit sa place. Je n'oserais penser que la main de Dieu se soit appesantie sur cette indigne; elle est devenue folle, et elle est enfermée; mais la supérieure vit, gouverne, tourmente et se porte bien.

 

Il était impossible que ma santé résistât à de si longues et de si dures épreuves; je tombai malade. Ce fut dans cette circonstance que la sœur Ursule montra bien toute l'amitié qu'elle avait pour moi; je lui dois la vie. Ce n'était pas un bien qu'elle me conservait, elle me le disait quelquefois elle-même: cependant il n'y avait sorte de services qu'elle ne me rendît les jours qu'elle était d'infirmerie; les autres jours je n'étais pas négligée, grâce à l'intérêt qu'elle prenait à moi, et aux petites récompenses qu'elle distribuait à celles qui me veillaient, selon que j'en avais été plus ou moins satisfaite. Elle avait demandé à me garder la nuit, et la supérieure le lui avait refusé, sous prétexte qu'elle était trop délicate pour suffire à cette fatigue: ce fut un véritable chagrin pour elle. Tous ses soins n'empêchèrent point les progrès du mal; je fus réduite à toute extrémité; je reçus les derniers sacrements. Quelques moments auparavant je demandai à voir la communauté assemblée, ce qui me fut accordé. Les religieuses entourèrent mon lit, la supérieure était au milieu d'elles; ma jeune amie occupait mon chevet, et me tenait une main qu'elle arrosait de ses larmes. On présuma que j'avais quelque chose à dire, on me souleva, et l'on me soutint sur mon séant à l'aide de deux oreillers. Alors, m'adressant à la supérieure, je la priai de m'accorder sa bénédiction et l'oubli des fautes que j'avais commises; je demandai pardon à toutes mes compagnes du scandale que je leur avais donné. J'avais fait apporter à côté de moi une infinité de bagatelles, ou qui paraient ma cellule, ou qui étaient à mon usage particulier, et je priai la supérieure de me permettre d'en disposer; elle y consentit, et je les donnai à celles qui lui avaient servi de satellites lorsqu'on m'avait jetée dans le cachot. Je fis approcher la religieuse qui m'avait conduite par la corde le jour de mon amende honorable, et je lui dis en l'embrassant et en lui présentant mon rosaire et mon christ: «Chère sœur, souvenez-vous de moi dans vos prières, et soyez sûre que je ne vous oublierai pas devant Dieu…» Et pourquoi Dieu ne m'a-t-il pas prise dans ce moment? J'allais à lui sans inquiétude. C'est un si grand bonheur! et qui est-ce qui peut se le promettre deux fois? qui sait ce que je serai au dernier moment? il faut pourtant que j'y vienne. Puisse Dieu renouveler encore mes peines, et me l'accorder aussi tranquille que je l'avais! Je voyais les cieux ouverts, et ils l'étaient, sans doute; car la conscience alors ne trompe pas, et elle me promettait une félicité éternelle.

Après avoir été administrée, je tombai dans une espèce de léthargie; on désespéra de moi pendant toute cette nuit. On venait de temps en temps me tâter le pouls; je sentais des mains se promener sur mon visage, et j'entendais différentes voix qui disaient, comme dans le lointain: «Il remonte… Son nez est froid… Elle n'ira pas à demain… Le rosaire et le christ vous resteront…» Et une autre voix courroucée qui disait: «Éloignez-vous, éloignez-vous; laissez-la mourir en paix; ne l'avez-vous pas assez tourmentée?..» Ce fut un moment bien doux pour moi, lorsque je sortis de cette crise, et que je rouvris les yeux, de me trouver entre les bras de mon amie. Elle ne m'avait point quittée; elle avait passé la nuit à me secourir, à répéter les prières des agonisants, à me faire baiser le christ et à l'approcher de ses lèvres, après l'avoir séparé des miennes. Elle crut, en me voyant ouvrir de grands yeux et pousser un profond soupir, que c'était le dernier; et elle se mit à jeter des cris et à m'appeler son amie; à dire: «Mon Dieu, ayez pitié d'elle et de moi! Mon Dieu, recevez son âme! Chère amie! quand vous serez devant Dieu, ressouvenez-vous de sœur Ursule…» Je la regardai en souriant tristement, en versant une larme et en lui serrant la main.

M. Bouvard15 arriva dans ce moment; c'est le médecin de la maison; cet homme est habile, à ce qu'on dit, mais il est despote, orgueilleux et dur. Il écarta mon amie avec violence; il me tâta le pouls et la peau; il était accompagné de la supérieure et de ses favorites. Il fit quelques questions monosyllabiques sur ce qui s'était passé; il répondit: «Elle s'en tirera.» Et regardant la supérieure, à qui ce mot ne plaisait pas: «Oui, madame, lui dit-il, elle s'en tirera; la peau est bonne, la fièvre est tombée, et la vie commence à poindre dans les yeux.»

À chacun de ces mots, la joie se déployait sur le visage de mon amie; et sur celui de la supérieure et de ses compagnes je ne sais quoi de chagrin que la contrainte dissimulait mal.

«Monsieur, lui dis-je, je ne demande pas à vivre.

– Tant pis,» me répondit-il; puis il ordonna quelque chose, et sortit. On dit que pendant ma léthargie, j'avais dit plusieurs fois: «Chère mère, je vais donc vous joindre! je vous dirai tout.» C'était apparemment à mon ancienne supérieure que je m'adressais, je n'en doute pas. Je ne donnai son portrait à personne, je désirais de l'emporter avec moi sous la tombe.

Le pronostic de M. Bouvard se vérifia; la fièvre diminua, des sueurs abondantes achevèrent de l'emporter; et l'on ne douta plus de ma guérison: je guéris en effet, mais j'eus une convalescence très-longue. Il était dit que je souffrirais dans cette maison toutes les peines qu'il est possible d'éprouver. Il y avait eu de la malignité dans ma maladie; la sœur Ursule ne m'avait presque point quittée. Lorsque je commençais à prendre des forces, les siennes se perdirent, ses digestions se dérangèrent, elle était attaquée l'après-midi de défaillances qui duraient quelquefois un quart d'heure: dans cet état, elle était comme morte, sa vue s'éteignait, une sueur froide lui couvrait le front, et se ramassait en gouttes qui coulaient le long de ses joues; ses bras, sans mouvement, pendaient à ses côtés. On ne la soulageait un peu qu'en la délaçant, et qu'en relâchant ses vêtements. Quand elle revenait de cet évanouissement, sa première idée était de me chercher à ses côtés, et elle m'y trouvait toujours; quelquefois même, lorsqu'il lui restait un peu de sentiment et de connaissance, elle promenait sa main autour d'elle sans ouvrir les yeux. Cette action était si peu équivoque, que quelques religieuses s'étant offertes à cette main qui tâtonnait, et n'en étant pas reconnues, parce qu'alors elle retombait sans mouvement, elles me disaient: «Sœur Suzanne, c'est à vous qu'elle en veut, approchez-vous donc…» Je me jetais à ses genoux, j'attirais sa main sur mon front, et elle y demeurait posée jusqu'à la fin de son évanouissement; quand il était fini, elle me disait: «Eh bien! sœur Suzanne, c'est moi qui m'en irai, et c'est vous qui resterez; c'est moi qui la reverrai la première, je lui parlerai de vous, elle ne m'entendra pas sans pleurer. S'il y a des larmes amères, il en est aussi de bien douces, et si l'on aime là-haut, pourquoi n'y pleurerait-on pas?» Alors elle penchait sa tête sur mon cou; elle en répandait avec abondance, et elle ajoutait: «Adieu, Sœur Suzanne; adieu, mon amie; qui est-ce qui partagera vos peines quand je n'y serai plus? Qui est-ce qui…? Ah! chère amie, que je vous plains! Je m'en vais, je le sens, je m'en vais. Si vous étiez heureuse, combien j'aurais de regret à mourir!»

15L'ennemi intime de Bordeu.