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La religieuse

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– Vous me rendez justice, mais vous ne la rendez pas à la vertu; c'est sur elle seule que je compte; plus elle est rare parmi les hommes, plus elle y doit être considérée.

– On la loue, mais on ne fait rien pour elle.

– C'est elle qui m'encourage et qui me soutient dans mon projet. Quoi qu'on m'objecte, on respectera mes mœurs; on ne dira pas, du moins, comme de la plupart des autres, que je sois entraînée hors de mon état par une passion déréglée: je ne vois personne, je ne connais personne. Je demande à être libre, parce que le sacrifice de ma liberté n'a pas été volontaire. Avez-vous lu mon mémoire?

– Non; j'ai ouvert le paquet que vous m'avez donné, parce qu'il était sans adresse, et que j'ai dû penser qu'il était pour moi; mais les premières lignes m'ont détrompée, et je n'ai pas été plus loin. Que vous fûtes bien inspirée de me l'avoir remis! un moment plus tard, on l'aurait trouvé sur vous… Mais l'heure qui finit notre station approche, prosternons-nous; que celles qui vont nous succéder nous trouvent dans la situation où nous devons être. Demandez à Dieu qu'il vous éclaire et qu'il vous conduise; je vais unir ma prière et mes soupirs aux vôtres.»

J'avais l'âme un peu soulagée. Ma compagne priait droite; moi, je me prosternai; mon front était appuyé contre la dernière marche de l'autel, et mes bras étaient étendus sur les marches supérieures. Je ne crois pas m'être jamais adressée à Dieu avec plus de consolation et de ferveur; le cœur me palpitait avec violence; j'oubliai en un instant tout ce qui m'environnait. Je ne sais combien je restai dans cette position, ni combien j'y serais encore restée; mais je fus un spectacle bien touchant, il le faut croire, pour ma compagne et pour les deux religieuses qui survinrent. Quand je me relevai, je crus être seule; je me trompais; elles étaient toutes les trois placées derrière moi et fondant en larmes: elles n'avaient osé m'interrompre; elles attendaient que je sortisse de moi-même de l'état de transport et d'effusion où elles me voyaient. Quand je me retournai de leur côté, mon visage avait sans doute un caractère bien imposant, si j'en juge par l'effet qu'il produisit sur elles et par ce qu'elles ajoutèrent, que je ressemblais alors à notre ancienne supérieure, lorsqu'elle nous consolait, et que ma vue leur avait causé le même tressaillement. Si j'avais eu quelque penchant à l'hypocrisie ou au fanatisme, et que j'eusse voulu jouer un rôle dans la maison, je ne doute point qu'il ne m'eût réussi. Mon âme s'allume facilement, s'exalte, se touche; et cette bonne supérieure m'a dit cent fois en m'embrassant que personne n'aurait aimé Dieu comme moi; que j'avais un cœur de chair et les autres un cœur de pierre. Il est sûr que j'éprouvais une facilité extrême à partager son extase; et que, dans les prières qu'elle faisait à haute voix, quelquefois il m'arrivait de prendre la parole, de suivre le fil de ses idées et de rencontrer, comme d'inspiration, une partie de ce qu'elle aurait dit elle-même. Les autres l'écoutaient en silence ou la suivaient, moi je l'interrompais, ou je la devançais, ou je parlais avec elle. Je conservais très-longtemps l'impression que j'avais prise; et il fallait apparemment que je lui en restituasse quelque chose; car si l'on discernait dans les autres qu'elles avaient conversé avec elle, on discernait en elle qu'elle avait conversé avec moi. Mais qu'est-ce que cela signifie, quand la vocation n'y est pas?.. Notre station finie, nous cédâmes la place à celles qui nous succédaient; nous nous embrassâmes bien tendrement, ma jeune compagne et moi, avant que de nous séparer.

La scène du reposoir fit bruit dans la maison; ajoutez à cela le succès de nos ténèbres du vendredi saint: je chantai, je touchai de l'orgue, je fus applaudie. Ô têtes folles de religieuses! je n'eus presque rien à faire pour me réconcilier avec toute la communauté; on vint au-devant de moi, la supérieure la première. Quelques personnes du monde cherchèrent à me connaître; cela cadrait trop bien avec mon projet pour m'y refuser. Je vis M. le premier président, madame de Soubise, et une foule d'honnêtes gens, des moines, des prêtres, des militaires, des magistrats, des femmes pieuses, des femmes du monde; et parmi tout cela cette sorte d'étourdis que vous appelez des talons rouges, et que j'eus bientôt congédiés. Je ne cultivai de connaissances que celles qu'on ne pouvait m'objecter; j'abandonnai le reste à celles de nos religieuses qui n'étaient pas si difficiles.

J'oubliais de vous dire que la première marque de bonté qu'on me donna, ce fut de me rétablir dans ma cellule. J'eus le courage de redemander le petit portrait de notre ancienne supérieure; et l'on n'eut pas celui de me le refuser; il a repris sa place sur mon cœur, il y demeurera tant que je vivrai. Tous les matins, mon premier mouvement est d'élever mon âme à Dieu, le second est de le baiser; lorsque je veux prier et que je me sens l'âme froide, je le détache de mon cou, je le place devant moi, je le regarde, et il m'inspire. C'est bien dommage que nous n'ayons pas connu les saints personnages, dont les simulacres sont exposés à notre vénération; ils feraient bien une autre impression sur nous; ils ne nous laisseraient pas à leurs pieds ou devant eux aussi froids que nous y demeurons.

J'eus la réponse à mon mémoire; elle était d'un M. Manouri14, ni favorable ni défavorable. Avant que de prononcer sur cette affaire, on demandait un grand nombre d'éclaircissements auxquels il était difficile de satisfaire sans se voir; je me nommai donc; et j'invitai M. Manouri à se rendre à Longchamp. Ces messieurs se déplacent difficilement; cependant il vint. Nous nous entretînmes très-longtemps; nous convînmes d'une correspondance par laquelle il me ferait parvenir sûrement ses demandes, et je lui enverrais mes réponses. J'employai de mon côté tout le temps qu'il donnait à mon affaire, à disposer les esprits, à intéresser à mon sort et à me faire des protections. Je me nommai, je révélai ma conduite dans la première maison que j'avais habitée, ce que j'avais souffert dans la maison domestique, les peines qu'on m'avait faites en couvent, ma réclamation à Sainte-Marie, mon séjour à Longchamp, ma prise d'habit, ma profession, la cruauté avec laquelle j'avais été traitée depuis que j'avais consommé mes vœux. On me plaignit, on m'offrit du secours; je retins la bonne volonté qu'on me témoignait pour le temps où je pourrais en avoir besoin, sans m'expliquer davantage. Rien ne transpirait dans la maison; j'avais obtenu de Rome la permission de réclamer contre mes vœux; incessamment l'action allait être intentée, qu'on était là-dessus dans une sécurité profonde. Je vous laisse donc à penser quelle fut la surprise de ma supérieure, lorsqu'on lui signifia, au nom de sœur Marie-Suzanne Simonin, une protestation contre ses vœux, avec la demande de quitter l'habit de religion, et de sortir du cloître pour disposer d'elle comme elle le jugerait à propos.

J'avais bien prévu que je trouverais plusieurs sortes d'opposition; celle des lois, celles de la maison religieuse, et celles de mes beaux-frères et sœurs alarmés: ils avaient eu tout le bien de la famille; et libre, j'aurais eu des reprises considérables à faire sur eux. J'écrivis à mes sœurs; je les suppliai de n'apporter aucune opposition à ma sortie; j'en appelai à leur conscience sur le peu de liberté de mes vœux; je leur offris un désistement par acte authentique de toutes mes prétentions à la succession de mon père et de ma mère; je n'épargnai rien pour leur persuader que ce n'était ici une démarche ni d'intérêt, ni de passion. Je ne m'en imposai point sur leurs sentiments; cet acte que je leur proposais, fait tandis que j'étais encore engagée en religion, devenait invalide; et il était trop incertain pour elles que je le ratifiasse quand je serais libre: et puis leur convenait-il d'accepter mes propositions? Laisseront-elles une sœur sans asile et sans fortune? Jouiront-elles de son bien? Que dira-t-on dans le monde? Si elle vient nous demander du pain, la refuserons-nous? S'il lui prend fantaisie de se marier, qui sait la sorte d'homme qu'elle épousera? Et si elle a des enfants?.. Il faut contrarier de toute notre force cette dangereuse tentative… Voilà ce qu'elles se dirent et ce qu'elles firent.

À peine la supérieure eut-elle reçu l'acte juridique de ma demande, qu'elle accourut dans ma cellule.

«Comment, sœur Sainte-Suzanne, me dit-elle, vous voulez nous quitter?

– Oui, madame.

– Et vous allez appeler de vos vœux?

– Oui, madame.

– Ne les avez-vous pas faits librement?

– Non, madame.

– Et qui est-ce qui vous a contrainte?

– Tout.

– Monsieur votre père?

– Mon père.

– Madame votre mère?

– Elle-même.

– Et pourquoi ne pas réclamer au pied des autels?

– J'étais si peu à moi, que je ne me rappelle pas même d'y avoir assisté.

– Pouvez-vous parler ainsi?

– Je dis la vérité.

– Quoi! vous n'avez pas entendu le prêtre vous demander: Sœur Sainte-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu obéissance, chasteté et pauvreté?

– Je n'en ai pas mémoire.

– Vous n'avez pas répondu qu'oui?

– Je n'en ai pas mémoire.

– Et vous imaginez que les hommes vous en croiront?

– Ils m'en croiront ou non; mais le fait n'en sera pas moins vrai.

– Chère enfant, si de pareils prétextes étaient écoutés, voyez quels abus il s'ensuivrait! Vous avez fait une démarche inconsidérée; vous vous êtes laissé entraîner par un sentiment de vengeance; vous avez à cœur les châtiments que vous m'avez obligée de vous infliger; vous avez cru qu'ils suffisaient pour rompre vos vœux; vous vous êtes trompée, cela ne se peut ni devant les hommes, ni devant Dieu. Songez que le parjure est le plus grand de tous les crimes; que vous l'avez déjà commis dans votre cœur; et que vous allez le consommer.

 

– Je ne serai point parjure, je n'ai rien juré.

– Si l'on a eu quelques torts avec vous, n'ont-ils pas été réparés?

– Ce ne sont point ces torts qui m'ont déterminée.

– Qu'est-ce donc?

– Le défaut de vocation, le défaut de liberté dans mes vœux.

– Si vous n'étiez point appelée; si vous étiez contrainte, que ne le disiez-vous quand il en était temps?

– Et à quoi cela m'aurait-il servi?

– Que ne montriez-vous la même fermeté que vous eûtes à Sainte-Marie?

– Est-ce que la fermeté dépend de nous? Je fus ferme la première fois; la seconde, j'étais imbécile.

– Que n'appeliez-vous un homme de loi? Que ne protestiez-vous? Vous avez eu les vingt-quatre heures pour constater votre regret.

– Savais-je rien de ces formalités? Quand je les aurais sues, étais-je en état d'en user? Quand j'aurais été en état d'en user, l'aurais-je pu? Quoi! madame, ne vous êtes-vous pas aperçue vous-même de mon aliénation? Si je vous prends à témoin, jurerez-vous que j'étais saine d'esprit?

– Je le jurerai!

– Eh bien! madame, c'est vous, et non pas moi, qui serez parjure.

– Mon enfant, vous allez faire un éclat inutile. Revenez à vous, je vous en conjure par votre propre intérêt, par celui de la maison; ces sortes d'affaires ne se suivent point sans des discussions scandaleuses.

– Ce ne sera pas ma faute.

– Les gens du monde sont méchants; on fera les suppositions les plus défavorables à votre esprit, à votre cœur, à vos mœurs; on croira…

– Tout ce qu'on voudra.

– Mais parlez-moi à cœur ouvert; si vous avez quelque mécontentement secret, quel qu'il soit, il y a du remède.

– J'étais, je suis et je serai toute ma vie mécontente de mon état.

– L'esprit séducteur qui nous environne sans cesse, et qui cherche à nous perdre, aurait-il profité de la liberté trop grande qu'on vous a accordée depuis peu, pour vous inspirer quelque penchant funeste?

– Non, madame: vous savez que je ne fais pas un serment sans peine: j'atteste Dieu que mon cœur est innocent, et qu'il n'y eut jamais aucun sentiment honteux.

– Cela ne se conçoit pas.

– Rien cependant, madame, n'est plus facile à concevoir. Chacun a son caractère, et j'ai le mien; vous aimez la vie monastique, et je la hais; vous avez reçu de Dieu les grâces de votre état, et elles me manquent toutes; vous vous seriez perdue dans le monde; et vous assurez ici votre salut; je me perdrais ici, et j'espère me sauver dans le monde; je suis et je serai une mauvaise religieuse.

– Et pourquoi? Personne ne remplit mieux ses devoirs que vous.

– Mais c'est avec peine et à contre-cœur.

– Vous en méritez davantage.

– Personne ne peut savoir mieux que moi ce que je mérite; et je suis forcée de m'avouer qu'en me soumettant à tout, je ne mérite rien. Je suis lasse d'être une hypocrite; en faisant ce qui sauve les autres, je me déteste et je me damne. En un mot, madame, je ne connais de véritables religieuses que celles qui sont retenues ici par leur goût pour la retraite, et qui y resteraient quand elles n'auraient autour d'elles ni grilles, ni murailles qui les retinssent. Il s'en manque bien que je sois de ce nombre: mon corps est ici, mais mon cœur n'y est pas; il est au dehors: et s'il fallait opter entre la mort et la clôture perpétuelle, je ne balancerais pas à mourir. Voilà mes sentiments.

– Quoi! vous quitterez sans remords ce voile, ces vêtements qui vous ont consacrée à Jésus-Christ?

– Oui, madame, parce que je les ai pris sans réflexion et sans liberté…»

Je lui répondis avec bien de la modération, car ce n'était pas là ce que mon cœur me suggérait; il me disait: «Oh! que ne suis-je au moment où je pourrai les déchirer et les jeter loin de moi!..»

Cependant ma réponse l'atterra; elle pâlit, elle voulut encore parler; mais ses lèvres tremblaient; elle ne savait pas trop ce qu'elle avait encore à me dire. Je me promenais à grands pas dans ma cellule, et elle s'écriait:

«Ô mon Dieu! que diront nos sœurs? Ô Jésus, jetez sur elle un regard de pitié! Sœur Sainte-Suzanne!

– Madame.

– C'est donc un parti pris? Vous voulez nous déshonorer, nous rendre et devenir la fable publique, vous perdre!

– Je veux sortir d'ici.

– Mais si ce n'est que la maison qui vous déplaise…

– C'est la maison, c'est mon état, c'est la religion; je ne veux être renfermée ni ici ni ailleurs.

– Mon enfant, vous êtes possédée du démon; c'est lui qui vous agite, qui vous fait parler, qui vous transporte; rien n'est plus vrai: voyez dans quel état vous êtes!»

En effet, je jetai les yeux sur moi, et je vis que ma robe était en désordre, que ma guimpe s'était tournée presque sens devant derrière, et que mon voile était tombé sur mes épaules. J'étais ennuyée des propos de cette méchante supérieure qui n'avait avec moi qu'un ton radouci et faux; et je lui dis avec dépit:

«Non, madame, non, je ne veux plus de ce vêtement, je n'en veux plus…»

Cependant je tâchais de rajuster mon voile; mes mains tremblaient; et plus je m'efforçais à l'arranger, plus je le dérangeais: impatientée, je le saisis avec violence, je l'arrachai, je le jetai par terre, et je restai devant ma supérieure, le front ceint d'un bandeau, et la tête échevelée. Cependant elle, incertaine si elle devait rester, allait et venait en disant:

«Ô Jésus! elle est possédée; rien n'est plus vrai, elle est possédée…»

Et l'hypocrite se signait avec la croix de son rosaire.

Je ne tardai pas à revenir à moi; je sentis l'indécence de mon état et l'imprudence de mes discours; je me composai de mon mieux; je ramassai mon voile et je le remis; puis, me tournant vers elle, je lui dis:

«Madame, je ne suis ni folle, ni possédée; je suis honteuse de mes violences, et je vous en demande pardon; mais jugez par là combien l'état de religieuse me convient peu, et combien il est juste que je cherche à m'en tirer, si je puis.»

Elle, sans m'écouter, répétait: «Que dira le monde? Que diront nos sœurs?

– Madame, lui dis-je, voulez-vous éviter un éclat; il y aurait un moyen. Je ne cours point après ma dot; je ne demande que la liberté: je ne dis point que vous m'ouvriez les portes; mais faites seulement aujourd'hui, demain, après, qu'elles soient mal gardées; et ne vous apercevez de mon évasion que le plus tard que vous pourrez…

– Malheureuse! qu'osez-vous me proposer?

– Un conseil qu'une bonne et sage supérieure devrait suivre avec toutes celles pour qui leur couvent est une prison; et le couvent en est une pour moi mille fois plus affreuse que celles qui renferment les malfaiteurs; il faut que j'en sorte ou que j'y périsse. Madame, lui dis-je en prenant un ton grave et un regard assuré, écoutez-moi: si les lois auxquelles je me suis adressée trompaient mon attente; et que, poussée par des mouvements d'un désespoir que je ne connais que trop… vous avez un puits… il y a des fenêtres dans la maison… partout on a des murs devant soi… on a un vêtement qu'on peut dépecer… des mains dont on peut user…

– Arrêtez, malheureuse! vous me faites frémir. Quoi! vous pourriez…

– Je pourrais, au défaut de tout ce qui finit brusquement les maux de la vie, repousser les aliments; on est maître de boire et de manger, ou de n'en rien faire… S'il arrivait, après ce que je viens de vous dire, que j'eusse le courage… et vous savez que je n'en manque pas, et qu'il en faut plus quelquefois pour vivre que pour mourir… transportez-vous au jugement de Dieu, et dites-moi laquelle de la supérieure ou de sa religieuse lui semblerait la plus coupable?.. Madame, je ne redemande ni ne redemanderai jamais rien à la maison; épargnez-moi un forfait, épargnez-vous de longs remords: concertons ensemble…

– Y pensez-vous, sœur Sainte-Suzanne? Que je manque au premier de mes devoirs, que je donne les mains au crime, que je partage un sacrilége!

– Le vrai sacrilége, madame, c'est moi qui le commets tous les jours en profanant par le mépris les habits sacrés que je porte. Ôtez-les-moi, j'en suis indigne; faites chercher dans le village les haillons de la paysanne la plus pauvre; et que la clôture me soit entr'ouverte.

– Et où irez-vous pour être mieux?

– Je ne sais où j'irai; mais on n'est mal qu'où Dieu ne nous veut point: et Dieu ne me veut point ici.

– Vous n'avez rien.

– Il est vrai; mais l'indigence n'est pas ce que je crains le plus.

– Craignez les désordres auxquels elle entraîne.

– Le passé me répond de l'avenir; si j'avais voulu écouter le crime, je serais libre. Mais s'il me convient de sortir de cette maison, ce sera, ou de votre consentement, ou par l'autorité des lois. Vous pouvez opter…»

Cette conversation avait duré. En me la rappelant, je rougis des choses indiscrètes et ridicules que j'avais faites et dites; mais il était trop tard. La supérieure en était encore à ses exclamations «que dira le monde! que diront nos sœurs!» lorsque la cloche qui nous appelait à l'office vint nous séparer. Elle me dit en me quittant:

«Sœur Sainte-Suzanne, vous allez à l'église; demandez à Dieu qu'il vous touche et qu'il vous rende l'esprit de votre état; interrogez votre conscience, et croyez ce qu'elle vous dira: il est impossible qu'elle ne vous fasse des reproches. Je vous dispense du chant.»

Nous descendîmes presque ensemble. L'office s'acheva: à la fin de l'office, lorsque toutes les sœurs étaient sur le point de se séparer, elle frappa sur son bréviaire et les arrêta.

«Mes sœurs, leur dit-elle, je vous invite à vous jeter au pied des autels, et à implorer la miséricorde de Dieu sur une religieuse qu'il a abandonnée, qui a perdu le goût et l'esprit de la religion, et qui est sur le point de se porter à une action sacrilége aux yeux de Dieu, et honteuse aux yeux des hommes.»

Je ne saurais vous peindre la surprise générale; en un clin d'œil, chacune, sans se remuer, eut parcouru le visage de ses compagnes, cherchant à démêler la coupable à son embarras. Toutes se prosternèrent et prièrent en silence. Au bout d'un espace de temps assez considérable, la prieure entonna à voix basse le Veni, Creator, et toutes continuèrent à voix basse le Veni, Creator; puis, après un second silence, la prieure frappa sur son pupitre, et l'on sortit.

Je vous laisse à penser le murmure qui s'éleva dans la communauté: «Qui est-ce? Qui n'est-ce pas? Qu'a-t-elle fait? Que veut-elle faire?..» Ces soupçons ne durèrent pas longtemps. Ma demande commençait à faire du bruit dans le monde; je recevais des visites sans fin: les uns m'apportaient des reproches, d'autres m'apportaient des conseils; j'étais approuvée des uns, j'étais blâmée des autres. Je n'avais qu'un moyen de me justifier aux yeux de tous, c'était de les instruire de la conduite de mes parents; et vous concevez quel ménagement j'avais à garder sur ce point; il n'y avait que quelques personnes, qui me restèrent sincèrement attachées, et M. Manouri, qui s'était chargé de mon affaire, à qui je pusse m'ouvrir entièrement. Lorsque j'étais effrayée des tourments dont j'étais menacée, ce cachot, où j'avais été traînée une fois, se représentait à mon imagination dans toute son horreur; je connaissais la fureur des religieuses. Je communiquai mes craintes à M. Manouri; et il me dit: «Il est impossible de vous éviter toutes sortes de peines: vous en aurez, vous avez dû vous y attendre; il faut vous armer de patience, et vous soutenir par l'espoir qu'elles finiront. Pour ce cachot, je vous promets que vous n'y rentrerez jamais; c'est mon affaire…» En effet, quelques jours après il apporta un ordre à la supérieure de me représenter toutes et quantes fois elle en serait requise.

Le lendemain, après l'office, je fus encore recommandée aux prières publiques de la communauté: l'on pria en silence, et l'on dit à voix basse la même hymne que la veille. Même cérémonie le troisième jour, avec cette différence que l'on m'ordonna de me placer debout au milieu du chœur, et que l'on récita les prières pour les agonisants, les litanies des Saints, avec le refrain ora pro eâ. Le quatrième jour, ce fut une momerie qui marquait bien le caractère bizarre de la supérieure. À la fin de l'office, on me fit coucher dans une bière au milieu du chœur; on plaça des chandeliers à mes côtés, avec un bénitier; on me couvrit d'un suaire, et l'on récita l'office des morts, après lequel chaque religieuse, en sortant, me jeta de l'eau bénite, en disant: Requiescat in pace. Il faut entendre la langue des couvents, pour connaître l'espèce de menace contenue dans ces derniers mots. Deux religieuses relevèrent le suaire, éteignirent les cierges, et me laissèrent là, trempée jusqu'à la peau, de l'eau dont elles m'avaient malicieusement arrosée. Mes habits se séchèrent sur moi; je n'avais pas de quoi me rechanger. Cette mortification fut suivie d'une autre. La communauté s'assembla; on me regarda comme une réprouvée, ma démarche fut traitée d'apostasie; et l'on défendit, sous peine de désobéissance, à toutes les religieuses de me parler, de me secourir, de m'approcher, et de toucher même aux choses qui m'auraient servi. Ces ordres furent exécutés à la rigueur. Nos corridors sont étroits; deux personnes ont, en quelques endroits, de la peine à passer de front: si j'allais, et qu'une religieuse vînt à moi, ou elle retournait sur ses pas, ou elle se collait contre le mur, tenant son voile et son vêtement, de crainte qu'il ne frottât contre le mien. Si l'on avait quelque chose à recevoir de moi, je le posais à terre, et on le prenait avec un linge; si l'on avait quelque chose à me donner, oh me le jetait. Si l'on avait eu le malheur de me toucher, l'on se croyait souillée, et l'on allait s'en confesser et s'en faire absoudre chez la supérieure. On a dit que la flatterie était vile et basse; elle est encore bien cruelle et bien ingénieuse, lorsqu'elle se propose de plaire par les mortifications qu'elle invente. Combien de fois je me suis rappelé le mot de ma céleste supérieure de Moni: «Entre toutes ces créatures que vous voyez autour de moi, si dociles, si innocentes, si douces, eh bien! mon enfant, il n'y en a presque pas une, non, presque pas une, dont je ne pusse faire une bête féroce; étrange métamorphose pour laquelle la disposition est d'autant plus grande, qu'on est entré plus jeune dans une cellule, et que l'on connaît moins la vie sociale: ce discours vous étonne; Dieu vous préserve d'en éprouver la vérité. Sœur Suzanne, la bonne religieuse est celle qui apporte dans le cloître quelque grande faute à expier.»

 

Je fus privée de tous les emplois. À l'église, on laissait une stalle vide à chaque côté de celle que j'occupais. J'étais seule à une table au réfectoire; on ne m'y servait pas; j'étais obligée d'aller dans la cuisine demander ma portion; la première fois, la sœur cuisinière me cria: «N'entrez pas, éloignez-vous…»

Je lui obéis.

«Que voulez-vous?

– À manger.

– À manger! vous n'êtes pas digne de vivre…»

Quelquefois je m'en retournais, et je passais la journée sans rien prendre; quelquefois j'insistais; et l'on me mettait sur le seuil des mets qu'on aurait eu honte de présenter à des animaux; je les ramassais en pleurant, et je m'en allais. Arrivais-je quelquefois à la porte du chœur la dernière, je la trouvais fermée; je m'y mettais à genoux; et là j'attendais la fin de l'office: si c'était au jardin, je m'en retournais dans ma cellule. Cependant, mes forces s'affaiblissant par le peu de nourriture, la mauvaise qualité de celle que je prenais, et plus encore par la peine que j'avais à supporter tant de marques réitérées d'inhumanité, je sentis que, si je persistais à souffrir sans me plaindre, je ne verrais jamais la fin de mon procès. Je me déterminai donc à parler à la supérieure; j'étais à moitié morte de frayeur: j'allai cependant frapper doucement à sa porte. Elle ouvrit; à ma vue, elle recula plusieurs pas en arrière, en me criant:

«Apostate, éloignez-vous!»

Je m'éloignai.

«Encore.»

Je m'éloignai encore.

«Que voulez-vous?

– Puisque ni Dieu ni les hommes ne m'ont point condamnée à mourir, je veux, madame, que vous ordonniez qu'on me fasse vivre.

– Vivre! me dit-elle, en me répétant le propos de la sœur cuisinière, en êtes-vous digne?

– Il n'y a que Dieu qui le sache; mais je vous préviens que si l'on me refuse la nourriture, je serai forcée d'en porter mes plaintes à ceux qui m'ont acceptée sous leur protection. Je ne suis ici qu'en dépôt, jusqu'à ce que mon sort et mon état soient décidés.

– Allez, me dit-elle, ne me souillez pas de vos regards; j'y pourvoirai…»

Je m'en allai; et elle ferma sa porte avec violence. Elle donna ses ordres apparemment, mais je n'en fus guère mieux soignée; on se faisait un mérite de lui désobéir: on me jetait les mets les plus grossiers, encore les gâtait-on avec de la cendre et toutes sortes d'ordures.

Voilà la vie que j'ai menée tant que mon procès a duré. Le parloir ne me fut pas tout à fait interdit; on ne pouvait m'ôter la liberté de conférer avec mes juges ni avec mon avocat; encore celui-ci fut-il obligé d'employer plusieurs fois la menace pour obtenir de me voir. Alors une sœur m'accompagnait; elle se plaignait, si je parlais bas; elle s'impatientait, si je restais trop; elle m'interrompait, me démentait, me contredisait, répétait à la supérieure mes discours, les altérait, les empoisonnait, m'en supposait même que je n'avais pas tenus; que sais-je? On en vint jusqu'à me voler, me dépouiller, m'ôter mes chaises, mes couvertures et mes matelas; on ne me donnait plus de linge blanc; mes vêtements se déchiraient; j'étais presque sans bas et sans souliers. J'avais peine à obtenir de l'eau; j'ai plusieurs fois été obligée d'en aller chercher moi-même au puits, à ce puits dont je vous ai parlé. On me cassa mes vaisseaux: alors j'en étais réduite à boire l'eau que j'avais tirée, sans en pouvoir emporter. Si je passais sous des fenêtres, j'étais obligée de fuir, ou de m'exposer à recevoir les immondices des cellules. Quelques sœurs m'ont craché au visage. J'étais devenue d'une malpropreté hideuse. Comme on craignait les plaintes que je pourrais faire à nos directeurs, la confession me fut interdite.

Un jour de grande fête, c'était, je crois, le jour de l'Ascension, on embarrassa ma serrure; je ne pus aller à la messe; et j'aurais peut-être manqué à tous les autres offices, sans la visite de M. Manouri, à qui l'on dit d'abord que l'on ne savait pas ce que j'étais devenue, qu'on ne me voyait plus, et que je ne faisais aucune action de christianisme. Cependant, à force de me tourmenter, j'abattis ma serrure, et je me rendis à la porte du chœur, que je trouvai fermée, comme il arrivait lorsque je ne venais pas des premières. J'étais couchée à terre, la tête et le dos appuyés contre un des murs, les bras croisés sur la poitrine, et le reste de mon corps étendu fermait le passage; lorsque l'office finit, et que les religieuses se présentèrent pour sortir, la première s'arrêta tout court; les autres arrivèrent à sa suite; la supérieure se douta de ce que c'était, et dit:

«Marchez sur elle, ce n'est qu'un cadavre.»

Quelques-unes obéirent, et me foulèrent aux pieds; d'autres furent moins inhumaines; mais aucune n'osa me tendre la main pour me relever. Tandis que j'étais absente, on enleva de ma cellule mon prie-dieu, le portrait de notre fondatrice, les autres images pieuses, le crucifix; et il ne me resta que celui que je portais à mon rosaire, qu'on ne me laissa pas longtemps. Je vivais donc entre quatre murailles nues, dans une chambre sans porte, sans chaise, debout, ou sur une paillasse, sans aucun des vaisseaux les plus nécessaires, forcée de sortir la nuit pour satisfaire aux besoins de la nature, et accusée le matin de troubler le repos de la maison, d'errer et de devenir folle. Comme ma cellule ne fermait plus, on entrait pendant la nuit en tumulte, on criait, on tirait mon lit, on cassait mes fenêtres, on me faisait toutes sortes de terreurs. Le bruit montait à l'étage au-dessus; descendait l'étage au-dessous; et celles qui n'étaient pas du complot disaient qu'il se passait dans ma chambre des choses étranges; qu'elles avaient entendu des voix lugubres, des cris, des cliquetis de chaînes, et que je conversais avec les revenants et les mauvais esprits; qu'il fallait que j'eusse fait un pacte; et qu'il faudrait incessamment déserter de mon corridor.

Il y a dans les communautés des têtes faibles; c'est même le grand nombre: celles-là croyaient ce qu'on leur disait, n'osaient passer devant ma porte, me voyaient dans leur imagination troublée avec une figure hideuse, faisaient le signe de la croix à ma rencontre, et s'enfuyaient en criant: «Satan, éloignez-vous de moi! Mon Dieu, venez à mon secours!..» Une des plus jeunes était au fond du corridor, j'allais à elle, et il n'y avait pas moyen de m'éviter; la frayeur la plus terrible la prit. D'abord elle se tourna le visage contre le mur, marmottant d'une voix tremblante: «Mon Dieu! mon Dieu! Jésus! Marie!..» Cependant j'avançais; quand elle me sentit près d'elle, elle se couvre le visage de ses deux mains de peur de me voir, s'élance de mon côté, se précipite avec violence entre mes bras, et s'écrie: «À moi! à moi! miséricorde! je suis perdue! Sœur Sainte-Suzanne, ne me faites point de mal; sœur Sainte-Suzanne, ayez pitié de moi…» Et en disant ces mots, la voilà qui tombe renversée à moitié morte sur le carreau.

14Avocat célèbre de l'époque.