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La religieuse

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Mais une peine ne vient jamais seule. Le temps d'aller à confesse arriva. Je m'étais déjà accusée des premières caresses que ma supérieure m'avait faites; le directeur m'avait très-expressément défendu de m'y prêter davantage; mais le moyen de se refuser à des choses qui font grand plaisir à une autre dont on dépend entièrement, et auxquelles on n'entend soi-même aucun mal?

Ce directeur devant jouer un grand rôle dans le reste de mes mémoires, je crois qu'il est à propos que vous le connaissiez.

C'est un cordelier; il s'appelle le P. Lemoine; il n'a pas plus de quarante-cinq ans. C'est une des plus belles physionomies qu'on puisse voir; elle est douce, sereine, ouverte, riante, agréable quand il n'y pense pas; mais quand il y pense, son front se ride, ses sourcils se froncent, ses yeux se baissent, et son maintien devient austère. Je ne connais pas deux hommes plus différents que le P. Lemoine à l'autel et le P. Lemoine au parloir seul ou en compagnie. Au reste, toutes les personnes religieuses en sont là; et moi-même je me suis surprise plusieurs fois sur le point d'aller à la grille, arrêtée tout court, rajustant mon voile, mon bandeau, composant mon visage, mes yeux, ma bouche, mes mains, mes bras, ma contenance ma démarche, et me faisant un maintien et une modestie d'emprunt qui duraient plus ou moins, selon les personnes avec lesquelles j'avais à parler. Le P. Lemoine est grand, bien fait, gai, très-aimable quand il s'oublie; il parle à merveille; il a dans sa maison la réputation d'un grand théologien, et dans le monde celle d'un grand prédicateur; il converse à ravir. C'est un homme très-instruit d'une infinité de connaissances étrangères à son état: il a la plus belle voix, il sait la musique, l'histoire et les langues; il est docteur de Sorbonne. Quoiqu'il soit jeune, il a passé par les dignités principales de son ordre. Je le crois sans intrigue et sans ambition; il est aimé de ses confrères. Il avait sollicité la supériorité de la maison d'Étampes, comme un poste tranquille où il pourrait se livrer sans distraction à quelques études qu'il avait commencées; et on la lui avait accordée. C'est une grande affaire pour une maison de religieuses que le choix d'un confesseur: il faut être dirigée par un homme important et de marque. On fit tout pour avoir le P. Lemoine, et on l'eut, du moins par extraordinaire.

On lui envoyait la voiture de la maison la veille des grandes fêtes, et il venait. Il fallait voir le mouvement que son attente produisait dans toute la communauté; comme on était joyeuse, comme on se renfermait, comme on travaillait à son examen, comme on se préparait à l'occuper le plus longtemps qu'il serait possible.

C'était la veille de la Pentecôte. Il était attendu. J'étais inquiète, la supérieure s'en aperçut, elle m'en parla. Je ne lui cachai point la raison de mon souci; elle m'en parut plus alarmée encore que moi, quoiqu'elle fît tout pour me le celer. Elle traita le P. Lemoine d'homme ridicule, se moqua de mes scrupules, me demanda si le P. Lemoine en savait plus sur l'innocence de ses sentiments et des miens que notre conscience, et si la mienne me reprochait quelque chose. Je lui répondis que non. «Eh bien! me dit-elle, je suis votre supérieure, vous me devez l'obéissance, et je vous ordonne de ne lui point parler de ces sottises. Il est inutile que vous alliez à confesse, si vous n'avez que des bagatelles à lui dire.»

Cependant le P. Lemoine arriva; et je me disposais à la confession, tandis que de plus pressées s'en étaient emparées. Mon tour approchait, lorsque la supérieure vint à moi, me tira à l'écart, et me dit: «Sainte-Suzanne, j'ai pensé à ce que vous m'avez dit; retournez-vous-en dans votre cellule, je ne veux pas que vous alliez à confesse aujourd'hui.

– Et pourquoi, lui répondis-je, chère mère? C'est demain un grand jour, c'est jour de communion générale: que voulez-vous qu'on pense, si je suis la seule qui n'approche point de la sainte table?

– N'importe, on dira tout ce qu'on voudra, mais vous n'irez point à confesse.

– Chère mère, lui dis-je, s'il est vrai que vous m'aimiez, ne me donnez point cette mortification, je vous le demande en grâce.

– Non, non, cela ne se peut; vous me feriez quelque tracasserie avec cet homme-là, et je n'en veux point avoir.

– Non, chère mère, je ne vous en ferai point!

– Promettez-moi donc… Cela est inutile, vous viendrez demain matin dans ma chambre, vous vous accuserez à moi: vous n'avez commis aucune faute, dont je ne puisse vous réconcilier et vous absoudre; et vous communierez avec les autres. Allez.»

Je me retirai donc, et j'étais dans ma cellule, triste, inquiète, rêveuse, ne sachant quel parti prendre, si j'irais au P. Lemoine malgré ma supérieure, si je m'en tiendrais à son absolution le lendemain, et si je ferais mes dévotions avec le reste de la maison, ou si je m'éloignerais des sacrements, quoi qu'on en pût dire. Lorsqu'elle rentra, elle s'était confessée, et le P. Lemoine lui avait demandé pourquoi il ne m'avait point aperçue, si j'étais malade; je ne sais ce qu'elle lui avait répondu, mais la fin de cela, c'est qu'il m'attendait au confessionnal. «Allez-y donc, me dit-elle, puisqu'il le faut, mais assurez-moi que vous vous tairez.» J'hésitais, elle insistait. «Eh! folle, me disait-elle, quel mal veux-tu qu'il y ait à taire ce qu'il n'y a point eu de mal à faire?

– Et quel mal y a-t-il à le dire? lui répondis-je.

– Aucun, mais il y a de l'inconvénient. Qui sait l'importance que cet homme peut y mettre? Assurez-moi donc…» Je balançai encore; mais enfin je m'engageai à ne rien dire, s'il ne me questionnait pas, et j'allai.

Je me confessai, et je me tus; mais le directeur m'interrogea, et je ne dissimulai rien. Il me fit mille demandes singulières, auxquelles je ne comprends rien encore à présent que je me les rappelle. Il me traita avec indulgence; mais il s'exprima sur la supérieure dans des termes qui me firent frémir; il l'appela indigne, libertine, mauvaise religieuse, femme pernicieuse, âme corrompue; et m'enjoignit, sous peine de péché mortel, de ne me trouver jamais seule avec elle, et de ne souffrir aucune de ses caresses.

«Mais, mon père, lui dis-je, c'est ma supérieure; elle peut entrer chez moi, m'appeler chez elle quand il lui plaît.

– Je le sais, je le sais, et j'en suis désolé. Chère enfant, me dit-il, loué soit Dieu qui vous a préservée jusqu'à présent! Sans oser m'expliquer avec vous plus clairement, dans la crainte de devenir moi-même le complice de votre indigne supérieure, et de faner, par le souffle empoisonné qui sortirait malgré moi de mes lèvres, une fleur délicate, qu'on ne garde fraîche et sans tache jusqu'à l'âge où vous êtes, que par une protection spéciale de la Providence, je vous ordonne de fuir votre supérieure, de repousser loin de vous ses caresses, de ne jamais entrer seule chez elle, de lui fermer votre porte, surtout la nuit; de sortir de votre lit, si elle entre chez vous malgré vous; d'aller dans le corridor, d'appeler s'il le faut, de descendre toute nue jusqu'au pied des autels, de remplir la maison de vos cris, et de faire tout ce que l'amour de Dieu, la crainte du crime, la sainteté de votre état et l'intérêt de votre salut vous inspireraient, si Satan en personne se présentait à vous et vous poursuivait. Oui, mon enfant, Satan; c'est sous cet aspect que je suis contraint de vous montrer votre supérieure; elle est enfoncée dans l'abîme du crime, elle cherche à vous y plonger; et vous y seriez déjà peut-être avec elle, si votre innocence même ne l'avait remplie de terreur, et ne l'avait arrêtée.» Puis levant les yeux au ciel, il s'écria: «Mon Dieu! continuez de protéger cette enfant… Dites avec moi: Satana, vade retrò, apage, Satana. Si cette malheureuse vous interroge, dites-lui tout, répétez-lui mon discours; dites-lui qu'il vaudrait mieux qu'elle ne fût pas née, ou qu'elle se précipitât seule aux enfers par une mort violente.

– Mais, mon père, lui répliquai-je, vous l'avez entendue elle-même tout à l'heure.»

Il ne me répondit rien; mais poussant un soupir profond, il porta ses bras contre une des parois du confessionnal, et appuya sa tête dessus comme un homme pénétré de douleur: il demeura quelque temps dans cet état. Je ne savais que penser; les genoux me tremblaient; j'étais dans un trouble, un désordre qui ne se conçoit pas. Tel serait un voyageur qui marcherait dans les ténèbres entre des précipices qu'il ne verrait pas, et qui serait frappé de tout côté par des voix souterraines qui lui crieraient: «C'est fait de toi!» Me regardant ensuite avec un air tranquille, mais attendri, il me dit: «Avez-vous de la santé?

– Oui, mon père.

– Ne seriez-vous pas trop incommodée d'une nuit que vous passeriez sans dormir?

– Non, mon père.

– Eh bien! me dit-il, vous ne vous coucherez point celle-ci; aussitôt après votre collation vous irez dans l'église, vous vous prosternerez au pied des autels, vous y passerez la nuit en prières. Vous ne savez pas le danger que vous avez couru: vous remercierez Dieu de vous en avoir garantie; et demain vous approcherez de la sainte table avec toutes les autres religieuses. Je ne vous donne pour pénitence que de vous tenir loin de votre supérieure, et que de repousser ses caresses empoisonnées. Allez; je vais de mon côté unir mes prières aux vôtres. Combien vous m'allez causer d'inquiétudes! Je sens toutes les suites du conseil que je vous donne; mais je vous le dois, et je me le dois à moi-même. Dieu est le maître; et nous n'avons qu'une loi.»

Je ne me rappelle, monsieur, que très-imparfaitement tout ce qu'il me dit. À présent que je compare son discours tel que je viens de vous le rapporter, avec l'impression terrible qu'il me fit, je n'y trouve pas de comparaison; mais cela vient de ce qu'il est brisé, décousu; qu'il y manque beaucoup de choses que je n'ai pas retenues, parce que je n'y attachais aucune idée distincte, et que je ne voyais et ne vois encore aucune importance à des choses sur lesquelles il se récriait avec le plus de violence. Par exemple, qu'est-ce qu'il trouvait de si étrange dans la scène du clavecin? N'y a-t-il pas des personnes sur lesquelles la musique fait la plus violente impression? On m'a dit à moi-même que certains airs, certaines modulations changeaient entièrement ma physionomie: alors j'étais tout à fait hors de moi, je ne savais presque pas ce que je devenais; je ne crois pas que j'en fusse moins innocente. Pourquoi n'en eût-il pas été de même de ma supérieure, qui était certainement, malgré toutes ses folies et ses inégalités, une des femmes les plus sensibles qu'il y eût au monde? Elle ne pouvait entendre un récit un peu touchant sans fondre en larmes; quand je lui racontai mon histoire, je la mis dans un état à faire pitié. Que ne lui faisait-il un crime aussi de sa commisération? Et la scène de la nuit, dont il attendait l'issue avec une frayeur mortelle… Certainement cet homme est trop sévère.

 

Quoi qu'il en soit, j'exécutai ponctuellement ce qu'il m'avait prescrit, et dont il avait sans doute prévu la suite immédiate. Tout au sortir du confessionnal, j'allai me prosterner au pied des autels; j'avais la tête troublée d'effroi; j'y demeurai jusqu'à souper. La supérieure, inquiète de ce que j'étais devenue, m'avait fait appeler; on lui avait répondu que j'étais en prière. Elle s'était montrée plusieurs fois à la porte du chœur; mais j'avais fait semblant de ne la point apercevoir. L'heure du souper sonna; je me rendis au réfectoire; je soupai à la hâte; et le souper fini, je revins aussitôt à l'église; je ne parus point à la récréation du soir; à l'heure de se retirer et de se coucher je ne remontai point. La supérieure n'ignorait pas ce que j'étais devenue. La nuit était fort avancée; tout était en silence dans la maison, lorsqu'elle descendit auprès de moi. L'image sous laquelle le directeur me l'avait montrée, se retraça à mon imagination; le tremblement me prit, je n'osai la regarder, je crus que je la verrais avec un visage hideux, et tout enveloppée de flammes, et je disais au dedans de moi: «Satana, vade retrò, apage, Satana. Mon Dieu, conservez-moi, éloignez de moi ce démon.»

Elle se mit à genoux, et après avoir prié quelque temps, elle me dit: «Sainte-Suzanne, que faites-vous ici?

– Madame, vous le voyez.

– Savez-vous l'heure qu'il est?

– Oui, madame.

– Pourquoi n'êtes-vous pas rentrée chez vous à l'heure de la retraite?

– C'est que je me disposais à célébrer demain le grand jour.

– Votre dessein était donc de passer ici la nuit?

– Oui, madame.

– Et qui est-ce qui vous l'a permis?

– Le directeur me l'a ordonné.

– Le directeur n'a rien à ordonner contre la règle de la maison; et moi, je vous ordonne de vous aller coucher.

– Madame, c'est la pénitence qu'il m'a imposée.

– Vous la remplacerez par d'autres œuvres.

– Cela n'est pas à mon choix.

– Allons, me dit-elle, mon enfant, venez. La fraîcheur de l'église pendant la nuit vous incommodera; vous prierez dans votre cellule.»

Après cela, elle voulut me prendre par la main; mais je m'éloignai avec vitesse. «Vous me fuyez, me dit-elle.

– Oui, madame, je vous fuis.»

Rassurée par la sainteté du lieu, par la présence de la Divinité, par l'innocence de mon cœur, j'osai lever les yeux sur elle; mais à peine l'eus-je aperçue, que je poussai un grand cri et que je me mis à courir dans le chœur comme une insensée, en criant: «Loin de moi, Satan!..»

Elle ne me suivait point, elle restait à sa place, et elle me disait, en tendant doucement ses deux bras vers moi, et de la voix la plus touchante et la plus douce: «Qu'avez-vous? D'où vient cet effroi? Arrêtez. Je ne suis point Satan, je suis votre supérieure et votre amie.»

Je m'arrêtai, je retournai encore la tête vers elle, et je vis que j'avais été effrayée par une apparence bizarre que mon imagination avait réalisée; c'est qu'elle était placée, par rapport à la lampe de l'église, de manière qu'il n'y avait que son visage et que l'extrémité de ses mains qui fussent éclairées, et que le reste était dans l'ombre, ce qui lui donnait un aspect singulier. Un peu revenue à moi, je me jetai dans une stalle. Elle s'approcha, elle allait s'asseoir dans la stalle voisine, lorsque je me levai et me plaçai dans la stalle au-dessous. Je voyageai ainsi de stalle en stalle, et elle aussi jusqu'à la dernière: là, je m'arrêtai, et je la conjurai de laisser du moins une place vide entre elle et moi.

«Je le veux bien,» me dit-elle.

Nous nous assîmes toutes deux; une stalle nous séparait; alors la supérieure prenant la parole, me dit: «Pourrait-on savoir de vous, Sainte-Suzanne, d'où vient l'effroi que ma présence vous cause?

– Chère mère, lui dis-je, pardonnez-moi, ce n'est pas moi, c'est le P. Lemoine. Il m'a représenté la tendresse que vous avez pour moi, les caresses que vous me faites, et auxquelles je vous avoue que je n'entends aucun mal, sous les couleurs les plus affreuses. Il m'a ordonné de vous fuir, de ne plus entrer chez vous, seule; de sortir de ma cellule, si vous y veniez; il vous a peinte à mon esprit comme le démon. Que sais-je ce qu'il ne m'a pas dit là-dessus.

– Vous lui avez donc parlé?

– Non, chère mère; mais je n'ai pu me dispenser de lui répondre.

– Me voilà donc bien horrible à vos yeux?

– Non, chère mère, je ne saurais m'empêcher de vous aimer, de sentir tout le prix de vos bontés, de vous prier de me les continuer; mais j'obéirai à mon directeur.

– Vous ne viendrez donc plus me voir?

– Non, chère mère.

– Vous ne me recevrez plus chez vous?

– Non, chère mère.

– Vous repousserez mes caresses?

– Il m'en coûtera beaucoup, car je suis née caressante, et j'aime à être caressée; mais il le faudra; je l'ai promis à mon directeur, et j'en ai fait le serment au pied des autels. Si je pouvais vous rendre la manière dont il s'explique! C'est un homme pieux, c'est un homme éclairé; quel intérêt a-t-il à me montrer du péril où il n'y en a point? À éloigner le cœur d'une religieuse du cœur de sa supérieure? Mais peut-être reconnaît-il, dans des actions très-innocentes de votre part et de la mienne, un germe de corruption secrète qu'il croit tout développé en vous, et qu'il craint que vous ne développiez en moi. Je ne vous cacherai pas qu'en revenant sur les impressions que j'ai quelquefois ressenties… D'où vient, chère mère, qu'au sortir d'auprès de vous, en rentrant chez moi, j'étais agitée, rêveuse? D'où vient que je ne pouvais ni prier, ni m'occuper? D'où vient une espèce d'ennui que je n'avais jamais éprouvé? Pourquoi, moi qui n'ai jamais dormi le jour, me sentais-je aller au sommeil? Je croyais que c'était en vous une maladie contagieuse, dont l'effet commençait à s'opérer en moi; mais le P. Lemoine voit cela bien autrement.

– Et comment voit-il cela?

– Il y voit toutes les noirceurs du crime, votre perte consommée, la mienne projetée. Que sais-je?

– Allez, me dit-elle, votre P. Lemoine est un visionnaire; ce n'est pas la première algarade de cette nature qu'il m'ait causée. Il suffit que je m'attache à quelqu'un d'une amitié tendre, pour qu'il s'occupe à lui tourner la cervelle; peu s'en est fallu qu'il n'ait rendu folle cette pauvre Sainte-Thérèse. Cela commence à m'ennuyer, et je me déferai de cet homme-là; aussi bien il demeure à dix lieues d'ici; c'est un embarras que de le faire venir; on ne l'a pas quand on veut: mais nous parlerons de cela plus à l'aise. Vous ne voulez donc pas remonter?

– Non, chère mère, je vous demande en grâce de me permettre de passer ici la nuit. Si je manquais à ce devoir, demain je n'oserais approcher des sacrements avec le reste de la communauté. Mais vous, chère mère, communierez-vous?

– Sans doute.

– Mais le P. Lemoine ne vous a donc rien dit?

– Non.

– Mais comment cela s'est-il fait?

– C'est qu'il n'a point été dans le cas de me parler. On ne va à confesse que pour s'accuser de ses péchés; et je n'en vois point à aimer bien tendrement une enfant aussi aimable que Sainte-Suzanne. S'il y avait quelque faute, ce serait de rassembler sur elle seule un sentiment qui devrait se répandre également sur toutes celles qui composent la communauté; mais cela ne dépend pas de moi; je ne saurais m'empêcher de distinguer le mérite où il est, et de m'y porter d'un goût de préférence. J'en demande pardon à Dieu; et je ne conçois pas comment votre P. Lemoine voit ma damnation scellée dans une partialité si naturelle, et dont il est si difficile de se garantir. Je tâche de faire le bonheur de toutes; mais il y en a que j'estime et que j'aime plus que d'autres, parce qu'elles sont plus aimables et plus estimables. Voilà tout mon crime avec vous; Sainte-Suzanne, le trouvez-vous bien grand?

– Non, chère mère.

– Allons, chère enfant, faisons encore chacune une petite prière, et retirons-nous.»

Je la suppliai derechef de permettre que je passasse la nuit dans l'église; elle y consentit, à condition que cela n'arriverait plus, et elle se retira.

Je revins sur ce qu'elle m'avait dit; je demandai à Dieu de m'éclairer; je réfléchis et je conclus, tout bien considéré, que quoique des personnes fussent d'un même sexe, il pouvait y avoir du moins de l'indécence dans la manière dont elles se témoignaient leur amitié; que le P. Lemoine, homme austère, avait peut-être outré les choses, mais que le conseil d'éviter l'extrême familiarité de ma supérieure, par beaucoup de réserve, était bon à suivre, et je me le promis.

Le matin, lorsque les religieuses vinrent au chœur, elles me trouvèrent à ma place; elles approchèrent toutes de la sainte table, et la supérieure à leur tête, ce qui acheva de me persuader son innocence, sans me détacher du parti que j'avais pris. Et puis il s'en manquait beaucoup que je sentisse pour elle tout l'attrait qu'elle éprouvait pour moi. Je ne pouvais m'empêcher de la comparer à ma première supérieure: quelle différence! ce n'était ni la même piété, ni la même gravité, ni la même dignité, ni la même ferveur, ni le même esprit, ni le même goût de l'ordre.

Il arriva dans l'intervalle de peu de jours deux grands événements: l'un, c'est que je gagnai mon procès contre les religieuses de Longchamp; elles furent condamnées à payer à la maison de Sainte-Eutrope, où j'étais, une pension proportionnée à ma dot; l'autre, c'est le changement de directeur. Ce fut la supérieure qui m'apprit elle-même ce dernier.

Cependant je n'allais plus chez elle qu'accompagnée; elle ne venait plus seule chez moi. Elle me cherchait toujours, mais je l'évitais; elle s'en apercevait, et m'en faisait des reproches. Je ne sais ce qui se passait dans cette âme, mais il fallait que ce fût quelque chose d'extraordinaire. Elle se levait la nuit et se promenait dans les corridors, surtout dans le mien; je l'entendais passer et repasser; s'arrêter à ma porte, se plaindre, soupirer; je tremblais, et je me renfonçais dans mon lit. Le jour, si j'étais à la promenade, dans la salle du travail, ou dans la chambre de récréation, de manière que je ne pusse l'apercevoir, elle passait des heures entières à me considérer; elle épiait toutes mes démarches: si je descendais, je la trouvais au bas des degrés; elle m'attendait au haut quand je remontais. Un jour elle m'arrêta, elle se mit à me regarder sans mot dire; des pleurs coulèrent abondamment de ses yeux, puis tout à coup se jetant à terre et me serrant un genou entre ses deux mains, elle me dit: «Sœur cruelle, demande-moi ma vie, je te la donnerai, mais ne m'évite pas; je ne saurais plus vivre sans toi…» Son état me fit pitié, ses yeux étaient éteints; elle avait perdu son embonpoint et ses couleurs. C'était ma supérieure, elle était à mes pieds, la tête appuyée contre mon genou qu'elle tenait embrassé; je lui tendis les mains, elle les prit avec ardeur, elle les baisait, et puis elle me regardait encore; je la relevai. Elle chancelait, elle avait peine à marcher; je la reconduisis à sa cellule. Quand sa porte fut ouverte, elle me prit par la main, et me tira doucement pour me faire entrer, mais sans me parler et sans me regarder.

«Non, lui dis-je, chère mère, non, je me le suis promis; c'est le mieux pour vous et pour moi; j'occupe trop de place dans votre âme, c'est autant de perdu pour Dieu à qui vous la devez tout entière.

– Est-ce à vous à me le reprocher?..»

Je tâchais, en lui parlant, à dégager ma main de la sienne.

«Vous ne voulez donc pas entrer? me dit-elle.

– Non, chère mère, non.

– Vous ne le voulez pas, Sainte-Suzanne? vous ne savez pas ce qui peut en arriver, non, vous ne le savez pas: vous me ferez mourir…»

Ces derniers mots m'inspirèrent un sentiment tout contraire à celui qu'elle se proposait; je retirai ma main avec vivacité, et je m'enfuis. Elle se retourna, me regarda aller quelques pas, puis, rentrant dans sa cellule dont la porte demeura ouverte, elle se mit à pousser les plaintes les plus aiguës. Je les entendis; elles me pénétrèrent. Je fus un moment incertaine si je continuerais de m'éloigner ou si je retournerais; cependant je ne sais par quel mouvement d'aversion je m'éloignai, mais ce ne fut pas sans souffrir de l'état où je la laissais; je suis naturellement compatissante. Je me renfermai chez moi, je m'y trouvai mal à mon aise; je ne savais à quoi m'occuper; je fis quelques tours en long et en large, distraite et troublée; je sortis, je rentrai; enfin j'allai frapper à la porte de Sainte-Thérèse, ma voisine. Elle était en conversation intime avec une autre jeune religieuse de ses amies; je lui dis: «Chère sœur, je suis fâchée de vous interrompre, mais je vous prie de m'écouter un moment, j'aurais un mot à vous dire…» Elle me suivit chez moi, et je lui dis: «Je ne sais ce qu'a notre mère supérieure, elle est désolée; si vous alliez la trouver, peut-être la consoleriez-vous…» Elle ne me répondit pas; elle laissa son amie chez elle, ferma sa porte, et courut chez notre supérieure.

 

Cependant le mal de cette femme empira de jour en jour; elle devint mélancolique et sérieuse; la gaieté, qui depuis mon arrivée dans la maison n'avait point cessé, disparut tout à coup; tout rentra dans l'ordre le plus austère; les offices se firent avec la dignité convenable; les étrangers furent presque entièrement exclus du parloir; défense aux religieuses de fréquenter les unes chez les autres; les exercices reprirent avec l'exactitude la plus scrupuleuse; plus d'assemblée chez la supérieure, plus de collation; les fautes les plus légères furent sévèrement punies; on s'adressait encore à moi quelquefois pour obtenir grâce, mais je refusais absolument de la demander. La cause de cette révolution ne fut ignorée de personne; les anciennes n'en étaient pas fâchées, les jeunes s'en désespéraient; elles me regardaient de mauvais œil; pour moi, tranquille sur ma conduite, je négligeais leur humeur et leurs reproches.

Cette supérieure, que je ne pouvais ni soulager ni m'empêcher de plaindre, passa successivement de la mélancolie à la piété, et de la piété au délire. Je ne la suivrai point dans le cours de ces différents progrès, cela me jetterait dans un détail qui n'aurait point de fin; je vous dirai seulement que, dans son premier état, tantôt elle me cherchait, tantôt elle m'évitait; nous traitait quelquefois, les autres et moi, avec sa douceur accoutumée; quelquefois aussi elle passait subitement à la rigueur la plus outrée; elle nous appelait et nous renvoyait; donnait récréation et révoquait ses ordres un moment après; nous faisait appeler au chœur; et lorsque tout était en mouvement pour lui obéir, un second coup de cloche renfermait la communauté. Il est difficile d'imaginer le trouble de la vie que l'on menait; la journée se passait à sortir de chez soi et à y rentrer, à prendre son bréviaire et à le quitter, à monter et à descendre, à baisser son voile et à le relever. La nuit était presque aussi interrompue que le jour.

Quelques religieuses s'adressèrent à moi, et tâchèrent de me faire entendre qu'avec un peu plus de complaisance et d'égards pour la supérieure, tout reviendrait à l'ordre, elles auraient dû dire au désordre, accoutumé: je leur répondais tristement: «Je vous plains; mais dites-moi clairement ce qu'il faut que je fasse…» Les unes s'en retournaient en baissant la tête et sans me répondre; d'autres me donnaient des conseils qu'il m'était impossible d'arranger avec ceux de notre directeur; je parle de celui qu'on avait révoqué, car pour son successeur, nous ne l'avions pas encore vu.

La supérieure ne sortait plus de nuit, elle passait des semaines entières sans se montrer ni à l'office, ni au chœur, ni au réfectoire, ni à la récréation; elle demeurait renfermée dans sa chambre; elle errait dans les corridors ou elle descendait à l'église; elle allait frapper aux portes des religieuses et elle leur disait d'une voix plaintive: «Sœur une telle, priez pour moi; sœur une telle, priez pour moi…» Le bruit se répandit qu'elle se disposait à une confession générale.

Un jour que je descendis la première à l'église, je vis un papier attaché au voile de la grille, je m'en approchai et je lus: «Chères sœurs, vous êtes invitées à prier pour une religieuse qui s'est égarée de ses devoirs et qui veut retourner à Dieu…» Je fus tentée de l'arracher, cependant je le laissai. Quelques jours après, c'en était un autre, sur lequel on avait écrit: «Chères sœurs, vous êtes invitées à implorer la miséricorde de Dieu sur une religieuse qui a reconnu ses égarements; ils sont grands…» Un autre jour, c'était une autre invitation qui disait: «Chères sœurs, vous êtes priées de demander à Dieu d'éloigner le désespoir d'une religieuse qui a perdu toute confiance dans la miséricorde divine…»

Toutes ces invitations où se peignaient les cruelles vicissitudes de cette âme en peine m'attristaient profondément. Il m'arriva une fois de demeurer comme un terme vis-à-vis un de ces placards; je m'étais demandé à moi-même qu'est-ce que c'était que ces égarements qu'elle se reprochait; d'où venaient les transes de cette femme; quels crimes elle pouvait avoir à se reprocher; je revenais sur les exclamations du directeur, je me rappelais ses expressions, j'y cherchais un sens, je n'y en trouvais point et je demeurais comme absorbée. Quelques religieuses qui me regardaient causaient entre elles; et si je ne me suis pas trompée, elles me regardaient comme incessamment menacée des mêmes terreurs.

Cette pauvre supérieure ne se montrait que son voile baissé; elle ne se mêlait plus des affaires de la maison; elle ne parlait à personne; elle avait de fréquentes conférences avec le nouveau directeur qu'on nous avait donné. C'était un jeune bénédictin. Je ne sais s'il lui avait imposé toutes les mortifications qu'elle pratiquait; elle jeûnait trois jours de la semaine; elle se macérait; elle entendait l'office dans les stalles inférieures. Il fallait passer devant sa porte pour aller à l'église; là, nous la trouvions prosternée, le visage contre terre, et elle ne se relevait que quand il n'y avait plus personne. La nuit, elle descendait en chemise, nus pieds; si Sainte-Thérèse ou moi nous la rencontrions par hasard, elle se retournait et se collait le visage contre le mur. Un jour que je sortais de ma cellule, je la trouvai prosternée, les bras étendus et la face contre terre; et elle me dit: «Avancez, marchez, foulez-moi aux pieds; je ne mérite pas un autre traitement.»

Pendant des mois entiers que cette maladie dura, le reste de la communauté eut le temps de pâtir et de me prendre en aversion. Je ne reviendrai pas sur les désagréments d'une religieuse qu'on hait dans sa maison, vous en devez être instruit à présent. Je sentis peu à peu renaître le dégoût de mon état. Je portai ce dégoût et mes peines dans le sein du nouveau directeur; il s'appelle dom Morel; c'est un homme d'un caractère ardent; il touche à la quarantaine. Il parut m'écouter avec attention et avec intérêt; il désira de connaître les événements de ma vie; il me fit entrer dans les détails les plus minutieux sur ma famille, sur mes penchants, mon caractère, les maisons où j'avais été, celle où j'étais, sur ce qui s'était passé entre ma supérieure et moi. Je ne lui cachai rien. Il ne me parut pas mettre à la conduite de la supérieure avec moi la même importance que le P. Lemoine; à peine daigna-t-il me jeter là-dessus quelques mots; il regarda cette affaire comme finie; la chose qui le touchait le plus, c'étaient mes dispositions secrètes sur la vie religieuse. À mesure que je m'ouvrais, sa confiance faisait les mêmes progrès; si je me confessais à lui, il se confiait à moi; ce qu'il me disait de ses peines avait la plus parfaite conformité avec les miennes; il était entré en religion malgré lui; il supportait son état avec le même dégoût, et il n'était guère moins à plaindre que moi.