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Mademoiselle de Bressier

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IX

En apprenant la vérité, Jacques courba la tête. Ses colères, ses violences, ses ardeurs d'autrefois avaient disparu. L'amour qu'il éprouvait pour Faustine subissait de trop fréquentes secousses. Sa nature, plus nerveuse que forte, ne pouvait plus résister. Étendu sur le canapé, dans son atelier, il usait ses journées dans un abattement vague, d'où la pensée restait absente. Il fumait des cigarettes, il causait avec ceux de ses amis qui venaient le voir, mais ce jeune homme, naguère si plein de vie, semblait maintenant frappé à mort. Il devenait très doux, ne s'irritait de rien, comme si rien ne méritait plus qu'il s'en occupât. Le soir, il allait chez Mme de Guessaint. Mais l'un et l'autre avaient l'air, maintenant, de se craindre et de s'éviter. Françoise, seule, ne désespérait pas. Cette loi qu'on lui opposait lui paraissait absurde. Elle n'admettait pas qu'on ne pût prouver la mort d'un homme tué. Voyant dépérir son fils, elle s'exaspérait, mais elle ne se lassait pas. La femme du peuple se retrouvait tout à coup avec ses confiances irraisonnées et ses crédulités naïves. Mme Rosny comptait sur un hasard, sur quelque chose d'inattendu. Est-ce que l'imprévu, à deux reprises différentes, n'avait pas changé brusquement l'existence de Jacques et de Faustine? Mais Jacques, lui, ne croyait plus à rien, et Mme de Guessaint épiait avec angoisse sur son visage la marche de sa douleur.

– Est-ce que vous n'êtes pas inquiet de lui? demandait-elle un jour au docteur Grandier.

– Très inquiet. Tous ces chocs successifs ont ébranlé le système nerveux. Autrefois, cela s'appelait fièvre de langueur ou consomption; aujourd'hui cela s'appelle anémie cérébrale; le résultat est le même.

Il s'épuisait d'amour et de désespoir: elle le sentait bien. La jeunesse pourrait-elle triompher d'une maladie purement morale? Viendrait-il une heure où l'excitation du travail et l'ivresse du succès réveilleraient dans ce cœur la force et le désir de vivre? Faustine discutait tout cela en elle-même. Elle se rappelait l'aventure de Nelly et de son mari; et de nouveau, cette histoire humaine et comique exerçait sur elle une influence physiologique. Certaines pensées blessaient la délicatesse de son esprit. Mais elle comprenait bien que les hommes ne sont point faits pour les sentiments élégiaques et les aspirations éthérées. Jacques la chérissait profondément, mais il la désirait ardemment. Faustine aimait, et elle tenait à son amour. C'était le seul bonheur qui lui restât dans la vie, la seule espérance qui illuminât encore son horizon. Et toujours elle en revenait dans ses hésitations à l'exemple de M. Percier, ce mari amoureux et infidèle parce qu'il était amoureux. La femme peut éprouver un amour platonique. C'est sa grande supériorité sur l'homme, qui lui est inférieur dans l'ordre des sentiments élevés. Elle pousse jusqu'à l'exaltation l'héroïsme du sacrifice, elle se grise avec son abnégation pour se donner une force factice, qui lui permet d'atteindre jusqu'au sublime. Mais lorsqu'elle possède un esprit vaillant, une intelligence lucide, elle voit tout de suite le but vers lequel il faut marcher.

Un après-midi, Faustine arriva dans l'atelier. Depuis la destruction de leurs espérances, c'était la première fois qu'elle y venait. Jacques se leva brusquement lorsqu'il l'aperçut.

– Mon amie, est-ce que je ne ferais pas mieux de partir bien loin? Tout me lasse et me décourage. Je sens que je suis très près de la mort, et je n'ai pas même la force de l'attendre. Je vous invoque une dernière fois. Vous qui êtes ma bonne fée, il est impossible que vous ne soyez pas mon ange consolateur, il est impossible que vous ne refassiez pas du bonheur avec notre malheur à tous les deux!

Elle le regardait de ses yeux clairs où brillait une tendre loyauté; et, très doucement:

– Quand j'ai vu que je ne pouvais pas être votre femme, je me suis demandé ce que je devais faire. Mon cœur et ma conscience ne se trouvaient pas d'accord. Mais il ne s'agit plus de moi, aujourd'hui. Ce n'est pas pour moi que je vous aime, c'est pour vous. Être votre bonne fée, vous toucher de ma baguette? O cher, retenez bien mes paroles. Je ne tiens à la vie que pour rendre la vôtre heureuse. Il y a une différence entre nous deux. Vous m'aimez passionnément: moi, je vous aime tendrement. Le ressort de la volonté s'est brisé chez vous. Vous vous abandonnez au désespoir et vous ne cherchez même plus à lutter. Vous croyez me connaître? Est-ce que l'homme connaît jamais celle dont il est aimé? Vous savez que j'ai des idées absolues sur les devoirs de la femme en ce bas monde. Je n'admets pas les compromissions vulgaires, le mensonge me révolte, et j'ai le dégoût de ces amours qui se cachent comme si elles avaient honte d'elles-mêmes. Lorsque vous avez vu que vous ne pouviez pas être mon mari, vous ne m'avez plus rien demandé. Vous n'ignoriez pas que j'eusse trop souffert de m'avilir à mes propres yeux et de déchoir dans l'estime que j'ai de moi-même. J'ai bien songé à tout cela. Maintenant, je vois nettement mon devoir. Je vous aime, vous m'aimez; Jacques, ne désespérez plus, et fiez-vous à moi!

– Faustine!..

Il croyait comprendre ces paroles tendres et un peu mystérieuses. Il voulait la saisir entre ses bras, la couvrir de baisers. Elle se défendait doucement, mais avec fermeté.

– Je vous ai dit de vous fier à moi, murmura-t-elle. Je partirai de Paris demain. Vous serez trois jours sans lettre. Attendez trois jours.

Il voulut l'interroger; elle lui mit gentiment la main sur les lèvres, sans répondre un seul mot. Pauvre Faustine! Pendant bien des jours et bien des nuits, sa chasteté avait lutté contre son amour. Se donner à Jacques, tomber de son piédestal, rouler dans la chute vulgaire et banale! Elle aimait. Elle se savait follement aimée. Elle sentait que Jacques ne résisterait pas sans doute à ces coups répétés du destin. Qu'était-elle? Une femme ignorée, bien peu de chose, quand il s'agissait de l'existence, de l'avenir, du génie d'un grand artiste. Sa tendresse plaidait tout bas pour elle-même et pour lui. Pourquoi refuserait-elle de faire leur bonheur à tous les deux? Quel serment la liait encore? Qui trahissait-elle? Elle ne devait plus rien qu'à sa conscience, et sa conscience pure ne la défendait même plus. Du moins, ne voulait-elle pas tomber vulgairement. Puisqu'elle se donnait, elle se donnerait honnêtement, comme une honnête femme qui cède à sa réflexion et à sa volonté, et non pas à l'entraînement fougueux d'une passion.

En effet, elle partit le lendemain avec Marius, et alla droit à La Birochère. Décembre commençait. Le vent soufflait du large, et la mer tumultueuse brisait contre les hautes falaises ses efforts désespérés. La forêt, noire à présent, étalait dans la plaine rase ses arbres dénudés. Le ciel roulait des nuages gris, où se détachait, comme un semis de taches blanches, le vol capricieux des goélands et des mouettes. Dans le triste encadrement de l'hiver, Faustine retrouvait ces mêmes paysages qu'elle parcourait toute joyeuse pendant les jours cléments de l'automne. Le vieux sous-officier qui habitait la maison de garde fut très étonné en revoyant Mme de Guessaint. Elle savait que la famille de ce brave homme était en Normandie. Elle lui expliqua que, pour des raisons particulières, elle désirait rester seule avec Marius à La Birochère, et lui remettant deux mille francs, elle le pria de retourner chez lui pour six semaines. Il partit le soir même, ravi de cette aubaine, enchanté de distraire ses ennuis par un voyage. A sa place, Marius s'installa dans la maison de garde. Faustine savait que, pour ce vieux serviteur, tout ce qu'elle faisait était bien fait. Elle lui dit qu'elle voulait rester avec Jacques Rosny à La Birochère, sans que personne soupçonnât leur présence. Pas un citadin ne s'attardait si tard sur cette plage ignorée. Pornic lui-même, à cette époque de l'année, perdait ses derniers hôtes. Qu'importait aux rares pêcheurs du petit village de voir Mme de Guessaint seule ou avec un étranger? Pour plus de sûreté, Faustine n'avait pas amené sa femme de chambre de Paris. Elle ferait venir deux Nantaises: Marius s'occuperait des provisions avec elles.

Quand tous les préparatifs furent terminés, elle écrivit à Jacques ces quelques mots: «Partez pour La Birochère dès que vous recevrez cette lettre. Vous arriverez à dix heures du soir, et vous trouverez Marius à la gare.» En lisant ces lignes, Jacques pâlit. Il reconnaissait la délicatesse profonde de son amie. C'est là-bas qu'elle voulait se donner à lui, au milieu des mille témoins de leur bonheur naissant. A vingt-six ans, le corps a des ressorts inattendus. Il retrouva d'un seul coup toute sa foi, toute son énergie, toute sa volonté. Elle l'attendait! Il répétait ces trois mots avec un ravissement infini. Elle allait donc lui appartenir, celle qu'il aimait et qu'il désirait passionnément. Le train qui l'emportait lui semblait trop lent au gré de son impatience nerveuse. Elle l'attendait! Il aurait voulu crier son bonheur. Il se sentait comme angoissé par l'ivresse de son espérance. Il fermait les yeux, et dans une vision rapide, il l'apercevait, cette belle créature, se laissant glisser entre ses bras, troublée et rougissante. Elle l'attendait!..

Faustine n'avait rien à lui expliquer. Il devinait tout. Elle voulait lui appartenir comme une épouse qui se donne, non comme une maîtresse qui se livre. Un feu brillant éclairait la chambre nuptiale de ces deux fiancés de l'amour. Quand il pénétra dans la grande pièce, claire et parfumée, Jacques vit Faustine devant lui, le regardant sans crainte, mais avec une émotion profonde, et ce fut sa vie tout entière qu'elle donna dans le premier baiser de sa chasteté vaincue.

Pendant un mois, ils vécurent ainsi, enchantés et ravis, oubliant le monde, oubliant les autres créatures. Il n'y eut pas une ombre à leur bonheur, et pas une tache dans leur ciel. Le plus souvent, ils restaient enfermés toute la journée, jamais las de se contempler l'un l'autre, ni de se redire ces mille paroles naïves que des amoureux se répètent à l'infini. Quelquefois, bien protégés contre l'inclémence du froid, ils partaient à pied, riant de la bise glaciale; ou, quand le soleil de décembre luisait dans le ciel bleu pâle, ils s'enfonçaient au milieu des arbres sans feuilles de leur chère forêt déserte. La nature s'était plu à créer ces deux êtres exactement l'un pour l'autre. Il y avait entre eux un accord harmonieux: ils vibraient à l'unisson. Leur cœur et leur intelligence se complétaient si bien que Faustine devinait les pensées de Jacques avant qu'il eût parlé, et que Jacques comprenait Faustine sans qu'elle lui eût rien dit. Jamais un homme et une femme ne se sentirent aussi absolument faits pour la vie intime du mariage. Ces amants méritaient d'être des époux pour qui la chaîne est légère et que la mort seule peut séparer. Ils se plaisaient à oublier qu'ils ne pouvaient pas même s'épouser; qu'un obstacle insurmontable se dressait entre eux, pareil à ces murs de bronze que les génies malfaisants des contes de fées font surgir devant les trésors fantastiques. Ils oubliaient tout; et les êtres qu'ils avaient aimés jusque-là, et la vie extérieure, et le monde qui demande toujours compte aux heureux d'un bonheur qu'il n'a point permis…

 

Une lettre de Nelly vint éveiller Faustine et lui rappeler qu'elle n'était pas seule au monde. Très délicatement, la jeune femme disait à son amie qu'on commençait à s'étonner un peu de son départ imprévu. Une ou deux personnes rapprochaient ce départ de l'absence de Jacques. Il fallait craindre que la méchanceté ne s'emparât de ces propos, vaguement malveillants. Mme Percier donnait une autre raison qui achevait de persuader Faustine. La mission scientifique dirigée par le colonel Maubert était arrivée à Marseille. Or Mme de Guessaint ne désespérait pas encore d'établir, par un acte officiel, le décès de son mari. Selon Me Denizot, il fallait des témoignages, des dépositions précises; il importait donc d'interroger le colonel et ses compagnons de route. Ils rentraient en France deux mois et demi après leur départ. Ce retour rapide, causé peut-être par un échec, devait laisser aux voyageurs des impressions très fraîches de ce drame encore récent.

– Hélas! mon ami, tout a une fin, dit-elle un soir à Jacques.

– Nous partons!

– Il le faut.

– Nous étions si heureux ici, murmura-t-il en soupirant.

– Ingrat! Est-ce que je ne souffre pas de m'en aller, d'abandonner la chère retraite où nous venons de vivre des jours délicieux? Lisez ce que m'écrit Nelly. Nous avons peut-être à lutter encore; cette fois, ce sera pour conquérir le même bonheur, mais alors sans limite, sans obstacle, et tel que nul n'y pourra toucher!

X

Louis Maubert, au lendemain de la Commune, avait quitté son bataillon de chasseurs à pied, pour entrer dans l'infanterie de marine, comme tant d'autres officiers qui espéraient un avancement plus rapide, et l'événement ne trahissait pas sa confiance. Pendant dix ans, il faisait un très rude métier au Sénégal, à la Guyane, et en Cochinchine. On ne vit pas impunément et pendant tant d'années sous le dur et brûlant climat des colonies. A trente-cinq ans, le colonel Maubert paraissait en avoir quarante. Chauve maintenant, bruni par le soleil dévorant, très amaigri par la fièvre et son activité que rien ne lassait, il ne ressemblait guère au brillant jeune homme d'autrefois. Désirant envoyer une mission dans le Sud-Oranais, le ministre de la marine ne pouvait pas mieux choisir que cet officier intelligent, résolu et ambitieux. Mais dès le commencement du voyage, le colonel Maubert s'apercevait qu'il était mal outillé pour l'entreprendre. Sans fausse honte, il revenait directement à Paris, pour expliquer les causes de son insuccès relatif. Un matin, il reçut une lettre dont la signature le fit tressaillir. Mme de Guessaint le priait de vouloir bien passer chez elle.

On l'avait interrogé au ministère sur cette mort restée mystérieuse. Il disait son opinion très nettement. M. de Guessaint, géographe instruit, voyageur expérimenté, aimait un peu trop les femmes. Il s'éprenait tout à coup, dès leur arrivée à Oran, de la belle Yelma, une Mauresque aux formes opulentes, au teint mat, aux yeux allongés, et, malgré la colère de son protecteur, il n'hésitait pas à lui rendre visite en plein jour. Le soir, il retournait chez elle, et dès lors on ne le revoyait plus. Le colonel ne pouvait pas prouver que le sieur Enoussi fût le coupable; mais il restait convaincu que des hommes payés par le Tunisien avaient assassiné son trop galant compagnon. Dans ces pays restés arabes, malgré la domination française, il est toujours facile de commettre un crime. Un Parisien n'est jamais très méfiant. Il est aisé de l'assaillir tout à coup, en pleine nuit, quand il sort d'une maison suspecte, et de le tuer d'un coup de couteau. La mer est une complice à qui l'on peut se fier. On attache une lourde pierre au cou du cadavre, on le jette dans les flots, et ils ne trahissent pas le secret qu'on leur donne en garde. Le procureur d'Oran partageait un peu l'opinion du colonel Maubert. Mais il lui paraissait impossible d'entamer une instruction sans avoir une preuve certaine. Il est commode d'arrêter un Français, de l'emprisonner, et de l'intimider par des menaces. Avec les Arabes, ces procédés européens échouent toujours. Ils s'enferment dans un mutisme calme. Leur nature flegmatique ne se trahit jamais. Puis, l'arrestation du sieur Enoussi, marchand riche et bien posé, opérée sans motif apparent, eût soulevé trop de colères. «L'affaire Guessaint», comme on disait à Oran, allait donc grossir le nombre des crimes mystérieux que la justice connaît sans pouvoir les punir.

La lettre de Mme de Guessaint embarrassait le colonel. Que dirait-il à la veuve de son compagnon? Irait-il lui raconter que son mari avait succombé à sa passion exagérée pour la beauté grasse d'une Mauresque? Son ami, M. de Merson, le rassura bien vite.

– Vous n'avez pas à vous gêner, je vous affirme que vous ne désolerez pas outre mesure cette jolie veuve. Elle n'ignorait pas les mœurs légèrement musulmanes de son mari; et… bien entre nous, tout ceci!.. je ne crois pas qu'elle fasse concurrence à la pleurante Arthémise, veuve de Mausole.

– Le fait est que Guessaint…

– Je crois même pouvoir vous dire qu'elle désire vous interroger pour avoir la preuve du décès de son mari. Car enfin, elle se trouve dans une situation embarrassante, la pauvre femme. Elle est veuve… sans l'être. C'est-à-dire qu'elle ne peut pas se remarier! Dites-lui donc tout sans hésiter. Si vous pouvez l'aider à établir nettement sa situation devant les tribunaux, vous lui rendrez un fier service!

Mis à l'aise par cette petite confidence, le colonel n'hésita pas. Il répondit à Mme de Guessaint qu'il se mettait complètement à ses ordres, et qu'il aurait l'honneur de se rendre chez elle le surlendemain, à deux heures de l'après-midi.

Prévenue de cette visite, Mme Rosny témoigna le désir d'y assister. Un changement étrange se faisait chez Françoise. Elle n'ignorait pas pourquoi son fils l'avait quittée sans dire où il se rendait. Il allait retrouver Faustine. Ces deux êtres qui s'adoraient, et que la vie cruelle séparait brusquement, devaient fatalement tomber dans les bras l'un de l'autre. Mme Rosny se réjouissait d'un mariage entre Jacques et Mme de Guessaint. Elle savait Faustine bonne, tendre, dévouée; elle savait que jamais elle n'aurait pu rencontrer une bru mieux disposée pour sa belle-mère. Le souvenir de la radieuse jeune fille d'autrefois étouffait complètement la rancune de ses jalousies maternelles. Puis, d'autres raisons, plus vulgaires, plaidaient en faveur de ce mariage, dans ce cœur exclusif et passionné. Au point de vue des sentiments, Faustine représentait pour elle la belle-fille idéale. Au point de vue de l'ambition, elle n'eût jamais rêvé pour son fils un mariage aussi éclatant. L'immense fortune de Mme de Guessaint, sa haute situation dans le monde, ses alliances de famille aplanissaient d'un coup bien des difficultés dans la vie de l'artiste. Il se trouvait soudain rapproché de ce but où elle voulait le conduire par des chemins plus détournés et moins sûrs. Quelle revanche éclatante elle prenait subitement contre les riches et les heureux de ce monde! Le fils du communard fusillé comme un chien au coin d'une route, épousait la fille d'un général de division, d'un homme apparenté aux plus nobles familles: c'était pour elle une jouissance intime et profonde. Et puis tout à coup, l'objet de son ambition se dérobait. Faustine devenait pour elle ce qu'elle avait toujours redouté: la maîtresse; maîtresse d'autant plus à craindre qu'elle possédait plus de puissance séductrice. La mère ne pouvait plus entrer dans la vie des deux jeunes gens, la surveiller, la conduire à son gré. Il fallait donc que ce mariage se fît; et, pour y parvenir, elle ne reculerait devant aucun effort. Bien que Me Denizot affirmât qu'on s'adresserait en vain aux magistrats, elle poussait Faustine à introduire une instance devant le tribunal de la Seine. Pour soutenir cette instance, il fallait au moins des témoignages; le colonel Maubert était là pour en apporter. Ce nom de Maubert rappelait sinistrement à Françoise le capitaine de chasseurs à pied qui, naguère, avait fait passer par les armes le malheureux Pierre Rosny. Pouvait-elle supposer que ce fût le même? Autrefois, en consultant l'Annuaire, elle trouvait dans l'armée, trois capitaines Maubert. Elle n'imaginait pas que l'officier de chasseurs, permutant avec un de ses camarades, fût entré dans l'infanterie de marine dès le mois d'octobre 1871.

Son ambition maternelle lui inspirait donc le désir d'assister à l'entretien de Faustine et du colonel. Elle voulait écouter avec soin tout ce que dirait le chef de l'expédition dans le Sud-Oranais; elle voulait recueillir ses moindres paroles, et voir si de tout cela ne jaillirait pas une preuve qui pût convaincre les juges. A deux heures, elle arrivait chez Mme de Guessaint. Celle-ci attendait dans son atelier, préoccupée par cette visite qui allait peut-être éclaircir sa destinée.

– Je vous remercie de m'avoir permis de venir, dit-elle à Faustine. C'est notre bonheur à tous qui est en jeu. J'ai laissé Jacques très troublé, très ému. Il nous rejoindra tout à l'heure pour savoir ce que vous aurez appris.

– Que vous dirai-je? répliqua la jeune femme. L'espérance est bien tenace dans le cœur humain; le colonel nous révélera peut-être quelque chose; et cependant, comment saurait-il ce que les magistrats ignorent?

En entendant résonner le timbre de la porte d'entrée, après celui de la pendule, les deux femmes se regardèrent très émues. Le sort allait prononcer. Françoise, un peu à l'écart, mais en pleine lumière, guettait l'apparition de l'officier, avec une curiosité anxieuse; Faustine, plus maîtresse d'elle-même, restait assise au fond de l'atelier, un peu dans l'ombre. Elle se leva légèrement, lorsque le colonel entra, et lui indiqua un fauteuil de la main.

– Je vous sais gré de votre empressement, Monsieur, et je vous remercie d'avoir bien voulu passer chez moi.

M. Maubert s'inclina. En entrant, il avait salué Françoise et Mme de Guessaint; mais il voyait mal la jeune femme.

– Je ne fais que remplir mon devoir, Madame. M. de Guessaint est tombé victime d'un crime, hélas! impuni, et je serais heureux si, en joignant mes efforts aux vôtres, je vous aidais à tirer vengeance de ce lâche assassinat.

Se rappelant les conseils de M. de Merson, il n'hésita pas à reconstruire le drame dans toute sa réalité cruelle. Il atténua certains détails, n'insistant pas trop sur le rôle de la belle Mauresque, mais il dit comment la réflexion confirmait les hypothèses de la première heure et pourquoi il soupçonnait le sieur Enoussi de s'être débarrassé d'un rival gênant. Peu à peu, l'officier s'animait et son récit devenait pittoresque et coloré. Quand on a longtemps vécu en Orient, l'imagination garde un reflet des grands soleils lumineux. M. Maubert s'exprimait en homme qui a beaucoup vu et beaucoup étudié. Il décrivait d'une manière colorée cette ruelle d'Oran où, d'après lui, le guet-apens se dressait, habilement préparé; la boutique du marchand d'eau fraîche et de dattes vertes, avec ses embrasures louches et complices des coupe-jarrets; un peu plus loin, la jetée et la mer toute grise dans la nuit, prête à recevoir le cadavre de la victime.

– Alors vous croyez, colonel, que les coupables seraient ces deux Arabes qu'on a vus rôder entre la maison de la Mauresque et l'hôtel où vous étiez descendus?

– J'en suis presque certain, Madame.

– On a recherché ces hommes?

 

– Oui. On a suivi patiemment leurs traces, mais tout à coup elles se sont effacées. Les Arabes trouvent toujours dix complices pour un. Ils savent qu'ils ont besoin les uns des autres, et leur plus grande joie, c'est de tromper la justice française, qui leur inspire autant de haine que de terreur.

– Savez-vous quelle est l'opinion de ces agents de police qu'on a envoyés de Paris?

– Ils pensent comme moi. Ce sont des hommes intelligents, je les ai vus à l'œuvre; ils ont fait et ils font encore tout ce qu'il faut pour réussir. Car je leur rends cet hommage, rien n'a pu les décourager.

Françoise écoutait avidement. Le colonel ne leur apprenait rien de nouveau. Elle espérait toujours qu'une phrase, un mot jetterait une lueur dans ce drame sombre. M. Maubert regardait un peu distraitement autour de lui, comme un homme qui aime les belles choses et que les objets d'art intéressent. Tout à coup, il dit, avec une sorte d'étonnement, en remarquant l'un des deux portraits peints par Faustine:

– Mais je ne me trompe pas: c'est le général de Bressier?

– Mon père, Monsieur.

L'officier fit un mouvement très brusque et s'avança vers Faustine qui s'était levée. Elle se trouvait maintenant en pleine lumière. Il la voyait distinctement.

– Pardonnez-moi, Madame, j'aurais dû vous reconnaître tout de suite.

– Je ne me rappelais pas avoir eu le plaisir de vous voir, colonel… Vous avez prononcé le nom de mon père; et tous ceux qui disent ce nom-là me causent une émotion dont je ne peux pas me défendre.

– Nous nous sommes rencontrés il y a dix ans, Madame, et dans des circonstances presque aussi tristes qu'aujourd'hui. On dirait que, par une étrange fatalité, je suis destiné à n'être auprès de vous qu'un messager de malheur. La première fois que je suis entré dans votre maison, c'était pour vous annoncer la mort de votre frère; la seconde fois, c'est pour vous parler de la mort de votre mari.

Faustine jeta un cri.

– Je me souviens!

– Vous vous souvenez?.. Mon visage ne vous rappelait rien, tout d'abord. C'est que l'infanterie de marine a tôt fait de nous défigurer, nous autres. Mais partout, sous le ciel dévorant du Sénégal comme dans les forêts profondes de la Guyane, je me suis rappelé l'aventure sinistre du mois de mai 71. Comment se nommait le malheureux qui vous avait demandé asile? Je ne sais plus. Il m'en est tant passé par les mains, pendant la semaine qui a suivi! Mais je revois encore cette grille fermée, et moi, vous racontant le martyre du malheureux Étienne, à vous qui ne saviez rien, et ce garde national, sortant du taillis où il s'était jeté, et nous disant d'un air résolu: «Je suis un soldat, non pas un assassin!»… Quelle chose atroce que la guerre civile!

Faustine cachait sa tête entre ses mains. Elle aussi s'abandonnait à ses souvenirs comme l'officier, et tous deux oubliaient Mme Rosny, qui les regardait, toute pâle, collée à la muraille, et se disant tout bas: «C'est lui qui a fusillé mon mari! c'est lui, c'est lui!..» Les lignes révélatrices imprimées naguère dans le journal, ressortaient devant ses yeux: «Avant-hier, le capitaine Maubert, du 3e bataillon de chasseurs à pied…» Non! elle se trompait, c'était impossible! Trois officiers du même nom servaient dans l'armée: pourquoi celui-là plutôt qu'un autre? La vérité lui apparaissait flamboyante, et elle refusait d'y croire. De sa main crispée, elle serrait son cœur qui sautait dans sa poitrine, elle voulait déguiser l'angoisse qui l'étouffait. D'une voix étranglée, elle dit:

– Vous étiez dans l'armée de Versailles, Monsieur?

– Oui, Madame: capitaine au 3e bataillon de chasseurs à pied.

– De chasseurs…

– Nous poursuivions un communard, réfugié dans les bois avec une soixantaine de ses compagnons. Mme de Guessaint lui avait donné asile dans son parc. Exaspérée par la mort de son frère, elle nous l'a livré, et mes soldats l'ont passé par les armes.

Françoise ne répliqua rien. Elle tomba sur un fauteuil, foudroyée. Après dix ans, elle se trouvait en face de l'homme qui avait fait fusiller Pierre. Bien plus! elle découvrait qu'une femme l'avait livré à la rage de ses ennemis, et cette femme, c'était la maîtresse de son fils! Jacques aimait la meurtrière de son père; sans un hasard, il fût devenu son mari; les fatalités de la vie réunissaient dans l'amour deux êtres séparés par la haine!

Faustine et le colonel échangeaient encore quelques mots. Mme de Guessaint se levait pour reconduire l'officier.

– J'ai fait ce portrait que vous venez de voir, avant sa mort, dit-elle. Je désire vous en montrer un autre que j'ai peint il y a quelques années. Prenez la peine de descendre dans mon boudoir. Vous m'excuserez, Madame?

– Oui… oui… balbutia Françoise qui détournait la tête pour cacher sa pâleur.

Seule, elle était seule! Cent idées tumultueuses s'entre-choquaient dans son cerveau. Que faire? Les amours de Jacques et de Faustine lui apparaissaient monstrueuses comme un inceste. Elle allait broyer le cœur de son fils, désespérer sa vie, le jeter dans toutes les épouvantes de la terreur et de l'anéantissement! Et cependant, elle ne pouvait pas hésiter. Du fond de la tombe inconnue où pourrissait son corps abandonné, Pierre Rosny sortait pour se jeter tout à coup entre cet amant et cette maîtresse. Les os blanchis du fusillé criaient vengeance, et elle entendait ce cri de colère, et toutes ses rages d'épouse meurtrie se réveillaient dans un élan de passion violente. Comme Jacques souffrirait! Non, l'homme n'est pas mort quand il est mort. Au delà des cercueils fermés, plane encore l'insaisissable souvenir, le souvenir que rien ne peut tuer: ni la fusillade au coin d'une route, ni dix années qui s'écoulent, ni l'amour qui réunit deux êtres, ni l'apaisement qui se fait dans les âmes!

Jacques entra dans l'atelier.

– Est-ce que Mme de Guessaint n'est pas là? dit-il d'une voix claire.

– Lui! balbutia Françoise.

– Tu es seule, mère?.. Qu'est-ce que tu as?.. Tu es toute pâle… Est-ce que tu es souffrante?

– Mon enfant…

Les mots s'étranglaient dans sa gorge.

– Tu me fais peur! Tu es livide, tes mains tremblent… Qu'est-ce qui se passe?.. Il y a un malheur dans cette maison! Dieu! Faustine?..

Françoise le contemplait avec des yeux pleins de larmes. Elle souffrait à l'avance de la cruelle douleur qu'elle allait lui causer.

– Mon enfant, écoute-moi… J'ai à te parler… Mais jure-moi que tu seras calme, que tu seras courageux…

– Tu ne vois donc pas que tu me terrifies! Voyons, je suis fort, je suis un homme. Pour l'amour de Dieu, parle!

– Tu aimes Faustine?

– Si je l'aime!

– Je veux dire: Est-ce que tu l'aimes… à ne pouvoir pas vivre sans elle, par exemple?

Jacques défaillait. Il jeta un cri désespéré:

– Faustine est morte!

– Non. Elle est là. Elle va venir. Tu vas la voir. Mais avant que tu la voies, il faut que je te dise… Oh! mon Dieu, je ne sais pas comment te dire… Écoute. Il y avait là un homme tout à l'heure, un officier, le colonel Maubert.

– Maubert!

– Tu trembles? Oui, c'est lui qui, autrefois, a fusillé ton père! Demande à Faustine. Elle te racontera de quelle façon Pierre Rosny est mort.

– Comment le sait-elle?

Ces aveux contenus, ces hésitations, ces réticences faisaient frissonner le jeune homme. Il pressentait un malheur qu'il ne comprenait pas. Françoise lisait une telle douleur sur son visage qu'elle n'osait point parler. Elle n'osait point parler et elle ne pouvait pas se taire! La porte s'ouvrit, et Faustine entra. Jacques courut vers elle.