La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières

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Aus der Reihe: Biblio 17 #225
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Des héros dénués de qualités chevaleresques

Tout d’abord, il faut noter que la confrontation entre AgamemnonAgamemnon et AchilleAchille, qui dégoute vivement Perrault, CharlesPerrault, n’apparaît que deux fois dans le périodique – et uniquement dans des textes des Anciens ou dans des réactions immédiates à ceux-ci. Premièrement, il faut évoquer la contribution d’une « Dame d’érudition antique1 » qui compare différentes traductions – complètes ou partielles – de l’Iliade dans une lettre à « un Academicien Franҫois » qui fut publiée dans la livraison d’avril 17152. Le destinataire inconnu est certainement Houdar de La Motte et, contrairement à Perrault, CharlesPerrault, l’autrice de cette contribution semble moins choquée. Elle dit préférer la traduction de ce passage proposée par l’abbé Régnier-Desmarais, François-SéraphinRégnier-Desmarais en 1700 à celle de La Motte :

J’estime encore plus ces vers gaulois [de Régnier-Desmarais, François-SéraphinRégnier-Desmarais] en faveur de leur simplicité, que tout l’esprit des vostres, du moins ils approchent de l’Original ; car je ne sҫay comme vous vous y prenez, vous avez un art admirable pour rendre froids & plats les discours les plus forts, les plus nobles & les plus heroïques ; on ne retrouve plus dans la querelle d’AgamemnonAgamemnon & d’AchilleAchille ces injures nombreuses & harmonieuses qui flattent si agreablement les oreilles et l’esprit3.

Certes, l’Ancienne y défend des propos grossiers, mais elle ne se sert que d’arguments dépendant de la critique du goût. Elle n’évoque pas le problème politique que Charles Perrault, CharlesPerrault y a identifié. Elle ne semble pas lire Louis XIVLouis XIV où il est écrit « AgamemnonAgamemnon ». Ainsi, elle continue à déplorer les choix de La Motte qui n’aurait pas senti la beauté de ces vers4.

Contrairement à la contributrice anonyme, il semble que son correspondant, Houdar de La Motte, ait pleinement compris la dimension politique de ce passage de l’Iliade. À l’instar de Perrault, CharlesPerrault, il y lit également Louis XIVLouis XIV ce qui explique bien ses modifications que la dame d’érudition antique critique violemment. Dans son Discours sur Homère, La Motte démontre comment il comprend cette dispute :

Au premier livre, AchilleAchille parle avec insolence à AgamemnonAgamemnon ; AgamemnonAgamemnon le menace de lui enlever BriséideBriséide, et la colère d’AchilleAchille s’allumant, le sage NestorNestor se lève pour les calmer. Il remonte à l’un qu’il doit du respect au chef de l’armée, et à l’autre de l’égard au fils des dieux. Voilà […] un jugement d’Homère sur la conduite d’AchilleAchille et d’Agamemon ; il les condamne l’un et l’autre ; la morale est contente5.

Donc, si La Motte n’approuve point les propos d’AchilleAchille qu’il qualifie d’« insolence », il semble applaudir NestorNestor qui les condamne. Pourtant, il faut examiner correctement le verdict de La Motte : en apparence, il se heurte au comportement d’AchilleAchille et d’AgamemnonAgamemnon, mais d’un point de vue politique, seule sa critique d’AchilleAchille est applicable à la situation du royaume de Louis XIVLouis XIV étant donné qu’il ne précise jamais de quelle manière un roi doit traiter un simple mortel. La Motte souligne seulement qu’un roi doit respecter les dieux ou, dans le cas de Louis XIVLouis XIV, le Dieu chrétien. Par conséquent, La Motte indique qu’un souverain peut traiter ses sujets ordinaires comme bon lui semble. Mais de l’autre côté, il souligne que même un « fils des dieux », c’est-à-dire le membre le plus distingué de la noblesse, doit traiter avec respect son roi. Donc, force est de constater que La Motte rejoint ici Perrault, CharlesPerrault et sa lecture politique de cette scène importante de l’épopée. Mais, cette interprétation ne se retrouve pas dans le Nouveau Mercure galant. Toutefois, il faut aussi noter la prudence énorme avec laquelle Perrault, CharlesPerrault et La Motte abordent ce sujet délicat. Le simple fait d’admettre que l’on puisse critiquer un monarque semble les horrifier6.

L’abbé Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons partage entièrement cette opinion et ceci constitue une des raisons pour laquelle la lecture de l’Homère vengé de François Gacon, FranҫoisGacon le révolte. Ce pamphlet du défenseur d’Homère paraît en avril 1715 et, déjà dans le Nouveau Mercure galant de mai 1715, Pons, Jean-François de [M. P.]Pons réplique7 – c’est la deuxième apparition de la dispute d’AchilleAchille et d’AgamemnonAgamemnon dans la revue. Au niveau politique, une comparaison choque particulièrement Pons, Jean-François de [M. P.]Pons et, probablement pour en montrer la démesure, il la reproduit dans sa réfutation de l’Homère vengé donnant de cette manière la parole à Gacon, FranҫoisGacon :

[O]n peut même avancer que son AchilleAchille, est du moins aussi sage que bien des Heros de nostre temps. Le Prince de Condé, Louis II de BourbonCondé, M. de TurenneTurenne ne se sont-ils pas portez à des excés beaucoup plus condamnables, & cependant qui oseroit nier que ces grands Hommes ne soient des Heros propres à être chantez par des Poëtes8.

Gacon, FranҫoisGacon, qui cherche à défendre AchilleAchille, sans pourtant approuver les injures que le fils de ThétisThétis adresse à AgamemnonAgamemnon, se pose la question de savoir si les héros de son propre temps sont réellement meilleurs ; ainsi, il met les Modernes face aux côtés sombres de leur époque et suggère que le siècle de Louis XIVLouis XIV est pire : selon lui, le « Prince de Condé, Louis II de BourbonCondé » – Louis II de Bourbon-Condé, Louis II de BourbonCondé, aussi connu comme le Grand Condé, Louis II de BourbonCondé – et « M. de TurenneTurenne » – Henri de la Tour d’Auvergne, vicomte de TurenneTurenne – ont commis des crimes bien plus graves qu’AchilleAchille. Cependant, Gacon, FranҫoisGacon s’arrête là et, faisant preuve de prudence, il ne va pas plus loin dans sa comparaison9, mais un lecteur averti comprend probablement son raisonnement : le héros de l’Iliade a peut-être voulu tirer son épée et attaquer AgamemnonAgamemnon, son roi, mais a finalement renoncé à cet affront et, encore plus important, il n’a jamais renforcé le camp troyen. Or, c’est justement ce que les deux généraux français ont fait ; ils ont rejoint la Fronde, pris les armes et combattu contre leur monarque. Ces péchés des deux illustres nobles furent pourtant pardonnés et le Grand Condé, Louis II de BourbonCondé eut même droit à une oraison funèbre de Jacques-Bénigne Bossuet, Jacques-BénigneBossuet10. Ne doit-on donc pas fermer les yeux sur ce bref accès de rage d’AchilleAchille ? Par conséquent, Gacon, FranҫoisGacon semble reprocher à La Motte, à qui il adresse son livre, d’utiliser deux mesures et d’être plus sévère envers le héros d’Homère. Et cela malgré le fait qu’AchilleAchille ait vécu dans une époque plus brutale et moins civilisée que le Grand Condé, Louis II de BourbonCondé et TurenneTurenne – à condition que l’on suive la logique des Modernes développée notamment dans « Le Siècle de Louis le Grand » de Charles Perrault, CharlesPerrault11. Implicitement, Gacon, FranҫoisGacon suggère donc que l’Antiquité fut supérieure au XVIIe siècle français.

Sans surprise, Pons, Jean-François de [M. P.]Pons voit les choses autrement. Il qualifie ce passage de l’Homère vengé de « trait […] calomnieusement insolent12 ». Pourtant, il ne précise pas comment il arrive à cette conclusion : Pons, Jean-François de [M. P.]Pons est-il dégouté des révoltes des nobles français ou n’approuve-t-il pas que Gacon, FranҫoisGacon rappelle ce passé peu glorieux du royaume ? Certainement les deux ; il ne s’exprime pas à ce sujet, mais son message est néanmoins clair. Sa condamnation de l’Homère vengé est soutenue par Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Dans la transition précédant la « dénonciation13 » rédigée par Pons, Jean-François de [M. P.]Pons, il qualifie déjà le livre de Gacon, FranҫoisGacon de « tissu grossier d’injures14 » – créant des attentes précises chez les lecteurs de son périodique – et, avant de conclure ce numéro de la revue, il inclut encore une « apostille » annonçant que les passages choquants de l’Homère vengé sont censurés15. Ainsi, en ce qui concerne cette dimension politique de l’Iliade, il est évident qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay et principalement Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons suivent Charles Perrault, CharlesPerrault et Houdar de La Motte. Cependant, leur réaction face aux provocations de François Gacon, FranҫoisGacon reste l’unique occasion à laquelle le Nouveau Mercure galant montre le potentiel révolutionnaire d’une certaine lecture de l’Iliade16. Ce silence presque absolu souligne sans aucun doute l’orientation conservatrice du périodique.

Celle-ci est également soutenue par d’autres contributions qui transmettent la fiction de l’utilité militaire de la noblesse. Ainsi, certains passages de l’Iliade sont critiqués car ils portent préjudice à cet idéal. Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe, l’auteur du Chef-d’œuvre d’un inconnu, écrit, par exemple, une lettre à Hardouin Le Fèvre de Fontenay qui est publiée dans le Nouveau Mercure galant de mars 1715. Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe y reproche à Homère de comparer AjaxAjax, « un Heros combattant & donnant l’exemple & de l’émulation à son parti17 », à un « âne affamé18 ». Un coup d’œil dans le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, AntoineFuretière montre pourquoi Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe n’approuve pas cette comparaison. Selon Furetière, AntoineFuretière, un âne est « paresseux, laborieux & stupide19 » – des qualités plutôt douteuses qu’on n’attribue normalement ni à un héros ni à un noble. Au lieu d’abaisser d’une telle manière les ascendants des chevaliers et nobles français, Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe propose au contraire de louer leur courage exemplaire sur le champ de bataille.

 

Hardouin Le Fèvre de Fontenay partage ce point de vue. Dans la livraison d’août 1715, il dénonce la conception défectueuse d’HectorHector qui ne ressemble pas à un caractère chevaleresque puisqu’il fuit à plusieurs reprises soit le combat soit le duel avec AchilleAchille. Sans surprise, le responsable de la revue est outré par Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin qui ose défendre le fils de PriamPriam. Le Fèvre de Fontenay :

Je ne puis cependant pas me resoudre à me taire sur le chapitre des Heros, sans exposer sous les yeux de mon Lecteur les graves raisons de l’Apologiste [Boivin, Jean [M. B.]Boivin], pour disculper Homer du sot rôle qu’il fait joüer à HectorHector dans les 2. Rencontres les plus importantes de son Poëme20.

Puis, Le Fèvre de Fontenay cite le Discours sur Homère de La Motte21 et ses Réflexions sur la critique22 pour prouver que Boivin, Jean [M. B.]Boivin a tort ; il est impossible d’excuser le comportement du dauphin de Troie. Le responsable de la revue termine cette démonstration empruntée à La Motte – ce qui illustre d’ailleurs bien le manque d’innovation du Nouveau Mercure galant – par un plaidoyer contre la lâcheté dangereuse d’HectorHector :

Une pareille lâcheté, dites-vous [Boivin, Jean [M. B.]Boivin], suivant les principes d’Homere n’en est pas une, il y est entraîné par un mouvement volontaire, ne faisant que suivre l’impression d’une force majeure qui est la volonté de JupiterJupiter. Si Homere a eû pour but d’instruire, comme ses admirateurs n’en doutent nullement, il auroit dû prevoir qu’avec cette belle raison d’une force majeure qui nous necessite, tous les lâches par la suite pourroient en conscience se couvrir de l’autorité du Poëte, en declarant qu’ils n’avoient pas pû se comporter autrement, car telle estoit la volonté de JupiterJupiter. Cette maxime une fois reҫûë, est évidemment une des plus dangereuses qu’il y ait pour le maintien de la société23.

Certes, Hardouin Le Fèvre de Fontenay reproduit ici simplement des idées déjà exprimées ailleurs par Charles Perrault, CharlesPerrault et Houdar de La Motte, mais il a le mérite de le dire clairement : les héros de l’Iliade ne sont pas exemplaires et remettent en question la fiction chevaleresque que la monarchie cherche à faire perdurer. Si on se souvient de la mise en scène de Louis XIVLouis XIV que Pierre Mignard, PierreMignard portraiture deux fois – en 1673 et en 1692 – comme chef de guerre victorieux, il devient évident que l’image d’un fils de roi qui fuit devant un combat est inconcevable ; en quelque sorte, HectorHector devient le contre-modèle de tout ce qui caractérise la monarchie absolue française. In extremis, prendre le parti d’HectorHector peut être considéré comme la formulation d’une image alternative de la royauté.

Afin de conclure, il faut souligner l’image négative que les contributeurs au Nouveau Mercure galant peignent des héros homériques. La question du courage illustre parfaitement ce constat. Dans les contributions relatives à la Querelle d’Homère, les Modernes dénoncent systématiquement les défauts des héros grecs et troyens, mais ils n’évoquent pas d’exemples positifs qui, comme PatroclePatrocle, font preuve d’un courage hors norme24. Ce rôle est attribué à des nobles français comme nous le verrons par la suite. Il s’agit certainement plus d’une coïncidence que d’une véritable stratégie rhétorique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, mais cette dichotomie renforce néanmoins le message politique développé par les Modernes et s’inscrit dans une logique globale : la France de Louis XIVLouis XIV – et celle de ses prédécesseurs – est supérieure à l’Antiquité.

Les bons nobles

Après avoir étudié les textes traitant directement de la querelle, il faut encore élargir le champ de recherche. La fiction chevaleresque se retrouve également dans d’autres textes du Nouveau Mercure galant. Or, si les Modernes dénoncent le manque de ces qualités dans l’Iliade, les contributeurs du périodique n’oublient pas de les illustrer également d’une façon plus positive à d’autres endroits – notamment dans les comptes rendus des « Dons du roi1 », dans les « Articles des morts » et dans les « Articles des mariages » ou encore dans les nouvelles galantes.

Bien que l’on assiste à un abandon progressif des aventures héroïques2, certains caractères chevaleresques ont pourtant survécu. La livraison de mai 1714 en constitue un bon exemple. L’auteur inconnu de la nouvelle galante y raconte l’histoire de la fille d’un noble de campagne, Pelagie. Afin de mettre en route l’intrigue, le narrateur raconte comment la jeune femme rencontre son futur mari, un certain Chevalier de Versan3, en se promenant au bord de la Loire :

[E]lle apperceut au milieu de l’eau un petit batteau découvert, dans lequel étoient deux femmes, un Abbé, & le marinier qui les conduisoit à Tours : mais soit que ce bateau ne valust rien ou que quelque malheureuse pierre en eust écarté les planches, en un moment tout ce miserable équipage fut enseveli sous les eaux. De l’autre costé de la rivière deux cavaliers bien montez se jetterent à l’instant à la nage pour secourir ces infortunez4.

Cependant, cette opération de sauvetage tourne au fiasco ; seulement une passagère du bateau peut être sortie de la Loire et un des deux cavaliers faillit même se noyer5. D’un point de vue dramatique, cette catastrophe a cependant le mérite de souligner la valeur du Chevalier de Versan qui, malgré le danger, n’hésite pas à se jeter dans le fleuve ; Pelagie tombe tout de suite sous son charme : « L’intrepidité du liberateur, sa prudence, ses soins & sa bonne mine passerent sur le camp pour des merveilles aux yeux de Pelagie6. » Par la suite, elle l’épousera, mais ce qui est intéressant d’un point de vue politique, c’est principalement le fait que le beau cavalier représente parfaitement les critères de la chevalerie. Antoine Furetière, AntoineFuretière, par exemple, explique qu’un chevalier digne de ce nom incarne la bravoure et qu’il sert et protège une dame7.

Ce modèle idéal est également développé dans d’autres nouvelles galantes. Dans le Nouveau Mercure galant de juin 1714, Hardouin Le Fèvre de Fontenay publie une lettre écrite de la campagne d’Italie – une partie de la guerre de succession d’Espagne8. Il s’agit là de l’histoire d’amour de Vespasia Manelli et d’Olivier de la Barriere, probablement le contributeur anonyme qui l’a envoyée à la revue9. La scène qui est intéressante dans l’optique politique choisie dans cette sous-partie se déroule au moment du départ de Vespasia qui veut fuir sa maison paternelle à Mantoue, où elle vit prisonnière, et rejoindre la villa de sa tante à la campagne grâce à l’aide d’un certain Valerio qui prétend vouloir soutenir ses projets. Afin de quitter la ville et accompagnée par une amie, elle se cache, pour fuir par la suite dans un carrosse envoyé par Valerio. Voici ce que Vespasia raconte :

Je m’étois […] retirée avec Leonor [mise en italique dans l’original] dans un cabinet sombre […]. Je commenҫois déjà même à m’ennuyer de ne le pas voir arriver, lorsque tout à coup je fus saisie de crainte & d’horreur, à la vûë d’un serpent d’une grosseur énorme. Je vis ce terrible animal sortir d’un trou […]. Je poussai aussitôt un grand cri, qui lui fit tourner la tête de mon côté ; je tombai à l’instant, & je m’évanoüis. Cependant ces Messieurs [Olivier de la Barriere et un ami], qui se promenoient alors assez près du cabinet, vinrent à mon secours10.

C’est le « Seigneur Olivier11 » qui réussit à vaincre le monstre et à sauver les deux femmes. De plus, Vespalia souligne bien le courage du chevalier français qu’elle épousera à la fin de cette nouvelle. Ici, les lecteurs du Nouveau Mercure galant retrouvent un motif classique de la littérature chevaleresque – tout comme les dragons qui ne sont que « des serpents aislés12 », sachant que les serpents incarnent en général le mal13. Grâce à son exploit, Olivier devient donc un nouveau Michel, saintSaint Michel ou Georges, saintSaint Georges, c’est-à-dire un chevalier exemplaire qui délivre une femme en danger – un parfait héros altruiste. En outre, cette impression est soutenue par le titre du sauveur : « Seigneur » qui renvoie à la noblesse. De plus, la valeur du héros noble – et donc de la chevalerie – est encore renforcée par le caractère jaloux et égoïste de Valerio qui tente, dans la suite, d’enlever lâchement Vespasia et Leonor.

Le jeune Chevalier de Versan, dont le caractère s’assombrira peu à peu pendant l’histoire, et Olivier de la Barriere sont cependant les exceptions qui confirment la règle et la grande majorité des nouvelles galantes se passent d’un personnage chevaleresque ainsi que de monstres, mais cet aspect sera davantage approfondi dans la partie « Dimension esthétique ».

L’image du bon chevalier courageux, en revanche, se trouve également dans les « Articles des morts » et dans les « Articles des mariages ». Dans chaque livraison du Nouveau Mercure galant, les lecteurs peuvent trouver des contributions qui résument les mariages et les décès du mois passé14. Sans entamer une analyse quantitative de ces textes, qui occupent en général quelques dizaines de pages d’un périodique, la question de savoir dans quelle mesure les « Articles des morts » et les « Articles des mariages » contribuent à la diffusion d’une certaine idée de la noblesse sera abordée. Il paraît par ailleurs légitime d’étudier ici deux phénomènes si différents – l’un triste et l’autre heureux – dû à la structure homogène de ces contributions qui s’inscrivent dans la tradition du genre épidictique qui date de l’Antiquité gréco-latine15 – mais nous y reviendrions après une étude de ces textes : tout d’abord, le généalogiste d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay annonce toujours la nouvelle ; dans le cas d’un défunt, la phrase classique est « quelqu’un mourut tel ou tel jour ». S’il s’agit d’un hymen, elle est présentée sous cette forme : « [Q]uelqu’un a épousé tel ou tel jour telle ou telle dame. » Et, bien souvent, l’auteur de ces articles ajoute directement aux noms des personnes d’autres informations, comme les titres de l’époux. Puis, – peu importe, s’il s’agit un décès ou un mariage – le généalogiste résume l’histoire de la famille ou des familles en question en entrant plus ou moins dans les détails16.

Dans les réflexions précédentes, il a déjà été souligné que le courage est une qualité essentielle d’un noble et cet élément-clé est – sans surprise – également présent dans cette rubrique spécifique, mais typique du Nouveau Mercure galant. Cependant, à la bravoure s’ajoute encore l’ancienneté d’une famille comme critère important. Selon Frédérique Leferme-Falguières, la question du sang est primordiale car elle permet à la vieille noblesse d’épée de se distinguer des nouveaux parvenus : « C’est la réaction classique d’une élite qui éprouve le besoin de renforcer les critères d’admission en son sein, lorsqu’elle se sent menacée17. » Les défenseurs des privilèges de l’aristocratie s’appuient également sur cet argument dans les remontrances de 1776 en rappelant qu’ils soutiennent la monarchie « depuis tant de siècles18 ». Somme toute, plus ancienne est une famille et mieux elle est perçue d’un point de vue social et politique. Il n’est donc guère étonnant de voir se multiplier des formules telles qu’« une ancienne maison19 » ou « d’une tres-bonne & tres-ancienne noblesse de cette Province20 » pour caractériser en quelques mots l’importance d’une famille noble.

Cependant, sans étudier les histoires de toutes les familles évoquées, il reste difficile de comprendre a posteriori les critères exacts selon lesquels ce qualificatif positif est attribué aux différentes maisons. Un bon exemple est néanmoins présent dans la livraison de décembre 1715 où les lecteurs découvrent le faire-part de mariage de « Messire ______ [blanc dans l’original] de Matignon, Comte de Thorigny » qui « a épousé le ____ [blanc dans l’original] Novembre Damoiselle ______ [blanc dans l’original] Grimaldi21 ». Par la suite, le généalogiste du Nouveau Mercure galant précise que « la Maison de Grimaldi […] [est] l’une des plus anciennes, des plus illustres & des plus puissantes Maisons de Genes : Pour celle de Matignon, dont le veritable nom est Goyon, elle est une des plus anciennes & des plus illustres du Royaume22 ». Même au XXIe siècle, le prestige des deux familles reste ostensible : un descendant des Grimaldi continue de régner sur Monaco, cette principauté au bord de la Méditerranée, et l’hôtel parisien de la maison normande de Matignon est devenu le siège des premiers ministres français de la Ve République23. Dans ce cas précis, la vénération semble donc justifiée, mais le généalogiste du Nouveau Mercure galant se passe d’illustrer ces affirmations. Ainsi, ces rappels de l’ancienneté paraissent être un lieu commun qui se retrouve pourtant dans la plupart des livraisons de la revue.

 

D’autres contributions mettent plus amplement en scène les moments les plus importants des dynasties nobles et racontent leurs histoires depuis le Moyen Âge. La notice nécrologique de Claude de Longüeil, Claude deLongüeil qui mourut « le 22. D’Aoust [1715] âgé de 47 ans24 » occupe, par exemple, environ 20 pages25. De cette manière, son avis de décès constitue une véritable chronologie familiale et retrace également les grandes étapes de l’histoire française. Selon le généalogiste du Nouveau Mercure galant, l’histoire des Longüeil a commencé au XIe siècle : « Le I. de cette maison dont les Historiens fassent mention est Adam Sire de Longüeil, Adam deLongüeil Chevalier Banneret qui accompagna Guillaume le Conquêrant Duc de Normandie en sa conqueste d’Angleterre l’an 106626. » Puis, les lecteurs de la revue apprennent les noms des descendants d’Adam de Longüeil, Adam deLongüeil à travers les siècles sans qu’un événement majeur soit évoqué. Si cette forme de narration est plutôt monotone, elle a pourtant le mérite de souligner la filiation directe depuis 1066 et prouve donc mieux que toute formulation stéréotype l’ancienneté de la maison de Longüeil. Cette histoire familiale devient pourtant plus dramatique lors de la guerre de Cent Ans ; elle demande un lourd tribut à la famille qui assiste à pratiquement tous ses tournants :

Geoffroy Marcel I. […], Chevalier de l’Ordre de l’Etoile, […] fut tué à la bataille de Poitiers en 1356. avec deux de ses fils. Guillaume III. son fils […] tué avec son frere & son fils aîné en la bateille d’Azincourt. […] Richard Olivier, Cardinal […] [d]éputé par le Pape Calixte III. pour revoir le Procès de la Pucelle d’Orleans27.

Après cette violente période pendant laquelle les Longüeil ont prouvé leur courage en participant à bien des batailles et n’ont pas hésité à sacrifier leur vie pour défendre le royaume de France28, la maison continue à se distinguer ; ses membres brillent principalement en tant que diplomates auprès de différentes cours européennes, mais on trouve également au sein de cette famille un homme de lettres, tel que le « fameux Christophe Longuëil [sic] qui s’est distingué dans les Lettres29 » ou de nouveau des militaires – « Macé de Longuëil [sic] […] & […] Nicolas, qui ont servi jusqu’à la Paix de Riswick30 ». Force est de constater que les Longüeil forment une famille exemplaire de la noblesse française – du moins selon les critères de la fiction chevaleresque mise en avant tout au long du XVIIe et XVIIIe siècle : l’ancienneté et le courage qui les distinguent clairement d’un HectorHector qui fuit à plusieurs reprises le danger.

Servir depuis longtemps le roi français et le royaume constitue donc un modèle. Il est pourtant intéressant de constater que l’appartenance à la vieille noblesse de sang forme un atout en soi et cela indépendamment de l’origine géographique de la famille en question. Ainsi, en mai 1715, le généalogiste du périodique écrit dans l’avis de décès de Marie-Anne d’Acigné, Marie-Anne d’Acigné :

[L]a Maison d’Acigné, Marie-Anne d’Acigné dont elle sortoit, est une des plus illustres & des plus anciennes de Bretagne ; tous les Auteurs qui en ont parlé ont prétendu qu’elle estoit une branche de celle des anciens Seigneurs de Vitré, puînez des anciens Comtes de Rennes & Ducs de Bretagne, avant l’an 99231.

L’origine bretonne, donc en principe étrangère, est sans importance. Ce qui compte, en revanche, c’est l’appartenance à la branche cadette d’une vieille famille noble du duché32. La même indifférence à l’égard de l’origine géographique peut être observée dans le cas de Conrad de Rosen, Conrad deRosen qui « estoit originaire de Livonie » et qui « vint en France servir sous son parent le General de Rosen […] & se dévoua comme luy au service du Roy33 ». Sans aucun doute possible, il peut être décrit comme un aventurier qui réussit dans l’armée de Louis XIVLouis XIV et reҫoit même des titres de noblesse. Or, son seul mérite ne suffit pas ; afin de prouver sa valeur et ses qualités, le contributeur rappelle deux fois au lecteur du Nouveau Mercure galant que Rosen, Conrad deRosen fut un noble : tout d’abord, selon lui, Rosen, Conrad deRosen descendrait « de la plus ancienne Noblesse & d’une des meilleures Maisons34 » de son pays natal et, ensuite, il précise que Rosen, Conrad deRosen – avant d’« estre receu dans les plus illustres Ordres du Royaume35 » – a présenté des documents du « Roy de Suede […] avec tous les témoignages les plus authentiques de l’ancienneté & de l’illustration de sa Maison36 ». Ce dernier exemple donne une certaine idée de l’importance de l’appartenance au deuxième ordre et explique également pourquoi les riches membres de la bourgeoisie naissante aspirent à acquérir des titres de noblesse : elle est la condition sine qua non de toute ascension sociale.

Or, ces exemples soulignent également un trait particulier de ces éloges à l’égard de la noblesse : la personnalité des défunts et des mariés ne joue guère de rôle. Hormis leur courage et l’ancienneté de leur famille, ni les qualités personnelles, ni les centres d’intérêt ne sont évoqués dans le Nouveau Mercure galant. Contrairement au modèle gréco-romain du genre épidictique qui met l’accent sur « une vision de l’homme37 » d’une manière plus complète, le périodique se contente, en revanche, de présenter le seul côté public du bon noble, c’est-à-dire le serviteur loyal et fidèle de son roi. De même, le généalogiste de la revue se distingue également de deux illustres contemporains : Charles Perrault, CharlesPerrault et Jacques-Bénigne Bossuet, Jacques-BénigneBossuet qui présentent de nombreux détails dans leurs biographies élogieuses – Les Hommes illustres38 et les Oraisons funèbres39. Le style austère et sec du Nouveau Mercure galant rappelle en revanche plus une encyclopédie, comme par exemple le Nobiliaire de Champagne de Louis François Caumartin, Louis FrançoisCaumartin40.

Ces exemples de la fiction des chevaliers sans fautes et issus de vieilles familles rappellent les soucis des Modernes à perfectionner l’Iliade d’Homère, c’est-à-dire à atténuer les propos gênants et rendre l’opposition entre AchilleAchille et AgamemnonAgamemnon moins violente faute de ne pas pouvoir la supprimer complètement au vu de son importance pour l’épopée. La même volonté d’embellissement se manifeste également dans les faire-part de mariage ainsi que dans les notices nécrologiques : tout ce qui est à même de ternir l’image du roi-soleil en est banni. Un souci qui montre bien la dimension politique de ces biographies et portraits de famille. Le généalogiste du Nouveau Mercure galant réduit donc le genre épidictique à sa seule dimension encomiastique ; le blâme déjà peu considéré par les théoriciens et orateurs antiques n’existe pas41.

L’avis de décès de Conrad de Rosen, Conrad deRosen en constitue un bon exemple. Alors que le généalogiste du Nouveau Mercure galant s’arrête longuement sur l’ascendance noble du militaire, il n’évoque guère la désastreuse campagne militaire de Jacques Stuart, JacquesStuart en Irlande en 1689 et 1690 que le royaume de France a soutenu et à laquelle Rosen, Conrad deRosen participa en tant que conseiller militaire. Cette expédition n’apparaît qu’indirectement dans une énumération de son avancement dans l’armée : « En 1684, il fut Brigadier, en 1677. Maréchal de Camp, en 1688. Lieutenant General, en 1689. Marchéal d’Irlande, en 1670. Mestre de Camp, […] & en 1705. il fut reҫû Chevalier de l’Ordre du S. Esprit42. » Seuls les lecteurs informés peuvent établir le lien entre la très brève évocation de l’Irlande et une des défaites les plus douloureuses du règne de Louis XIVLouis XIV : sur l’île verte, son cousin et prétendant catholique au trône anglais, Jacques Stuart, JacquesStuart, est forcé de s’incliner devant Guillaume III d’Orange, Guillaume III d’Orange, un prince protestant et grand rival politique du roi français depuis la guerre de la Ligue d’Augsbourg43.