La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières

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Aus der Reihe: Biblio 17 #225
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Partie II – Dimension esthétique



« Aimez, donc la raison : que toujours vos écrits/ Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix1. » À la lumière de ces vers issus de l’

Art poétique

, Nicolas Boileau, NicolasBoileau semblerait un fervent défenseur de la raison et, par conséquent, un apôtre des Modernes. Or, ces deux vers sont sortis de leur contexte initial et Boileau, NicolasBoileau est également le traducteur du

Traité du sublime

 du pseudo-LonginLongin dont il défend les idées. Sans entrer dans les détails de cette opposition qui sépare le sublime de la raison, nous pouvons constater qu’elle pourvoit les débats autour de la critique du goût d’un cadre théorique. Aujourd’hui, les chercheurs estiment que la doctrine classique se trouve au milieu, c’est-à-dire entre ces deux extrêmes. Elle constitue donc un compromis dont Annie Becq souligne « le caractère composite des éventuelles références philosophiques2 ». Face au même problème, Alain Génetiot parle d’« un juste tempérament » caractéristique de la littérature du XVII

e

 siècle français : « Mais la poétique classique ne se contente pas de faire coexister des styles contraires, elle les fond dans le creuset du style moyen qui conduit à la synthèse classique3. »



Dans la dernière partie du siècle, cette coexistence riche de tensions est mise à rude épreuve : la Querelle des Anciens et des Modernes fait éclater ce compromis et Marc Fumaroli constate : « Les Modernes, tel l’abbé Terrasson, JeanTerrasson, rationalisent la poétique ; les Anciens au contraire approfondissent leur réflexion sur le ‘goût’, et sur les facettes de l’expérience poétique du vrai, du beau et du sublime4. » Désormais, les Modernes cherchent à appliquer « la méthode géométrique au domaine du goût5 » et les Anciens doivent réagir à cette provocation, c’est-à-dire démontrer que l’extension du royaume de la raison à celui des belles-lettres n’est qu’une hybris. C’est le conflit de base qui structure la Querelle d’Homère6 dont une des questions les plus importantes est celle de savoir ce qui constitue la nature de la belle littérature.



Néanmoins, ni les Anciens, ni les Modernes n’abordent cette problématique d’une façon purement abstraite ou théorique, mais la querelle éclate de nouveau à la suite de deux traductions très différentes de l’

Iliade

 d’Homère : celles d’Anne Dacier et d’Houdar de La Motte. Ainsi, les débats tournent autour de deux textes concrets et notre grande question peut engendrer plusieurs petites. Premièrement, il faut s’interroger sur les deux traductions de l’

Iliad

e et l’accueil qui leur est accordé. Cela signifie que nous étudierons les réactions des deux partis à l’

Iliade

 homérique, que la plupart des participants à la querelle ne connaissent que grâce à la traduction d’Anne Dacier7 et qu’ils n’en distinguent guère, ainsi qu’à l’

Iliade

 en douze chants d’Houdar de La Motte. Deuxièmement, nous étudierons les différentes conceptions de la critique du goût en général et de ce qui est un bon homme de lettres en particulier. De nouveau, nous nous intéresserons aux convictions des Anciens et des Modernes afin de trouver une éventuelle dualité des voix. Et pour bien conclure cette étude, nous analyserons quelques exemples des nouvelles galantes ainsi que les genres qui appartiennent à l’« empire de la galanterie8 », c’est-à-dire les conversations, les lettres et les petites pièces de poésie mondaines9.



Le but de cette analyse des textes sera de découvrir dans quelle mesure le

Nouveau Mercure galant

 contribue à divulguer des idéaux ou des genres littéraires. Cette étude nous permettra également de préciser la nature de la réception de la Querelle d’Homère dans le périodique. Ainsi, le deuxième chapitre de cette partie illustre de quelle façon la Querelle d’Homère, en tant que deuxième partie de la Querelle des Anciens et des Modernes s’inscrit pleinement dans la tradition des débats sur la conception du beau qui ont eu lieu au XVII

e

 siècle10 et qui aboutissent à la philosophie des Lumières et à la définition de l’esthétique par des philosophes, tels que Edmund Burke, EdmundBurke, Denis Diderot, DenisDiderot, Alexander Baumgarten, AlexanderBaumgarten ou encore Emmanuel Kant, EmmanuelKant par la suite. Ce changement de perspectives complétera par conséquent la vue d’ensemble de la réception de la Querelle d’Homère au sens large tout en prenant en compte les œuvres des théoriciens de l’art, comme Roger de Piles, Roger dePiles, ce qui soulignera d’autant plus la fertilité de la Querelle d’Homère et ce qui justifiera encore l’approche particulière de cette analyse qui veut mettre en avant le caractère multidisciplinaire des querelles.



Au total, ce plan reflète plus que celui de notre première partie la dualité des Anciens et des Modernes. Pourtant, nous savons que celle-ci ne forme pas une frontière absolue, mais un continuum. Par conséquent, nous ne nous laisserons pas enfermer dans une opposition simpliste, mais continuerons à chercher les tons gris, c’est-à-dire les voix divergentes, neutres ou de compromis, ce qui nous permettra de montrer que les deux partis ne constituent pas de blocs monolithiques. En outre, tout en voulant étudier le plus de contributions possible, nous devrons faire des choix difficiles, mais cohérents. Ainsi, dans la première étape de notre analyse qui sera consacrée à la Querelle d’Homère dans un sens plutôt étroit du terme, nous mettrons l’accent sur les textes de querelle de premier ordre. Puis, nous élargirons nos questions de recherche et, parallèlement, nous agrandirons également notre base textuelle pour prendre en compte tous les

Mercure

s d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay de 1714 à 1716.






1. Critique de l’

Iliade

1.1 Défense de l’œuvre d’Homère



Malgré son orientation indiscutablement moderne, le

Nouveau Mercure galant

 propose à ses lecteurs, dans le domaine de la critique du goût, une grande variété d’opinions défendues par les Anciens. En montrant ainsi « une solide connaissance1 » de son époque et des enjeux de la Querelle d’Homère, Hardouin Le Fèvre de Fontenay suit non seulement l’exemple de Jean Donneau de Visé , JeanDonneau de Visé, son illustre prédécesseur et créateur du périodique, mais il crée également un véritable « forum2 » qui contribue à la circulation des idées en offrant aux lecteurs du

Nouveau Mercure galant

 la possibilité de se forger leur propre idée – du moins en théorie.



Les concepts et les arguments des Anciens peuvent se retrouver dans trois types de textes : premièrement, dans les rares contributions des Anciens eux-mêmes, deuxièmement, dans des textes d’auteurs neutres, qui, par exemple, formulent des positions de compromis tout en questionnant la véhémence du débat, et troisièmement, dans de nombreuses prises de paroles des Modernes qui reproduisent les arguments des Anciens, pour ensuite les réfuter, sans pour autant toujours y arriver. Cette incapacité souligne d’un côté la force des idées des partisans d’Homère et de l’autre la place du

Nouveau Mercure galant

 dans le champ littéraire contemporain.



À partir de ce corpus restreint, on analysera les différents types de défenses d’Homère et de ses œuvres. L’enquête suivra les deux grands axes du raisonnement déployé par les Anciens : les arguments caractéristiques en faveur d’Homère ainsi que la critique formulée contre l’imitation de l’

Iliade

 d’Houdar de La Motte. L’objectif de ce chapitre consiste donc à établir un inventaire des notions et concepts utilisés pour défendre la version originale de l’

Iliade

. Ce ne sera que dans une étape ultérieure qu’ils seront analysés plus profondément.





Le prestige et les beautés d’Homère



Tout d’abord, avant d’évoquer le style homérique ou le relativisme historique, il est important de mentionner le grand respect que les représentants des deux partis témoignent à Homère1. Dans la satire « Arrest du conseil d’Apollon », publiée dans le

Nouveau Mercure galant

 d’avril 1715, un Moderne, qui se cache derrière le pseudonyme presque indécodable d’Akakentreke2, écrit qu’Homère est « estimé Poëte sans pareil3 ». L’abbé Jean-François de Pons, Jean-François de Pons avoue dans une lettre parue en mars 1715 qu’Homère a été un « grand génie4 » et qu’il a écrit un très grand poème pour son époque5. Certains Modernes ont même trouvé quelques beaux passages dans l’

Iliade

, comme Hardouin Le Fèvre de Fontenay le rappelle dans son compte rendu de l’

Examen pacifique

 d’Étienne Fourmont, ÉtienneFourmont : « feriez penser icy, que le Critique n’auroit rien trouvé de loüable dans Homere est-il possible, Monsieur, que vous n’ayez pas senti en lisant M. de la Motte que sa Critique fait infiniment plus d’honneur à Homere [et à son

Iliade

], que toutes vos Apologies6. » Or, dans les contributions des Modernes, ces éloges sont les rares exceptions qui confirment la règle générale : ils apparaissent comme de simples formules de politesse qui précèdent souvent une critique sévère de l’

Iliade

 homérique.



Bien que les Anciens partent d’une position semblable, ils arrivent à une conclusion bien différente. Selon eux, la version originale de l’

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 est aussi parfaite qu’Homère lui-même. Elle reste un chef-d’œuvre, ses « beautés » dominent et elle n’a quasiment pas de faiblesses. C’est en tout cas la conviction d’Anne Dacier. Enthousiaste, elle écrit dans la préface de sa traduction de l’

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 : « l faut aller à ce qu’il y a de plus considerable, & tascher de monstrer ce sublime & ce merveilleux qui regnent par tout dans Homere7. » Et plus loin, elle assure qu’elle n’est pas la seule à penser cela : « Je ne m’amuseray pas icy à recüeillir tous les éloges qu’on a donnez à Homere, on en composeroit des volumes8. » Ainsi, Dacier résume brièvement la réception glorieuse d’Homère à travers les siècles avant de citer, tout de même, deux exemples concrets : PolitienPolitien et Dion ChrysostomosDion Chrysostomos. « L’Abbé de ***9 », un lecteur-auteur anonyme, qui publie une « Comparaison des Discours sur M. de la Motte et de Madame Dacier sur les Ouvrages d’Homere » dans la livraison d’avril 1715 et qui demande à Hardouin Le Fèvre de Fontenay de prendre « le parti de la neutralité10 », introduit cette idée dans le périodique et il explique que Dacier rappelle le prestige historique d’Homère. Puis, il précise que la savante « ne veut pas qu’on examine [l’

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] après que tant de grands hommes ont décidé en faveur d’Homere11 ». Dans le même numéro de la revue, cette position est également défendue dans un « Extrait de la lettre d’une Dame d’érudition antique, à un Academicien Franҫois moderne touchant l’Iliade d’Homere comparée avec celle de M. de la M.12 ». L’autrice y estime qu’Homère est un « divin Poëte13 » et que « toute la terre14 » l’adore. Puis, elle suggère qu’aucun écrivain ne peut plaire sans ses règles, c’est-à-dire, par manque d’œuvre théorique d’Homère, sans imiter son

Iliade

15.

 



Cette argumentation des Anciens est aussi présente dans un autre texte du même numéro du

Nouveau Mercure galant

 : une discussion très probablement fictive entre deux femmes dont l’une défend la cause de Madame Dacier et l’autre celle d’Houdar de La Motte. L’auteur de cette contribution est, selon Hardouin Le Fèvre de Fontenay, un « galant homme qui a certainement beaucoup d’esprit16 » et qui prétend avoir assisté à la dispute des deux dames. Il fait dire à la défenderesse d’Homère : « art de la Poësie fut porté tout d’un coup par Homere à un degré de perfection auquel il n’est pas permis de prétendre17. » Ce trait de génie du poète grec renvoie certainement à son œuvre majeure, l’

Iliade

, qui devient ainsi l’incarnation de son talent immense dont personne n’a le droit de douter.



Le contributeur anonyme fait énoncer à l’Ancienne un deuxième argument en faveur d’Homère : « vous avez lû ce qu’en dit le grand…18. » Apparemment à l’instar d’Anne Dacier qui évoque, par exemple, « AristoteAristote, Denys d’HalicarnasseDenys d’Halicarnasse, Démétrius, LonginLongin, etc.19 » dans

Des causes de la corruption du goût

, la représentante des Anciens veut également citer quelques autorités antiques dont elle considère les opinions et jugements toujours d’actualité et à même d’enseigner quelque chose. Cependant, son amie moderne semble convaincue du contraire et l’interrompt tout de suite : « Je ne sҫay point ce qu’on dit ces grands, Madame, quand je trouve leurs noms dans un Livre, je les saute20. » Sans conteste, le recours aux autorités n’arrive plus à persuader tout le monde, particulièrement le public mondain21.



Le premier grand argument en faveur du poète grec est donc constitué par le prestige d’Homère. Si tous les partis le respectent en tant que personnage historique, seuls quelques Anciens en font une défense de son œuvre. Ils se servent soit des grandes autorités de l’Antiquité pour justifier la suprématie d’Homère et de son

Iliade

, soit de l’équation selon laquelle l’

Iliade

 égale forcément son auteur. Mais ni l’une ni l’autre ne peuvent persuader les Modernes. Pour eux, le fait que Homère soit le « père de la poésie et de l’éloquence22 » n’implique pas qu’il reste un modèle parfait ou un auteur indépassable23. Face au triomphe du cartésianisme, la première stratégie de défense des Anciens tombe ainsi en désuétude et la deuxième mène à un raisonnement circulaire : l’œuvre d’Homère justifierait le prestige de son auteur et vice versa.



En conséquence, il n’est guère surprenant qu’au début du XVIII

e

 siècle, cet argument ne rencontre plus beaucoup de succès, même parmi les Anciens, dont seulement une minorité y a recours : par exemple René Le Bossu, RenéLe Bossu, Hilaire-Bernard de Longepierre, Hilaire-Bernard deLongepierre ou, encore, Anne Dacier qui, selon Noémi Hepp, cherchent en vain à contrer les Modernes avec des arguments dépassés24. Tout en étant une défense faible, cet argument soulève pourtant des questions intéressantes, comme celles du statut de l’auteur ou du rapport de l’écrivain à son œuvre25. Mais, face aux vives critiques des Modernes, les Anciens ont besoin d’arguments plus solides.





À part le nom prestigieux de l’auteur de l’

Iliade

, les Anciens et les auteurs proches de leur parti évoquent également des arguments plus profonds concernant la critique du goût. Parmi eux se trouve l’abbé de *** de la « Comparaison des Discours de M. de la Motte et de Madame Dacier sur les Ouvrages d’Homere » qui rappelle en avril 1715 : « Homere n’est point admirable en tout, Homere n’est pas si méprisable que M. de la Motte semble l’insinuër, & il auroit attaqué avec plus d’avantage s’il l’avoit plus estimé26. » On n’apprend cependant pas à quels aspects admirables d’Homère le contributeur anonyme fait référence. Il laisse à d’autres Anciens le souci de préciser son argument.



La dame d’érudition antique est plus claire. Dans sa lettre publiée dans le

Nouveau Mercure galant

 du même mois et dont le but est de démontrer « la superiorité invincible des Anciens sur les Modernes27 », elle compare la traduction de M. de La Motte à celles de l’abbé Régnier-Desmarais, François-SéraphinRégnier-Desmarais et d’Hugues Salel, HuguesSalel ainsi qu’à la sienne28. Son bilan est sans équivoque : la traduction du leader du parti moderne est « bien opposé à la noble simplicité d’Homère29 ». Et quelques pages plus loin, elle ajoute que les ouvrages du poète grec sont pleins de « beautez simples, naïves et dignes de siècle30 ». Il s’agit d’un argument classique des Anciens et Anne Dacier l’utilise également pour s’opposer aux détracteurs d’Homère. Dans la préface de sa traduction de l’

Iliade

, elle se dit convaincue qu’« Homere peint par tout la Nature telle qu’elle estoit dans sa premiere simplicité31 ». Si cette « noble simplicité32 » devient ainsi un composant intrinsèque de la beauté, elle n’est pas la seule qualité de l’

Iliade

 en prose.



Au contraire, en général, elle semble liée à une autre caractéristique : le naturel qui est également introduit par la dame d’érudition antique. Cette défenderesse d’Homère en fait un autre argument en faveur de l’

Iliade

 : « Homere peint bien le naturel des hommes33. » Et un peu plus loin, la nature revient sous la forme d’une métaphore, quand l’autrice compare les bonnes traductions de l’

Iliade

 de l’abbé Régnier-Desmarais, François-SéraphinRégnier-Desmarais et Salel, HuguesSalel à un délicieux miel : « Poësie est plus douce que miel34. » Si l’autrice fait ainsi de la douceur une qualité poétique, elle fait en même temps référence à d’autres penseurs humanistes : Jean de La Fontaine, Jean deLa Fontaine, Nicolas Boileau, NicolasBoileau35 ou encore l’Irlandais Jonathan Swift, JonathanSwift. Ce dernier compare les auteurs qui s’inspirent de l’Antiquité gréco-latine aux abeilles qui s’enrichissent en recueillant le nectar dans les campagnes et jardins. Tout comme l’érudit irlandais, la dame d’érudition antique met donc les Anciens et les abeilles en parallèle. Elle ne suit pourtant pas complètement Swift, JonathanSwift, puisqu’elle ne compare pas les Modernes à l’araignée destructrice de la

Battle of the Books

36. Même s’il paraît improbable que la dame d’érudition antique ait lu l’ouvrage de Swift, JonathanSwift qui ne fut traduit en français qu’en 1721, il reste pourtant difficile d’établir avec certitude sa source d’inspiration, car la métaphore de l’abeille, qui remonte à PlatonPlaton, était fréquemment utilisée après son introduction dans l’univers culturel français par Michel de Montaigne, Michel deMontaigne au XVI

e

 siècle37.



En dehors de la dame d’érudition antique, il y a également d’autres contributeurs qui considèrent le style naturel et simple d’Homère comme son principal atout. Dans la discussion fictive entre une défenderesse d’Homère et une opposante au poète grec d’avril 1715, dont on a déjà parlé dans ce chapitre, la représentante des Anciens développe un argument similaire :



Vous y reconnaissez la simple nature, & j’aime bien mieux voir ces illustres grivois se chanter poüilles, & faire eux-mêmes leur fricassée, que d’entendre nos braves & nos mignons, toûjours guindez dans les plus nobles sentiments de fierté, ou confits dans les plus tendres sentiments de l’amour38.



L’Ancienne de cette dispute rejoint la dame d’érudition antique. Les deux femmes apprécient l’

Iliade

 homérique pour son style simple et naturel. Ces qualités ne se résument pas seulement à un refus des idéaux sociétaux de son époque, tels que la galanterie ou l’honnêteté. Il s’agit de la tentative de mettre en place une nouvelle règle universelle pour juger les œuvres d’art et les productions littéraires. Mais on y reviendra plus tard. Pour l’instant, constatons que, grâce à son style simple et naturel, Homère continue à séduire certains amis des belles-lettres françaises.



D’autres arguments esthétiques sont encore introduits par Hardouin Le Fèvre de Fontenay qui propose en août 1715 un examen critique de l’

Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille

 de Jean Boivin, Jean Boivin, professeur de grec au Collège royal :



M. B. prétend que dans ce denombrement qui paroist si sec aux Critiques d’Homere, il y a des beautez qu’ils ne voyent pas, & qu’on ne peut pas leur faire voir, mais sur lesquelles ils doivent s’en rapporter aux plus fameux écrivains de l’antiquité qui les ont vûës39.



Boivin, Jean Boivin parle ici des beautés d’Homère et il est essentiel de noter que, d’après lui, on ne peut ni toutes les percevoir, ni les comprendre rationnellement, car elles sont cachées. Par conséquent, il faut parvenir à les détecter ou se fier à quelqu’un qui a déjà été au contact de celles-ci. Cet argument est également présent dans un autre dialogue fictif. Cette fois, il s’agit d’une discussion entre un Moderne et deux divinités, déguisées en Anciens, qui fut publiée en juin 1715 par un auteur anonyme. Un des deux Anciens attribue à l’

Iliade

 d’Homère « des beautez surnaturelles40 ». Ainsi, mais sans le dire explicitement, lui et Jean Boivin, Jean Boivin font circuler une nouvelle définition de la critique du goût qui ne se base plus sur des règles rationnelles, mais sur la perception subjective.



Ensuite, un autre argument de Boivin, Jean Boivin est discuté. Les extraits cités de son œuvre suggèrent que l’érudit revient sur la question de la finalité de la littérature. Contrairement à la doctrine dominante selon laquelle l’art doit non seulement plaire, mais aussi instruire41, Jean Boivin, Jean Boivin avance l’idée suivante : « Qu’importe aprés tout qu’Homere ait des défauts, si on le lit avec plaisir42. » Quelques pages plus loin, le lecteur attentif trouve une confirmation sur le fait que Boivin, Jean Boivin semble sérieux sur ce changement de paradigme. Selon Le Fèvre de Fontenay, le professeur de grec au Collège royal excuse l’immoralité des dieux homériques par le souci de présenter un travail qui plaît43. Ce positionnement est provocateur, voire révolutionnaire, et le directeur du périodique semble avoir du mal à suivre ce raisonnement. Il rappelle simplement que « Homere a eû pour but d’instruire, comme ses admirateurs n’en doutent nullement44 ».



Mais Boivin, Jean Boivin n’est pas seul. Au contraire, ses idées pointent vers la notion du « sublime » qui, selon Boileau, NicolasBoileau, « fait qu’un ouvrage enleve, ravit, transporte45 ». Ce concept est également défendu par d’autres Anciens, comme le Père Bouhours, DominiqueBouhours ou Fénelon, François Salignac de La MotheFénelon, qui ne parlent pas de sublime, mais de la grâce ou d’un je ne sais quoi touchant les lecteurs46. Tout comme Boivin, Jean Boivin, Bouhours, DominiqueBouhours est persuadé que le je ne sais quoi sait faire oublier les imperfections : « Il s’ensuit de là, dit Eugène, que c’est un agrément qui anime la beauté & les autres perfections naturelles ; qui corrige la laideur & les autres défauts naturels47. » Malheureusement, ces réflexions ne sont pas développées davantage dans le

Nouveau Mercure galant

. Mais, l’auteur de l’

Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille

 propose encore un argument philosophique qui dépasse les seules questions esthétiques et qui reprend des idées d’autres Anciens.

 





Le troisième grand argument en faveur d’Homère développé dans le

Nouveau Mercure galant

 est formé par le réalisme historique48. Il est présent d’une façon indirecte car Jean Boivin, Jean Boivin, son porte-parole, ne s’adresse pas personnellement aux lecteurs du périodique, mais c’est à nouveau Hardouin Le Fèvre de Fontenay qui lui prête sa voix.



Selon la plume du

Nouveau Mercure galant

, Boivin, Jean Boivin défend par exemple la déesse ThétisThétis, qui s’occupe affectueusement du cadavre de PatroclePatrocle, l’ami mort d’AchilleAchille : « Il Boivin] se contente d’avancer qu’il falloit que du tems d’Homere on crût que la conversation d’un corps mort fut quelque chose de bien important, puisque les Déesses même les plus délicates ne dedaignoient pas d’y donner toute leur attention49. » C’est un argument rare dans les pages du

Nouveau Mercure galant

. Comme le Père Buffier, ClaudeBuffier, Fénelon, François Salignac de La MotheFénelon ou encore Étienne Fourmont, ÉtienneFourmont, Jean Boivin, Jean Boivin défend une représentation réaliste des mœurs et des conditions de vie à l’époque homérique. Au lieu de simplement voir dans le comportement des héros un mode de vie plus simple ou naturel, il met l’accent sur la particularité de chaque époque et refuse l’idée d’une continuité historique absolue que l’on puisse soumettre à un seul et unique idéal du bon goût50.



Et même si les conséquences de cette approche ne sont pas tirées dans le

Nouveau Mercure galant

, on y en trouve d’autres exemples. Boivin, Jean Boivin tente de défendre de cette manière quelques répétitions de l’

Iliade

 d’Homère : « Cette sorte de repetition sied si bien à Homere, & et sied qu’à luy seul, caractere convenable au genie & à l’antiquité de ce Poëte51. » Puis, le professeur au Collège royal établit même un lien avec les livres de Moïse52 qui « sont pleins de repetitions53 ». Un peu plus loin, l’auteur de l’

Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille

 réaffirme que les répétitions ne choquaient personne à l’époque d’Homère car on parlait de cette façon54.



Le même argument, certes moins explicite, se trouve aussi dans une autre contribution au

Nouveau Mercure galant

. En avril 1715, les lecteurs du périodique ont profité d’une discussion fictive entre une Ancienne et une Moderne. Malgré une fine ironie sous-jacente qui domine la contribution, une petite phrase, qui vient de se glisser dans une déclaration défendant la simplicité, retient l’attention : « Icy vous voyez peints au naturel tous les deffauts d’un siecle grossier55. » L’allusion aux différentes époques est minimale, mais elle est présente et montre ainsi une autre possibilité de défendre l’œuvre d’Homère.



Malheureusement, Hardouin Le Fèvre de Fontenay n’entre pas dans les détails. Au contraire. Le responsable du

Nouveau Mercure galant

 semble avoir du mal à réfuter cet argument développé par Jean Boivin, Jean Boivin : plus les passages cités deviennent complexes, plus ses répliques sont courtes. Le meilleur exemple en reste la première mention du relativisme historique. À une longue description et explication s’ajoute simplement la brève question « Qu’en pense le Lecteur56 ? ». Est-ce que ce silence signifie que l’argument développé par Jean Boivin, Jean Boivin pour sauver Homère est donc irréfutable ? Non, certainement pas. D’un côté, le relativisme historique est une approche bien innovatrice57, mais de l’autre, il ne constitue nullement un passe-partout. Selon Julie Boch qui se base notamment sur les travaux de Chantal Grell58, « c’est s’enfermer dans la circularité d’un