La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières

Text
Aus der Reihe: Biblio 17 #225
0
Kritiken
Leseprobe
Als gelesen kennzeichnen
Wie Sie das Buch nach dem Kauf lesen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Quelques qualités féminines selon le périodique

Une deuxième question attire notre attention. Ci-dessus, il est non seulement devenu évident que les femmes ne sont pas obligées de lire les grands auteurs de l’Antiquité, mais également que d’autres qualités sont plus importantes : il ne faut pas oublier les paroles que le « galant homme » contribuant au Nouveau Mercure galant d’avril 1715 met dans la bouche de sa Moderne : « Nous avons toutes interest à […] applaudir [Anne Dacier], Madame, je voudrois seulement qu’en se saisissant des avantages que les hommes se sont reservez, elle conservât toute la douceur, toute la modestie qui font nostre partage & qui nous siéent bien1. » L’auteur anonyme de ce dialogue probablement fictif s’en prend à la traductrice d’Homère en soulignant des traits de caractères typiquement féminins : la douceur et la modestie – deux qualités féminines centrales au siècle de Louis XIVLouis XIV selon Myriam Dufour-Maître : « Le modèle éthique galant triomphe, fait de naturel, de grâce, de douceur, de délicatesse, d’enjouement, [et] de modestie2. » Et Florian Gelzer confirme qu’il s’agit de traits caractéristiques indispensables qui permettent aux femmes de bien mener une conversation galante et de briller dans la vie sociétale de l’époque3. Ainsi, il n’est pas étonnant que la modestie et la douceur soient défendues dans la revue. En revanche, au vu de l’orientation globale du périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, il est relativement surprenant que de tels passages soient peu présents dans le Nouveau Mercure galant et que peu de contributeurs définissent de manière théorique les qualités typiquement féminines.

Parallèlement, nous pouvons constater que les auteurs qui publient des textes dans la revue ne critiquent pas trop agressivement les vices des femmes. Et, même si quelques auteurs décrivent les défauts du beau sexe, ils le font de manière inoffensive ; il s’agit plus de lieux communs que de dénonciations. La contribution du « galant homme » qui prétend transcrire une discussion entre deux femmes en constitue toujours un bon exemple. Voici le début de leur conversation :

Aprés que chacune d’elle eût donné des loüanges à la beauté de l’autre, & que pour excuser les deffauts de la sienne, elle eût allegué ou supposé quelque legere incommodité, enfin aprés qu’elles eurent épuisé tout ce qu’enseigne le grand art de flatter l’amour propre d’autruy, & de ménager les interêts du sien, j’entendis la plus grande dire à l’autre4.

En résumant ainsi les préliminaires de leur discussion, le contributeur inconnu paraît se moquer des femmes et dénoncer leurs conversations vides de sens : ironiquement, il ne parle pas d’un échange poli ou galant, mais du « grand art de flatter » et sa répétition d’« aprés », respectivement d’« enfin aprés », souligne que ce préambule – à ses yeux – n’ajoute rien au thème central de sa contribution qui est la Querelle d’Homère. D’après lui, il faut donc supporter ce genre de paroles avant de pouvoir parler de choses plus sérieuses. Certes, l’écrivain anonyme est bien moins agressif que Nicolas Boileau, NicolasBoileau dans sa « Satire X », mais il dénonce néanmoins une certaine hypocrisie et des caractères faux ainsi que superficiels5. Malgré l’absence total de sens, le « galant homme » ne se passe pas de ce passage apparemment dénué de signification – au contraire, il l’introduit volontairement dans sa discussion fictive – et semble donc se distancier d’une galanterie qui est réduite à un jeu sociétal où la forme prime sur le contenu.

Un constat similaire s’impose après une relecture de la fin de la conversation qui dérape : « La grande Blonde rougit à ce mot de Dragon ; les tons s’aigrirent, & nos deux Dames commençoient à faire les Déesses6. » Sans aucun doute, en parlant des « Déesses », l’auteur inconnu pense aux divinités païennes de l’Iliade7. Or, il ne semble pas critiquer les femmes en soi, mais il paraît préférablement vouloir terminer sa contribution au Nouveau Mercure galant par une allusion aux femmes passionnelles et non pas raisonnables – un lieu commun qui a certainement été compris par les lecteurs de la revue et qui les a peut-être même amusés8.

Cette critique des femmes superficielles se retrouve également dans une contribution écrite par une autrice : la lettre de Mademoiselle de ** qui fut publiée dans la livraison de novembre 1714 du Nouveau Mercure galant. Après avoir constaté que les artistes et les écrivains cherchent principalement à plaire au public féminin puisqu’il « [fait] aujourd’huy le destin des pieces de Theâtre9 », Mademoiselle de ** met pourtant en question leur jugement : « Il faut que les Auteurs s’attachent à étudier leur goût, & vous pouvez juger si cet accord de l’esprit avec la raison qui consistuë le bon goût, se trouve chez elles, par la fureur avec laquelle on les voit courir à des bagatelles10. » Selon elle, la plupart des femmes s’intéressent donc à des choses sans importance et futiles. Les vrais problèmes qui méritent en revanche d’être abordés ne les passionnent guère – un point de vue que partage le contributeur galant, mais anonyme d’avril 1715. Pourtant, Mademoiselle de ** n’y entame pas une Querelle des Sexes et, par conséquent, elle n’évoque même pas le goût des hommes, mais elle semble douter de la capacité du jugement de ses contemporains en général et des femmes en particulier11.

Une Querelle des Femmes n’a pas lieu dans le Nouveau Mercure galant : s’il leur arrive occasionnellement de mettre en avant quelques qualités féminines, comme la douceur et la modestie, les contributeurs à la revue dénonce d’une manière ironique, dénuée de toute agressivité, une certaine superficialité des galantes femmes.

Afin de conclure, il faut souligner que la question de la condition de la femme ne se pose pas vraiment dans le Nouveau Mercure galant et que les enjeux de la Querelle des Femmes ne constituent pas de véritables sujets de controverse. S’il y a quelques passages provocateurs, ils passent inaperçus et ne suscitent pas de réactions. Or, cela implique également que les Modernes qui écrivent pour le périodique ne montent pas au créneau pour défendre la cause des femmes ou pour la faire avancer. De ce fait, il est difficile de qualifier le Nouveau Mercure galant comme une revue proto-féministe : cela se manifeste notamment dans le sexe des contributeurs qui sont majoritairement masculins, même dans la partie mondaine du périodique : la plupart des énigmes qui sont par exemple intégrées dans la revue sont rédigées par des hommes. Il existe pourtant une exception à ce désintérêt : malgré quelques commentaires positifs, Anne Dacier est la cible préférée des auteurs du Nouveau Mercure galant. Par conséquent, il faudra par la suite mettre en contexte ces attaques ad hominem.

Avant de nous pencher sur l’accueil que la revue réserve à l’érudite, il est important de préciser que ce sont les hommes qui se prononcent sur les livres recommandables pour les femmes ainsi que sur les qualités qui leur sont avantageuses. Ces mêmes auteurs définissent un cadre relativement précis, voire étroit. Il n’est point question d’un libre épanouissement. Ce discours normatif rappelle par ailleurs le sous-chapitre précédent et les efforts des plumes – en général masculines – du Nouveau Mercure galant à définir ce qui caractérise un bon noble et ce que sont ses principales qualités.

3.2 Anne Dacier, une femme exceptionnelle

Modeste, douce, intéressée plus par les nouvelles galantes ou les romans que par les chefs d’œuvre des auteurs gréco-latins. Ainsi les contributeurs au Nouveau Mercure galant présentent-ils les femmes ordinaires de leur temps et précisent-ils qu’Anne Dacier ne correspond guère à cette image1. Néanmoins, les historiens littéraires n’en sont pas restés là. Dans ses Querelles littéraires, Simon-Augustin Irailh, Simon-AugustinIrailh parle longuement de la Querelle d’Homère. Il y décrit l’érudite et sa réplique à Houdar de La Motte de la façon suivante :

Cette contrariété de jugement produisit le livre de la Corruption du goût, ouvrage dicté lui-même par le mauvais goût, par la prévention, le fiel & la haine. Que de grossièretés, que de termes injurieux à chaque page ! Ceux de ridicule, d’impertinence, de témérité aveugle, d’ignorance, de folie, d’absurdité [soulignés dans l’original], reviennent continuellement. L’auteur, dans son livre, est une femme des halles en furie. Ce qu’il y a de moins choquant pour La Mothe, c’est le reproche qu’on lui fait d’ignorer le Grec, & d’avoir composé des opéra [sic]2.

Irailh, Simon-AugustinIrailh va droit au fait et attaque violemment Anne Dacier. Il ne fut point le seul. Selon Éliane Itti, qui décrit l’Ancienne comme modeste3, les Modernes semblent développer une véritable stratégie de communication qui vise à abaisser la renommée de la traductrice d’Homère4 et Itti s’interroge « d’où provient alors l’épithète ‘injurieuse’, accolée systématiquement à Madame Dacier comme une étiquette5 » ce que Nadine Gelas considère comme une stratégie polémique efficace6. Il paraît donc légitime d’étudier par la suite de manière plus poussée la présentation de Madame Dacier dans le Nouveau Mercure galant : dans quelle mesure a-t-il contribué à cette campagne contre la savante décrite par Itti ? Et enfin, il nous faudra encore nous interroger sur les motivations des Modernes qui ne cessent de s’en prendre à la savante.

Reproduire une étiquette

Dans un premier temps, il est nécessaire d’évoquer les contributions dans lesquelles Anne Dacier est simplement présentée comme impolie, de manière sèche et peu créative. Cela fut par exemple le cas dans la livraison de mars 1715. Dans une lettre que Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe écrit à Hardouin Le Fèvre de Fontenay et que celui-ci publie dans le Nouveau Mercure galant, l’auteur du Chef-d’œuvre d’inconnu constate : « [D]e quatre cent noms ou épithetes que Madame Dacier luy donne dans son Factum, intitulé, des Causes de la Corruption du Goût ; Mr de la Motte est bon pour luy répondre, en la traîtant néanmoins respectueusement, & avec tous les égards qu’un galant homme doit à son beau sexe1. » D’un ton neutre, Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe développe ici la même argumentation qu’un auteur anonyme – l’abbé de *** un mois plus tard.

 

Dans sa « Comparaison des Discours de M. de la Motte et de Madame Dacier sur les Ouvrages d’Homère » publiée dans le numéro d’avril 1715, et tout en soulignant le fait exceptionnel que constitue l’érudition de Dacier, celui-ci lui reproche d’écrire « avec beaucoup de vivacité contre M. de la Motte2 » et de le traiter « par des expressions trop fortes3 ». Cependant, lui aussi est convaincu que La Motte est obligé de rester poli et de répondre gentiment à la traductrice : « Madame Dacier […] semble avoir donné droit à M. de la Motte de luy dire des choses desobligeantes, s’il pouvoit estre permis de manquer au respect aux Dames, quelques choses qu’elles fassent4. » Peu importe donc les défauts dont fait preuve une femme, ici Anne Dacier, il ne semble pourtant pas admis de lui rendre la pièce de sa monnaie. Claude Habib observe également cette attitude chez les hommes galants. En citant l’exemple des Femmes savantes de Molière [Moliere]Molière et notamment celui de Philaminte, elle souligne le comportement respectueux des galants hommes à l’égard des femmes, bien que celles-ci manquent « à la galanterie5 ».

Il faut donc retenir un aspect central : malgré le rejet évident des expressions trop violentes utilisées par Anne Dacier, Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe et le contributeur inconnu restent modérés et respectent le conseil qu’ils donnent eux-mêmes aux lecteurs du Nouveau Mercure galant.

D’autres contributeurs sont pourtant plus directs et n’hésitent pas à formuler plus ouvertement leurs critiques à l’égard d’Anne Dacier. L’abbé Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons qui dénonce dans le Nouveau Mercure galant de mai 1715 l’Homère vengé de François Gacon, FranҫoisGacon en constitue un bon exemple. Après avoir décrit de manière générale « Messieurs les Sҫavants […] [comme] trop scandaleusement rustiques6 », il s’en prend à la chef de file des Anciens et au censeur qui a approuvé son dernier ouvrage :

Le Livre qui parut le mois de Février dernier sous le titre des Causes de la Corruption du goust, surprit & scandalizât tout ensemble les gens sensez. Ce livre sera la honte éternelle de M. l’abbé Fraguier, Claude FrançoisFraguier, luy, qui par son approbation souscrit lâchement au traitement infâme qu’on y fait à son Confrere7.

Même sans évoquer Anne Dacier par son nom, il est évident que Pons, Jean-François de [M. P.]Pons parle de celle-ci et les lecteurs du périodique ont sans aucun doute compris cette référence car le livre intitulé Des causes de la corruption du goût était largement discuté dans le Nouveau Mercure galant de février 1715 et parce que ce contributeur n’a pas hésité à en nommer l’autrice8. Particulièrement frappante reste ici l’évocation du censeur. En suggérant que Claude François Fraguier, Claude FrançoisFraguier n’aurait pas dû approuver le livre de Dacier, Pons, Jean-François de [M. P.]Pons compare ce titre à l’Homère vengé de François Gacon, FranҫoisGacon auquel il consacre cette dénonciation de 40 pages9. À ses yeux, Dacier ne vaut donc guère mieux que Gacon, FranҫoisGacon et même si Pons, Jean-François de [M. P.]Pons admet que l’approbateur de l’ouvrage gaconien est « infiniement plus coupable10 » que Fraguier, Claude FrançoisFraguier, il estime clairement que les deux livres doivent être corrigés.

Comparable à cette première attaque directe et plutôt violente contre Anne Dacier est la « Critique sur l’Examen pacifique de M. L’abbé de Fourmont » d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay11 qui fut publié comme supplément au Nouveau Mercure galant en décembre 1715. Le Fèvre de Fontenay ne prend pas de gants et écrit à Étienne Fourmont, ÉtienneFourmont qui, à un moment donné du texte, devient son interlocuteur12 : « Et d’ailleurs en vous mettant de moitié des jugements de Madame Dacier sur l’Iliade, il falloit au moins, pour soûtenir le caractere de Pacificateur, desavoüer le procedé injurieux de cette Sҫavante envers son adversaire13. » Un peu plus loin, le responsable de la revue revient à l’attaque. Il résume un passage de l’Examen pacifique favorable à Houdar de La Motte et le commente de la façon suivante :

M. Fourmont, ÉtienneFourmont, vol. 2. page 208. aprés avoir justifié de son mieux les excés injurieux de Madame Dacier, remarque que M. de la Motte, loin de répondre à tant d’injures, s’est contenté de les rassembler confusément dans un Chapitre exprés de sa réponse pour en faire honte à son adversaire14.

Si ce passage rappelle les critiques déjà étudiées, cela n’est certainement pas un hasard. Cette récurrence ainsi que l’uniformité observée confirment les réflexions d’Éliane Itti qui, face à ce phénomène, parle d’une « étiquette15 » que l’on appose à l’érudite.

Les contributeurs du Nouveau Mercure galant s’inscrivent par conséquent dans un discours, qu’ils suivent souvent servilement. Or, cette critique polémique, mais uniforme – selon eux, Anne Dacier serait impolie et tiendrait des propos injurieux – est quelquefois plus habilement mise en scène. Ainsi les approches plus littéraires seront-elles étudiées par la suite.

Des attaques plus littéraires

La couverture de la Querelle d’Homère au sens étroit du terme commence dans le Nouveau Mercure galant en février 1715 : Hardouin Le Fèvre de Fontenay publie dans cette livraison de la revue une critique des Causes de la corruption du goût d’un « Auteur anonyme » qui discute amplement l’ouvrage d’Anne Dacier et attaque également directement l’Ancienne. Il fait cependant preuve d’esprit et il se montre plus innovatif que les détracteurs de Dacier que nous venons de rencontrer précédemment.

Tout comme La Motte qui entame sa dénonciation de l’œuvre homérique par un résumé des louanges prodiguées au poète grec1, le contributeur inconnu fait semblant d’établir le prestige de l’autrice qu’il s’apprête à attaquer : « Madame Dacier qui tient sans contredit le premier rang entre les Commentateurs, entreprit cette glorieuse refutation2. » Étant donné qu’il s’empresse de contester les thèses de Dacier et qu’il laisse rapidement entendre qu’il se sent proche des Modernes, les mots « glorieuse réfutation » paraissent suspects. Par la suite, ce choix lexical ne devient guère plus clair et notre interprétation est confirmée par les termes qui closent son analyse : « Nous voilà enfin debarassez du Traité DES CAUSES DE LA CORRUPTION DU GOUST [en capitales dans l’original]3. » Encore aujourd’hui, le soulagement du contributeur anonyme paraît audible. Ainsi, il est plus qu’évident que cette étude commence par une remarque ironique qui est par ailleurs suivie d’autres commentaires similaires.

Par exemple, au lieu de dénoncer simplement les termes injurieux que Dacier utiliserait selon certains Modernes, le contributeur inconnu cite un passage de la préface de sa traduction d’Aristophane ; mais il le sort de son contexte4 et il y ajoute la réflexion suivante :

C’est-à-dire, selon Madame Dacier, que si l’on rendoit justice aux bons auteurs vivans, cette justice même toute flatteuse qu’elle paroist, les jetteroit dans le découragemẽt [sic], parce qu’elle leur seroit un sûr augure du mépris qui les attendroit dans des tems reculez. M. de la Motte ne se seroit pas avisé de soupҫonner qu’il dût à la pure bien-veillance de son adversaire, les mauvais traitements qu’il en reҫoit, elle se gardera bien de le louer, de peur que ses éloges ne lui fassent tort & ne l’avilissent dans les tems futurs. L’extrême modestie de Madame Dacier promene sa charité par des chemins bien singuliers5.

Ainsi, il aiguise non seulement une observation d’Anne Dacier, mais il se moque également d’elle. Il suffit de se rappeler la discussion d’une Blonde et d’une Brune d’avril 1715 : la représentante des Modernes y soutient que « les mauvais traitements » – que Dacier réserverait à La Motte – et la « modestie » sont incompatibles.

De plus, l’auteur anonyme n’hésite pas à ridiculiser la traductrice d’Homère. II constate que Charles Perrault, CharlesPerrault, qu’il appelle seulement l’« Auteur des Paralleles6 », et Anne Dacier ont interprété différemment un passage de QuintilienQuintilien :

Il est surprenant que ce Dialogue [de QuintilienQuintilien] ait frappé si différemment l’Auteur des Paralleles, & Madame Dacier. Le stile neanmoins en est simple & la diction claire : Il faut sans doute que l’Auteur des Paralleles ne l’ait pas assez medité : car Madame Dacier convient qu’il faut le mediter pour y trouver que les anciens y triomphent7.

Le contributeur au Nouveau Mercure galant semble suggérer qu’il y a au moins deux lectures différentes de cet extrait du rhéteur romain et il en distingue notamment deux interprétations : le sens qui est immédiatement évident pour le lecteur et qui correspond à l’interprétation de Perrault, CharlesPerrault ainsi que le sens caché qui ne se révèle qu’après une longue médiation et qui fut découvert par Dacier. Or, il semble que l’auteur anonyme joue sur les différents sens du mot « méditer » pour dévaloriser l’approche de Dacier. D’après Antoine Furetière, AntoineFuretière, « méditer » signifie non seulement que l’on fait « plusieurs réflexions sur quelque pensée8 », mais le terme peut également être employé dans le domaine de la « Devotion9 ». Selon le Moderne, Anne Dacier n’aurait donc pas étudié QuintilienQuintilien de façon rationnelle, digne de la méthode géométrique, mais elle se serait laissée emporter par son adoration presque religieuse pour les auteurs anciens déformant de cette manière la signification du texte. Il faut en effet regarder sous tous les angles ce passage du rhéteur romain pour comprendre le sens que Madame Dacier a voulu lui attribuer.

Ainsi, sans attaquer directement Anne Dacier, le contributeur anonyme est plus subtil tout en illustrant clairement son point de vue. Comme ses commentaires ironiques ou moqueurs sont à même de faire rire – ou du moins sourire – les lecteurs du Nouveau Mercure galant, il est par ailleurs possible que cette forme de critique soit plus efficace que les reproches directs.

La critique la plus sophistiquée et la plus divertissante d’Anne Dacier se trouve certainement dans la livraison de juin 1716 du Nouveau Mercure galant : il s’agit du « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne » qui est écrit par « un […] [des] amis [de Le Fèvre de Fontenay]10 ». La défense de la méthode géométrique en constitue un des principaux thèmes, mais cet aspect sera analysé plus tard. Pour le moment, il est nécessaire de se focaliser sur le personnage d’IrisIris. Premièrement, selon le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, AntoineFuretière, son nom renvoie à « une Divinité fabuleuse des Anciens, que les Poëtes ont feint estre la messagere de JunonJunon11 » et Fritz Graf souligne que l’une de ses qualités principales fut sa vitesse12. Ces aspects de sa personnalité sont repris dans le prélude dans lequel IrisIris prétend avoir « parcouru13 » toute la « Grece & […] le Pays Latin » à la recherche de MercureMercure qu’elle doit impérativement ramener au mont Olympe pour qu’il puisse porter son secours aux dieux dans la Querelle d’Homère. Pourtant, avant d’entamer le voyage de retour, MercureMercure et IrisIris, qui se déguisent rapidement en « Academicien de l’ancienne Ecole & […] femme sҫavante14 », rencontrent un mortel ordinaire qui est présenté comme un « Anti-Homeriste du premier rang15 ».

Alors que MercureMercure reste calme et modéré face au Moderne qui met en doute le prestige d’Homère, IrisIris ne parvient guère à se maîtriser et s’emporte facilement. Elle interrompt « brusquement16 » le Moderne et déclare : « Ah ! le traître, il me suffoque, je n’y puis resister MercureMercure… pardonne, je ne sҫais ce que je dis […] M. vous qui vivez encore, ne rougissez pas des blasphêmes que vous venez de prononcer contre cet homme inspiré d’ApollonApollon17. » Pourtant, cette provocation ne paie pas et le Moderne rétorque tranquillement :

 

Pour une illustre Grecque vous estes bien vive, Madame, il vous manque un peu de flegme Philosophique. Par ce petit essay d’emportement, je juge que, si pour rendre une cause victorieuse, il ne falloit que des injures & des noms anciens, tout l’avantage de la dispute vous resteroit18.

Sans aucun doute possible, l’intention de l’ami d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay est évidente : IrisIris incarne Anne Dacier à qui celui-ci reproche, à l’instar de nombreux autres contributeurs, d’utiliser des mots trop injurieux. Ce soupçon qu’IrisIris ne soit autre que Dacier est d’ailleurs confirmé un peu plus loin. Si l’auteur de ce « Dialogue magnifique » prête à MercureMercure des arguments plutôt novateurs19, il semble s’être inspiré de la traductrice d’Homère pour créer son IrisIris et ses idées : son personnage fictif utilise par exemple des allégories pour justifier le comportement des dieux homériques20 et, à partir des paroles d’IrisIris, le contributeur anonyme renvoie même les lecteurs à un passage de la vraie Anne Dacier21. Par conséquent, il faut souligner que le personnage d’IrisIris incarne plusieurs aspects à la fois : elle représente certainement la chef de file des Anciens tout en illustrant à merveille les reproches que les Modernes formulent à son encontre et que nous avons étudiés ci-dessus.

Malgré ce zèle évident, la majorité des contributeurs ne sont pourtant guère novateurs et, à cause du caractère sériel de leurs critiques, celles-ci ont souvent l’air de lieux communs. D’un côté, cela confirme la thèse de Noémi Hepp qui soutient que la couverture de la Querelle d’Homère dans le périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay n’est pas de haut niveau22. De l’autre, cela pose la question de l’origine de ces critiques. Un indice important constitue la première partie des Réflexions sur la critique d’Houdar de La Motte qui sont publiées pendant les premiers mois de l’année 171523. Le Moderne y écrit :

Qu’elle [Dacier] l’avoue ingénument : elle s’est crue attaquée dans la personne de son auteur favori. Elle a compté pour rien la justice flatteuse que je lui rends avec plaisir en tant d’endroits de mon discours, et elle n’y a vu que les censures que j’ai osé faire du père de la poésie. Encore sa passion pour ce grand poète les lui a-t-elle grossies ; elles lui ont paru des injures, et pour ces injures prétendues, elle m’en a rendu de très réelles24.

Bien que La Motte se prononce de façon modérée, les reproches – ou les « étiquette[s]25 », pour utiliser le vocabulaire d’Éliane Itti – sont clairement exprimés et ils sont les mêmes que ceux dans le Nouveau Mercure galant. De plus, un peu plus loin, La Motte intègre dans ses Réflexions toute une liste de citations tirées des Causes de la corruption du goût pour appuyer sa dénonciation du style injurieux d’Anne Dacier26.

En somme, même si la forme de la critique évolue – des attaques directes aux commentaires plus littéraires –, le contenu en reste le même : les nombreux adversaires d’Anne Dacier répètent toujours les mêmes reproches – selon eux, l’érudite serait invariablement injurieuse ou trop vive. Et de surcroît, elle utiliserait souvent des expressions « trop fortes ». Par conséquent, l’« étiquette27 » que les Modernes veulent lui apposer ne varie guère. Mais les diverses mises en scène illustrent également la productivité de la Querelle d’Homère en particulier et des querelles en général, ce qui confirme les réflexions de Gisela Bock et Margarete Zimmermann.

Dans le même temps, il est nécessaire de prendre en compte le fait qu’il n’existe aucun texte uniquement en faveur d’Anne Dacier en tant que femme ou autrice. Certes, une dame d’érudition antique publie dans la livraison d’avril 1715 une « Lettre […] touchant l’Iliade d’Homere comparée avec celle de M. de la M » dans laquelle elle se prononce contre la traduction-imitation du Moderne et lui oppose sa propre version de l’épopée homérique qui n’est autre que celle de Madame Dacier. Cependant, il ne faut pas oublier que la dame d’érudition antique s’intéresse uniquement à la traduction de l’Ancienne et n’évoque jamais ses qualités personnelles28. Ainsi, les auteurs du Nouveau Mercure galant conseillent aux lecteurs du périodique seulement de manière générale de respecter les femmes, ce qui ne les empêche pourtant pas de s’en prendre à Anne Dacier.

Ces reproches formulés à l’encontre de l’Ancienne ne constituent cependant guère une nouveauté. Ils se retrouvent également chez Houdar de La Motte, le chef de file des Modernes. Celui-ci nous fournit également un premier élément de réponse à une autre question de grand intérêt : pourquoi les Modernes, et notamment Hardouin Le Fèvre de Fontenay ainsi que ses contributeurs, s’acharnent-ils tellement contre Anne Dacier ? Selon le membre de l’Académie française, « le dessein de Mme Dacier […] est de donner une idée basse de notre galanterie29 ». Le pronom personnel « notre » trahit l’implication personnelle du Moderne qui semble considérer Anne Dacier et ses convictions comme une menace envers sa façon de vivre. Afin de montrer toute l’étendue de cette allégation, il est nécessaire de se rappeler les réflexions sur la condition de la femme en général et les remarques sur Dacier en particulier : elle serait une femme exceptionnelle sans pour autant incarner l’image typique d’une femme du siècle de Louis XIVLouis XIV. D’après ses adversaires, elle n’est ni douce, ni modeste, mais injurieuse et une menace pour la galanterie.