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Robinson Crusoe. II

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ARRIVÉE À QUINCHANG

Ce sentiment qui grossit le danger ne manqua pas son effet ordinaire sur notre imagination en nous représentant les capitaines anglais et hollandais comme des gens incapables d'entendre raison, de distinguer l'honnête homme d'avec le coquin, de discerner une histoire en l'air, calculée pour nous nuire et dans le dessein de tromper, d'avec le récit simple et vrai de tout notre voyage, de nos opérations et de nos projets; car nous avions cent moyens de convaincre toute créature raisonnable que nous n'étions pas des pirates: notre cargaison, la route que nous tenions, la franchise avec laquelle nous nous montrions et nous étions entrés dans tel et tel port, la forme et la faiblesse de notre bâtiment, le nombre de nos hommes, la paucité25 de nos armes, la petite quantité de nos munitions, la rareté de nos vivres, n'était-ce pas là tout autant de témoignages irrécusables? L'opium et les autres marchandises que nous avions à bord auraient prouvé que le navire était allé au Bengale; les Hollandais, qui, disait-on, avaient touts les noms des hommes de son ancien équipage, auraient vu aisément que nous étions un mélange d'Anglais, de Portugais et d'Indiens, et qu'il n'y avait parmi nous que deux Hollandais. Toutes ces circonstances et bien d'autres encore auraient suffi et au-delà pour rendre évident à tout capitaine entre les mains de qui nous serions tombés que nous n'étions pas des pirates.

Mais la peur, cette aveugle et vaine passion, nous troublait et nous jetait dans les vapeurs: elle brouillait notre cervelle, et notre imagination abusée enfantait mille terribles choses moralement impossibles. Nous nous figurions, comme on nous l'avait rapporté, que les marins des navires anglais et hollandais, que ces derniers particulièrement, étaient si enragés au seul nom de pirate, surtout si furieux de la déconfiture de leurs chaloupes et de notre fuite que, sans se donner le temps de s'informer si nous étions ou non des écumeurs et sans vouloir rien entendre, ils nous exécuteraient sur-le champ. Pour qu'ils daignassent faire plus de cérémonie nous réfléchissions que la chose avait à leurs yeux de trop grandes apparences de vérité: le vaisseau n'était-il pas le même, quelques-uns de leurs matelots ne le connaissaient-ils pas, n'avaient-ils pas fait partie de son équipage, et dans la rivière de Camboge, lorsque nous avions eu vent qu'ils devaient descendre pour nous examiner, n'avions nous pas battu leurs chaloupes et levé le pied? Nous ne mettions donc pas en doute qu'ils ne fussent aussi pleinement assurés que nous étions pirates que nous nous étions convaincus du contraire; et souvent je disais que je ne savais si, nos rôles changés, notre cas devenu le leur, je n'eusse pas considéré tout ceci comme de la dernière évidence, et me fusse fait aucun scrupule de tailler en pièces l'équipage sans croire et peut-être même sans écouter ce qu'il aurait pu alléguer pour sa défense.

Quoi qu'il en fût, telles avaient été nos appréhensions; et mon partner et moi nous avions rarement fermé l'œil sans rêver corde et grande vergue, c'est-à-dire potence; sans rêver que nous combattions, que nous étions pris, que nous tuions et que nous étions tués. Une nuit entre autres, dans mon songe j'entrai dans une telle fureur, m'imaginant que les Hollandais nous abordaient et que j'assommais un de leurs matelots, que je frappai du poing contre le côté de la cabine où je couchais et avec une telle force que je me blessai très-grièvement la main, que je me foulai les jointures, que je me meurtris et déchirai la chair: à ce coup non-seulement je me réveillai en sursaut, mais encore je fus en transe un moment d'avoir perdu deux doigts.

Une autre crainte dont j'avais été possédé, c'était le traitement cruel que nous feraient les Hollandais si nous tombions entre leurs mains. Alors l'histoire d'Amboyne me revenait dans l'esprit, et je pensais qu'ils pourraient nous appliquer à la question, comme en cette île ils y avaient appliqué nos compatriotes, et forcer par la violence de la torture quelques-uns de nos hommes à confesser des crimes dont jamais ils ne s'étaient rendus coupables, à s'avouer eux et nous touts pirates, afin de pouvoir nous mettre à mort avec quelques apparences de justice; poussés qu'ils seraient à cela par l'appât du gain: notre vaisseau et sa cargaison valant en somme quatre ou cinq mille livres sterling.

Toutes ces appréhensions nous avaient tourmentés mon partner et moi nuit et jour. Nous ne prenions point en considération que les capitaines de navire n'avaient aucune autorité pour agir ainsi, et que si nous nous constituions leurs prisonniers ils ne pourraient se permettre de nous torturer, de nous mettre à mort sans en être responsables quand ils retourneraient dans leur patrie: au fait ceci n'avait rien de bien rassurant; car s'ils eussent mal agi à notre égard, le bel avantage pour nous qu'ils fussent appelés à en rendre compte, car si nous avions été occis tout d'abord, la belle satisfaction pour nous qu'ils en fussent punis quand ils rentreraient chez eux.

Je ne puis m'empêcher de consigner ici quelques réflexions que je faisais alors sur mes nombreuses vicissitudes passées. Oh! combien je trouvais cruel que moi, qui avais dépensé quarante années de ma vie dans de continuelles traverses, qui avais enfin touché en quelque sorte au port vers lequel tendent touts les hommes, le repos et l'abondance, je me fusse volontairement jeté dans de nouveaux chagrins, par mon choix funeste, et que moi qui avais échappé à tant de périls dans ma jeunesse j'en fusse venu sur le déclin de l'âge, dans une contrée lointaine, en lieu et circonstance où mon innocence ne pouvait m'être d'aucune protection, à me faire pendre pour un crime que, bien loin d'en être coupable, j'exécrais.

À ces pensées succédait un élan religieux, et je me prenais à considérer que c'était là sans doute une disposition immédiate de la Providence; que je devais le regarder comme tel et m'y soumettre; que, bien que je fusse innocent devant les hommes, tant s'en fallait que je le fusse devant mon Créateur; que je devais songer aux fautes signalées dont ma vie était pleine et pour lesquelles la Providence pouvait m'infliger ce châtiment, comme une juste rétribution; enfin, que je devais m'y résigner comme je me serais résigné à un naufrage s'il eût plu à Dieu de me frapper d'un pareil désastre.

À son tour mon courage naturel quelquefois reparaissait, je formais de vigoureuses résolutions, je jurais de ne jamais me laisser prendre, donc jamais me laisser torturer par une poignée de barbares froidement impitoyables; je me disais qu'il aurait mieux valu pour moi tomber entre les mains des Sauvages, des Cannibales, qui, s'ils m'eussent fait prisonnier, m'eussent à coup sûr dévoré, que de tomber entre les mains de ces messieurs, dont peut-être la rage s'assouvirait sur moi par des cruautés inouïes, des atrocités. Je me disais, quand autrefois j'en venais aux mains avec les Sauvages n'étais-je pas résolu à combattre jusqu'au dernier soupir? et je me demandais pourquoi je ne ferais pas de même alors, puisque être pris par ces messieurs était pour moi une idée plus terrible que ne l'avait jamais été celle d'être mangé par les Sauvages. Les Caraïbes, à leur rendre justice, ne mangeaient pas un prisonnier qu'il n'eût rendu l'âme, ils le tuaient d'abord comme nous tuons un bœuf; tandis que ces messieurs possédaient une multitude de raffinements ingénieux pour enchérir sur la cruauté de la mort. – Toutes les fois que ces pensées prenaient le dessus, je tombais immanquablement dans une sorte de fièvre, allumée par les agitations d'un combat supposé: mon sang bouillait, mes yeux étincelaient comme si j'eusse été dans la mêlée, puis je jurais de ne point accepter de quartier, et quand je ne pourrais plus résister, de faire sauter le navire et tout ce qui s'y trouvait pour ne laisser à l'ennemi qu'un chétif butin dont il pût faire trophée.

Mais aussi lourd qu'avait été le poids de ces anxiétés et de ces perplexités tandis que nous étions à bord, aussi grande fut notre joie quand nous nous vîmes à terre, et mon partner me conta qu'il avait rêvé que ses épaules étaient chargées d'un fardeau très-pesant qu'il devait porter au sommet d'une montagne: il sentait qu'il ne pourrait le soutenir long-temps; mais était survenu le pilote portugais qui l'en avait débarrassé, la montagne avait disparu et il n'avait plus apperçu devant lui qu'une plaine douce et unie. Vraiment il en était ainsi, nous étions comme des hommes qu'on a délivrés d'un pesant fardeau.

Pour ma part j'avais le cœur débarrassé d'un poids sous lequel je faiblissais; et, comme je l'ai dit, je fis serment de ne jamais retourner en mer sur ce navire. – Quand nous fûmes à terre, le vieux pilote, devenu alors notre ami, nous procura un logement et un magasin pour nos marchandises, qui dans le fond ne faisaient à peu près qu'un: c'était une hutte contiguë à une maison spacieuse, le tout construit en cannes et environné d'une palissade de gros roseaux pour garder des pilleries des voleurs, qui, à ce qu'il paraît, pullulent dans le pays. Néanmoins, les magistrats nous octroyèrent une petite garde: nous avions un soldat qui, avec une espèce de hallebarde ou de demi-pique, faisait sentinelle à notre porte et auquel nous donnions une mesure de riz et une petite pièce de monnaie, environ la valeur de trois pennys par jour. Grâce à tout cela, nos marchandises étaient en sûreté.

La foire habituellement tenue dans ce lieu était terminée depuis quelque temps; cependant nous trouvâmes encore trois ou quatre jonques dans la rivière et deux japoniers, j'entends deux vaisseaux du Japon, chargés de marchandises chinoises attendant pour faire voile les négociants japonais qui étaient encore à terre.

 

La première chose que fit pour nous notre vieux pilote portugais, ce fut de nous ménager la connaissance de trois missionnaires catholiques qui se trouvaient dans la ville et qui s'y étaient arrêtés depuis assez long-temps pour convertir les habitants au Christianisme; mais nous crûmes voir qu'ils ne faisaient que de piteuse besogne et que les Chrétiens qu'ils faisaient ne faisaient que de tristes Chrétiens. Quoiqu'il en fût, ce n'était pas notre affaire. Un de ces prêtres était un Français qu'on appelait Père Simon, homme de bonne et joyeuse humeur, franc dans ses propos et n'ayant pas la mine si sérieuse et si grave que les deux autres, l'un Portugais, l'autre Génois. Père Simon était courtois, aisé dans ses manières et d'un commerce fort aimable; ses deux compagnons, plus réservés, paraissaient rigides et austères, et s'appliquaient tout de bon à l'œuvre pour laquelle ils étaient venus, c'est-à-dire à s'entretenir avec les habitants et à s'insinuer parmi eux toutes les fois que l'occasion s'en présentait. Souvent nous prenions nos repas avec ces révérends; et quoique à vrai dire ce qu'ils appellent la conversion des Chinois au Christianisme soit fort éloignée de la vraie conversion requise pour amener un peuple à la Foi du Christ, et ne semble guère consister qu'à leur apprendre le nom de Jésus, à réciter quelques prières à la Vierge Marie et à son Fils dans une langue qu'ils ne comprennent pas, à faire le signe de la croix et autres choses semblables, cependant il me faut l'avouer, ces religieux qu'on appelle Missionnaires, ont une ferme croyance que ces gens seront sauvés et qu'ils sont l'instrument de leur salut; dans cette persuasion, ils subissent non-seulement les fatigues du voyage, les dangers d'une pareille vie, mais souvent la mort même avec les tortures les plus violentes pour l'accomplissement de cette œuvre; et ce serait de notre part un grand manque de charité, quelque opinion que nous ayons de leur besogne en elle-même et de leur manière de l'expédier, si nous n'avions pas une haute opinion du zèle qui la leur fait entreprendre à travers tant de dangers, sans avoir en vue pour eux-mêmes le moindre avantage temporel. 26

LE NÉGOCIANT JAPONAIS

Or, pour en revenir à mon histoire, ce prêtre français, Père Simon, avait, ce me semble, ordre du chef de la Mission de se rendre à Péking, résidence royale de l'Empereur chinois, et attendait un autre prêtre qu'on devait lui envoyer de Macao pour l'accompagner. Nous nous trouvions rarement ensemble sans qu'il m'invitât à faire ce voyage avec lui, m'assurant qu'il me montrerait toutes les choses glorieuses de ce puissant Empire et entre autres la plus grande cité du monde: – «Cité, disait-il, que votre Londres et notre Paris réunis ne pourraient égaler.» – Il voulait parler de Péking, qui, je l'avoue, est une ville fort grande et infiniment peuplée; mais comme j'ai regardé ces choses d'un autre œil que le commun des hommes, j'en donnerai donc mon opinion en peu de mots quand, dans la suite de mes voyages, je serai amené à en parler plus particulièrement.

Mais d'abord je retourne à mon moine ou missionnaire: dînant un jour avec lui, nous trouvant touts fort gais, je lui laissai voir quelque penchant à le suivre, et il se mit à me presser très-vivement, ainsi que mon partner, et à nous faire mille séductions pour nous décider. – «D'où vient donc, Père Simon, dit mon partner, que vous souhaitez si fort notre société? Vous savez que nous sommes hérétiques; vous ne pouvez nous aimer ni goûter notre compagnie.» – «Oh! s'écria-t-il, vous deviendrez peut-être de bons Catholiques, avec le temps: mon affaire ici est de convertir des payens; et qui sait si je ne vous convertirai pas aussi?» – «Très-bien, Père, repris-je; ainsi vous nous prêcherez tout le long du chemin.» – «Non, non, je ne vous importunerai pas: notre religion n'est pas incompatible avec les bonnes manières; d'ailleurs, nous sommes touts ici censés compatriotes. Au fait ne le sommes-nous pas eu égard au pays où nous nous trouvons; et si vous êtes huguenots et moi catholique, au total ne sommes-nous pas touts chrétiens? Tout au moins, ajouta-t-il, nous sommes touts de braves gens et nous pouvons fort bien nous hanter sans nous incommoder l'un l'autre.» – Je goûtai fort ces dernières paroles, qui rappelèrent à mon souvenir mon jeune ecclésiastique que j'avais laissé au Brésil, mais il s'en fallait de beaucoup que ce Père Simon approchât de son caractère; car bien que Père Simon n'eût en lui nulle apparence de légèreté criminelle, cependant il n'avait pas ce fonds de zèle chrétien, de piété stricte, d'affection sincère pour la religion que mon autre bon ecclésiastique possédait et dont j'ai parlé longuement.

Mais laissons un peu Père Simon, quoiqu'il ne nous laissât point, ni ne cessât de nous solliciter de partir avec lui. Autre chose alors nous préoccupait: il s'agissait de nous défaire de notre navire et de nos marchandises, et nous commencions à douter fort que nous le pussions, car nous étions dans une place peu marchande: une fois même je fus tenté de me hasarder à faire voile pour la rivière de Kilam et la ville de Nanking; mais la Providence sembla alors, plus visiblement que jamais, s'intéresser à nos affaires, et mon courage fut tout-à-coup relevé par le pressentiment que je devais, d'une manière ou d'une autre, sortir de cette perplexité et revoir enfin ma patrie: pourtant je n'avais pas le moindre soupçon de la voie qui s'ouvrirait, et quand je me prenais quelquefois à y songer je ne pouvais imaginer comment cela adviendrait. La Providence, dis-je, commença ici à débarrasser un peu notre route, et pour la première chose heureuse voici que notre vieux pilote portugais nous amena un négociant japonais qui, après s'être enquis des marchandises que nous avions, nous acheta en premier lieu tout notre opium: il nous en donna un très-bon prix, et nous paya en or, au poids, partie en petites pièces au coin du pays, partie en petits lingots d'environ dix ou onze onces chacun. Tandis que nous étions en affaire avec lui pour notre opium il me vint à l'esprit qu'il pourrait bien aussi s'arranger de notre navire et j'ordonnai à l'interprète de lui en faire la proposition; à cette ouverture, il leva tout bonnement les épaules, mais quelques jours après il revint avec un des missionnaires pour son trucheman et me fit cette offre: – «Je vous ai acheté, dit-il, une trop grande quantité de marchandises avant d'avoir la pensée ou que la proposition m'ait été faite d'acheter le navire, de sorte qu'il ne me reste pas assez d'argent pour le payer; mais si vous voulez le confier au même équipage je le louerai pour aller au Japon, d'où je l'enverrai aux îles Philippines avec un nouveau chargement dont je paierai le fret avant son départ du Japon, et à son retour je l'achèterai.» Je prêtai l'oreille à cette proposition, et elle remua si vivement mon humeur aventurière que je conçus aussitôt l'idée de partir moi-même avec lui, puis de faire voile des îles Philippines pour les mers du Sud. Je demandai donc au négociant japonais s'il ne pourrait pas ne nous garder que jusqu'aux Philippines et nous congédier là. Il répondit que non, que la chose était impossible, parce qu'alors il ne pourrait effectuer le retour de sa cargaison, mais qu'il nous congédierait au Japon, à la rentrée du navire. J'y adhérais, toujours disposé à partir; mais mon partner, plus sage que moi, m'en dissuada en me représentant les dangers auxquels j'allais courir et sur ces mers, et chez les Japonais, qui sont faux, cruels et perfides, et chez les Espagnols des Philippines, plus faux, plus cruels et plus perfides encore.

Mais pour amener à conclusion ce grand changement dans nos affaires, il fallait d'abord consulter le capitaine du navire. Et l'équipage, et savoir s'ils voulaient aller au Japon, et tandis que cela m'occupait, le jeune homme que mon neveu m'avait laissé pour compagnon de voyage vint à moi et me dit qu'il croyait l'expédition proposée fort belle, qu'elle promettait de grands avantages et qu'il serait ravi que je l'entreprisse; mais que si je ne me décidais pas à cela et que je voulusse l'y autoriser, il était prêt à partir comme marchand, ou en toute autre qualité, à mon bon plaisir. – «Si jamais je retourne en Angleterre, ajouta-t-il, et vous y retrouve vivant, je vous rendrai un compte fidèle de mon gain, qui sera tout à votre discrétion.»

Il me fâchait réellement de me séparer de lui; mais, songeant aux avantages qui étaient vraiment considérables, et que ce jeune homme était aussi propre à mener l'affaire à bien que qui que ce fût, j'inclinai à le laisser partir; cependant je lui dis que je voulais d'abord consulter mon partner, et que je lui donnerais une réponse le lendemain. Je m'en entretins donc avec mon partner, qui s'y prêta très-généreusement: – «Vous savez, me dit-il, que ce navire nous a été funeste, et que nous avons résolu touts les deux de ne plus nous y embarquer: si votre intendant – ainsi appelait-il mon jeune homme – veut tenter le voyage, je lui abandonne ma part du navire pour qu'il en tire le meilleur parti possible; et si nous vivons assez pour revoir l'Angleterre, et s'il réussit dans ces expéditions lointaines, il nous tiendra compte de la moitié du profit du louage du navire, l'autre moitié sera pour lui.»

Mon partner qui n'avait nulle raison de prendre intérêt à ce jeune homme, faisant une offre semblable, je me gardai bien d'être moins généreux; et tout l'équipage consentant à partir avec lui, nous lui donnâmes la moitié du bâtiment en propriété, et nous reçûmes de lui un écrit par lequel il s'obligeait à nous tenir compte de l'autre et il partit pour le Japon. – Le négociant japonais se montra un parfait honnête homme à son égard: il le protégea au Japon, il lui fit obtenir, la permission de descendre à terre, faveur qu'en générai les Européens n'obtiennent plus depuis quelque temps; il lui paya son fret très-ponctuellement, et l'envoya aux Philippines chargé de porcelaines du Japon et de la Chine avec un subrécargue du pays, qui, après avoir trafiqué avec les Espagnols, rapporta des marchandises européennes et une forte partie de clous de girofle et autres épices. À son arrivée non-seulement il lui paya son fret recta et grassement, mais encore, comme notre jeune homme ne se souciait point alors de vendre le navire, le négociant lui fournit des marchandises pour son compte; de sorte qu'avec quelque argent et quelques épices qu'il avait d'autre part et qu'il emporta avec lui, il retourna aux Philippines, chez les Espagnols, où il se défit de sa cargaison très-avantageusement. Là, s'étant fait de bonnes connaissances à Manille, il obtint que son navire fût déclaré libre; et le gouverneur de Manille l'ayant loué pour aller en Amérique, à Acapulco, sur la côte du Mexique, il lui donna la permission d'y débarquer, de se rendre à Mexico, et de prendre passage pour l'Europe, lui et tout son monde, sur un navire espagnol.

Il fit le voyage d'Acapulco très-heureusement, et là il vendit son navire. Là, ayant aussi obtenu la permission de se rendre par terre à Porto-Bello, il trouva, je ne sais comment, le moyen de passer à la Jamaïque avec tout ce qu'il avait, et environ huit ans après il revint en Angleterre excessivement riche: de quoi je parlerai en son lieu. Sur ce je reviens à mes propres affaires.

Sur le point de nous séparer du bâtiment et de l'équipage, nous nous prîmes naturellement à songer à la récompense que nous devions donner aux deux hommes qui nous avaient avertis si fort à propos du projet formé contre nous dans la rivière de Camboge. Le fait est qu'ils nous avaient rendu un service insigne, et qu'ils méritaient bien de nous, quoique, soit dit en passant, ils ne fussent eux-mêmes qu'une paire de coquins; car, ajoutant foi à la fable qui nous transformait en pirates, et ne doutant pas que nous ne nous fussions enfuis avec le navire, ils étaient venus nous trouver, non-seulement pour nous vendre la mèche de ce qu'on machinait contre nous, mais encore pour s'en aller faire la course en notre compagnie, et l'un d'eux avoua plus tard que l'espérance seule d'écumer la mer avec nous l'avait poussé à cette révélation. N'importe! le service qu'ils nous avaient rendu n'en était pas moins grand, et c'est pourquoi, comme je leur avais promis d'être reconnaissant envers eux, j'ordonnai premièrement qu'on leur payât les appointements qu'ils déclaraient leur être dus à bord de leurs vaisseaux respectifs, c'est-à-dire à l'Anglais neuf mois de ses gages et sept au Hollandais; puis, en outre et par dessus, je leur fis donner une petite somme en or, à leur grand contentement. Je nommai ensuite l'Anglais maître canonnier du bord, le nôtre ayant passé lieutenant en second et commis aux vivres; pour le Hollandais je le fis maître d'équipage. Ainsi grandement satisfaits, l'un et l'autre rendirent de bons offices, car touts les deux étaient d'habiles marins et d'intrépides compagnons.

 

Nous étions alors à terre à la Chine; et si au Bengale je m'étais cru banni et éloigné de ma patrie, tandis que pour mon argent, j'avais tant de moyens de revenir chez moi, que ne devais-je pas penser en ce moment où j'étais environ à mille lieues plus loin de l'Angleterre, et sans perspective aucune de retour!

Seulement, comme une autre foire devait se tenir au bout de quatre mois dans la ville où nous étions, nous espérions qu'alors nous serions à même de nous procurer toutes sortes de produits du pays, et vraisemblablement de trouver quelques jonques chinoises ou quelques navires venant de Nanking qui seraient à vendre et qui pourraient nous transporter nous et nos marchandises où il nous plairait. Faisant fond là-dessus, je résolus d'attendre; d'ailleurs comme nos personnes privées n'étaient pas suspectes, si quelques bâtiments anglais ou hollandais se présentaient ne pouvions-nous pas trouver l'occasion de charger nos marchandises et d'obtenir passage pour quelque autre endroit des Indes moins éloigné de notre patrie?

Dans cette espérance, nous nous déterminâmes donc à demeurer en ce lieu; mais pour nous récréer nous nous permîmes deux ou trois petites tournées dans le pays. Nous fîmes d'abord un voyage de dix jours pour aller voir Nanking, ville vraiment digne d'être visitée. On dit qu'elle renferme un million d'âmes, je ne le crois pas: elle est symétriquement bâtie, toutes les rues sont régulièrement alignées et se croisent l'une l'autre en ligne droite, ce qui lui donne une avantageuse apparence.

25Paucité: Petite quantité, petit nombre. (Note du correcteur ELG)
26On a supprimé toute la fin de ce paragraphe, ainsi que la fin de trois ou quatre paragraphes précédents et suivants, dans la traduction contemporaine, indigne du beau nom de MADAME TASTU, où, soi-disant, on s'est borné au rôle de TRADUCTEUR FIDÈLE. P. B.