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Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2

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Tout le monde a entendu parler des pigeons d’Alep, qui servent de courriers pour Alexandrette et Bagdad. Ce fait, qui n’est point une fable, a cessé d’avoir lieu depuis 30 à 40 ans, parce que les voleurs Kourdes se sont avisés de tuer les pigeons. Pour faire usage de cette espèce de poste, l’on prenait des couples qui eussent des petits, et on les portait à cheval au lieu d’où l’on voulait qu’ils revinssent, avec l’attention de leur laisser la vue libre. Lorsque les nouvelles arrivaient, le correspondant attachait un billet à la patte des pigeons, et il les lâchait. L’oiseau, impatient de revoir ses petits, partait comme un éclair, et arrivait en six heures d’Alexandrette, et en deux jours de Bagdad. Le retour lui était d’autant plus facile, que sa vue pouvait découvrir Alep à une distance infinie. Du reste, cette espèce de pigeons n’a rien de particulier dans la forme, si ce n’est les narines qui, au lieu d’être lisses et unies, sont renflées et raboteuses.

Cette facilité d’être vue de loin, attire à Alep des oiseaux de mer qui y donnent un spectacle assez singulier: si l’on monte après dîner sur les terrasses des maisons, et que l’on y fasse le geste de jeter du pain en l’air, bientôt l’on se trouve assailli d’oiseaux, quoique d’abord l’on n’en pût voir aucun; mais ils planaient dans le ciel, d’où ils descendent tout à coup pour saisir à la volée les morceaux de pain que l’on s’amuse à leur lancer.

Après Alep, il faut distinguer Antioche, appelée par les Arabes Antakié. Cette ville, jadis célèbre par le luxe de ses habitants, n’est plus qu’un bourg ruiné, dont les maisons de boue et de chaume, les rues étroites et fangeuses, offrent le spectacle de la misère et du désordre. Ces maisons sont placées sur la rive méridionale de l’Oronte, au bout d’un vieux pont qui se ruine: elles sont couvertes au sud par une montagne sur laquelle grimpe une muraille qui fut l’enceinte des Croisés. L’espace entre la ville actuelle et cette montagne, peut avoir deux cents toises; il est occupé par des jardins et des décombres qui n’ont rien d’intéressant.

Malgré la rudesse de ses habitants, Antioche était plus propre qu’Alep à servir d’entrepôt aux Européens. En dégorgeant l’embouchure de l’Oronte, qui se trouve six lieues plus bas, l’on eût pu remonter cette rivière avec des bateaux à la traîne, mais non avec des voiles, comme l’a prétendu Pocoke: son cours est trop rapide. Les naturels, qui ne connaissent point le nom d’Oronte, l’appellent, à raison de sa rapidité, El à âsi13, c’est-à-dire le rebelle. Sa largeur à Antioche est d’environ 40 pas; 7 lieues plus haut, il passe par un lac très-riche en poissons, et surtout en anguilles. Chaque année on en sale une grande quantité, qui cependant ne suffit point aux carêmes multipliés des Grecs. Du reste, il n’est plus question à Antioche, ni du bois de Daphné, ni des scènes voluptueuses dont il était le théâtre.

La plaine d’Antioche, quoique formée d’un sol excellent, est inerte et abandonnée aux Turkmans; mais les montagnes qui bordent l’Oronte, surtout en face de Serkin, sont couvertes de plantations de figuiers, d’oliviers, de vignes et de mûriers, qui, par un cas rare en Turkie, sont alignées en quinconces, et forment un tableau digne de nos plus belles provinces.

Le roi macédonien Seleucus Nicanor, qui fonda Antioche, avait aussi bâti à l’embouchure de l’Oronte, sur la rive du nord, une ville très-forte qui portait son nom. Aujourd’hui il n’y reste pas une habitation: seulement l’on y voit des décombres et des travaux dans le rocher adjacent, qui prouvent que ce lieu fut jadis très-soigné. L’on aperçoit aussi dans la mer des traces de deux jetées, qui dessinent un ancien port désormais comblé. Les gens du pays y viennent faire la pêche, et appellent ce lieu Souaîdié. De là, en remontant au nord, le rivage de la mer est serré par une chaîne de hautes montagnes que les anciens géographes désignent sous le nom de Rhosus: ce nom, qui a dû être emprunté du syriaque, subsiste encore dans celui de Râs-el-Kansir, ou cap du Sanglier, qui forme l’angle de ce rivage.

Le golfe, qui s’enfonce dans le nord-est, n’est remarquable que par la ville d’Alexandrette ou Skandaroun, dont il porte le nom. Cette ville, située au bord de la mer, n’est, à proprement parler, qu’un hameau sans murailles, peuplé de plus de tombeaux que de maisons, et qui ne doit sa faible existence qu’à la rade qu’il commande. Cette rade est la seule de toute la Syrie dont le fond tienne solidement l’ancre des vaisseaux, sans couper les câbles: d’ailleurs elle a une foule d’inconvénients si graves, qu’il faut être bien maîtrisé par la nécessité, pour ne pas en abandonner l’usage.

1º Elle est infectée pendant l’hiver d’un vent local, appelé par nos marins le Raguier, qui, tombant comme un torrent des sommets neigeux des montagnes, chasse les vaisseaux sur leur ancre pendant des lieues entières.

2º Lorsque les neiges ont commencé de couvrir la chaîne qui enceint le golfe, il en émane des vents opiniâtres, qui en repoussent pendant des trois et quatre mois, sans que l’on puisse y pénétrer.

3º La route d’Alexandrette à Alep par la plaine est infestée de voleurs kourdes, qui sont cantonnés dans les rochers voisins14, et qui dépouillent à main armée les plus fortes caravanes.

4º Enfin une raison supérieure à toutes les autres, est l’insalubrité de l’air d’Alexandrette, portée à un point extraordinaire. On peut assurer qu’elle moissonnait chaque année le tiers des équipages qui y estivent: l’on y a vu quelquefois des vaisseaux complètement démontés en deux mois de séjour. La saison de l’épidémie est surtout depuis mai jusqu’à la fin de septembre: sa nature est une fièvre intermittente du plus fâcheux caractère; elle est accompagnée d’obstructions au foie, qui se terminent par l’hydropisie. Les villes de Tripoli, d’Acre et de Larneca en Cypre, y sont aussi sujettes, quoiqu’à un moindre degré. Dans tous ces endroits, les mêmes circonstances locales décèlent un même principe de cette contagion; partout ce sont des marais voisins, des eaux croupissantes, et par conséquent des vapeurs et des exhalaisons méphitiques auxquelles on doit en rapporter la cause; pour en compléter l’indication, l’épidémie n’a point lieu dans les années où il n’a pas plu. Malheureusement Alexandrette est condamnée, par son local, à n’en être jamais bien exempte. En effet, la plaine où est située cette ville est d’un niveau si bas et si égal15, que les ruisseaux n’y ont point de cours, et ne peuvent arriver jusqu’à la mer. Lorsque les pluies d’hiver les gonflent, la mer, grossie de son côté par les tempêtes, les empêche de se dégorger: de là leurs eaux, forcées de se répandre sur la plaine, y forment des lacs. L’été vient; l’eau se corrompt par la chaleur, et il s’en élève des vapeurs corrompues comme leur source. Elles ne peuvent se dissiper, parce que les montagnes qui ceignent le golfe comme un rempart, s’y opposent, et que l’embouchure est ouverte à l’ouest, la plus malsaine des expositions, quand elle répond à la mer. Les travaux à faire seraient immenses, insuffisans, et ils sont impossibles avec un gouvernement comme la Porte. Il y a quelques années que les négociants d’Alep, dégoûtés par tant d’inconvénients, voulurent abandonner Alexandrette, et porter leur entrepôt à Lataqîé. Ils proposèrent au pacha de Tripoli de rétablir le port à leurs frais, s’il voulait leur accorder une franchise de tous droits pendant dix ans. Pour l’y engager, leur envoyé fit beaucoup valoir l’avantage qui en résulterait pour tout le pays par la suite du temps: Hé que m’importe la suite du temps? répondit le pacha. J’étais hier à Marach, je serai peut-être demain à Djeddâ; pourquoi me priverais-je du présent qui est certain, pour un avenir sans espérance? Il a donc fallu que les facteurs francs restassent à Skandaroun. Ils sont au nombre de trois; savoir, deux pour les Français, et un pour les Anglais et les Vénitiens. La seule curiosité dont ils puissent régaler les étrangers, consiste en six ou sept mausolées de marbre venus d’Angleterre, où on lit: Ici repose un tel, enlevé à la fleur de son âge par les effets funestes d’un air contagieux. Ce spectacle est d’autant plus affligeant, que l’air languissant, le teint jaune, les yeux cernés et le ventre hydropique de ceux qui le montrent, font craindre pour eux le même sort. Il est vrai qu’ils ont la ressource du village de Baïlan, dont l’air pur et les eaux vives rétablissent les malades. Ce village, situé dans les montagnes à trois lieues d’Alexandrette, sur la route d’Alep, a l’aspect le plus pittoresque. Il est assis parmi des précipices, dans une vallée étroite et profonde, d’où l’on voit le golfe comme par un tuyau. Les maisons appuyées sur les pentes rapides des deux montagnes, sont disposées de manière que la terrasse des unes sert de rue et de cour aux autres. En hiver, il se forme de tous côtés des cascades, dont le bruit étourdit, et dont la violence arrache quelquefois des roches et précipite des maisons. Cette saison y est très-froide; mais l’été y est charmant. Les habitants, qui ne parlent que le turk, vivent du produit de leurs chèvres, de leurs buffles, et de quelques jardins qu’ils cultivent. L’aga, depuis quelques années, s’est emparé de la douane d’Alexandrette, et vit presque indépendant du pacha d’Alep: l’empire est plein de semblables rebelles, qui souvent meurent tranquilles possesseurs de leurs usurpations.

 

Sur la route d’Alexandrette à Alep, à la dernière couchée avant cette ville, est le village de Martaouân, célèbre chez les Turks et les Francs, par l’usage où sont les habitants de prêter leurs femmes et leurs filles pour quelques pièces d’argent. Cette prostitution, abhorrée chez tous les peuples arabes, me paraît venir primitivement de quelque pratique religieuse, soit qu’elle remonte à l’ancien culte de Vénus, soit qu’elle dérive de la communauté des femmes admise par les Ansârié, dont les gens de Martaouân font partie. Nos Francs prétendent que leurs femmes sont jolies. Mais il est probable que l’abstinence de la mer et la vanité d’une bonne fortune font tout leur mérite; car leur extérieur n’annonce que la dégoûtante malpropreté de la misère.

Dans les montagnes qui terminent le pachalic d’Alep au nord, on fait mention de Klés et d’Aèntâb comme de deux villages considérables. Ils sont habités par des chrétiens arméniens, des Kourdes et des Musulmans, qui, malgré la différence des cultes, vivent en bonne intelligence. Ils en retirent l’avantage de résister aux pachas qu’ils ont souvent bravés, et de vivre assez tranquillement du produit de leurs troupeaux, de leurs abeilles et de quelques cultures de grains et de tabacs.

A deux journées au nord-est d’Alep, est le bourg de Mambedj, jadis célèbre sous le nom de Bambyce et d’Hiérapolis16. Il n’y reste pas de trace du temple de cette grande déesse, dont Lucien nous fait connaître le culte. Le seul monument remarquable est un canal souterrain qui amène l’eau des montagnes du nord dans un espace de quatre lieues. Toute cette contrée était jadis remplie de pareils aqueducs; les Assyriens, les Mèdes et les Perses s’étaient fait un devoir religieux de conduire des eaux dans le désert, pour y multiplier, selon les préceptes de Zoroastre, les principes de la vie et de l’abondance; aussi rencontre-t-on à chaque pas de grandes traces d’une ancienne population. Sur toute la route d’Alep à Hama, ce ne sont que ruines d’anciens villages, que citernes enfoncées, que débris de forteresses et même de temples. J’ai surtout remarqué une foule de monticules ovales et ronds, que leur terre rapportée et leur saillie brusque sur cette plaine rase, prouvent avoir été faits de main d’homme. L’on pourra prendre une idée du travail qu’ils ont dû coûter, par la mesure de celui de Kân-Chaikoun, auquel j’ai trouvé sept cent vingt pas, c’est-à-dire, quatorze cents pieds de tour, sur près de cent pieds d’élévation. Ces monticules, parsemés presque de lieue en lieue, portent tous des ruines qui furent des citadelles, et sans doute aussi des lieux d’adoration, selon l’ancienne pratique si connue d’adorer sur les hauts lieux. Aussi la tradition des habitants attribue-t-elle tous ces ouvrages aux infidèles. Maintenant, au lieu des cultures que suppose un pareil état, l’on ne rencontre que des terres en friche et abandonnées; le sol néanmoins est de bonne qualité; et le peu de grains, de coton et de sésame que l’on y sème, réussit à souhait. Mais toute cette frontière du désert est privée de sources et d’eaux courantes. Les puits n’en ont que de saumâtre; et les pluies d’hiver, sur lesquelles se fonde toute l’espérance, manquent quelquefois. Par cette raison, rien de si triste que ces campagnes brûlées et poudreuses, sans arbres et sans verdure; rien de si misérable que l’aspect de ces huttes de terre et de paille qui composent les villages; rien de si pauvre que leurs paysans, exposés au double inconvénient des vexations des Turks et des pillages des Bedouins. Les tribus qui campent dans ces cantons se nomment les Maouâlis; ce sont les plus puissants et les plus riches des Arabes, parce qu’ils font quelques cultures et qu’ils participent avec les Arabes Najd aux transports des caravanes qui vont d’Alep, soit à Basra, soit à Damas, soit à Tripoli par Hama.

CHAPITRE IV

Du pachalic de Tripoli

LE pachalic de Tripoli comprend le pays qui s’étend le long de la Méditerranée, depuis Lataqîé jusqu’à Narh-el-Kelb, en lui donnant pour limites à l’ouest, le cours de ce torrent et la chaîne des montagnes qui dominent l’Oronte.

La majeure partie de ce gouvernement est montueuse; la côte seule de la mer entre Tripoli et Lataqîé, est un terrain de plaine. Les ruisseaux nombreux qui y coulent lui donnent de grands moyens de fertilité; mais malgré cet avantage, cette plaine est bien moins cultivée que les montagnes, sans en excepter le Liban, tout hérissé qu’il est de rocs et de sapins. Les productions principales sont le blé, l’orge et le coton. Le territoire de Lataqîé est employé de préférence à la culture du tabac à fumer et des oliviers, pendant que le pays du Liban et le Kesraouân le sont à celle des mûriers blancs et des vignes.

La population est variée pour les races et pour les religions. Depuis le Liban jusqu’au-dessus de Lataqîé, les montagnes sont habitées par les Ansârié, dont j’ai parlé; le Liban et le Kesraouân sont peuplés exclusivement de Maronites; enfin la côte et les villes ont pour habitants des Grecs schismatiques et latins, des Turks et les descendants des Arabes.

Le pacha de Tripoli jouit de tous les droits de sa place. Le militaire et les finances sont en ses mains; il tient son gouvernement à titre de ferme, dont la Porte lui passe un bail pour l’année seulement. Le prix est de 750 bourses, c’est-à-dire, 937,500 livres; mais il est en outre obligé de fournir le ravitaillement de la caravane de la Mekke, qui consiste en blé, en orge, en riz et autres provisions, dont les frais sont évalués 750 autres bourses. Lui-même en personne doit conduire ce convoi dans le désert, à la rencontre des pèlerins. Il se rembourse de ses dépenses sur le miri, sur les douanes, sur les sous-fermes des Ansârié et du Kesraouân; enfin, il y joint les extorsions casuelles, ou avanies; et ce dernier article fût-il seul son bénéfice, il serait encore considérable. Il entretient environ cinq cents hommes à cheval aussi mal conditionnés que ceux d’Alep, et quelques fusiliers barbaresques.

Le pacha de Tripoli a de tout temps désiré de régir par lui-même le pays des Ansârié et des Maronites; mais ces peuples s’étant toujours opposés par la force à l’entrée des Turks dans leurs montagnes, il a été contraint de remettre la perception du tribut à des sous-fermiers qui fussent agréables aux habitants. Leur bail n’est, comme le sien, que pour une année. Il l’établit par enchère, et de là une concurrence de gens riches, qui lui donne sans cesse le moyen d’exciter ou d’entretenir des troubles chez la nation tributaire. C’est le même genre d’administration que l’histoire offre chez les anciens Perses et Assyriens, et il paraît avoir subsisté de tout temps dans l’Orient.

La ferme des Ansârié est aujourd’hui divisée entre trois chefs ou moqaddamin: celle des Maronites est réunie dans les mains de l’émir Yousef, qui en rend trente bourses, c’est-à-dire, 37,500 livres. Les lieux remarquables de ce pachalic sont: 1º Tripoli17 (en arabe Tarâbolos) résidence du pacha, et située sur la rivière Qadicha, à un petit quart de lieue de son embouchure. La ville est assise précisément au pied du Liban, qui la domine et l’enceint de ses branches à l’est, au sud, et même un peu au nord du côté de l’ouest. Elle est séparée de la mer par une petite plaine triangulaire d’une demi-lieue, à la pointe de laquelle est le village où abordent les vaisseaux. Les Francs appellent ce village la Marine18, du nom général et commun à ces lieux dans le Levant. Il n’y a point de port, mais seulement une rade qui s’étend entre le rivage et les écueils appelés îles des lapins et des pigeons. Le fond en est de roche; les vaisseaux craignent d’y séjourner, parce que les câbles des ancres s’y coupent promptement, et que l’on y est d’ailleurs exposé au nord-ouest, qui est habituel et violent sur toute cette côte. Du temps des Francs, cette rade était défendue par des tours, dont on compte encore sept subsistantes, depuis l’embouchure de la rivière jusqu’à la Marine. La construction en est solide; mais elles ne servent plus qu’à nicher des oiseaux de proie.

Tous les environs de Tripoli sont en vergers, où le nopal abonde sans art, et où l’on cultive le mûrier blanc pour la soie, et le grenadier, l’oranger et le limonier pour leurs fruits, qui sont de la plus grande beauté. Mais l’habitation de ces lieux, quoique flatteuse à l’œil, est malsaine. Chaque année, depuis juillet jusqu’en septembre, il y règne des fièvres épidémiques comme à Skandaroun et en Cypre: elles sont dues aux inondations que l’on pratique dans les jardins pour arroser les mûriers, et leur rendre la vigueur nécessaire à la seconde feuillaison. D’ailleurs, la ville n’étant ouverte qu’au couchant, l’air n’y circule pas, et l’on y éprouve un état habituel d’accablement, qui fait que la santé n’y est qu’une convalescence19. L’air, quoique plus humide à la Marine, y est plus salubre, sans doute parce qu’il y est libre et renouvelé par des courans: il l’est encore davantage dans les îles; et si le lieu était aux mains d’un gouvernement vigilant, c’est là qu’il faudrait appeler toute la population. Il n’en coûterait pour l’y fixer, que d’établir jusqu’au village des conduites d’eau qui paraissent avoir subsisté jadis. Il est d’ailleurs bon de remarquer que le rivage méridional de la petite plaine est plein de vestiges d’habitations et de colonnes brisées et enfoncées dans la terre ou ensablées dans la mer. Les Francs en employèrent beaucoup dans la construction de leurs murs, où on les voit encore posées sur le travers.

 

Le commerce de Tripoli consiste presque tout en soies assez rudes, dont on se sert pour les galons. On observe que de jour en jour elles perdent de leur qualité. La raison qu’en donnent des personnes sensées, est que les mûriers sont dépéris au point qu’il n’y a plus que des souches creuses. Un étranger réplique sur-le-champ: Que n’en plante-t-on de nouveaux? Mais on lui répond: C’est là un propos d’Europe. Ici l’on ne plante jamais, parce que si quelqu’un bâtit ou plante, le pacha dit: Cet homme a de l’argent. Il le fait venir; il lui en demande: s’il nie, il a la bastonnade; et s’il accorde, on la lui donne encore pour en obtenir davantage. Ce n’est pas que les Tripolitains soient endurants: on les regarde au contraire comme une nation mutine. Leur titre de janissaires, et le turban vert qu’ils portent en se qualifiant de chérifs, leur en inspirent l’esprit. Il y a 10 à 12 ans que les vexations d’un pacha les poussèrent à bout: ils le chassèrent, et se maintinrent 8 mois indépendants; mais la Porte envoya un homme nourri à son école, qui, par des promesses, des serments, des pardons, etc., les adoucit, les dispersa, et finit par en égorger 800 en un jour: on voit encore leurs têtes dans un caveau près de Qadicha. Voilà comme les Turks gouvernent! Le commerce de Tripoli est aux mains des Français seuls. Ils y ont un consul et trois comptoirs. Ils exportent les soies et quelques éponges que l’on pêche dans la rade; il les payent avec des draps, de la cochenille, du sucre et du café d’Amérique; mais, en retours comme en entrées, cette échelle est inférieure à sa vassale, Lataqîé.

La ville moderne de Lataqîé, fondée jadis par Seleucus Nicator, sous le nom de Laodikea, est située à la base et sur la rive méridionale d’une langue de terre qui saille en mer d’une demi-lieue. Son port, comme tous les autres de cette côte, est une espèce de parc enceint d’un môle dont l’entrée est fort étroite. Il pourrait contenir 25 ou 30 vaisseaux; mais les Turks l’ont laissé combler au point que quatre y sont mal à l’aise; il n’y peut même flotter que des bâtimens au-dessous de 400 tonneaux, et rarement se passe-t-il une année sans qu’il en échoue quelqu’un à l’entrée. Malgré cet inconvénient, Lataqîé fait un très-gros commerce: il consiste surtout en tabacs à fumer, dont elle envoie chaque année plus de 20 chargements à Damiette. Elle en reçoit du riz, qu’elle distribue dans la Haute-Syrie pour du coton et des huiles. Du temps de Strabon, au lieu de tabac, elle exportait en abondance des vins vantés que produisaient ses coteaux. C’était encore l’Égypte qui les consommait par la voie d’Alexandrie. Lesquels des anciens ou des modernes ont gagné à ce changement de jouissance? Il ne faut pas parler de Lataqîé ni de Tripoli comme villes de guerre. L’une et l’autre sont sans canons, sans murailles, sans soldats: un corsaire en ferait la conquête. On estime que la population de chacune d’elles peut aller de 4 à 5,000 âmes.

Sur la côte, entre ces deux villes, on trouve divers villages habités, qui jadis étaient des villes fortes: tels sont Djebilé, le lieu escarpé de Merkab, Tartosa, etc.; mais l’on trouve encore plus d’emplacements qui n’ont que des vestiges à demi effacés d’une habitation ancienne. Parmi ceux-là, l’on doit distinguer le Rocher, ou si l’on veut, l’île de Rouad, jadis ville et république puissante, sous le nom d’Aradus. Il ne reste pas un mur de cette foule de maisons qui, selon le récit de Strabon, étaient bâties à plus d’étages qu’à Rome même. La liberté dont ses habitans jouissaient, y avait entassé une population immense, qui subsistait par le commerce naval, par les manufactures et les arts. Aujourd’hui l’île est rase et déserte, et la tradition n’a pas même conservé aux environs le souvenir d’une source d’eau douce, que les Aradiens avaient découverte au fond de la mer, et qu’ils exploitaient en temps de guerre, au moyen d’une cloche de plomb et d’un tuyau de cuir adapté à son fond. Au sud de Tripoli, est le pays de Kesraouân, lequel s’étend de Nahr-el-kelb par le Liban, jusqu’à Tripoli même. Djebail, jadis Boublos, est la ville la plus considérable de ce canton; cependant elle n’a pas plus de 6,000 habitans: son ancien port, construit comme celui de Lataqîé, est encore plus maltraité; à peine en reste-t-il des traces. La rivière d’Ybrahim, jadis Adonis, qui est à deux lieues au midi, a le seul pont que l’on trouve depuis Antioche, celui de Tripoli excepté. Il est d’une seule arche de 50 pas de large, de plus de 30 pieds d’élévation au-dessus du rivage, et d’une structure très-légère: il paraît être un ouvrage des Arabes.

Dans l’intérieur des montagnes, les lieux les plus fréquentés des Européens, sont les villages d’Éden et de Becharrai, où les missionnaires ont une maison. Pendant l’hiver, plusieurs des habitants descendent sur la côte, et laissent leurs maisons sous les neiges, avec quelques personnes pour les garder. De Becharrai, l’on se rend aux cèdres, qui en sont à 7 heures de marche, quoiqu’il n’y ait que 3 lieues de distance. Ces cèdres si réputés, ressemblent à bien d’autres merveilles; ils soutiennent mal de près leur réputation: quatre ou cinq gros arbres, les seuls qui restent, et qui n’ont rien de particulier, ne valent pas la peine que l’on prend à franchir les précipices qui y mènent.

Sur la frontière du Kesraouân, à une lieue au nord de Nahr-el-kelb, est le petit village d’Antoura, où les ci-devant jésuites avaient établi une maison qui n’a point la splendeur de celles d’Europe; mais dans sa simplicité, cette maison est propre; et sa situation à mi-côte, les eaux qui arrosent ses vignes et ses mûriers, sa vue sur le vallon qu’elle domine, et l’échappée qu’elle a sur la mer, en font un ermitage agréable. Les jésuites y avaient voulu annexer un couvent de filles, situé à un quart de lieue en face; mais les Grecs les en ayant dépossédés, ils en bâtirent un à leur porte, sous le nom de la Visitation. Ils avaient aussi bâti à 200 pas au-dessus de leur maison, un séminaire qu’ils voulaient peupler d’étudiants maronites et grecs-latins; mais il est resté désert. Les lazaristes qui les ont remplacés, entretiennent à Antoura un supérieur curé et un frère lai, qui desservent la mission avec autant de charité que d’honnêteté et de décence.

1313 C’est le terme que les géographes grecs ont rendu par Axios.
1414 Le local qu’ils occupent répond exactement au château de Gyndarus, qui, dès le temps de Strabon, était un repaire de voleurs.
1515 Cette plaine, qui règne au pied des montagnes sur une largeur d’une lieue, a été formée des terres que les torrents et les pluies ont arrachées par le laps des temps à ces mêmes montagnes.
1616 Le nom d’Hiérapolis subsiste aussi dans un autre village appelé Yérabolos, sur l’Euphrate.
1717 Nom grec qui signifie trois villes, parce que ce lieu fut la réunion de trois colonies fournies par Sidon, Tyr et Arad, qui formèrent chacune un établissement si près l’un de l’autre, qu’ils n’en composèrent bientôt qu’un.
1818 Ces abords maritimes sont ce que les anciens appelaient maïoumas.
1919 Depuis mon retour en France, l’on m’a mandé qu’il a régné pendant le printemps de 1785, une épidémie qui a désolé Tripoli et le Kesraouân: son caractère était une fièvre violente accompagnée de taches bleuâtres; ce qui l’a fait soupçonner d’être un peu mêlée de peste. Par une remarque singulière, l’on a observé qu’elle n’attaquait que peu les musulmans, mais qu’elle s’adressait surtout aux chrétiens; d’où l’on doit conclure qu’elle a été un effet des mauvais aliments et du mauvais régime dont ils usent pendant leur carême.