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Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2

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On doit donc faire une grande différence des Arabes de nos jours à ceux d’El-Mâmoun, et d’Aroun-el-Rachid; encore faut-il avouer que l’on se fait de ceux-ci des idées exagérées. Leur empire fut trop passager pour qu’ils pussent faire de grands progrès dans les sciences. Ce que nous voyons arriver de nos jours à quelques états de l’Europe, prouve qu’il leur faut des siècles pour se naturaliser. Aussi, dans ce que nous connaissons de livres des Arabes, ne les trouvons-nous que les traducteurs ou les échos des Grecs. La seule science qui leur soit propre, la seule qu’ils cultivent encore est celle de leur langue: et par étude de la langue, il ne faut pas entendre cet esprit philosophique qui, dans les mots, cherche l’histoire des idées pour perfectionner l’art de les peindre. Chez les Musulmans l’étude de l’arabe n’a pour objet que ses rapports à la religion: ils sont étroits, attendu que le Qôran est la parole immédiate de Dieu: or, comme cette parole ne conserve l’identité de sa nature, qu’autant qu’on la prononce comme Dieu et son prophète, c’est une affaire capitale d’apprendre non-seulement la valeur des mots employés, mais encore les accents, les inflexions, les pauses, les soupirs, les tenues, enfin tous les détails les plus minutieux de la prosodie et de la lecture. Il faut avoir entendu leur déclamation dans les mosquées, pour se faire une idée de sa complication. Quant aux principes de la langue, ceux de la grammaire seulement occupent pendant plusieurs années. Vient ensuite le Nahou, partie de la grammaire que l’on peut définir une science de terminaisons étrangères à l’arabe vulgaire, lesquelles se surajoutent aux mots, et varient selon les nombres, les cas, les genres et les personnes. Lorsque l’on sait cela, l’on est déja compté parmi les savants. Il faut ensuite étudier l’éloquence; et cela veut des années, parce que les maîtres, mystérieux comme des brames, ne découvrent que peu à peu les secrets de leur art. Enfin, l’on arrive aux études de la loi et au Faqah, ou science par excellence, qui est la théologie. Or, si l’on observe que la base perpétuelle de ces études est le Qôran; que l’on doit méditer à fond ses sens mystiques et allégoriques, lire tous les commentaires, toutes les paraphrases de son texte (et il y en a deux cents volumes sur le premier verset); si l’on observe qu’il faut discuter des milliers de cas de conscience ridicules: par exemple, s’il est permis d’employer de l’eau impure à détremper du mortier; si un homme qui a un cautère n’est pas dans le cas d’une femme souillée; qu’enfin l’on débat longuement si l’ame du prophète ne fut pas sacrée avant celle d’Adam; s’il ne donna pas des conseils à Dieu dans la création, et quels furent ces conseils; l’on conviendra que l’on peut passer la vie entière à beaucoup apprendre et à ne rien savoir.

Quant à l’instruction du vulgaire, comme les gens de loi n’exercent point les fonctions de nos curés et de nos prêtres, qu’ils ne prêchent, ne catéchisent, ni ne confessent, l’on peut dire qu’il n’existe aucune instruction; toute l’éducation des enfants se borne à aller chez des maîtres particuliers qui leur apprennent à lire dans le Qôran, s’ils sont musulmans, ou dans les psaumes, s’ils sont chrétiens, et un peu à écrire et à compter de mémoire: cela dure jusqu’à l’adolescence, que chacun se hâte de prendre un métier pour se marier et gagner de quoi vivre. La contagion de l’ignorance s’étend jusque sur les enfants des Francs; et il est d’axiome à Marseille qu’un Levantin doit être un jeune homme dissipé, paresseux, sans émulation, et qui ne saura autre chose que parler plusieurs langues, quoique cette règle ait ses exceptions comme toute autre.

En recherchant les causes de l’ignorance générale des Orientaux, je ne dirai point avec un voyageur récent, qu’elle vient des difficultés de la langue et de l’écriture: sans doute la difficulté des dialectes, l’entortillage des caractères, le vice même de la constitution de l’alphabet, multiplient les difficultés de l’instruction; mais l’habitude les surmonte, et les Arabes parviennent à lire et à écrire aussi facilement que nous. La vraie cause est la difficulté des moyens de s’instruire, parmi lesquels il faut compter en premier lieu la rareté des livres. Chez nous rien de si vulgaire que ce secours, rien de si répandu dans toutes les classes que la lecture. En Orient, au contraire, rien de plus rare. Dans toute la Syrie, l’on ne connaît que deux collections de livres, celle de Mar-hanna, dont j’ai parlé, et celle de Djezzâr à Acre. L’on a vu combien la première est faible, et pour la quantité, et pour la qualité. Je ne parlerai pas de la seconde comme témoin oculaire; mais deux personnes qui l’ont vue, m’ont rapporté qu’elle ne contenait pas plus de 300 volumes, et cependant ce sont les dépouilles de toute la Syrie, et, entre autres, du couvent de Saint-Sauveur, près de Saide, et du chaik Kaïri, mofti de Ramlé. A Alep, la maison de Bitar est la seule qui possède des livres d’astronomie, que personne n’entend. A Damas, les gens de loi ne font aucun cas de leur propre science. Le Kaire seul est riche en livres. Il y en a une collection très-ancienne à la mosquée d’el-azhar, et il en circule journellement une assez grande quantité; mais il est défendu aux chrétiens d’y toucher. Cependant il y a 12 ans que les religieux de Mar-hanna voulant s’en procurer, y envoyèrent un des leurs pour en acheter. Le hasard voulut qu’il fît la connaissance d’un effendi qui le prit en affection, et qui, désirant de lui des leçons d’astrologie, dans laquelle il le croyait savant, se prêta à lui communiquer des livres: dans un espace de six mois, ce religieux m’a dit en avoir manié plus de 200; et lorsque je lui demandai sur quelles matières, il me répondit sur la grammaire, sur le Nahou, sur l’éloquence, et sur les interprétations du Qôran; du reste, infiniment peu d’histoires et même de contes: il n’a pas vu deux exemplaires des mille et une nuits. D’après cet exposé l’on est toujours fondé à dire que non-seulement il y a disette de bons livres en Orient, mais même que les livres en général y sont très-rares. La raison en est évidente: dans ces pays tout livre est écrit à la main: or, ce moyen est lent, pénible, dispendieux; le travail de plusieurs mois ne produit qu’un seul exemplaire; il doit être sans rature, et mille accidents peuvent le détruire. Il est donc impossible que les livres se multiplient, et par conséquent que les connaissances se propagent; aussi est-ce en comparant cet état de choses à ce qui se passe chez nous, que l’on sent mieux tous les avantages de l’imprimerie: on s’aperçoit même, en y réfléchissant, qu’elle seule est peut-être le vrai mobile des révolutions qui depuis trois siècles sont arrivées dans le système moral de l’Europe. C’est elle qui, rendant les livres très-communs, a répandu une somme plus égale de connaissances dans toutes les classes: c’est elle qui, répandant promptement les idées et les découvertes, a causé le développement plus rapide des arts et des sciences: par elle, tous ceux qui s’en occupent sont devenus un corps toujours assemblé, qui poursuit sans relâche la série des mêmes travaux: par elle, tout écrivain est devenu un orateur public, qui a parlé non-seulement à sa ville, mais à sa nation, à l’Europe entière. Si dans ce nouveau genre de comices il a perdu l’avantage de la déclamation et du geste pour remuer les passions, il l’a compensé par celui d’avoir un auditoire mieux composé, de raisonner avec plus de sang-froid, de faire une impression moins vive peut-être, mais plus durable. Aussi n’est-ce que depuis cette époque que l’on a vu des hommes isolés produire, par la seule puissance de leurs écrits, des révolutions morales sur des nations entières, et se former un empire d’opinion qui en a imposé à l’empire même de la puissance armée.

Un autre effet très-remarquable de l’imprimerie, est celui qu’elle a eu dans le genre de l’histoire: en donnant aux faits une grande et prompte publicité, l’on a mieux constaté leur certitude. Au contraire, dans l’état des livres écrits à la main, le recueil que composait un homme n’ayant d’abord qu’un exemplaire, il ne pouvait être vu et critiqué que par un petit nombre de lecteurs; et ces lecteurs sont d’autant plus suspects, qu’ils étaient au choix de l’auteur. S’il permettait d’en tirer des copies, elles ne se multipliaient et ne se répandaient que très-lentement. Pendant ce temps les témoins mouraient, les réclamations périssaient, les contradictions naissaient, et le champ restait libre à l’erreur, aux passions, au mensonge: voilà la cause de ces faits monstrueux dont fourmillent les histoires de l’antiquité, et même celles de l’Asie moderne. Si parmi ces histoires il en est qui portent des caractères frappants de vraisemblance, ce sont celles dont les écrivains ont été témoins des faits qu’ils racontent, ou des hommes publics qui ont écrit à la face d’un peuple éclairé qui pouvait les contredire. Tel est César, acteur principal de ses mémoires; tel Xénophon, général des dix mille, dont il raconte la savante retraite; tel Polybe, ami et compagnon d’armes de Scipion, vainqueur de Carthage; tels encore Salluste et Tacite, consuls; Thucydides, chef d’armée; Hérodote même, sénateur et libérateur d’Halicarnasse. Lorsqu’au contraire l’histoire n’est qu’une citation de faits anciens rapportés sur tradition, lorsque ces faits ne sont recueillis que par de simples particuliers, ce n’est plus ni le même genre, ni le même caractère; quelle différence n’y a-t-il pas des écrivains précédents aux Tite-Live, aux Quinte-Curce, aux Diodore de Sicile! Heureusement encore les pays où ils écrivirent étaient policés, et la lumière publique put les guider dans des faits peu reculés. Mais quand les nations étaient dans l’anarchie, ou sous le despotisme qui règne aujourd’hui dans l’Orient, les écrivains imbus de l’ignorance et de la crédulité qui accompagnent cet état, purent déposer hardiment leurs erreurs et leurs préjugés dans l’histoire; et l’on peut observer que c’est dans les productions de pareils siècles que l’on trouve tous les monstres d’invraisemblance; tandis que dans les temps policés, et sous les écrivains originaux, les annales ne présentent qu’un ordre de faits semblables à ce qui se passe sous nos yeux.

 

Cette influence de l’imprimerie est si efficace, que le seul établissement de Mar-hanna, tout imparfait qu’il est, a déja produit chez les chrétiens une différence sensible. L’art de lire, d’écrire, et même une sorte d’instruction, sont plus communs aujourd’hui parmi eux qu’il y a 30 ans. Malheureusement ils ont débuté par un genre qui, en Europe, a retardé les progrès des esprits et suscité mille désordres. En effet, les Bibles et les livres de religion ayant été les premiers livres répandus par l’imprimerie, toute l’attention se tourna sur les matières théologiques, et il en résulta une fermentation qui fut la source des schismes de l’Angleterre et de l’Allemagne, et des troubles politiques de notre France. Si, au lieu de traduire leur Buzembaum, et les misanthropiques rêveries de Nieremberg et de Didaco Stella, les jésuites eussent promulgué des livres d’une morale pratique, d’une utilité sociale, adaptée à l’état du Kesraouân et des Druzes, leur travail eût pu avoir pour ces pays, et même pour toute la Syrie, des conséquences politiques qui en eussent changé tout le système. Aujourd’hui tout est perdu, ou du moins bien reculé: la première ferveur s’est consumée sur des objets inutiles. D’ailleurs, les religieux manquent de moyens; et si Djezzar s’en avise, il détruira leur imprimerie; il y sera porté par le fanatisme des gens de loi, qui, sans bien connaître ce qu’ils ont à redouter de l’imprimerie, ont cependant de l’aversion pour elle; comme si la sottise avait un instinct naturel pour deviner ce qui peut lui nuire.

La rareté des livres et la disette des moyens d’instruction sont donc, ainsi que je viens de le dire, les causes de l’ignorance des Orientaux; mais on ne doit les regarder que comme des causes accessoires: la source radicale est encore le gouvernement, qui non-seulement ne veille point à répandre les connaissances, mais qui fait tout ce qui convient pour les étouffer. Sous l’administration des Turks, nul espoir de considération ou de fortune par les arts, les sciences ou les belles-lettres: on aurait le talent des géomètres, des astronomes, des ingénieurs les plus distingués de l’Europe, que l’on ne languirait pas moins dans l’obscurité, ou que l’on gémirait peut-être sous la persécution. Or, si la science, qui par elle-même coûte déja tant de peine à acquérir, ne doit encore amener que des regrets de l’avoir acquise, il vaut mieux ne jamais la posséder. Ainsi les Orientaux sont ignorants et doivent l’être, par le même principe qui les rend pauvres, et parce qu’ils disent pour la science comme pour les arts: A quoi nous servira de faire davantage?

CHAPITRE XVI

Des habitudes et du caractère des habitants de la Syrie

DE tous les sujets d’observation que peut présenter un pays, le plus important, sans contredit, est le moral des hommes qui l’habitent; mais il faut avouer aussi qu’il est le plus difficile: car il ne s’agit pas d’un stérile examen de faits; le but est de saisir leurs rapports et leurs causes, de démêler les ressorts découverts ou secrets, éloignés ou prochains, qui, dans les hommes, produisent ces habitudes d’actions que l’on appelle mœurs, et cette disposition constante d’esprit que l’on nomme caractère: or, pour une telle étude, il faut communiquer avec les hommes que l’on veut approfondir, il faut épouser leurs situations, afin de sentir quels agents influent sur eux, quelles affections en résultent; il faut vivre dans leur pays, apprendre leur langue, pratiquer leurs coutumes; et ces conditions manquent souvent aux voyageurs; lorsqu’ils les ont remplies, il leur reste à surmonter les difficultés de la chose elle-même; et elles sont nombreuses: car non-seulement il faut combattre les préjugés que l’on rencontre; il faut encore vaincre ceux que l’on porte: le cœur est partial, l’habitude puissante, les faits insidieux, et l’illusion facile. L’observateur doit donc être circonspect sans devenir pusillanime; et le lecteur obligé de voir par des yeux intermédiaires, doit surveiller à la fois la raison de son guide et sa propre raison.

Lorsqu’un Européen arrive en Syrie, et même en général en Orient, ce qui le frappe le plus dans l’intérieur des habitants, est l’opposition presque totale de leurs manières aux nôtres: l’on dirait qu’un dessein prémédité s’est plu à établir une foule de contrastes entre les hommes de l’Asie et ceux de l’Europe. Nous portons des vêtements courts et serrés; ils les portent longs et amples. Nous laissons croître les cheveux, et nous rasons la barbe; ils laissent croître la barbe et rasent les cheveux. Chez nous, se découvrir la tête est une marque de respect; chez eux, une tête nue est un signe de folie. Nous saluons inclinés; ils saluent droits. Nous passons la vie debout, eux assis. Ils s’asseyent et mangent à terre; nous nous tenons élevés sur des siéges. Enfin, jusque dans les choses du langage, ils écrivent à contre-sens de nous, et la plupart de nos noms masculins sont féminins chez eux. Pour la foule des voyageurs ces contrastes ne sont que bizarres; mais pour des philosophes, il pourrait être intéressant de rechercher d’où est venue cette diversité d’habitudes dans des hommes qui ont les mêmes besoins, et dans des peuples qui paraissent avoir une origine commune.

Un caractère également remarquable, est l’extérieur religieux qui règne et sur les visages, et dans les propos, et dans les gestes des habitants de la Turkie; l’on ne voit dans les rues que mains armées de chapelets; l’on n’entend qu’exclamations emphatiques de yâ Allâh! ô Dieu! Allâh akbar! Dieu très-grand! Allâh tàâlâ, Dieu très-haut! à chaque instant, l’oreille est frappée d’un profond soupir, ou d’une éructation bruyante que suit la citation d’une des 99 épithètes de Dieu, telles que yâ râni! source de richesse! yâ sobhân! ô très-louable! yâ mastour! ô impénétrable! Si l’on vend du pain dans les rues, ce n’est point le pain que l’on crie; c’est Allâh kerim, Dieu est libéral. Si l’on vend de l’eau, c’est Allâh djaouad, Dieu est généreux: ainsi des autres denrées. Si l’on se salue, c’est Dieu te conserve; si l’on remercie, c’est Dieu te protége: en un mot c’est Dieu en tout et partout. Ces hommes sont donc bien dévots, dira le lecteur? Oui, sans en être meilleurs.—Pourquoi cela? C’est que, ainsi que je l’ai dit, ce zèle, à raison de la diversité des cultes, n’est qu’un esprit de jalousie, de contradiction: c’est que, pour les chrétiens, une profession de foi est une bravade, un acte d’indépendance; et pour les musulmans un acte de pouvoir et de supériorité. Aussi cette dévotion née de l’orgueil, et accompagnée d’une profonde ignorance, n’est qu’une superstition fanatique qui devient la cause de mille désordres.

Il est encore dans l’intérieur des Orientaux un caractère qui fixe l’attention d’un observateur; c’est leur air grave et flegmatique dans tout ce qu’ils font et dans tout ce qu’ils disent: au lieu de ce visage ouvert et gai que chez nous l’on porte ou l’on affecte, ils ont un visage sérieux, austère ou mélancolique; rarement ils rient; et l’enjouement de nos Français leur paraît un accès de délire: s’ils parlent, c’est sans empressement, sans geste, sans passion; ils écoutent sans interrompre; ils gardent le silence des journées entières, et ils ne se piquent point d’entretenir la conversation; s’ils marchent, c’est posément et pour affaires; et ils ne conçoivent rien à notre turbulence et à nos promenades en long et en large; toujours assis, ils passent des journées entières rêvant, les jambes croisées, la pipe à la bouche, presque sans changer d’attitude: on dirait que le mouvement leur est pénible, et que, semblables aux Indiens, ils regardent l’inaction comme un des éléments du bonheur.

Cette observation qui se répète sur la plupart de leurs habitudes, étendue à d’autres pays, est devenue de nos jours le motif d’un jugement très-grave sur le caractère des Orientaux, et de plusieurs autres peuples. Un écrivain célèbre, considérant ce que les Grecs et les Romains ont dit de la mollesse asiatique, et ce que les voyageurs rapportent de l’indolence des Indiens, a pensé que cette indolence était le caractère essentiel des hommes de ces contrées; recherchant ensuite la cause commune de ce fait général, et trouvant que tous ces peuples habitaient ce que nous appelons pays chauds, il a pensé que la chaleur était la cause de cette indolence; et prenant le fait pour principe, il a posé en axiome que les habitants des pays chauds devaient être indolents, inertes de corps, et par analogie, inertes d’esprit et de caractère. Il ne s’est pas borné là: remarquant que chez ces peuples le gouvernement le plus habituel était le despotisme, et regardant le despotisme comme l’effet de la nonchalance d’un peuple, il en a conclu que le despotisme était le gouvernement de ces pays, aussi naturel, aussi nécessaire que leur propre climat. Il semblerait que la dureté, ou, pour mieux dire, la barbarie de cette conséquence, eût dû mettre les esprits en garde contre l’erreur de ces principes: cependant elle a fait une fortune brillante en France, et même dans toute l’Europe; et l’opinion de l’auteur de l’Esprit des Lois est devenue, pour le grand nombre des esprits, une autorité contre laquelle il est téméraire de se révolter. Ce n’est pas ici le lieu de faire un traité en forme, pour en démontrer toute l’erreur; d’ailleurs il existe déja dans l’ouvrage d’un philosophe dont le nom marche de pair pour le moins avec celui de Montesquieu. Mais afin d’élever quelques doutes dans l’esprit de ceux qui ont admis cette opinion sans prendre le temps d’y réfléchir, je vais exposer quelques objections qui découlent naturellement du sujet.

On a fondé l’axiome de l’indolence des Orientaux et des Méridionaux en général, sur l’opinion que les Grecs et les Romains nous ont transmise de la mollesse asiatique; mais quels sont les faits sur lesquels ils fondèrent cette opinion? L’ont-ils établie sur des faits fixes et déterminés, ou sur des idées vagues et générales, comme nous le pratiquons nous-mêmes? Ont-ils eu des notions plus précises de ces pays dans leurs temps, que nous dans le nôtre; et pouvons-nous asseoir sur leur rapport un jugement difficile à établir sur notre propre examen? Admettons les faits tels que l’histoire les donne: étaient-ce des peuples indolents que ces Assyriens qui, pendant 500 ans, troublèrent l’Asie par leur ambition et leurs guerres; que ces Mèdes qui rejetèrent leur joug et les dépossédèrent; que ces Perses de Cyrus, qui, dans un espace de 30 ans, conquirent depuis l’Indus jusqu’à la Méditerranée? Étaient-ce des peuples sans activité, que ces Phéniciens qui, pendant tant de siècles, embrassèrent le commerce de tout l’ancien monde; que ces Palmyréniens, dont nous ayons vu de si imposants monuments d’industrie; que ces Carduques de Xénophon, qui bravaient la puissance du grand roi, au sein de son empire; que ces Parthes qui furent les rivaux indomptables de Rome; enfin, que ces Juifs mêmes qui, bornés à un petit état, ne cessèrent de lutter pendant 1000 ans contre des empires puissants? Si les hommes de ces nations furent des hommes inertes, qu’est-ce que l’activité? S’ils furent actifs, où est l’influence du climat? Pourquoi dans les mêmes contrées où se développa jadis tant d’énergie, règne-t-il aujourd’hui une inertie si profonde? Pourquoi ces Grecs modernes si avilis sur les ruines de Sparte, d’Athènes, dans les champs de Marathon et des Thermopyles? Dira-t-on que les climats sont changés? Où en sont les preuves? et supposons-le: ils ont donc changé par bonds et par cascades, par chutes et par retours; le climat des Perses changea donc de Cyrus à Xerxès; le climat d’Athènes changea donc d’Aristide à Démétrius de Phalère; celui de Rome, de Scipion à Sylla, et de Sylla à Tibère? Le climat des Portugais a donc changé depuis Albukerque, et celui des Turks, depuis Soliman? Si l’indolence est propre aux zones méridionales, pourquoi a-t-on vu Carthage en Afrique, Rome en Italie, les Flibustiers à Saint-Domingue? Pourquoi trouvons-nous les Malais dans l’Inde, et les Bedouins dans l’Arabie? Pourquoi dans un même temps, sous un même ciel, Sybaris près de Crotone, Capoue près de Rome, Sardes près de Milet? Pourquoi sous nos yeux, dans notre Europe, des états du Nord aussi languissants que ceux du Midi? Pourquoi dans notre propre empire, des provinces du midi plus active que celles du nord? Si, avec des circonstances contraires, on a les mêmes faits; si, avec des faits divers, on a les mêmes circonstances; qu’est-ce que ces prétendus principes? qu’est-ce que, cette influence? Qu’entend-on même par activité? N’en accorde-t-on qu’aux peuples belliqueux? et Sparte sans guerre est-elle inerte? Que veut-on dire par pays chauds? Où pose-t-on les limites du froid, du tempéré? Que Montesquieu le déclare, afin que l’on sache désormais par quelle température l’on pourra déterminer l’énergie d’une nation, et à quel degré du thermomètre l’on reconnaîtra son aptitude à la liberté ou à l’esclavage?

 

L’on invoque un fait physique, et l’on dit: la chaleur abat nos forces; nous sommes plus indolents l’été que l’hiver: donc les habitants des pays chauds doivent être indolents. Supposons le fait; pourquoi, sous un même ciel, la classe des tyrans aura-t-elle plus d’énergie pour opprimer, que celle du peuple pour se défendre? Mais qui ne voit que nous raisonnons comme des habitants d’un pays où il y a plus de froid que de chaud? Si la thèse se soutenait en Égypte ou en Afrique, l’on y dirait: le froid gêne les mouvements, arrête la circulation. Le fait est que les sensations sont relatives à l’habitude, et que les corps prennent un tempérament analogue au climat où ils vivent, en sorte qu’ils ne sont affectés que par les extrêmes du terme ordinaire. Nous haïssons la sueur; l’Égyptien l’aime, et redoute de se voir sec. Ainsi, soit par les faits historiques, soit par les faits naturels, la proposition de Montesquieu, si importante au premier coup d’œil, se trouve à l’analyse un pur paradoxe, qui n’a dû son succès qu’à la nouveauté des esprits sur ces matières, lorsque l’Esprit des Lois parut, et à la flatterie indirecte qui en résulte pour les nations qui l’ont admis.

Pour établir quelque chose de précis dans la question de l’activité, il était un moyen plus prochain et plus sûr que ces raisonnements lointains et équivoques: c’était d’en considérer la nature même; d’en examiner l’origine et les mobiles dans l’homme. En procédant par cette méthode, l’on s’aperçoit que toute activité, soit de corps, soit d’esprit, prend sa source dans les besoins; que c’est en raison de leur étendue, de leurs développements, qu’elle-même s’étend et se développe: l’on en suit la gradation depuis les éléments les plus simples jusqu’à l’état le plus composé. C’est la faim, c’est la soif qui, dans l’homme encore sauvage, éveillent les premiers mouvements de l’ame et du corps; ce sont ces besoins qui le font courir, chercher, épier, user d’astuce ou de violence: toute son activité se mesure sur les moyens de pourvoir à sa subsistance. Sont-ils faciles; a-t-il sous sa main les fruits, le gibier, le poisson: il est moins actif, parce qu’en étendant le bras, il se rassasie, et que, rassasié, rien ne l’invite à se mouvoir, jusqu’à ce que l’expérience de diverses jouissances ait éveillé en lui les désirs qui deviennent des besoins nouveaux, de nouveaux mobiles d’activité. Les moyens sont-ils difficiles; le gibier est-il rare et agile, le poisson rusé, les fruits passagers: alors l’homme est forcé d’être plus actif; il faut que son corps et son esprit s’exercent à vaincre les difficultés qu’il rencontre à vivre; il faut qu’il devienne agile comme le gibier, rusé comme le poisson, et prévoyant pour conserver les fruits. Alors, pour étendre ses facultés naturelles, il s’agite, il pense, il médite; alors il imagine de courber un rameau d’arbre, pour en faire un arc; d’aiguiser un roseau, pour en faire une flèche; d’emmancher un bâton à une pierre tranchante, pour en faire une hache; alors il travaille à faire des filets, à abattre des arbres, à en creuser le tronc, pour en faire des pirogues. Déjà il a franchi les bornes des premiers besoins, déja l’expérience d’une foule de sensations lui a fait connaître des jouissances et des peines; et il prend un surcroît d’activité pour écarter les unes et multiplier les autres. Il a goûté le plaisir d’un ombrage contre les feux du soleil; il se fait une cabane: il a éprouvé qu’une peau le garantit du froid; il se fait un vêtement: il a bu l’eau-de-vie et fumé le tabac: il les a aimés; il veut en avoir encore; il ne le peut qu’avec des peaux de castor, des dents d’éléphant, de la poudre d’or, etc.; il redouble d’activité, et il parvient, à force d’industrie, jusqu’à vendre son semblable. Dans tous ces développements, comme dans la source première, l’on conviendra que l’activité a bien peu de rapport à la chaleur; seulement les hommes du nord passant pour avoir besoin de plus d’aliments que ceux du midi, l’on pourrait dire qu’ils doivent avoir plus d’activité; mais cette différence dans les besoins nécessaires a des bornes assez étroites. D’ailleurs, a-t-on bien constaté qu’un Eskimau ou un Samoyède aient réellement besoin pour vivre de plus de substance qu’un Bédouin ou qu’un ichthyophage de Perse? Les sauvages du Brésil et de la Guinée sont-ils moins voraces que ceux du Canada et de la Californie? Que l’on y prenne garde: la facilité d’avoir beaucoup d’aliments, est peut-être la première raison de la voracité; et cette facilité, surtout dans l’état sauvage, dépend moins du climat que de la nature du sol; c’est-à-dire, de sa richesse ou de sa pauvreté en pâturages, en forêts, en lacs, et par conséquent en poisson, en gibier, en fruits; circonstances qui se trouvent indifféremment sous toutes les zones.

En y réfléchissant, il paraît que cette nature du sol a réellement une influence sur l’activité; il paraît que dans l’état social, comme dans l’état sauvage, un pays où les moyens de subsister seront un peu difficiles, aura des habitants plus actifs, plus industrieux; que dans celui, au contraire, où la nature prodiguera tout, le peuple sera inactif, indolent: et ceci s’accorde bien avec les faits généraux de l’histoire, où la plupart des peuples conquérants sont des peuples pauvres, sortis de pays stériles, ou difficiles à cultiver, pendant que les peuples conquis sont les habitants des contrées fertiles et opulentes. Il est même remarquable que ces peuples pauvres, établis chez les peuples riches, perdent en peu de temps leur énergie, et passent à la mollesse: tels furent ces Perses de Cyrus, descendus de l’Élymaïde dans les prairies de l’Euphrate; tels les Macédoniens d’Alexandre, transportés des monts Rhodope dans les champs de l’Asie; tels les Tartares de Djenkiz-Kan établis dans la Chine et le Bengale; et les Arabes de Mahomet, dans l’Égypte et l’Espagne. De là l’on pourrait établir que ce n’est point comme habitants de pays chauds, mais comme habitants de pays riches, que les peuples ont du penchant à l’inertie; et ce fait s’accorde bien encore avec ce qui se passe au sein des sociétés, où nous voyons que ce sont les classes riches qui ont ordinairement le moins d’activité; mais comme cette satiété et cette pauvreté n’ont pas lieu pour tous les individus d’un peuple, il faut reconnaître des raisons plus générales et plus efficaces que la nature du sol: ce sont ces institutions sociales, que l’on appelle Gouvernement et Religion. Voilà les vrais régulateurs de l’activité ou de l’inertie des particuliers et des nations; ce sont eux qui, selon qu’ils étendent ou qu’ils bornent la carrière des besoins naturels ou superflus, étendent ou resserrent l’activité de tous les hommes. C’est parce que leur influence agit malgré la différence des terrains et des climats, que Tyr, Carthage, Alexandrie ont eu la même industrie que Londres, Paris, Amsterdam; que les Flibustiers et les Malais ont eu l’inquiétude et le caractère des Normands; que les paysans russes et polonais ont l’apathie et l’insouciance des Indous et des Nègres. C’est parce que leur nature varie et change comme les passions des hommes qui les règlent, que leur influence change et varie dans des époques très-voisines: voilà pourquoi les Romains de Scipion ne sont point ceux de Tibère; que les Grecs d’Aristide et de Thémistocle ne sont pas ceux de Constantin. Consultons dans notre propre cœur les mobiles généraux du cœur humain: n’éprouvons-nous pas que notre activité est bien moins relative aux agents physiques, qu’aux circonstances de l’état social où nous nous trouvons? Des besoins nécessaires ou superflus amènent-ils en nous des désirs: aussitôt notre corps et notre esprit prennent une vie nouvelle; la passion nous donne une activité ardente comme nos désirs, et soutenue comme notre espoir. Cet espoir vient-il à manquer: le désir se fane, l’activité languit, et le découragement nous mène à l’apathie et à l’indolence. Par-là s’explique pourquoi notre activité varie comme nos conditions, comme nos situations dans la société, comme nos âges dans la vie; pourquoi tel homme qui fut actif dans sa jeunesse, devient indolent sur le retour; pourquoi il y a plus d’activité dans les capitales et dans les villes de commerce, que dans les villes sans commerce et dans les campagnes. Pour éveiller l’activité, il faut d’abord des objets aux désirs; pour la soutenir, il faut un espoir d’arriver à la jouissance. Si ces deux circonstances manquent, il n’y a d’activité ni dans le particulier, ni dans la nation; et tel est le cas des Orientaux en général, et particulièrement de ceux dont nous traitons. Qui pourrait les engager à se mouvoir, si nul mouvement ne leur offre l’espoir de jouir de la peine qu’il a coûtée? Comment ne seraient-ils pas indolents dans les habitudes les plus simples, si leurs institutions sociales leur en font une espèce de nécessité? Aussi le meilleur observateur de l’antiquité, en faisant sur les Asiatiques de son temps la même remarque, en a allégué la même raison. «Quant à la mollesse et à l’indolence des Asiatiques, dit-il dans un passage digne d’être cité78, s’ils sont moins belliqueux, s’ils ont des mœurs plus douces que les Européens, sans doute la nature de leur climat plus tempéré que le nôtre, y contribue beaucoup;... mais il faut y ajouter aussi la forme de leurs gouvernements, tous despotiques, et soumis à la volonté arbitraire des rois. Or, les hommes qui ne jouissent point de leurs droits naturels, mais dont les affections sont dirigées par des maîtres; ces hommes ne peuvent avoir la passion hardie des combats; ils ne voient point dans la guerre une balance assez égale de risques et d’avantages: obligés de quitter leurs amis, leur patrie, leurs familles, de supporter de dures fatigues, et la mort même; quel est le salaire de tant de sacrifices? la mort et les dangers: leurs maîtres seuls jouissent du butin et des dépouilles qu’ils ont payés de leur sang. Que s’ils combattaient dans leur propre cause, et que le prix de la victoire leur fût personnel, comme la honte de la défaite, ils ne manqueraient pas de courage: et la preuve en existe dans ceux des Grecs et des Barbares qui, dans ces contrées, vivent sous leurs propres lois, et sont libres; car ceux-là sont plus courageux qu’aucune autre espèce d’hommes.»

7878 Hippocrates de Aëre, Locis et Aquis.