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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 5

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Tandis que la cour abandonnait Fontainebleau, où elle avait passé tout l'été, madame de Sévigné se décidait à quitter la capitale pour se rendre en Bretagne374. Elle n'ignorait pas que cette province était en révolte ouverte; mais elle était entraînée par la nécessité de ses affaires375.

CHAPITRE IX.
1674-1675

Madame de Grignan s'alarme du projet de madame de Sévigné d'aller en Bretagne.—Succès de Louis XIV; conquête de la Franche-Comté, du Roussillon.—Bataille de Senef.—Accroissement des impôts.—Misère du peuple, qui se révolte en Bretagne et en Guienne.—Le duc de Chaulnes quitte Cologne et se rend en Bretagne.—On annonce qu'on va y envoyer des troupes.—Le duc de Chaulnes s'y oppose.—Une émeute à Rennes.—Madame de Sévigné diffère son voyage.—Elle se décide à aller à Nantes.—Forbin conduit six mille hommes en Bretagne.—Le duc de Chaulnes, détesté des Bretons, sévit contre eux.—Madame de Sévigné veut qu'on agisse avec énergie contre les révoltés, mais désapprouve le despotisme de Louis XIV.—Refus fait à madame de Froulay.—Tragique histoire d'un passementier à Paris.—Les états de Bretagne s'assemblent à Dinan.—Sommes accordées.—Madame de Sévigné s'indigne du servilisme des députés.—Elle blâme l'évêque de Saint-Malo.—Libertés de la province violées par l'envoi des troupes.—Remontrances au roi à ce sujet.—Madame de Sévigné manifeste ses sentiments désapprobateurs.—Elle approuve son fils, qui les partage.—D'Harouis, trésorier des états.—Mauvaise situation de ses affaires.—Inquiétudes de madame de Sévigné à ce sujet.—Elles se réalisent par la suite.—Les comptes de d'Harouis sont examinés.—Vers de la Fontaine à ce sujet.—D'Harouis est condamné à une prison perpétuelle.—Il est plaint et secouru.

Aussitôt que madame de Grignan eut appris que sa mère se disposait à se rendre en Bretagne, elle s'alarma, et lui écrivit pour la détourner de faire ce voyage. Madame de Sévigné lui répondit:

«Vous êtes bonne sur vos lamentations de Bretagne; je voudrais avoir Corbinelli; vous l'aurez à Grignan. Je vous le recommande; et moi j'irai voir ces coquins qui jettent des pierres dans le jardin du patron (du duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne). On dit qu'il y a cinq ou six cents bonnets bleus en Bretagne qui auraient bon besoin d'être pendus, pour leur apprendre à parler. La haute Bretagne est sage, et c'est mon pays376

Elle se trompait. Il est bien vrai que partout Louis XIV triomphait. La conquête de la Franche-Comté était achevée. Le comte de Schomberg avait défait les Espagnols et les avait chassés du Roussillon377. La flotte des Hollandais, commandée par Ruyter, avait été repoussée de Belle-Ile378 et de la Martinique379. Le prince d'Orange, après le sanglant combat de Senef380, avait été forcé de lever le siége d'Oudenarde. Turenne avait battu les Allemands à Ensisheim381, à Mulhausen382, à Turkheim383. Vaubrun avait pris Dachstein384. Vivonne, après avoir dispersé l'armée navale d'Espagne, était entré dans Messine385 et d'Estrades avait mis une garnison dans la citadelle de Liége386. Dinan s'était rendu au maréchal de Créquy387, Huy au marquis de Rochefort388, Limbourg au duc d'Enghien389. La Suède fait une diversion en faveur de la France390. Les colonies nouvellement fondées prospèrent, et le roi nomme le premier évêque de Québec391. Sobieski s'assied sur le trône de Pologne par l'influence de Louis XIV, et la femme de la cour du grand monarque qu'il avait épousée devient reine de la Pologne392. Enfin madame de Sévigné écrivait: «Rien n'égale le bonheur des Français.» Et cependant c'est alors qu'il y eut des révoltes alarmantes en Guienne et en Bretagne, et qu'on craignit pour la Normandie, où les ennemis de la France entretenaient des intelligences. L'accroissement des impôts et la nécessité d'appesantir le joug du despotisme, qui en était la conséquence, furent la cause de ces troubles. Les dépenses de la guerre, les constructions de Versailles, le luxe de la cour, les largesses faites aux courtisans, aux maîtresses, aux ministres forcèrent Colbert, qui avait aussi part à ces largesses, de recourir à des taxes inaccoutumées, nuisibles à l'agriculture et au commerce. On afferma ces nouveaux impôts à des traitants, qui les rendaient, par leurs exactions, plus odieux au peuple. Les taxes sur le papier timbré et sur la vaisselle d'étain offensèrent surtout la Guienne; celles sur le tabac parurent intolérables aux paysans bretons393. Ces mécontentements étaient sourdement excités par les parlements, que Louis XIV avait contraints (février 1673) à enregistrer sans délibération ses édits avant de s'occuper d'aucune autre affaire; ce qui les réduisait à n'être plus que des cours de justice, et leur ôtait toute importance politique. Le feu de la rébellion était aussi attisé par les membres du tiers état, qui étaient punis par l'exil ou par la prison s'ils se permettaient de parler avec liberté dans les assemblées provinciales ou lorsqu'ils se montraient opposés aux demandes du gouvernement. Le duc de Chaulnes, qu'on avait tiré du congrès de Cologne pour l'envoyer dans son gouvernement de Bretagne, avait averti Colbert du danger que courait l'ordre public si on ne renonçait pas à l'exécution stricte et rigoureuse des impôts, si on ne remédiait pas aux vexations des traitants. Mais Colbert, qui voulait partout une comptabilité uniforme, répondit que les édits étaient exécutés en Languedoc et en Bourgogne; et il enjoignit au duc de Chaulnes de faire en sorte qu'il en fût de même en Bretagne394. Comme il y avait eu une légère émeute à Rennes, on donna ordre aux archers de Normandie de se rendre dans cette ville. De Chaulnes écrivit que l'exécution d'une telle mesure était le moyen de faire soulever Rennes et toute la province. Il espérait, si on révoquait cet ordre, pouvoir assurer la tranquillité. Il était parvenu à la rétablir sans rigueur et sans violence. «Il n'y a, écrivait-il, qu'en l'évêché de Quimper où les paysans s'attroupent tous les jours; et toute leur rage est présentement contre les gentilshommes, dont ils ont reçu de mauvais traitements395. Il est certain que la noblesse a traité fort rudement les paysans; ils s'en vengent présentement, et ont exercé déjà, vers cinq ou six, de très-grandes barbaries, les ayant blessés et pillé leurs maisons, et même brûlé quelques-unes396.» Le duc de Chaulnes ne se maintint pas longtemps dans ces dispositions bienveillantes; il y eut, le 18 juillet397, une nouvelle émeute à Rennes, et madame de Sévigné la raconte ainsi à sa fille:

 

«On a recommencé, dit-elle, à piller un bureau à Rennes; madame de Chaulnes est à demi morte des menaces qu'on lui fait tous les jours. On me dit hier qu'elle était arrêtée, et que même les plus sages l'ont retenue, et ont mandé à M. de Chaulnes, qui est au Fort-Louis, que, si les troupes qu'il a demandées font un pas dans la province, madame de Chaulnes court risque d'être mise en pièces. Il n'est cependant que trop vrai qu'on doit envoyer des troupes; et on a raison de le faire, car, dans l'état où sont les choses, il ne faut pas de remèdes anodins398

La légèreté avec laquelle madame de Sévigné parle des souffrances du peuple blesse avec raison les sentiments des lecteurs modernes et lui a été souvent reprochée. Il est bien vrai que, redoutant pour ses amis et pour elle-même les suites de la révolte, elle désirait qu'elle fût réprimée avec énergie; mais elle blâmait, elle détestait la tyrannie qui rendait cette répression nécessaire et les cruelles rancunes du gouverneur, son ami. Cette insensibilité qui nous surprend n'est qu'apparente, et le ton léger avec lequel elle s'exprime est une amère ironie. Nombre de fois, dans sa correspondance, elle manifeste toute l'indépendance d'une janséniste, d'une ancienne frondeuse, du parti sous les drapeaux duquel avaient lutté, avaient combattu les Condé, les la Rochefoucauld, les Retz, qui étaient restés ses amis. Elle se moque et elle bafoue la servilité des courtisans, l'immoralité des gens d'Église, l'avidité des ministres et des gens en place, la facilité des états de Bretagne à prodiguer l'argent des contribuables; et, malgré son admiration sincère pour Louis XIV, elle déteste en lui son arrogante domination et sa dureté despotique.

«La royauté (écrit-elle à madame de Grignan) est établie au delà de ce que vous pouvez vous imaginer; on ne se lève plus, on ne regarde plus personne. L'autre jour, une pauvre mère tout en pleurs, qui a perdu le plus joli garçon du monde, demandait cette charge à Sa Majesté, elle passa. Ensuite, et tout à genoux, cette pauvre madame de Froulay (elle réclamait le prix de la charge de maréchal des logis qu'elle avait achetée pour son fils, tué à la guerre) se traîna à ses pieds, lui demandant avec des cris et des sanglots qu'elle eût pitié d'elle: Sa Majesté passa sans s'arrêter399

Madame de Sévigné annonce ainsi le prochain départ du roi: «Je vous ai mandé, ma très-chère, comme nos folies de Bretagne m'arrêtaient pour quelques jours. M. de Forbin (le bailli de Forbin, capitaine-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires et lieutenant général) doit partir avec six mille hommes pour punir notre Bretagne, c'est-a-dire la ruiner. Ils s'en vont par Nantes; c'est ce qui fait que je prendrai la route du Mans avec madame de Lavardin.» Cependant elle se décida à passer par Nantes, et put se convaincre qu'on faisait plus que ruiner la province400.

«Nos pauvres Bas-Bretons (mande-t-elle à sa fille quand elle fut arrivée au terme de son voyage) s'attroupent quarante, cinquante par les champs; et dès qu'ils voient les soldats ils se jettent à genoux, et disent Mea culpa; c'est le seul mot de français qu'ils sachent, comme nos Français disaient qu'en Allemagne le seul mot de latin qu'on disait à la messe, c'était Kyrie, eleison. On ne laisse pas de pendre ces pauvres Bas-Bretons; ils demandent à boire et du tabac, et qu'on les dépêche401

C'est alors même que madame de Sévigné annonce qu'on a fait filer les troupes en Bretagne et que M. de Pomponne a donné à M. de Forbin les noms des terres de son fils pour qu'elles fussent ménagées qu'elle fait connaître à sa fille les affreuses conséquences de l'énormité des taxes dans les provinces, dans la capitale, dans les villes, aussi bien que dans les campagnes. «Voici, dit-elle, une petite histoire qui se passa il y a trois jours. Un pauvre passementier, dans le faubourg Saint-Marceau, était taxé à dix écus pour un impôt sur les maîtrises; il ne les avait pas. On le presse et represse; il demande du temps, on le lui refuse; on prend son pauvre lit et sa pauvre écuelle. Quand il se vit en cet état, la rage s'empara de son cœur; il coupa la gorge à trois de ses enfants qui étaient dans sa chambre; sa femme sauva le quatrième et s'enfuit. Le pauvre homme est au Châtelet; il sera pendu dans un jour ou deux. Il dit que tout son déplaisir c'est de n'avoir pas tué sa femme et l'enfant qu'elle a sauvé. Songez, ma fille, que cela est vrai comme si vous l'aviez vu, et que depuis le siége de Jérusalem il ne s'est pas vu une telle fureur402

L'assise des états de Bretagne s'ouvrit, cette année, le 9 novembre (1675), dans la salle des Jacobins de Dinan; elle fut close le 12 décembre. Les trois millions demandés au nom du roi et les gratifications au duc de Chaulnes, au marquis de Lavardin et à l'évêque de Saint-Malo (président de l'Église), etc., furent accordés sans difficulté. Cependant, malgré la terreur qui pesait sur les états, ils osèrent envoyer des commissaires au roi, pour s'opposer à ce qu'on mît en Bretagne des troupes en quartier d'hiver: ils représentèrent que c'était une mesure illégale et contraire aux droits et aux franchises de la province. Je transcrirai ici ce qui est dit à ce sujet dans le procès-verbal de l'assise sur la réponse faite au nom du roi:

«Du 10 décembre 1675. Monseigneur le duc de Chaulnes est entré en l'assemblée, et a dit qu'ayant écrit à Sa Majesté que la province était alarmée de ce que Sa Majesté, au préjudice des contrats faits entre Sa Majesté et elle, y avait envoyé des troupes en quartier d'hiver, il avait reçu une lettre de Sa Majesté par laquelle elle l'assurait que ce qu'elle en avait fait était par nécessité, se trouvant chargée d'une infinité de troupes qu'elle avait été obligée de distribuer dans les provinces; que cela ne tirerait à conséquence, et que Sa Majesté conserverait toujours les priviléges de la province403

 

Madame de Sévigné cette fois, animée d'un vrai patriotisme breton, fait bien ressortir tout ce que cette réponse à la protestation avait de dérisoire, et montre en même temps combien elle ressentait vivement le malheur des populations; mais quoiqu'elle blâme ses amis, ce n'est pas sur eux qu'elle dirige les traits les plus acérés de sa critique. Ceux-ci, le duc de Chaulnes et le marquis de Lavardin étaient cependant les premiers exécuteurs des ordres du roi et de ses ministres; mais, dans les intervalles de ces orages passagers de la politique, les deux premiers couvraient madame de Sévigné de leur protection et la garantissaient de toutes vexations: dans les temps calmes, ils la comblaient de soins, de louanges, de politesse, et ils ajoutaient infiniment aux agréments de son séjour aux Rochers. Elle n'accusait pas non plus d'Harouis, qui, en qualité de trésorier des états, était le surintendant des finances, le Fouquet de la Bretagne; de même que Fouquet, fastueux, grand, généreux, prodigue des richesses, peu scrupuleux sur les moyens d'en acquérir, et, comme lui, se précipitant aussi par la ruine dans la prison. Madame de Sévigné ne voyait en d'Harouis qu'un parent qui lui était dévoué, qu'un ami désintéressé, toujours prêt à venir à son secours dans tous ses embarras d'affaires; et elle avait autant d'amitié pour lui qu'elle en avait eu pour Fouquet, avec plus d'admiration encore404.

C'est sur un autre parent des Sévigné, sur Sébastien de Guémadeuc, évêque de Saint-Malo, qu'elle se plaît à épancher tout le fiel de sa censure. Cependant il n'avait eu que la plus petite part aux maux dont elle se plaignait; il avait été envoyé en qualité de commissaire près du roi pour faire des représentations contre la mise des troupes en quartier d'hiver, et avait eu le malheur de rapporter cette réponse dont elle se plaint avec juste raison. Quoique cette fois les états se tinssent loin d'elle, elle était parfaitement bien informée de tout ce qui s'y passait, et elle en instruit madame de Grignan.

«Voici, dit-elle, des nouvelles de notre province; j'en ai reçu un fagot de lettres: les Lavardin, les Boucherat et les d'Harouis me rendent compte de tout. M. de Harlay demanda trois millions405, chose qui ne s'est jamais donnée que quand le roi vint à Nantes; pour moi, j'aurais cru que c'eût été pour rire. Ils promirent d'abord, comme des insensés, de les donner; et en même temps M. de Chaulnes proposa de faire une députation au roi pour l'assurer de la fidélité de la province et de l'obligation qu'elle lui a d'avoir bien voulu envoyer des troupes pour la remettre en paix, et que sa noblesse n'a eu aucune part aux désordres qui sont arrivés. M. de Saint-Malo se botte aussitôt pour le clergé; Tonquedec voulait aller pour la noblesse; mais M. de Rohan (président des états) a voulu aller, et un autre pour le tiers406. Ils passèrent tous trois avant-hier à Vitré; il est inouï qu'un président de la noblesse ait jamais fait une pareille course… On ne voit point l'effet de cette députation; pour moi, je crois que tout est réglé et joué, et qu'ils nous rapporteront quelque grâce. Je vous le manderai; mais jusqu'ici nous n'en voyons pas davantage407

Puis elle continue trois semaines après, et dit:

«M. de Lavardin est mon résident aux états; il m'instruit de tout; et comme nous mêlons quelquefois de l'italien dans nos lettres, je lui avais mandé, pour lui expliquer mon repos et ma paresse ici:

 
..... D'ogni oltraggio e scorno
La mia famiglia e la mia greggia illese
Sempre qui fur, ne strepito di Marte
Ancor turbò questa remota parte408.
 

«A peine ma lettre a-t-elle été partie qu'il est arrivé à Vitré huit cents cavaliers, dont la princesse (de Tarente) est bien mal contente: il est vrai qu'ils ne font que passer; mais ils vivent, ma foi, comme dans un pays de conquête, nonobstant notre bon mariage avec Charles VIII et Louis XII. Les députés sont revenus de Paris; M. de Saint-Malo, qui est Guémadeuc, votre parent, et sur le tout une linote mitrée, comme disait madame de Choisy, a paru aux états, transporté et plein des bontés du roi et surtout des honnêtetés particulières qu'il a eues pour lui, sans faire attention à la ruine de la province, qu'il a apportée agréablement avec lui; ce style est d'un bon goût à des gens pleins, de leur côté, du mauvais état de leurs affaires. Il dit que Sa Majesté est contente de la Bretagne et de son présent; qu'elle a oublié le passé, et que c'est par confiance qu'on envoie ici huit mille hommes, comme on envoie un équipage chez soi quand on n'en a que faire409

Et précédemment elle avait dit:

«Nos députés, qui étaient courus si extravagamment porter la nouvelle du don, ont eu la satisfaction que notre présent a été reçu sans chagrin; et, contre l'espérance de toute la province, ils reviennent sans rapporter aucune grâce. Je suis accablée des lettres des états; chacun se presse de m'instruire: ce commerce de traverse me fatigue un peu. On tâche d'y réformer les libéralités et les pensions, et l'on reprend de vieux règlements qui couperaient tout par la moitié; mais je parie qu'il n'en sera rien; et comme cela tombe sur nos amis les gouverneurs, lieutenants généraux, commissaires du roi, premiers présidents et autres, on n'aura ni la hardiesse ni la générosité de rien retrancher410

Elle se trompait encore, et elle se trouva bientôt dans l'heureuse nécessité d'annoncer à sa fille qu'elle a trop mal jugé ses compatriotes.

«Nos états sont finis411; il nous manque neuf cent mille francs de fonds; cela me trouble à cause de M. d'Harouis. On a retranché toutes les pensions et qualifications à moitié. M. de Rohan n'osait, dans la tristesse où est cette province, donner le moindre plaisir; mais M. de Saint-Malo, linote mitrée, âgé de soixante ans, a commencé, vous croyez que c'est les prières de quarante heures; c'est le bal à toutes les dames et un grand souper: ç'a été un scandale public. M. de Rohan, honteux, a continué. C'est ainsi que nous chantons en mourant, semblables au cygne; car mon fils le dit, et il cite l'endroit où il l'a lu: c'est sur la fin de Lucrèce412

Ce n'était pas seulement à sa fille qu'elle manifestait ces sentiments, c'était encore dans les visites qu'elle faisait à Vitré et dans les cercles de hauts personnages des états, dans ses entretiens avec la femme du gouverneur, la duchesse de Chaulnes; et elle applaudissait aux discours de son fils, qui soutenait les mêmes opinions413. Pour ce dernier, ce n'était pas le moyen d'avancer ni d'être bien en cour; mais, indépendamment des motifs de bien public et d'intérêt particulier qui faisaient désapprouver à madame de Sévigné la facilité des députés de Bretagne à voter d'aussi fortes contributions sur le pays où elle avait sa plus grande propriété, une autre cause agissait fortement sur elle: c'était l'amitié qu'elle avait pour d'Harouis, son cousin germain, qui avait contracté mariage avec Madeleine de Coulanges, morte en 1662. La mauvaise situation pécuniaire de ce financier était un secret qui commençait à se divulguer, et l'on doutait qu'il pût réaliser la somme de trois millions qui avait été votée.

Le 11 décembre, madame de Sévigné avait écrit à sa fille:

«Je crois que nous ne laisserons pas de trouver ou du moins de promettre toujours les trois millions, sans que notre ami (M. d'Harouis) soit abîmé; car il s'est coulé une affection pour lui dans les états qui fait qu'on ne songe qu'à l'empêcher de périr414.» Cela était impossible. D'Harouis était un homme sans ordre, qui se faisait beaucoup de partisans en donnant l'argent sans compter avec lui-même ni avec l'État. De l'aveu même de madame de Sévigné (qui changea d'opinion sur son compte), «cette passion d'obliger tout le monde sans mesure et sans raison, offusquant toutes les autres, le rendait injuste415.» L'affection qu'on avait pour lui, dont parle madame de Sévigné, était grande, et l'empêcha de faire faillite à cette époque où sa perte paraissait certaine416. Mais en fermant les yeux sur son désordre on rendit son malheur plus infaillible, et on fit perdre beaucoup d'argent à la province. Il put cependant vivre ainsi durant douze ans encore, et était devenu le créancier de madame de Sévigné417; mais en 1687 il fut fait un nouveau règlement général par les états de Bretagne réunis à Saint-Brieuc, afin de remédier aux abus qui s'étaient introduits pendant les années de négligence; et le chapitre XIV de ce règlement, concernant uniquement le trésorier général et ses commis, soumit ces comptables à un contrôle rigoureux418. D'Harouis se trouva dans l'impossibilité de rendre ses comptes. C'est alors que l'on nomma la Briffe, conseiller d'État419, pour examiner la gestion du trésorier des états de Bretagne, qui fut arrêté et interrogé; et c'est peu de temps après que la Fontaine, écrivant au prince de Conti, lui disait420:

 
La Briffe est chargé des affaires
Du public et du souverain.
Au gré de tous il sut enfin
Débrouiller ce chaos de dettes
Qu'un maudit compteur avait faites.
 

D'Harouis, ce maudit compteur, fut complétement ruiné et mis à la Bastille, où il mourut le 10 novembre 1699421. Il justifia, dans sa disgrâce, la tendresse que madame de Sévigné avait pour lui. D'Harouis a joui du bonheur bien rare de conserver dans l'infortune les amis qu'il s'était acquis dans sa prospérité; et Saint-Simon, dans ses Mémoires422, fait à ce sujet cette remarque: «C'est, je crois, l'unique exemple d'un comptable de deniers publics avec qui ses maîtres et tout le public perdent sans que sa probité en ait reçu le plus léger soupçon. Les perdants même le plaignirent; tout le monde s'affligea de son malheur; ce qui fit que le roi se contenta d'une prison perpétuelle. Il la souffrit sans se plaindre, et la passa dans une grande piété, fort visité de beaucoup d'amis et secouru de plusieurs.» Presque toujours la religion recevait dans ses bras les hommes de ce siècle, les consolait dans leur infortune et, par l'attente du bonheur éternel, les rattachait à la vie!

374SÉVIGNÉ, Lettres (3 juillet 1675), t. III, p. 442, édit. G.; t. III, p. 317, édit. M.
375SÉVIGNÉ, Lettres (31 juillet et 2, 6, 7, 9, 16, 19, 27 et 28 août), t. III, p. 475, 480, 487, 492; t. IV, p. 9, 25, 27, 57, 64 à 73, édit. G.
376SÉVIGNÉ, Lettres (30 août 1675), t. IV, p. 73.
377Relation de ce qui s'est passé en Catalogne, 1678, in-12, Paris, Quinet, 194 pages. Il prit Bellegarde le 27 juillet 1675.
378Le 28 juin 1674.
379Le 21 juillet 1674. Ruyter avait quarante-six vaisseaux.
380Le 11 août 1674.
381Le 4 octobre 1674.
382Le 29 décembre 1674.
383Le 5 janvier 1675.
384Le 29 janvier 1675.
385Le 11 février 1675.
386Le 27 mars 1675.
387Le 29 mai 1675.
388Le 6 juin 1675.
389Le 21 juin 1675.
390Vers le milieu de janvier 1675.
391Le 23 avril 1675.
392Le 21 mai 1674.
393Nouvelles ou Mémoires historiques, in-12 (par mad. Daulnois), t. I, p. 185 et 186.
394FORBONNAIS, Recherches sur les finances de la France, édit. de 1758, in-12, t. II, p. 105, 123, 131.—CLÉMENT, Hist. de Colbert, p. 344, 348, 365.
395Le duc DE CHAULNES, Lettres à Colbert (30 juin 1675), dans DEPPING, Correspondance administr. sous le règne de Louis XIV, in-4o, 1850, p. 54, 348, 545, 546, 561.—CLÉMENT, Histoire de la vie et de l'administration de Colbert, in-8o, p. 370.
396Le duc DE CHAULNES, dans DEPPING, Correspondance administrative de Louis XIV, 1850, in-4o, t. I, p. 547.
397CLÉMENT, Vie de Colbert, p. 371.
398SÉVIGNÉ, Lettres (24 juillet 1675), t. III, p. 459, édit. G.; t. III, p. 334, édit. M.—FEUQUIÈRES, Lettres inédites, 1845, in-8o, t. II, p. 169.
399SÉVIGNÉ, Lettres (22 août 1675), t. IV, p. 46, édit. G.; t. III, p. 21, édit. M.; t. II, p. 58, édit. de la Haye, 1726, in-4o.
400SÉVIGNÉ, Lettres (31 juillet 1675), t. III, p. 472, édit. G.; t. III, p. 345, édit. M.
401SÉVIGNÉ, Lettres (24 septembre 1675), t. IV, p. 113, édit. G; t. IV, p. 6, édit. M.
402SÉVIGNÉ, Lettres (31 juillet 1675), t. III, p. 472-73, édit. G.; t. III, p. 345, édit. M.
403Recueil ms. de la Bibl. nat. de la tenue des états de Bretagne, p. 379.
404SÉVIGNÉ, Lettres (24 septembre 1675), t. IV, p. 112, édit. G.; t. IV, p. 7, édit. M.—Sur d'Harouis, voy. 4e partie, 29, 33.
405Dans le procès-verbal de l'assise de ces états, il est dit simplement, sous la date du 11 novembre 1675: «MM. les commissaires sont rentrés… M. de Harlay a demandé trois millions pour le roy, et les états les ont accordés.» Recueil, etc., ms. de la Bibl. nat., p. 377.
406Cet autre, que madame de Sévigné ne daigne pas nommer, était M. de la Gascherie-Charette, maire de Nantes. (Rec. ms., p. 377.)
407SÉVIGNÉ, Lettres (17 novembre 1675), t. IV, p. 210, édit. G.; t. IV, p. 90, édit. M.
408TASSO, Ger. liber., canto VII, st. 8. Mad. de Sévigné venait alors de relire le Tasse avec Charles de Sévigné, comte de Montmoron, doyen du parlement de Bretagne, parent des Sévigné, homme d'esprit, grand amateur de devises et qui faisait des vers. Voyez les lettres du 17 novembre 1675, du 20 octobre 1675 et du 15 septembre 1680. Le comte de Montmoron mourut le 30 septembre 1684 (voyez la lettre du 4 octobre 1684).
409SÉVIGNÉ, Lettres (8 décembre 1675), t. IV, p. 236, édit. G.; t. IV, p. 113, édit. M.
410SÉVIGNÉ, Lettres (27 novembre 1675), t. IV, p. 222, édit. G.; t. IV, p. 101, édit. M.
411SÉVIGNÉ, Lettres (15 décembre 1675), p. 252, édit. G.; t. IV, p. 128.
412Il y a dans toutes les éditions de Sévigné Quinte-Curce; mais il est certain qu'il faut lire Lucrèce (Lucretius Carus), qui en effet, au vers 547 du IVe chant de son poëme, parle du chant du cygne. Quinte-Curce n'en fait pas mention, et les autres auteurs qui en ont parlé sont Callimaque, Eschyle, Théocrite, Euripide, Ovide, Properce.
413SÉVIGNÉ, Lettres (25 décembre 1675), t. IV, p 114, édit. M.; t. IV, p. 271, édit. G.—Ibid. (22 décembre 1675), t. IV, p. 270, édit. G.; t. IV, p. 143, édit. M.
414SÉVIGNÉ, Lettres (11 décembre 1675), t. IV, p. 242, édit. G.; t. IV, p. 119, édit. M.
415SÉVIGNÉ, Lettres (19 février 1690), t. X, p. 267, édit. G. Conférez cette lettre avec celle du 24 septembre 1675, t. IV, p. 7, édit. M.; t. IV, p. 114, édit. M.—Ibid. (29 janvier 1692), t. IX, p. 326, édit. M.—Ibid. (19 février 1690), t. IX, p. 364, édit. M.
416SÉVIGNÉ, Lettres (20 novembre 1675), t. IV, p. 90, édit. M.
417SÉVIGNÉ, Lettres (1er mars 1684), t. IV, p. 139, édit. M.
418Registre ms. de la tenue des états de Bretagne de 1629 à 1703. (Bl.-Mant., 75, p. 472, ch. XIV du règlement intitulé du Trésorier des états et de ses commis, ms. de l'Institut.)
419Lettres inédites de madame de GRIGNAN à son mari; Paris, décembre 1830, p. 11 (12 p. publiées par M. Monmerqué).
420LA FONTAINE, Œuvres, Paris, Lefèvre, 1827, t. VI, p. 180. (Lettre au prince de Conti, novembre 1689.)
421Voyez extrait du Journal de France dans la note de M. Monmerqué sur SÉVIGNÉ, t. X, p. 227, édit. 1820, in-8o.
422SAINT-SIMON, Mémoires authentiques, t. II, p. 372.