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Récits d'une tante (Vol. 1 de 4)

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CHAPITRE III

Mon enfance. – Belle poupée. – Bonté du Roi. – Commencement de la Révolution. – Ouverture des États généraux. – Départ de monsieur le comte d'Artois. – Le 6 octobre 1789. – Voyage en Angleterre. – Madame Fitzherbert. – Boucles du prince de Galles. – Séjour à la campagne. – Princesses d'Angleterre

J'ai été littéralement élevée sur les genoux de la famille royale. Le Roi et la Reine surtout me comblaient de bontés. Dans un temps où, comme je l'ai déjà dit, les enfants étaient mis en nourrice, puis en sevrage, puis au couvent, où, vêtus en petites dames et en petits messieurs, ils ne paraissaient que pour être gênés, maussades et grognons, avec mon fourreau de batiste et une profusion de cheveux blonds qui ornaient une jolie petite figure, je frappais extrêmement. Mon père s'était amusé à développer mon intelligence, et l'on me trouvait très sincèrement un petit prodige. J'avais appris à lire avec une si grande facilité qu'à trois ans je lisais et débitais pour mon plaisir et même, dit-on, pour celui des autres, les tragédies de Racine.

Mon père se plaisait à me mener au spectacle à Versailles. On m'emmenait après la première pièce pour ne pas me faire veiller, et je me rappelle que le Roi m'appelait quelquefois dans sa loge pour me faire raconter la pièce que je venais de voir. J'ajoutais mes réflexions qui avaient ordinairement grand succès. À la vérité, au milieu de mes remarques littéraires, je lui disais un jour avoir bien envie de lui demander une faveur, et, encouragée par sa bonté, j'avouais convoiter deux des plus petites pendeloques des lustres pour me faire des boucles d'oreilles, attendu qu'on devait me percer les oreilles le lendemain.

Je me rappelle, par la joie que j'en ai ressentie, une histoire de la même nature. Madame Adélaïde, qui me gâtait de tout son cœur, me faisait dire un jour un conte de fée de mon invention. La fée avait donné à la princesse un palais de diamants, avec les magnificences qui s'ensuivent, et enfin, pour les combler toutes, l'héroïne avait trouvé dans un secrétaire d'escarboucle un trésor de cent six francs. Madame Adélaïde fit son profit de cette histoire, et, après avoir mis toute la grâce possible à en obtenir la permission de ma mère, elle me fit trouver dans mon petit secrétaire, qui n'était pourtant, pas d'escarboucle, cent pièces de six francs, avec un papier sur lequel était écrit cent six francs pour Adèle, ainsi qu'il en avait été usé pour la princesse du conte. Je ne suis pas bien sûre que je susse compter jusqu'à cent, mais je me rappelle encore mon saisissement à cette vue.

Mes parents avaient fini par passer tout l'été à Bellevue; ma chambre était au rez-de-chaussée, sur la cour. Madame Adélaïde faisait journellement de très grandes promenades pour aller inspecter ses ouvriers. Elle m'appelait en passant; on me mettait mon chapeau, j'escaladais la fenêtre et je partais avec elle, sans bonne. Elle était toujours suivie d'un assez grand nombre de valets et d'une petite carriole attelée d'un cheval et menée à la main, dans laquelle elle n'entrait jamais mais que j'occupais souvent. Cependant, j'aimais encore mieux courir auprès d'elle et lui faire ce que j'appelais la conversation. J'avais pour rival et pour ami un grand barbet blanc, extrêmement intelligent, qui était aussi des promenades. Quand il se trouvait un peu de boue dans le chemin, on le mettait dans un grand sac de toile et deux hommes attachés à son service le portaient. Pour moi, j'étais très fière de savoir choisir mon chemin sans me crotter comme lui.

Rentrés au château, je disputais à Vizir sa niche de velours rouge qu'il me laissait plus volontiers usurper qu'il ne m'abandonnait les gaufres qu'on écrasait pour nous sur le parquet. Souvent, la bonne princesse se mettait à quatre pattes et courait avec nous pour rétablir la paix ou pour obtenir le prix de la course. Je la vois encore avec sa grande taille sèche, sa robe violette (c'était l'uniforme de Bellevue) à plis, son bonnet à papillon, et deux grandes dents, les seules qui lui restassent. Elle avait été très jolie mais, à cette époque, elle était bien laide et me paraissait telle.

Madame Adélaïde me fit faire à grands frais une magnifique poupée, avec un trousseau, une corbeille, des bijoux, entre autres une montre de Lépine que j'ai encore, et un lit à la duchesse où j'ai couché à l'âge de sept ans, ce qui donne la proportion de la taille. L'inauguration de la poupée fut une fête pour la famille royale. Elle vint dîner à Bellevue. En sortant de table, on m'envoya chercher. Les deux battants s'ouvrirent, et la poupée arriva traînée sur son lit et escortée de tous ses accessoires. Le Roi me tenait par la main:

«Pour qui est tout cela, Adèle?

– Je crois bien que c'est pour moi, Sire.»

Tout le monde se mit à jouer avec ma nouvelle propriété. On voulut me faire remplacer la poupée dans le lit, et la Reine et madame Élisabeth, à genoux des deux côtés, s'amusèrent à le faire, avec des éclats de joie de leur habileté à tourner les matelas. Hélas! les pauvres princesses ne pensaient guère que, bien peu d'années après, c'était en 1788, elles seraient réduites à faire leur propre lit. Combien une prophétie pareille eût paru extravagante!

Tous ces souvenirs me sont encore présents: non que j'attachasse aucun prix aux grandeurs des personnes, j'y étais trop accoutumée, mais parce qu'elles me gâtaient beaucoup et me procuraient toutes les douceurs et les petits plaisirs auxquels les enfants sont sensibles.

Je rencontrais souvent le Roi dans les jardins de Versailles et, du plus loin que je l'apercevais, je courais toujours à lui. Un jour, je manquai à cette habitude; il me fit appeler. J'arrivai tout en larmes.

«Qu'avez-vous ma petite Adèle?

– Ce sont vos vilains gardes, Sire, qui veulent tuer mon chien, parce qu'il court après vos poules.

– Je vous promets que cela n'arrivera plus.»

Et, en effet, il y eut une consigne donnée avec ordre de laisser courir le chien de mademoiselle d'Osmond après le gibier.

Mes succès n'étaient pas moins grands auprès de la jeune génération. Monsieur le Dauphin, mort à Meudon, m'aimait extrêmement et me faisait sans cesse demander pour jouer avec lui, et monsieur le duc de Berry se faisait mettre en pénitence parce qu'au bal il ne voulait danser qu'avec moi. Madame et monsieur le duc d'Angoulême me distinguaient moins.

Les malheurs de la Révolution mirent un terme à mes succès de Cour. Je ne sais s'ils ont agi sur moi dans le sens d'un remède homéopathique, mais il est certain que, malgré ce début de ma vie, je n'ai jamais eu l'intelligence du courtisan, ni le goût de la société des princes. Les événements étaient devenus trop sérieux pour qu'on pût s'amuser des gentillesses d'un enfant; 1789 était arrivé.

Mon père ne se méprit pas sur la gravité des circonstances. La cérémonie de l'ouverture des États généraux fut solennelle et accompagnée de magnificences qui attirèrent à Versailles des étrangers de toutes les parties de l'Europe. Ma mère, parée en grand habit de Cour, fit prévenir mon père qu'elle allait partir. Ne le voyant pas arriver, elle entra chez lui, et le trouva en robe de chambre.

«Mais dépêchez-vous donc, nous serons en retard.

– Non, car je n'y vais pas; je ne veux pas aller voir ce malheureux homme abdiquer.»

Le soir, madame Adélaïde parlait du beau coup d'œil de la salle. Elle s'adressa à mon père pour quelques questions de détail; il lui répondit qu'il l'ignorait.

«Où étiez-vous donc placé?

– Je n'y étais pas, Madame.

– Vous étiez donc malade?

– Non, Madame.

– Comment, lorsqu'on est venu de si loin pour assister à cette cérémonie, vous ne vous êtes pas donné la peine de traverser une rue.

– C'est que je n'aime pas les enterrements, Madame, et pas plus celui de la monarchie que les autres.

– Et moi, je n'aime pas qu'à votre âge on se croie plus habile que tout le monde.»

Et la princesse tourna les talons.

Il ne faudrait pas conclure de ceci que mon père ne voulût aucune concession. Au contraire, il était persuadé que l'esprit du temps en demandait impérieusement, mais il les désirait faites avec un plan concerté d'avance; il les voulait larges et données, non pas arrachées. Il voyait ouvrir les États généraux avec une mortelle angoisse, parce que, initié aux vagues volontés de chacun, il savait que personne n'avait fixé le but auquel il devait s'arrêter, soit en exigences, soit en concessions. De plus, il n'avait point confiance en monsieur Necker. Il le croyait disposé à placer le Roi sur une pente, sans avoir l'intention de l'y précipiter, mais avec l'orgueilleuse pensée que lui seul pouvait l'arrêter, et qu'ainsi il se rendait nécessaire.

La colère de madame Adélaïde n'attendit pas longtemps les événements pour se calmer.

Un jour, j'étais à jouer chez les petites de Guiche; on vint me chercher beaucoup plus tôt que de coutume. Au lieu du domestique ordinairement chargé du soin de me porter, je trouvai le valet de chambre de confiance de mon père. J'avais une bonne anglaise qui parlait mal français; on lui remit un billet de ma mère. Pendant qu'elle le lisait, je rentrai dans la chambre de mes petites compagnes et déjà tout y était sans dessus dessous: on pleurait et on commençait des paquets. On m'enveloppa dans une pelisse; le valet de chambre me prit dans ses bras, et, au lieu de me ramener chez mes parents, il m'installa avec ma bonne chez un vieux maître d'anglais qui habitait une petite chambre au quatrième dans un quartier éloigné.

La nuit suivante, on vint me chercher, et je fus menée à la campagne où je restai plusieurs jours sans nouvelles de personne. J'étais déjà assez âgée pour souffrir beaucoup de cet exil. C'était lors des troubles du mois de juin et à l'époque du départ de monsieur le comte d'Artois, de ses enfants et de la famille Polignac. À mon retour, je trouvai l'aînée des petites de Guiche partie et sa sœur cachée chez les parents de sa bonne. Le motif de tout cet émoi pour nous autres enfants avait été le bruit répandu que le peuple, comme on appelait dès lors une poignée de misérables, était en route pour venir enlever les enfants des nobles et en faire des otages. Il m'était resté un grand effroi de cette séparation et, lorsque les événements du 6 octobre arrivèrent, je n'étais occupée que de la crainte d'être renvoyée de la maison.

 

Mes parents logeaient près du château mais dans la ville; les appartements qu'on donnait au château étaient trop incommodes pour les personnes établies tout à fait à Versailles. Je ne sais qui vint avertir mon père, pendant qu'il était à table, des bruits trop fondés qui commençaient à circuler. Il se rendit tout de suite au château; ma mère devait aller l'y rejoindre à l'heure du jeu de Mesdames. Mais, bientôt après son départ, les rues de Versailles furent inondées de gens effroyables à voir, poussant des cris effrénés auxquels se joignait le bruit des coups de fusil dans l'éloignement. Tout ce qu'on pouvait saisir de leurs discours était encore plus effrayant que leur aspect.

Les communications avec le château furent interrompues. La nuit venue, ma mère s'établit dans une chambre sans lumière et, collée contre la jalousie fermée, tâchait de deviner par les propos qu'elle pouvait surprendre les événements qui se passaient. J'étais sur ses genoux; je finis par m'endormir. On me coucha sur un sopha pour ne pas me réveiller, et elle se décida à aller elle-même chercher des renseignements, donnant le bras à ce même valet de chambre dont j'ai déjà parlé.

Elle se rendit successivement à plusieurs grilles du château sans pouvoir pénétrer. Enfin, elle trouva en faction un homme de la garde nationale qui la reconnut. Il lui dit: «Retournez chez vous, madame la marquise, il ne faut pas que vous soyez vue dans la rue. Je ne peux pas vous laisser entrer; ma consigne est trop stricte. D'ailleurs, vous n'y gagneriez rien, vous seriez arrêtée à chaque porte. Vous n'avez point à craindre pour ce qui vous intéresse, mais il ne restera pas un garde du corps demain matin.»

Ceci se disait à neuf heures du soir, avant que les massacres fussent commencés, et cependant c'était un homme fort doux et fort modéré, comme on le voit à son discours, qui était dans cet horrible secret et qui n'en était nullement révolté, tant l'esprit de vertige était dans toutes les têtes. Ma mère ne reconnut pas cet homme alors; elle a su depuis que c'était un marchand de bas. Elle revint chez elle, consternée comme on peut croire, cependant un peu moins désolée qu'au départ, car les bruits de la rue disaient tout égorgé au château.

À minuit, mon père arriva. Je fus réveillée par le bruit et par la joie de le revoir, mais elle ne fut pas longue. Il venait nous dire adieu et prendre quelque argent. Il donna l'ordre de seller ses chevaux et de les mener par un détour gagner Saint-Cyr. Son frère, l'abbé d'Osmond, qui l'accompagnait, devait aller avec eux l'y attendre.

Ces messieurs s'occupèrent de changer leur costume de Cour pour en prendre un de voyage. Mon père chargea des pistolets. Pendant ce temps, ma mère cousait tout ce qu'on avait pu trouver d'or dans la maison dans deux ceintures qu'elle leur fit mettre. Tout cela fut l'affaire d'une demi-heure et ils partirent. Je voulus me jeter au cou de mon père; ma mère m'en arracha avec une brusquerie à laquelle je n'étais pas accoutumée, je restai confondue. La porte se ferma, et alors je la vis tomber à genoux dans une explosion de douleur qui absorba toute mon attention; je compris qu'elle avait voulu épargner à mon père la souffrance inutile d'être témoin de notre affliction. Cette leçon pratique m'a fait un grand effet et, dans aucune occasion de ma vie depuis, je ne me suis laissée aller à des démonstrations qui pussent aggraver le chagrin ou l'anxiété des autres.

J'ai entendu raconter à mon père qu'arrivé sur la terrasse de l'Orangerie, où était le rendez-vous, il se promena longtemps seul; survint un homme enveloppé d'un manteau. Ils s'évitèrent d'abord, puis se reconnurent; c'était le comte de Saint-Priest, alors ministre, homme de sens et de courage. Ils continuèrent longtemps leur promenade; personne ne venait, l'heure s'avançait. Inquiets et étonnés, ils ne savaient que penser sur la cause qui retardait le départ projeté du Roi et qui devait se rendre dans la nuit même à Rambouillet. Ils n'osaient se présenter dans les appartements avec leur costume de voyage; non seulement c'était contraire à l'étiquette, mais, dans cette circonstance, ç'aurait été une révélation.

Monsieur de Saint-Priest, qui logeait au château, se décida à rentrer chez lui changer de costume; il donna rendez-vous à mon père dans un endroit écarté. Celui-ci l'y attendit longtemps, enfin il arriva: «Mon cher d'Osmond, allez-vous-en chez vous rassurer votre femme: le Roi ne part plus.» Et, lui serrant la main: «Mon ami, monsieur Necker l'emporte; le Roi, la monarchie sont également perdus.»

Le départ du Roi pour Rambouillet avait été décidé, mais les ordres pour les voitures avaient été transmis avec les nombreuses formes usitées dans l'habitude. Le bruit s'en était répandu. Les palefreniers avaient hésité à atteler, les cochers à mener. La populace s'était ameutée devant les écuries et refusait de laisser sortir les voitures. Monsieur Necker, averti, était venu chapitrer le Roi que les difficultés matérielles du transport avaient arrêté plus encore que ses discours, et on s'était décidé à rester. Aller à Rambouillet sur un cheval de troupe, lui qui faisait vingt lieues à cheval à la chasse, lui aurait paru une extrémité à laquelle il était impossible de songer. Et là, comme à Varennes, les chances de salut ont été perdues par ces habitudes princières qui, pour la famille royale de France, étaient une seconde nature. Mon père, obligé de rentrer chez lui pour changer d'habits, ne retourna pas au château cette nuit-là et ne fut pas témoin des horreurs qui s'y commirent.

Aussitôt que le consentement donné par le Roi à sa translation à Paris eût ouvert les portes du château, ma mère se rendit auprès de sa princesse. Elle trouva les deux sœurs, mesdames Adélaïde et Victoire, dans leur chambre au rez-de-chaussée, tous les volets fermés et une seule bougie allumée. Après les premières paroles, elle leur demanda pourquoi elles attristaient encore volontairement une si triste journée: «Ma chère, c'est pour qu'on ne nous vise pas comme ce matin,» répondit madame Adélaïde avec un calme et une douceur extrêmes. En effet, le matin on avait tiré dans toutes leurs fenêtres; les vitres d'aucune n'étaient entières.

Ma mère resta auprès d'elles jusqu'au moment du départ. Elle voulait les accompagner, mais Mesdames s'y refusèrent obstinément et n'acceptèrent cette marque de dévouement que de leurs dames d'honneur, madame la duchesse de Narbonne et madame de Chastellux. Elles suivirent jusqu'à Sèvres la triste procession qui emmenait le Roi; là, elles prirent le chemin de Bellevue. Mes parents allèrent les y rejoindre le lendemain.

Néanmoins, la fermentation ne se calmait pas. À Versailles, l'agitation était extrême, les menaces contre ma mère, atroces. On disait que madame Adélaïde menait le Roi, que ma mère menait madame Adélaïde et qu'ainsi elle était à la tête des aristocrates. Cela devint tellement violent qu'au bout de trois jours le danger était réel, et nous partîmes pour l'Angleterre.

J'ai peu de souvenir de ce voyage. Je me rappelle seulement l'impression que me causa l'aspect de l'Océan. Tout enfant que j'étais, je lui vouai dès lors un culte qui ne s'est pas démenti. Ses teintes grises et vertes ont toujours un charme pour moi, auquel les belles eaux bleues de la Méditerranée ne m'ont pas rendue infidèle.

Nous débarquâmes à Brighton. Le hasard y fit retrouver à ma mère madame Fitzherbert qui se promenait sur la jetée. Quelques années avant, fuyant les empressements du prince de Galles, elle était venue à Paris. Ma mère, qui était sa cousine, l'y avait beaucoup vue. Depuis, la bénédiction d'un prêtre catholique ayant sanctifié ses rapports avec le prince sans les rendre légaux, elle vivait avec lui dans une intimité à laquelle tous deux affectaient de donner les formes les plus conjugales. Ils habitaient, en simples particuliers, une petite maison à Brighton. Mes parents y furent accueillis avec empressement, et cette circonstance les engagea à y passer quelques jours.

Je me rappelle avoir été menée un matin chez madame Fitzherbert: elle nous montra le cabinet de toilette du prince; il y avait une grande table toute couverte de boucles de souliers. Je me récriai en les voyant et madame Fitzherbert ouvrit, en riant, une grande armoire qui en était également remplie; il y en avait pour tous les jours de l'année. C'était l'élégance du temps, et le prince de Galles était le plus élégant des élégants. Cette collection de boucles frappa mon imagination enfantine et, pendant longtemps, le prince de Galles ne s'y représentait que comme le propriétaire de toutes ces boucles.

Mes parents furent très fêtés en Angleterre. Les français y allaient rarement dans ce temps; ma mère était une jolie femme à la mode, sa famille la combla de prévenances. Nous allâmes passer les fêtes de Noël chez le comte de Winchilsea, dans sa belle terre de Burleigh. Il me semble que toute cette existence était très magnifique, mais j'étais trop accoutumée à voir de grands établissements pour en être frappée.

La mère de lord Winchilsea, lady Charlotte Finch, était gouvernante des princesses d'Angleterre. Je vis les trois plus jeunes chez elle plusieurs fois. Elles étaient beaucoup plus âgées que moi et ne me plurent nullement. La princesse Amélie m'appela little thing, ce qui me choqua infiniment. Je parlais très bien anglais, mais je ne savais pas encore que c'était un terme d'affection.

CHAPITRE IV

Retour en France. – Position de mon père en 1790. – Aventure pendant un voyage en Corse. – Séjour aux Tuileries. – Rencontre de la Reine; scène touchante. – Départ de Mesdames. – Fuite de Varennes. – Récit de la Reine. – Louis XVI désapprouve l'émigration. – Acceptation de la Constitution. – Opinions de mon père. – Il donne sa démission. – Bonté du Roi pour lui. – Départ de France et arrivée à Rome. – L'abbé d'Osmond massacré à Saint-Domingue. – Le vicomte d'Osmond rejoint l'armée des princes

Au mois de janvier 1790, mon père retourna en France. Trois mois après, nous l'y rejoignîmes. J'ai oublié de dire qu'il avait quitté l'armée, en 1788, pour entrer dans la carrière diplomatique. Préalablement, il avait été colonel du régiment de Barrois infanterie, en garnison en Corse. Il y allait tous les ans.

Un de ces voyages donna lieu à un épisode bien peu important alors, mais qui est devenu piquant depuis. Il était à Toulon logé chez monsieur Malouet, intendant de la marine et son ami, attendant que le vent changeât et lui permît de s'embarquer, lorsqu'on lui annonça un gentilhomme corse demandant à le voir. Il le fit entrer; après quelques politesses réciproques, ce monsieur lui dit qu'il désirait retourner le plus promptement possible à Ajaccio, que, la seule felouque qui fût dans le port étant nolisée par mon père, il le priait de permettre au patron de l'y laisser prendre son passage:

«Cela m'est impossible, monsieur, la felouque est à moi, mais je serai très heureux de vous y offrir une place.

– Mais, monsieur le marquis, je ne suis pas seul, j'ai mon fils avec moi et même ma cuisinière que je ramène.

– Hé bien, monsieur, il y aura une place pour vous et votre monde.»

Le Corse se confondit en remerciements. Le vent changea au bout de quelques jours pendant lesquels il vint fréquemment voir mon père. On s'embarqua. Lorsqu'on servit le dîner, auquel mon père invita les passagers composés de quelques officiers de son régiment et des deux Corses, il chargea un officier, monsieur de Belloc, d'appeler le jeune homme, vêtu de l'habit de l'École militaire, qui lisait au bout du bateau. Celui-ci refusa. Monsieur de Belloc revint irrité, il dit à mon père:

«J'ai envie de le jeter à la mer, ce petit sournois, il a une mauvaise figure. Permettez-vous, mon colonel?

« – Non, dit mon père en riant, je ne permets pas, je ne suis pas de votre avis, il a une figure de caractère; je suis persuadé qu'il fera son chemin.»

Ce petit sournois, c'était l'empereur Napoléon. Et, cette scène, Belloc me l'a racontée dix fois: «Ah! si mon colonel avait voulu me permettre de le jeter à la mer, ajoutait-il en soupirant, il ne culbuterait pas le monde aujourd'hui!» (Il est inutile d'avertir que ce propos d'émigré se tenait longtemps après).

 

Le lendemain de l'arrivée à Ajaccio, monsieur Buonaparte le père, accompagné de toute sa famille, vint faire une visite de remerciements à mon père. C'est de ce jour qu'ont commencé ses relations avec Pozzo di Borgo. Mon père rendit une visite à madame Buonaparte. Elle habitait à Ajaccio une petite maison des meilleures de la ville, sur la porte de laquelle était écrit en coquilles d'escargot: Vive Marbeuf. Monsieur de Marbeuf avait été le protecteur de la famille Buonaparte. La chronique disait que madame Buonaparte en avait été fort reconnaissante. Lors de la visite de mon père, elle était encore une très belle femme: il la trouva dans sa cuisine, sans bas, avec un simple jupon attaché sur une chemise, occupée à faire des confitures. Malgré sa beauté, elle lui parut digne de son emploi.

Après avoir été chargé d'une commission relative aux Hollandais réfugiés en 1788, mon père fut nommé ministre à la Haye, et il était dans cette situation lors de notre séjour en Angleterre. Une querelle entre le prince d'Orange et l'ambassadeur de France avait fait décider à la Cour de Versailles qu'elle n'enverrait plus qu'un ministre en Hollande. La République ne voulait recevoir qu'un ambassadeur. Cette tracasserie empêchait mon père de se rendre à son poste; il prenait d'autant plus patience qu'il espérait arriver par là au rang d'ambassadeur qu'il n'aurait pu avoir d'emblée.

La ville de Versailles avait fait des réflexions sur le dommage que lui causait l'absence de la Cour. L'effervescence s'était calmée, et elle regrettait les tristes journées d'octobre. Au retour de ma mère, elle fut on ne saurait mieux accueillie par ceux-là mêmes qui déblatéraient le plus contre elle à son départ; toutefois nous n'y restâmes pas longtemps. Nous commençâmes par aller passer l'été à Bellevue; et nous habitâmes, l'hiver suivant, un appartement dans le pavillon de Marsan, aux Tuileries.

J'ai parfaitement présente une scène de cet été. Je n'avais pas vu la Reine depuis bien des mois. Elle vint à Bellevue sous l'escorte de la garde nationale; j'étais élevée dans l'horreur de cet habit. La Reine, je crois, était déjà à peu près prisonnière, car ce monde ne la quittait jamais. Toujours est-il que, lorsqu'elle m'envoya chercher, je la trouvai sur la terrasse entourée de gardes nationaux. Mon petit cœur se gonfla à cet aspect et je me mis à sangloter. La Reine s'agenouilla, appuya son visage contre le mien et les voilà tous deux de mes longs cheveux blonds, en me sollicitant de cacher mes larmes. Je sentis couler les siennes. J'entends encore son «paix, paix, mon Adèle»; elle resta longtemps dans cette attitude.

Tous les spectateurs étaient émus, mais il fallait l'incurie de l'enfance pour oser le témoigner dans ces moments où tout était danger. Je ne sais si cette scène fut rapportée, mais la Reine ne revint plus à Bellevue, et c'est la dernière fois que je l'aie vue autrement que de loin pendant mon séjour aux Tuileries. J'ai conservé de ce moment une impression qui est encore très vive. Je peindrais son costume. Elle était en Pierrot de linon blanc, brodé en branches de lilas de couleur, un fichu bouffant, un grand chapeau de paille dont les larges rubans lilas flottants se rattachaient par un gros nœud à l'endroit où le fichu croisait.

Pauvre princesse, pauvre femme, pauvre mère, à quel affreux sort elle était réservée! Elle se croyait bien malheureuse alors, ce n'était que le commencement de ses peines! Son fils, le second Dauphin, l'avait accompagnée à Bellevue, et il jouait avec mon frère dans le sable. Les gardes nationaux se mêlaient à ces jeux, et les deux enfants étaient trop jeunes pour en être gênés. Je ne m'en serais pas approchée pour l'empire du monde. Je restai près de la Reine qui me tenait par la main. On m'a dit depuis qu'elle s'était crue obligée d'expliquer à sa suite que le premier Dauphin m'aimait beaucoup, qu'elle ne m'avait pas vue depuis sa mort et que c'était là le motif de notre mutuelle sensibilité.

Loin de se calmer, la Révolution devenait de plus en plus menaçante. Le Roi, qui formait le projet de quitter Paris, désirait en éloigner ses tantes. Elles demandèrent à l'Assemblée nationale et obtinrent la permission d'aller à Rome. Avant de partir, elles s'établirent à Bellevue.

Mon père avait été nommé ministre à Pétersbourg en remplacement de monsieur de Ségur (1790). Le rapport public du ministre portait que ce choix avait été fait parce que l'impératrice Catherine ne consentirait pas à recevoir un envoyé patriote. Cette circonstance devait finir par rendre la position de mon père très dangereuse. Cependant il ne pensait pas à s'éloigner mais il voulait que sa femme et ses enfants quittassent la France. Aussitôt que Mesdames auraient franchi la frontière, ma mère devait les suivre.

La veille du jour fixé pour le départ de Mesdames, mon père, qui passait sa vie dans les groupes, y recueillit que l'on ne voulait plus les laisser s'éloigner. Les orateurs démagogues prêchaient une croisade contre Bellevue, à l'effet d'aller chercher les vieilles et de les ramener à Paris: on ne pouvait avoir trop d'otages, etc. La foule obéissante prenait déjà le chemin de Bellevue.

Mon père retourna vite aux Tuileries, fit mettre des bottes à son valet de chambre, nommé Bermont, dont j'aurai encore à parler, le mena chez la princesse de Tarente, qui logeait au faubourg Saint-Germain et avec laquelle il était fort lié, fit seller un de ses chevaux, et envoya Bermont par la plaine de Grenelle et le chemin de Meudon prévenir Mesdames qu'il fallait qu'elles partissent sur l'heure même.

Les ordres n'étaient donnés que pour quatre heures du matin; il en était dix du soir. Les gens de Mesdames murmuraient; un grand nombre aurait désiré que le voyage n'eût pas lieu. Bermont se rendit aux écuries; on n'attelait pas. Il revint trouver madame Adélaïde, lui dit qu'il n'y avait pas un moment à perdre, que lui-même avait entendu les hurlements de la colonne qui s'avançait de l'autre côté de la Seine. Enfin, Mesdames consentirent à monter dans la voiture de monsieur de Thiange qui se trouvait par hasard dans la cour. Alors leurs gens se décidèrent, les voitures de voyage avancèrent. À peine la dernière sortait-elle par la grille de Meudon que la grille du côté de Sèvres fut assaillie par la multitude. Elle fut bientôt forcée: on entra dans le château qui fut mis au pillage, mais Mesdames avaient échappé au danger.

On a accusé le comte Louis de Narbonne de le leur avoir fait courir, parce que, chevalier d'honneur de madame Adélaïde, il devait l'accompagner et préférait rester à Paris. Mon père a toujours regardé cette assertion comme une de ces absurdes calomnies que l'esprit de parti invente contre les gens qui ne partagent pas ses passions. Au reste, mon père était prévenu pour le comte Louis, il l'aimait tendrement; leur affection était mutuelle, et les opinions politiques avaient peine à les désunir. Le comte Louis disait: «Je suis la passion honteuse de d'Osmond, vainement il se débat contre; et, moi, je ne m'accoutumerai jamais à le voir dans le parti des bêtes». Ils se rencontraient rarement mais, quand ils se voyaient, c'était toujours avec amitié.

Mesdames furent arrêtées en route. Rendues à la liberté par un décret de l'Assemblée, elles poursuivirent leur route. Nous commençâmes la nôtre qui s'effectua sans accident, et nous rejoignîmes Mesdames à Turin.

Établie à Rome, ma mère y passa quelques mois dans une vive inquiétude sur les dangers où mon père était exposé. Il vint nous rejoindre au printemps de l'année 1792, quelques mois après la fuite de Varennes. Voici ce que je lui ai entendu raconter depuis: