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Récits d'une tante (Vol. 1 de 4)

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Le Roi allait au coucher. Ce qu'on appelait le coucher avait lieu tous les soirs à neuf heures et demie.

Les hommes de la Cour se réunissaient dans la chambre de Louis XIV (qui n'était pas celle où couchait Louis XVI). Je crois que toute personne présentée y avait accès. Le Roi y arrivait d'un cabinet intérieur, suivi de son service. Il avait les cheveux roulés et avait ôté ses ordres. Sans faire attention à personne, il entrait dans la balustrade du lit; l'aumônier de jour recevait des mains d'un valet de chambre le livre de prières et un grand bougeoir à deux bougies; il suivait le Roi dans l'intérieur de la balustrade, lui donnait le livre et tenait le bougeoir pendant la prière qui était courte. Le Roi rentrait dans la partie de la chambre occupée par les courtisans; l'aumônier remettait le bougeoir au premier valet de chambre; celui-ci le portait à la personne désignée par le Roi et qui le tenait pendant tout le temps que durait le coucher. C'était une distinction fort recherchée; aussi dans tous les salons de la Cour, la première question faite aux personnes arrivant du coucher était: «Qui a eu le bougeoir?» et le choix, comme il arrive partout et en tout temps, se trouvait rarement approuvé.

On ôtait au Roi son habit, sa veste et enfin sa chemise; il restait nu jusqu'à la ceinture, se grattant et se frottant, comme s'il avait été seul, en présence de toute la Cour et souvent de beaucoup d'étrangers de distinction. Le premier valet de chambre remettait la chemise à la personne la plus qualifiée, aux princes du sang, s'il y en avait de présents; ceci était un droit, et non pas une faveur. Lorsque c'était une personne de sa familiarité, le Roi faisait souvent de petites niches pour la mettre, l'évitait, passait à côté, se faisait poursuivre et accompagnait ces charmantes plaisanteries de gros rires qui faisaient souffrir les personnes qui lui étaient sincèrement attachées. La chemise passée, il mettait sa robe de chambre; trois valets de chambre défaisaient à la fois la ceinture et les genoux de la culotte, elle tombait jusque sur les pieds; et c'est dans ce costume, ne pouvant guère marcher avec de si ridicules entraves, qu'il commençait, en traînant les pieds, la tournée du cercle.

Le temps de cette réception n'était rien moins que fixé; quelquefois elle ne durait que peu de minutes, quelquefois près d'une heure; cela dépendait des personnes qui s'y trouvaient. Quand il n'y avait pas de releveurs, ainsi que les courtisans appelaient entre eux les personnes qui savaient faire parler le Roi, cela ne durait guère plus de dix minutes. Parmi les releveurs, le plus habile était le comte de Coigny: il avait toujours soin de découvrir la lecture actuelle du Roi et savait très habilement amener la conversation sur ce qu'il prévoyait devoir le mettre en valeur. Aussi le bougeoir lui arrivait-il fréquemment, et sa présence offusquait les personnes qui désiraient que le coucher fût court.

Quand le Roi en avait assez, il se traînait à reculons vers un fauteuil qu'on lui avançait au milieu de la pièce, s'y laissait aller pesamment en levant les deux jambes; deux pages à genoux s'en emparaient simultanément, déchaussaient le Roi et laissaient tomber les souliers avec un bruit qui était d'étiquette. Au moment où il l'entendait, l'huissier ouvrait la porte en disant: «Passez, messieurs.» Chacun s'en allait et la cérémonie était finie. Toutefois, la personne qui tenait le bougeoir pouvait rester si elle avait quelque chose de particulier à dire au Roi. C'est ce qui explique le prix qu'on attachait à cette étrange faveur.

On reprenait le chemin de Paris ou celui des divers salons de Versailles où on avait laissé les femmes, les évêques, les gens non présentés et souvent les parties suspendues. Il y avait beaucoup de pratiques d'antichambre dans cette vie de Cour et de places auxquelles toute la noblesse de France aspirait.

C'est au coucher qu'un soir monsieur de Créqui, s'étant appuyé contre la balustrade du lit, l'huissier de service lui dit:

«Monsieur, vous profanisez la chambre du Roi.»

«Monsieur, je préconerai votre exactitude,» reprit l'autre aussitôt. Cette prompte repartie eut grand succès.

La Reine, en sortant de chez Madame, allait chez madame de Polignac ou chez madame de Lamballe, le samedi; Monsieur, chez madame de Balbi; Madame, dans son intérieur avec des femmes de chambre; monsieur le comte d'Artois dans le monde de Versailles, ou chez des filles à Paris; madame la comtesse d'Artois, dans son intérieur avec des gardes du corps; et, enfin, Mesdames, chez leurs dames d'honneur respectives.

Madame de Civrac tenait à madame Victoire un salon fort convenablement rempli de gens de la Cour. Madame de Narbonne n'ajoutait guère au service de la princesse que des commensaux; son humeur arrogante ne lui permettait pas d'autres relations. On a publié, dans des libelles du temps, que le comte Louis de Narbonne était fils de madame Adélaïde; cela est faux et absurde, mais il est vrai que la princesse a fait à ses travers des sacrifices énormes. Cette madame de Narbonne, si impérieuse, était soumise à tous les caprices du comte Louis. Lorsqu'il avait fait des sottises et qu'il manquait d'argent, elle avait une humeur insupportable qu'elle faisait porter principalement sur madame Adélaïde; elle lui rendait son intérieur intolérable. Au bout de quelques jours, la pauvre princesse rachetait à prix d'or la paix de sa vie. Voilà comment monsieur de Narbonne se trouvait nanti de sommes énormes qu'il se procurait, sans prendre la moindre peine, et qu'il dépensait aussi facilement. Du reste, c'était le plus aimable et le moins méchant des hommes, mauvais sujet sans s'en douter et seulement par gâterie.

Madame Adélaïde sentait le poids du joug et en gémissait, quand elle osait. Un soir où ma mère la reconduisait chez elle et où madame de Narbonne avait été plus maussade que de coutume, elle fit le projet de ne pas retourner chez elle le lendemain; et, se complaisant dans cette idée, composa un roman sur ce que madame de Narbonne dirait, sur la manière dont elle-même agirait, le caractère qu'elle déploierait, etc.

«Vous ne répondez pas, madame d'Osmond, vous avez tort; je suis faible, je suis Bourbon, j'ai besoin d'être menée, mais je ne suis jamais traître.

– Je ne soupçonne pas même Madame d'indiscrétion; mais je sais que, demain, elle sera un peu plus gracieuse que de coutume vis-à-vis de madame de Narbonne pour la venger de cette légère infidélité de pensée.

– Hélas! je crains bien que vous n'ayiez raison.»

Et, en effet, le lendemain, une explication provoquée par la princesse amena une demande d'argent; il fut donné; madame de Narbonne fut charmante le soir. La bonne princesse, cherchant à voiler sa faiblesse, dit en se retirant à ma mère que madame de Narbonne lui avait fait des excuses de la grognerie de la veille; elle n'ajouta pas comment elle l'avait calmée, mais c'était le secret de la comédie. Le comte Louis était le premier à en rire, et cela simplifiait sa position; car, dans ce temps, tout travers, tout vice, toute lâcheté, franchement acceptés et avoués avec des formes spirituelles, étaient assurés de trouver indulgence.

La princesse devait être reconduite de chez madame de Narbonne chez elle, dans l'intérieur du château, par sa dame de service. Souvent elle en dispensait, surtout quand il faisait froid, parce qu'elle allait toujours à pied et que les dames circulaient habituellement dans les corridors et les antichambres en chaise à porteurs. Ces chaises étaient fort élégantes, dorées, avec les armes sur les côtés. Celles des duchesses avaient le dessus couvert en velours rouge, et elles pouvaient avoir des porteurs à leur livrée; les autres dames avaient des porteurs attitrés, mais avec la livrée du Roi, ce qu'on appelait, en termes de Cour, des porteux bleus, car c'est porteux qu'il fallait dire.

Pendant presque toute une année, madame Adélaïde avait pris l'habitude de faire entrer ma mère et souvent mon père chez elle, en sortant de chez madame de Narbonne. Elle prenait goût à des conversations plus sérieuses. Mais la dame d'honneur fut avertie, la princesse grondée, et elle avoua tout franchement qu'elle n'osait plus.

C'est dans une de ces causeries qu'elle raconta à mon père l'échec reçu par sa curiosité au sujet du Masque de fer. Elle avait engagé son frère, monsieur le Dauphin, à s'enquérir au Roi de ce qui le concernait pour le lui dire. Monsieur le Dauphin interrogea Louis XV. Celui-ci lui dit: «Mon fils, je vous le dirai, si vous voulez, mais vous ferez le serment que j'ai prêté moi-même de ne divulguer ce secret à personne.»

Monsieur le Dauphin avoua ne désirer le savoir que pour le communiquer à sa sœur Adélaïde, et dit y renoncer. Le Roi lui répliqua qu'il faisait d'autant mieux que ce secret, auquel il tenait parce qu'on le lui avait fait jurer, n'avait jamais été d'une grande importance et n'avait plus alors aucun intérêt. Il ajouta qu'il n'y avait plus que deux hommes vivants qui en fussent instruits, lui et monsieur de Machault.

La princesse apprit aussi à mon père comment monsieur de Maurepas s'était fait ministre.

À la mort de Louis XV, ses filles, qui l'avaient soigné pendant sa petite vérole, devaient, selon l'inexorable étiquette, être séparées du nouveau Roi. Celui-ci, à qui son père le Dauphin avait recommandé de toujours prendre les conseils de sa tante Adélaïde, lui écrivit pour lui demander à qui il devait confier le soin de ce royaume qui lui tombait sur les bras. Madame Adélaïde lui répondit que monsieur le Dauphin n'aurait pas hésité à appeler monsieur de Machault. On expédia un courrier à monsieur de Machault.

Nouveau billet du Roi: Que fallait-il décider pour les funérailles? quelles étaient les étiquettes? à qui s'adresser? Réponse de madame Adélaïde: Personne n'était plus propre par ses souvenirs et ses traditions que monsieur de Maurepas à se charger de ces détails. Le courrier pour monsieur de Machault n'était pas encore parti. La terre de monsieur de Machault est à trois lieues au delà de Pontchartrain, par des chemins alors affreux. On le chargea de remettre en passant la lettre pour monsieur de Maurepas.

 

Le vieux courtisan, ennuyé de son exil, arriva immédiatement. Le Roi l'attendait avec impatience; il le fit entrer dans son cabinet. Pendant qu'il s'entretenait avec lui, on vint avertir que le conseil était assemblé. L'usage voulait que chaque ministre fût averti chaque fois par l'huissier. Le manque de cette formalité fermait l'entrée du conseil; c'était l'équivalent d'un renvoi. L'huissier du conseil, voyant monsieur de Maurepas dans cette intimité avec le nouveau Roi et sachant qu'il avait été mandé, le regarda en hésitant; le Roi ne dit rien, mais se troubla. Monsieur de Maurepas salua comme s'il avait reçu le message; le Roi passa sans oser lui dire adieu. Monsieur de Maurepas suivit, s'assit au conseil et gouverna la France pendant dix ans.

Lorsque monsieur de Machault arriva, quelques heures après, la place était prise. Le Roi lui dit quelques lieux communs, lui adressa des compliments et le laissa repartir. Madame Adélaïde s'affligea, se plaignit, mais elle et son neveu étaient Bourbon, comme elle disait, et n'avaient assez d'énergie, ni pour résister aux volontés des autres, ni pour s'y associer pleinement.

Si Thoiry avait été en deça de Pontchartrain, peut-être n'y aurait-il pas eu de révolution en France. Monsieur de Machault était un homme sage, qui aurait su tirer meilleur parti des vertus de Louis XVI que le courtisan spirituel, mais léger et immoral, auquel il confia son sort. Ce n'est pas que monsieur de Maurepas ne fût l'homme qui convînt le mieux aux goûts, si ce n'est aux besoins du moment.

J'ai dit que, dans ce temps, avec de l'esprit, on faisait tout passer; l'esprit jouait alors le rôle qu'on accorde au talent aujourd'hui. Je veux rapporter quelques-unes des anecdotes que j'ai entendu raconter à ma mère qui poussait la moralité jusqu'à la pruderie, sans que, bien des années après, ces faits lui parussent autre chose qu'une malice spirituelle.

Le vicomte de Ségur, l'homme le plus à la mode de ce temps, faisait d'assez jolis petits vers de société dont sa position dans le monde était le plus grand mérite. Monsieur de Thiard, impatienté et peut-être jaloux de ses succès, fit à son tour une pièce de vers où il conseillait à monsieur de Ségur d'envoyer ses ouvrages au confiseur, ayant, disait-il, prouvé qu'il avait tout juste l'esprit qu'on peut mettre dans une pastille. Monsieur de Ségur affecta de rire de cette épigramme, mais résolut de s'en venger.

Or, il y avait en Normandie une madame de Z… très belle personne, habitant son château, y vivant décemment avec son mari et jouissant d'une assez grande considération, malgré ses rapports avec monsieur de Thiard qu'on disait fort intimes et qui duraient depuis plusieurs années. Celui-ci passait pour l'aimer passionnément. Le vicomte profita de son crédit; son père était ministre de la guerre, fit envoyer son régiment en garnison dans la ville voisine du château de madame de Z… joua son rôle parfaitement, feignit une passion délirante et, après des assiduités qui durèrent plusieurs mois, parvint à plaire et enfin à réussir.

Bientôt madame de Z… se trouva grosse; son mari était absent et même monsieur de Thiard. Elle annonça au vicomte son malheur. La veille encore, il lui témoignait le plus ardent amour; mais, ce jour-là, il lui répondit que son but était atteint, qu'il ne s'était jamais soucié d'elle. Seulement, il avait voulu se venger du sarcasme de monsieur de Thiard, et lui montrer que son esprit était propre à autre chose qu'à faire des distiques de confiseur. En conséquence, il lui baisait les mains, elle n'entendrait plus parler de lui. En effet, il partit sur-le-champ pour Paris, racontant son histoire à qui voulait l'entendre.

Madame de Z… honnie de son mari, déshonorée dans sa province, brouillée avec monsieur de Thiard, mourut en couches. Monsieur de Z… fut obligé de reconnaître ce malheureux enfant que nous avons vu dans le monde, madame Léon de X… et que l'esprit d'intrigue qu'elle possédait rendait bien digne de son père. Jamais le vicomte de Ségur n'a pu s'apercevoir qu'une pareille aventure, dont il se vantait tout haut, choquât qui que ce soit.

Voici un autre genre:

Monsieur de Créqui sollicitait une grâce de la Cour, et, en conséquence, faisait la sienne à monsieur et à madame de Maurepas. Une de ses obséquiosités était de faire chaque soir la partie de la vieille et très ennuyeuse madame de Maurepas; aussi elle le soutenait vivement, et ses importunités avaient crédit sur monsieur de Maurepas. Le jour même où la grâce fut obtenue, monsieur de Créqui vint chez madame de Maurepas. Madame de Flamarens, nièce de madame de Maurepas et qui faisait les honneurs de la maison, offrit une carte à monsieur de Créqui, comme à l'ordinaire. Celui-ci, s'inclinant, répondit avec un sérieux de glace: «Je vous fais excuse, je ne joue jamais.» Et, en effet, il ne fit plus la partie de madame de Maurepas. Cette bassesse, couverte par le piquant de la forme, ne blessa point, et personne n'en riait de meilleur cœur que le vieux ministre.

Monsieur de Maugiron était colonel d'un superbe régiment, mais il avait l'horreur, ou plutôt l'ennui de tout ce qui était militaire, et passait pour n'être pas très brave. Un jour, à l'armée, les grenadiers de France où il avait anciennement servi, chargèrent dans une circonstance assez dangereuse. Monsieur de Maugiron se mit volontairement dans leurs rangs, et se conduisit de façon à se faire remarquer. Le lendemain, à dîner, les officiers de son régiment lui en firent compliment: «Mon Dieu, messieurs, vous voyez bien que, lorsque je veux, je m'en tire comme un autre. Mais cela me paraît si désagréable et surtout si bête que je me suis bien promis que cela ne m'arriverait plus. Vous m'avez vu au feu; gardez-en bien la mémoire, car c'est la dernière fois.»

Il tint parole. Quand son régiment chargeait, il se mettait de côté, souhaitait bon voyage à ses officiers et disait bien haut: «Regardez donc ces imbéciles qui vont se faire tuer.» Malgré cela, monsieur de Maugiron n'était pas un mauvais officier; son régiment était bien tenu, se conduisait toujours à merveille dans toutes les affaires, et ce bizarre colonel y était aimé et même considéré.

C'est à lui que sa femme, très spirituelle personne, écrivait cette fameuse lettre:

«Je vous écris parce que je ne sais que faire et je finis parce que je ne sais que dire.

«Sassenage de Maugiron,
bien fâchée de l'être.»

On ne savait pas se refuser une repartie spirituelle. Le maréchal de Noailles s'était très mal montré à la guerre, et sa réputation de bravoure en était restée fort suspecte. Un jour où il pleuvait, le Roi demanda au duc d'Ayen si le maréchal viendrait à la chasse. «Oh! que non, Sire, mon père craint l'eau comme le feu.» Ce mot eut le plus grand succès.

Je n'ai voulu rapporter ces divers faits, faciles à multiplier, que pour prouver combien dans ces temps qu'on nous représente plus moraux que les nôtres, dans ces temps où la société était, disait-on, un tribunal dont tout le monde ressortissait, l'esprit et surtout l'impudence suffisaient pour éviter les sentences qu'elle aurait portées probablement contre des torts moins spirituellement affichés.

J'ai dit que madame de Civrac était dame d'honneur de madame Victoire. Sa vie est un roman.

Mademoiselle Monbadon, fille d'un notaire de Bordeaux, avait atteint l'âge de vingt-cinq ans. Elle était grande, belle, spirituelle et surtout ambitieuse. Elle fut recherchée en mariage par un hobereau du voisinage qui s'appelait monsieur de Blagnac. Il était garde du corps. Cet homme était pauvre, fort rustre, incapable d'apprécier son mérite, mais désirait partager une très petite fortune qu'elle devait hériter de son père. La personne qui traitait le mariage fit valoir la naissance de monsieur de Blagnac; il était de la maison de Durfort. Mademoiselle Monbadon se fit apporter les papiers et, satisfaite de cette inspection, épousa monsieur de Blagnac.

Ajoutant un léger bagage au portefeuille où elle enferma les parchemins généalogiques, elle s'embarqua dans la diligence, avec son mari, et arriva à Paris. Sa première visite fut pour Chérin; elle lui remit ses papiers, le pria de les examiner scrupuleusement. Quelques jours après, elle revint les chercher et obtint l'assurance que la filiation de monsieur de Blagnac avec la branche de Durfort-Lorge était complètement établie. Elle s'en fit délivrer le certificat, et commença à se faire appeler Blagnac de Civrac. Elle écrivit au vieux maréchal de Lorge pour lui demander une entrevue. Elle lui dit très modestement n'être qu'en passant à Paris; elle croyait que son mari avait l'honneur de lui appartenir. De si loin que ce pût être, c'était un si grand honneur, un si grand bonheur qu'elle ne voulait pas retourner dans l'obscurité de sa province sans l'avoir réclamé. Si elle osait pousser sa prétention jusqu'à être reçue une fois par madame la maréchale, sa reconnaissance serait au comble. Le maréchal se laissa prendre à ces paroles doucereuses, sans trop reconnaître la parenté sur laquelle elle n'insista pas. Elle fut admise à faire une visite. Elle s'y conduisit adroitement. Elle obtint la permission de revenir pour prendre congé, elle revint. Le départ était retardé, elle revint encore. Elle ne partit pas du tout. Bientôt la maréchale en raffola; assise sur un petit tabouret à ses pieds, elle travaillait à la même tapisserie et devint habituée de la maison. Le mari ne paraissait guère. Un jour, son crédit étant déjà établi, elle entendit parler légèrement de l'état de garde du corps; elle leva la tête avec une mine étonnée. Quand elle fut seule avec les de Lorge, elle dit: «Monsieur le maréchal, j'ai peur que, dans notre ignorance provinciale, nous ne soyons coupables d'un grand tort envers vous, puisqu'un de vos parents est garde du corps. Cela est donc inconvenant?» Monsieur de Lorge répondit amicalement, mais en déclinant doucement la parenté. «Mon Dieu, dit-elle, je n'entends rien à tout cela, mais je vous apporterai les papiers de mon mari.» En effet, elle apporta les papiers bien en règle et le certificat de Chérin. Il n'y avait rien à dire contre; et d'ailleurs, on n'en avait plus envie.

Le mari fut retiré des gardes du corps, placé dans un régiment et envoyé en garnison. La femme eut un petit entresol à l'hôtel de Lorge. Le maréchal de Lorge n'avait pas de fils. Le maréchal de Duras n'en avait qu'un qui déjà promettait d'être un détestable sujet. La grossesse de madame de Blagnac commença à être soignée; le petit tabouret devint un fauteuil. Bientôt on ne l'appela plus que madame de Civrac, second titre de la branche de Lorge. Enfin, au bout de peu de mois, elle était si bien impatronisée dans la maison qu'elle y disposait de tout, mais en conservant toujours les égards les plus respectueux pour monsieur et madame de Lorge. Les Duras partagèrent l'engouement qu'elle inspirait.

Lorsque la maison de madame Victoire fut formée, elle fut nommée une de ses dames; bientôt elle devint sa favorite, puis sa dame d'honneur. Elle fut, à cette occasion, nommée duchesse de Civrac.

Elle avait toujours conservé les meilleurs rapports avec son mari qu'elle comblait de marques de considération, mais qui était trop butor pour pouvoir en tirer parti quand il était présent. Elle réussit à le faire nommer ambassadeur à Vienne; il eut la bonne grâce d'y mourir promptement. C'est la seule preuve d'intelligence qu'il eût donnée de sa vie. Il la laissa mère de trois enfants, un fils, depuis duc de Lorge et héritier de la fortune de cette branche des Durfort, et deux filles, mesdames de Donissan et de Chastellux.

Madame de Civrac, aussi habile que spirituelle, dès qu'elle fut parvenue à cette haute fortune, voulut patroniser à son tour. Elle se fit la protectrice de la ville de Bordeaux. Tout ce qui en arrivait était sûr de trouver appui auprès d'elle, et elle réussit par là à changer la situation de sa propre famille. Les Monbadon devinrent petit à petit messieurs de Monbadon. Son neveu entra au service, fut nommé colonel et finit par être presque un seigneur de la Cour. C'est après ce succès, dans l'apogée de sa grandeur, qu'elle se trouvait aux eaux des Pyrénées. On y reçut une liste de promotions de colonels. Madame de Civrac s'étendit fort sur l'inconvenance des choix. Une vieille grande dame de province lui répondit: «Que voulez-vous, madame la duchesse, chacun a son badon

 

Tout avait réussi à l'ambitieuse madame de Civrac, mais elle était insatiable. Déjà fort malade, elle croyait avoir amené à un terme prochain le mariage de son fils, le duc de Lorge, avec mademoiselle de Polignac dont la mère était alors toute-puissante, et y mettait pour condition la place de capitaine des gardes pour ce fils tout jeune encore. Au moment de conclure, madame de Gramont, également intrigante, alla sur ses brisées. Elle avait auprès de la Reine le mérite d'avoir été exilée par Louis XV pour une insolence faite à madame Dubarry. Ses prétentions étaient soutenues par les Choiseul; la Reine donna la préférence à son fils et fit pencher la balance.

Madame de Civrac apprit subitement que le jeune Gramont, sous-lieutenant dans un régiment, était arrivé à Versailles, qu'il était créé duc de Guiche, capitaine des gardes, et que son mariage avec mademoiselle de Polignac était déclaré. Elle en eut une telle colère que son sang s'enflamma, et, en quarante-huit heures, elle expira d'une maladie qui n'annonçait pas une terminaison aussi rapide. Madame Victoire, très affligée de cette perte, promit à la mère de nommer madame de Chastellux sa dame d'honneur. Madame de Donissan était déjà sa dame d'atours.

Cette madame de Donissan, qui vit encore à l'âge de quatre-vingt-douze ans, est la mère de madame de Lescure. Toutes deux ont acquis une honorable et triste célébrité dans la première guerre de la Vendée à laquelle elles ont pris la part la plus active, sans sortir du caractère de leur sexe. Les mémoires de madame de Lescure sur ces événements racontent d'une façon aussi touchante que véridique la gloire et les malheurs de cette campagne. Ils ont été rédigés par monsieur de Barante, sur les récits de madame de Lescure (devenue madame de La Rochejaquelein), pendant qu'il était préfet du Morbihan.