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Récits d'une tante (Vol. 1 de 4)

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CHAPITRE VI

La duchesse de Courlande. – La comtesse Edmond de Périgord. – Monsieur de Talleyrand. – Le cardinal Consalvi. – Fêtes du mariage de l'Empereur. – Mon oncle, l'évêque de Nancy, nommé archevêque de Florence. – Triste résultat de cette nomination. – Résistance d'Alexis de Noailles. – Brevets de sous-lieutenant. – Madame du Cayla. – Jules de Polignac

Quoique, pendant les années qui s'étaient écoulées entre ces fêtes dont je viens de parler, les deux sociétés de l'ancien et du nouveau régime fussent habituellement séparées, elles se rencontraient chez les ambassadeurs et chez les étrangers. Je me rappelle avoir vu toute la Cour impériale à un très magnifique bal donné par la duchesse de Courlande. Elle s'était établie à Paris à l'occasion du mariage de sa fille cadette avec le comte Edmond de Périgord. Je ne sais si la passion de la duchesse de Courlande pour le prince de Talleyrand a précédé ou suivi cette union.

Madame Edmond, devenue un personnage presque historique sous le nom de duchesse de Dino, était, à peine au sortir de l'enfance, excessivement jolie, prévenante et gracieuse; déjà la distinction de son esprit perçait brillamment. Elle possédait tous les agréments, hormis le naturel; malgré l'absence de ce plus grand des charmes de la jeunesse, elle me plaisait beaucoup. Sa mère, toute occupée de ses propres aventures, avait laissé le soin de son éducation à un vieux professeur jésuite qui en avait fait un écolier très accompli et très instruit.

Le ciel l'avait créée jolie femme et spirituelle, mais la partie morale, l'éducation pratique et d'exemple avaient manqué, ou plutôt ce qu'une intelligence précoce avait pu lui faire apercevoir autour d'elle n'était pas de nature à lui donner des idées bien saines sur les devoirs qu'une femme est appelée à remplir. Peut-être aurait-elle échappé à ces premiers dangers si son mari avait été à la hauteur de sa propre capacité et qu'elle eût pu l'aimer et l'honorer. Cela était impossible; la distance était trop grande entre eux.

J'insiste sur ces réflexions parce que je suis persuadée que, quelque supériorité qu'on apporte dans le monde, la conduite qu'on y tient est presque toujours le résultat des circonstances environnantes. Telle femme qui a beaucoup fait parler d'elle eût été, autrement placée, chaste épouse et bonne mère de famille. Je crois à l'éducation du manteau de la cheminée. Lorsqu'on a passé son enfance à entendre les principes d'une saine morale, simplement professés, et à les voir sans cesse mettre en pratique, il se forme autour d'une jeune personne un réseau d'adamant dont elle ne sent ni le poids ni la force mais qui devient comme une seconde nature. Il faut un rare degré de perversité pour chercher à en rompre les mailles. Ayons de l'indulgence pour celles qui sont livrées aux séductions du monde sans être pourvues de cette défense.

Je viens de prononcer le nom de monsieur de Talleyrand, mais je ne me hasarderai pas à en parler. Je ne chercherai pas à estomper un caractère qui appartient au burin de l'histoire; ce sera elle qui pèsera les torts de l'homme privé avec les services de l'homme d'État et fera pencher la balance.

Dans ces barbouillages où je m'amuse à faire repasser devant moi comme des ombres chinoises, sans suite et sans ordre, les différents souvenirs que ma mémoire me retrace, je m'arrête plus volontiers aux petites circonstances qui m'ont paru assez piquantes pour être restées dans ma pensée et ne sont pas assez importantes pour être rappelées ailleurs. Les personnages historiques ne sont dans mon domaine que par leurs rapports personnels avec moi, ou lorsque j'ai recueilli sur eux des détails circonstanciés de la vérité desquels je me tiens assurée. À cette époque, je me trouvais précisément dans la situation du public et du public malveillant, vis-à-vis du prince de Bénévent; plus tard, j'aurai peut-être occasion de parler du prince de Talleyrand. Nous verrons, si j'arrive à ce temps.

Les cardinaux dispersés dans toute la France eurent la permission ou plutôt l'ordre de se réunir à Paris à l'époque du mariage de l'Empereur avec l'archiduchesse. Consalvi se trouva du nombre; il vint descendre chez nous et ne nous quitta guère pendant son court séjour. Je fus bien frappée de la lucidité et de la clarté de son esprit en nous expliquant une position que la théologie et la politique rendaient si complexe. Il désirait sincèrement pouvoir, dans l'intérêt de la religion, complaire aux vœux de l'Empereur et pourtant les canons de l'Église s'y opposaient si formellement qu'il n'y pouvait arriver.

Si j'ai bien compris alors, ce n'est pas seulement la forme dans laquelle le mariage de Joséphine était cassé qui faisait les difficultés mais encore la situation personnelle de l'Empereur. Il était excommunié vitando, ce qui n'empêchait pas qu'il pût recevoir les sacrements ni qu'un prêtre pût les lui administrer pour nécessité, seulement les autres ecclésiastiques ne pouvaient y assister. Aussi les cardinaux étaient-ils prêts à siéger au bal ou à telle autre fête, mais le banc réservé pour eux à la cérémonie où on administrait le sacrement du mariage resta vide.

Je crois que, si cela eût dépendu uniquement du cardinal Consalvi, il eût cherché quelque accommodement. Mais plusieurs de ses collègues étaient plus chauds et moins raisonnables que lui; et la situation de tout détenteur du patrimoine de Saint-Pierre est si positivement spécifiée comme excommunié vitando par les lois de l'Église qu'il n'y avait pas moyen de les éluder dès qu'elles étaient invoquées.

De son côté, l'Empereur voulait l'emporter de haute lutte; sa fureur en voyant inoccupé le banc des cardinaux fut excessive. Quelques-uns furent envoyés dans des forteresses, d'autres, et Consalvi fut du nombre, obligés de retourner dans les villes fixées pour leur exil. Je ne me rappelle plus si c'est à ce moment où avant qu'ils eurent la défense de porter les bas et la calotte rouge, d'où leur est venue l'appellation de cardinaux noirs qui les a distingués pendant tout le cours de ces querelles dogmatico-politiques.

Le court séjour que le cardinal Consalvi fit à Paris renoua fortement les liens d'amitié qui existaient entre nous et, si mes souvenirs d'enfance avaient été froissés en retrouvant le cardinal Maury, je fus en revanche enchantée de son collègue. Mon opposition au régime impérial était certainement fort entachée d'esprit de parti, cependant j'ai toujours été accessible aux raisonnements qui portaient un caractère d'impartialité. Et j'étais touchée et édifiée de voir le cardinal Consalvi, dans sa position d'homme persécuté, parler avec tant de douceur, se lamenter des violences où il se trouvait entraîné et chercher de si bonne foi les moyens de les éviter.

Il eut plusieurs conférences avec le ministre des cultes; il offrait des tempéraments dont j'ai oublié les détails et qu'il nous racontait heure par heure, mais l'Empereur ne voulait entendre à aucun. Le public resta persuadé que l'absence des cardinaux tenait uniquement à ce qu'ils n'admettaient pas le divorce; je crois que c'est une erreur.

Je n'assistai pas plus aux fêtes du mariage que je n'avais fait à celles du couronnement. Je faisais honneur à mes répugnances politiques de ce peu de curiosité, mais j'ai découvert depuis que ma paresse y avait la plus grande part. Je trouve que la peine qu'il faut se donner surpasse de beaucoup le plaisir qu'on aurait, et le récit des fêtes suffit complètement à ma satisfaction; je le lis le lendemain dans mon fauteuil en me réjouissant d'avoir échappé à la fatigue.

Je ne vis que les illuminations; ce sont sans comparaison les plus belles que je me rappelle. L'Empereur, auquel les grandes idées ne manquaient guère, eut celle de faire construire en toile le grand arc de l'Étoile tel qu'il existe aujourd'hui, et ce monument improvisé fit un effet surprenant. Je crois que c'est le premier exemple de cette sage pensée, adoptée maintenant, d'essayer l'effet des constructions avant de les établir définitivement. L'arc de l'Étoile obtint les suffrages qu'il méritait.

Mon oncle, l'évêque de Nancy, assista au Concile des évêques de France réunis à Paris, à l'effet de statuer sur les différends existants avec le Pape, et qui n'eut aucun résultat. Mon oncle y tint une conduite fort épiscopale mais pourtant assez gouvernementale pour que l'Empereur en fût très content. Il lui donna une triste marque de sa satisfaction, quelque temps après, en le nommant archevêque de Florence.

Il avait fait beaucoup de bien à Nancy; il y jouissait de la plus haute considération et il s'y plaisait extrêmement. Abandonner une telle résidence, où il était établi régulièrement et canoniquement, pour aller prendre violente possession, malgré le clergé et le Pape, d'un diocèse italien était une lourde calamité et attirait sur sa tête ces haines cléricales qui ne pardonnent jamais.

Il arriva à Paris désespéré; mon père, qui l'aimait tendrement, entra complètement dans sa situation. Ils en causèrent longuement et, après avoir pesé les inconvénients entre déplaire à l'Empereur et rompre avec les gens de sa robe, ils conclurent qu'il ne fallait pas assumer seul cette responsabilité. L'évêque de Nantes, du Voisin, et l'archevêque de Tours, Barral, avaient été promus à des sièges importants en Italie qui se trouvaient dans le même prédicament que celui de Florence. Mon oncle décida que l'acceptation de l'archevêque de Tours ne suffisait pas, mais que celle de l'évêque de Nantes entraînerait la sienne.

Monsieur du Voisin passait pour habile théologien, et il était le prélat le plus considéré de toute l'Église gallicane. Mon père approuva ce parti; mon oncle, après l'avoir annoncé au ministre des cultes, alla faire sa cour à l'Empereur qui le reçut très bien. Les trois prélats désignés se réunirent plusieurs fois. Mon oncle logeait avec nous. Il nous raconta un matin que l'évêque de Nantes venait de partir pour Nantes, après un refus formel; qu'en conséquence, il allait se rendre à Saint-Cloud avec le ministre des cultes pour y porter son propre refus. Monsieur de Barral n'avait encore aucune décision arrêtée.

 

L'évêque donna l'ordre de charger sa voiture de voyage pour retourner le lendemain à Nancy. Il resta longtemps à causer avec mon père et moi, récapitulant toutes les excellentes raisons qui rendaient le parti qu'il avait pris irrévocable. Il revint tard; à dîner, on parla de chapeaux de paille, l'évêque me dit avec un sourire forcé:

«Ma petite, j'espère que vous me chargerez de vos commissions, je crois que c'est en Toscane qu'on fait les plus beaux.»

Mon père et moi échangeâmes un regard de surprise. L'évêque prit, en effet, le lendemain de grand matin la route de Nancy, mais c'était pour y faire ses paquets et se rendre à Florence. Nous évitâmes de concert toute explication. Quand un homme de talent et de conscience agit ainsi contre son propre jugement et que le parti est pris, il n'y a rien à dire. Je n'en ai jamais su davantage. L'Empereur l'avait-il intimidé ou séduit? Je l'ignore, ni l'un ni l'autre n'étaient faciles avec un homme dont l'esprit était aussi distingué que la haute raison. Le fait s'est passé précisément comme je le raconte.

Au retour de Florence, en 1814, la décision prise avait trop mal réussi pour qu'il fût opportun de revenir sur le passé. Elle a éventuellement causé la mort de mon oncle, car les haines du parti émigré et de l'esprit prêtre se sont réunies dans toute leur âcreté pour semer d'amertume le reste de sa vie. Et, malgré la haute considération dont il jouissait à Nancy où il retourna, elles ont tiré assez de fiel de ce malheureux séjour à Florence pour le tourmenter à un tel point que sa santé y a succombé. S'il était resté à Nancy, aucune des tribulations qu'on lui a suscitées n'aurait pu avoir lieu, et il aurait trouvé dans les papes des protecteurs au lieu d'antagonistes offensés et voulant se venger. Mais résister à la volonté de l'Empereur, quelque bon motif qu'on eût, semblait dans ce temps une espèce de démence; lui-même cherchait à établir cette pensée.

Alexis de Noailles reçut un brevet de sous-lieutenant pour se rendre à l'armée; il déclara que sa volonté était de ne point servir; on insista, il résista. On l'arrêta, on le traîna en prison, il résista encore. L'Empereur avait bonne envie de l'envoyer à Charenton. On obtint à grand'peine qu'il restât à Vincennes. Enfin, ne pouvant vaincre son opposition et craignant peut-être que cette folie ne devînt contagieuse, l'Empereur le fit relâcher en lui ordonnant de quitter l'empire où il ne voulait pas de ce conspirateur de sacristie. Et, content de l'affubler de ce sobriquet ironique, il lui ouvrit les portes de la prison en lui fermant celles de la patrie. C'est la seule personne qui, à ma connaissance, ait résisté à l'Empereur, comme madame de Chevreuse est la seule qui ait été forcée de prendre une place à la Cour impériale.

Alexis de Noailles n'avait pas été le seul à recevoir un brevet de sous-lieutenant; il y en avait eu une douzaine d'envoyés, en même temps, aux jeunes gens dont les familles faisaient le plus de tapage de leur opposition. Ils avaient été expédiés à la suite d'un bal costumé donné par madame du Cayla, où l'on déploya assez de magnificence pour que le bruit en parvînt aux oreilles de l'Empereur. Il voulait bien que les personnes en dehors de son gouvernement végétassent en paix et en tranquillité, mais, dès qu'on cherchait à se faire remarquer en quelque genre que ce fût, il fallait qu'on se rattachât à son gouvernement; il n'admettait aucune distinction qui n'émanât de lui.

Au reste, il jugea bien en cette circonstance car, à l'exception d'Alexis, tous ces sous-lieutenants, violemment improvisés, devinrent de fort zélés soutiens de la couronne impériale. Je ne sais si déjà, à cette époque, madame du Cayla était avec le duc de Rovigo dans les liaisons intimes que la prodigieuse ressemblance de son fils a constatées.

Depuis qu'elle s'est donnée en spectacle au public par ses relations avec Louis XVIII, mille histoires scandaleuses ont surgi sur son compte. Je n'en avais jamais entendu parler; elle était aussi agréable qu'on le peut être avec un teint horriblement gâté, assez spirituelle, fort désireuse de plaire. Elle vivait mal avec un mari plus que bizarre, mais était pleine de tendresse et de soins pour sa belle-mère dont elle était adorée.

Si j'avais été interrogée sur son compte à cette époque, je l'aurais représentée comme une jeune femme d'une très bonne conduite, même un peu prude et affichant une grande piété. Je me souviens qu'une fois où elle avait dansé dans un quadrille le mardi gras, elle se fit remplacer pour le répéter le samedi suivant quoique les sept autres femmes ne fissent aucune difficulté d'y reparaître.

Madame du Cayla soignait extrêmement les vieilles dames de la société de sa belle-mère et les évêques ou gens de la petite Église. Nous croyions qu'elle suivait son goût; elle a prouvé depuis que l'esprit d'intrigue et le besoin de se faire prôner l'inspiraient. Elle ne manquait jamais de faire maigre et de jeûner avec ostentation, ce qui était beaucoup plus remarquable sous l'Empire que sous la Restauration. Peu de gens alors affichaient des pratiques extérieures, et on continuait les bals sans scrupule pendant les deux premières semaines du carême, mais on n'aurait pas passé la mi-carême.

Je me souviens que le comte de Palfy ayant eu la mauvaise pensée de donner un bal le vendredi saint, deux femmes seulement, même de la Cour impériale, s'y rendirent.

Ceci ramène ma pensée à la conversion de Jules de Polignac. Je n'ai jamais pu croire à la sincérité de sa dévotion et voici sur quoi se fonde mon incrédulité.

Il y avait à Lyon une riche héritière dont la mère était sous l'influence des prêtres de la petite Église: on appelait ainsi les opposants au Concordat. Le mariage de cette jeune fille fut arrangé par eux avec Alexis de Noailles, alors le coryphée de cette secte. Il se rendit à Lyon pour le conclure et, en une semaine, réussit à déplaire si complètement à la fille et à la mère que le mariage fut rompu.

Jules de Polignac, retenu à Vincennes par la grâce spéciale de l'Empereur, car il n'avait été condamné qu'à trois années de prison expirées depuis longtemps, se flattait que la clémence impériale se lasserait de cette arbitraire aggravation de peine, et il avait l'espoir de sortir de prison. Adrien de Montmorency soignait fort amicalement les prisonniers de Vincennes.

On parlait un soir chez moi de la rupture du mariage d'Alexis de Noailles:

«Pardi, dit Adrien, je viens de le raconter à Jules. Je lui ai dit que, s'il était aussi bon catholique que royaliste, il serait bien aisé d'arranger ce mariage pour lui. L'auréole de Vincennes déciderait tout de suite en sa faveur.»

Huit jours ne s'étaient pas écoulés que nous apprîmes que Jules tournait à la dévotion de la manière la plus édifiante. Les distractions très peu orthodoxes qu'il avait recherchées jusque-là furent repoussées, ses intimités changées. Enfin il s'établit une révolution si complète dans ses sentiments et dans ses habitudes que le directeur, qu'il avait choisi parmi les prêtres les plus en évidence de la petite Église, put mander à ses coreligionnaires de Lyon que monsieur Jules de Polignac était l'homme suivant leur cœur. Les négociations pour le mariage furent entamées et assez avancées pour faire croire à leur succès dès qu'il sortirait de Vincennes; mais l'Empereur arriva à la traverse et par autorité fit épouser la riche héritière à monsieur de Marbeuf.

Ce fut dans ce temps qu'il lui prit la fantaisie de marier à son choix toutes les filles qui avaient au-dessus de cinquante mille francs de rente. Cette inquisition de famille n'a pas peu contribué à l'impopularité où il a fini par atteindre. Il admettait cependant la résistance. Les d'Aligre en sont un exemple. Monsieur d'Aligre était chambellan; l'Empereur lui fit demander sa fille pour monsieur de Caulaincourt; il feignit d'accepter avec joie. Mais, peu de jours après, il vint dire, avec l'air de l'affliction, que mademoiselle d'Aligre avait une répugnance invincible à la personne du duc de Vicence.

L'Empereur n'insista pas. Monsieur d'Aligre se crut sauvé, mais, apprenant peu de temps après que monsieur de Faudoas, le frère de la duchesse de Rovigo, allait lui être proposé pour gendre, il bâcla en huit jours de temps le mariage de sa fille avec monsieur de Pomereu, sous prétexte qu'elle lui donnait la préférence sur tous les prétendants. L'Empereur bouda un peu monsieur d'Aligre, mais celui-ci, n'ayant rien à en attendre, se sentait plus indépendant que beaucoup d'autres.

Quant à Jules, il conserva son odeur de sainteté qu'il ne put exploiter qu'à la Restauration. Il est resté prisonnier jusqu'en 1814.

CHAPITRE VII

Esprit des émigrés rentrés. – L'Empereur et le roi de Rome. – Les idéalistes. – Monsieur de Chateaubriand. – Les Madames. – La duchesse de Lévis. – La duchesse de Duras. – La duchesse de Châtillon. – Le comte et la comtesse de Ségur

Je ne puis jamais me rappeler sans honte les vœux antinationaux que nous formions et la coupable joie avec laquelle l'esprit de parti nous faisait accueillir les revers de nos armées. J'ai lu depuis le portrait que Machiavel fait des Fuori inciti, et c'est la rougeur sur le front que j'ai dû en avouer la ressemblance. Les émigrés de tous les temps et de tous les pays devraient en faire leur manuel; ce miroir les ferait reculer devant leur propre image. Sans doute, nos sentiments n'étaient pas communs à la majorité du pays, mais je crois que les masses étaient devenues profondément indifférentes aux succès militaires.

Lorsque le canon nous annonçait le gain de quelque brillante bataille, un petit nombre de personnes s'en affligeait, un nombre un peu plus grand s'en réjouissait, mais la population y restait presque insensible. Elle était rassasiée de gloire et elle savait que de nouveaux succès entraînaient de nouveaux efforts. Une bataille gagnée était l'annonce d'une conscription, et la prise de Vienne n'était que l'avant-coureur d'une marche sur Varsovie ou sur Presbourg. D'ailleurs, on avait peu de foi à l'exactitude des bulletins, et leur apparition n'excitait guère d'enthousiasme. L'Empereur était toujours accueilli beaucoup plus froidement à Paris que dans toutes les autres villes.

Pour rendre hommage à la vérité, je dois dire cependant que, le jour où le vingt-sixième coup de canon annonça que l'Impératrice était accouchée d'un garçon, il y eut dans toute la ville un long cri de joie qui partit comme par un mouvement électrique. Tout le monde s'était mis aux fenêtres ou sur les portes; pour compter les vingt-cinq premiers, le silence était grand, le vingt-sixième amena une explosion. C'était le complément du bonheur de l'Empereur, et on aime toujours ce qui est complet. Je ne voudrais pas répondre que les plus opposants n'aient pas ressenti en ce moment un peu d'émotion.

Nous inventâmes une fable sur la naissance de cet enfant qu'on voulut croire supposé. Cela n'avait pas le sens commun. L'Empereur l'aimait passionnément et, dès que le petit roi put distinguer quelqu'un, il préféra son père à tout. Peut-être l'amour paternel l'aurait porté à être plus avare du sang des hommes.

J'ai entendu raconter à monsieur de Fontanes qu'un jour où il assistait au déjeuner de l'Empereur, le roi de Rome jouait autour de la table; son père le suivait des yeux avec une vive tendresse, l'enfant fit une chute, se blessa légèrement, il y eut grand émoi. Le calme se rétablit, l'Empereur tomba dans une sombre rêverie, puis l'exprimant tout haut sans s'adresser directement à personne:

«J'ai vu, dit-il, le même boulet de canon en emporter vingt d'une file.»

Et il reprit avec monsieur de Fontanes l'affaire dont sa pensée venait d'être distraite par des réflexions dont on suit facilement le cours. Au reste, les mécomptes commençaient pour lui et contribuèrent peut-être à ces retours philanthropiques.

Je n'en finirais pas si je voulais raconter tous les on dit sur l'Empereur mais, comme ils ne m'arrivaient qu'à travers le prisme de l'opposition, je m'en méfie moi-même. Si ce prisme montrait pourtant les objets sous de fausses couleurs, du moins il les grandissait, car j'ai été étonnée de trouver combien les hommes, qui semblaient à nos yeux devoir être aussi grands que les actions auxquelles Napoléon les employait, se sont trouvés médiocres et petits quand il a cessé de les soutenir. Un de ses plus grands talents était de découvrir de son regard d'aigle la spécialité de chacun, de l'y appliquer et, par là, d'en tirer tout le parti possible.

 

Les seules personnes contre lesquelles il eût une répugnance invincible, c'étaient les véritables libéraux, ceux qu'il appelait les idéalistes. Quand une fois un homme était affublé par lui de ce sobriquet, il n'y avait plus à en revenir; il l'aurait volontiers envoyé à Charenton et le regardait comme un fléau social. Hélas! nous forcera-t-on à convenir que le génie gouvernemental de Bonaparte l'inspirait juste et que ces esprits rêveurs du bonheur des nations, fort respectables sans doute, ne sont point applicables, qu'ils ne servent qu'à exciter les passions de la multitude en les flattant et à amener la désorganisation de la société? Je ne le pensais pas alors, et la répugnance de l'Empereur pour les idéalistes, dont j'aurais volontiers fait mes oracles, me paraissait un grand tort.

Au nombre de ces idéalistes, il rangeait monsieur de Chateaubriand. C'était une erreur. Monsieur de Chateaubriand n'a aucune faiblesse pour le genre humain; il ne s'est jamais occupé que de lui-même et de se faire un piédestal d'où il puisse dominer sur son siècle. Cette place était difficile à prendre à côté de Napoléon, mais il y a incessamment travaillé. Ses mémoires révèleront au monde à quel point, avec quelle persévérance et quel espoir de succès. Il y a réussi en ce sens qu'il s'est toujours fait une petite atmosphère à part dont il a été le soleil. Dès qu'il en sort, il est saisi de l'air extérieur d'une façon si pénible qu'il devient d'une maussaderie insupportable; mais, tant qu'il y reste plongé, on ne saurait être meilleur, plus aimable et distribuer ses rayons avec plus de grâce. J'ai un véritable goût pour le Chateaubriand de cette situation, l'autre est odieux.

S'il s'était borné à être auteur, ainsi que sa nature si éminemment artiste l'y poussait, à part quelques amertumes nées des critiques de ses ouvrages, on n'aurait connu de lui que ses bonnes et aimables tendances. Mais l'ambition d'être un homme d'État l'a entraîné dans d'autres régions où ses prétentions mal accueillies ont développé en lui une foule de mauvaises passions et jeté sur son style des flots de bile qui rendront la plupart de ses écrits inlisibles lorsque le temps lui aura préparé des lecteurs impartiaux.

Monsieur de Chateaubriand a éminemment le tact des dispositions du moment. Il devine l'instinct du public et le caresse si bien qu'écrivain de parti il a pourtant réussi à être populaire. Il lui est fort égal pour cela de changer du tout au tout, d'encenser ce qu'il a honni, de honnir ce qu'il a encensé. Il a deux ou trois principes qu'il habille selon les circonstances, de façon à les rendre presque méconnaissables, mais avec lesquels il se tire de toutes les difficultés et prétend être toujours profondément conséquent. Cela lui est d'autant plus facile que son esprit, qui va jusqu'au génie, n'est gêné par aucune de ces considérations morales qui pourraient arrêter. Il n'a foi en rien au monde qu'en son talent, mais aussi c'est un autel devant lequel il est dans une prosternation perpétuelle. En parlant de la Restauration et de la révolution de 1830, si je conduis ces notes jusque-là, j'aurai souvent occasion de le trouver sur mon chemin.

Pendant l'Empire, il ne m'apparaissait que comme un homme de génie et de conscience, persécuté parce qu'il se refusait à encenser le despotisme, et pour avoir donné sa démission de ministre en Valais à l'occasion de la mort du duc d'Enghien.

Le Génie du Christianisme, l'Itinéraire à Jérusalem, le poème des Martyrs, récemment publiés, justifiaient notre admiration. Je trouvais bien l'enthousiasme de quelques dames un peu exagéré, mais pourtant je m'y associais jusqu'à un certain point. Je me rappelle une lecture des Abencérages faite chez madame de Ségur. Il lisait de la voix la plus touchante et la plus émue, avec cette foi qu'il a pour tout ce qui émane de lui. Il entrait dans les sentiments de ses personnages au point que les larmes tombaient sur le papier; nous avions partagé cette vive impression et j'étais véritablement sous le charme. La lecture finie on apporta du thé:

«Monsieur de Chateaubriand voulez-vous du thé?

« – Je vous en demanderai.»

Aussitôt un écho se répandit dans le salon:

«Ma chère il veut du thé.

« – Il va prendre du thé.

« – Donnez-lui du thé.

« – Il demande du thé!»

Et dix dames se mirent en mouvement pour servir l'Idole. C'était la première fois que j'assistais à pareil spectacle et il me sembla si ridicule que je me promis de n'y jamais jouer de rôle. Aussi, quoique j'aie été dans des relations assez constantes avec monsieur de Chateaubriand, je n'ai point été enrôlée dans la compagnie de ses madames, comme les appelait madame de Chateaubriand, et ne suis jamais arrivée à l'intimité, car il n'y admet que les véritables adoratrices.

Lorsqu'en 1812 nous quittâmes Beauregard pour nous installer à Châtenay, monsieur et madame de Chateaubriand étaient établis à la Vallée-aux-Loups, à dix minutes de chez moi. L'habitation créée par lui était charmante et il l'aimait extrêmement. Nous voisinions beaucoup; nous le trouvions souvent écrivant sur le coin d'une table du salon avec une plume à moitié écrasée, entrant difficilement dans le goulot d'une mauvaise fiole qui contenait son encre. Il faisait un cri de joie en nous voyant passer devant sa fenêtre, fourrait ses papiers sous le coussin d'une vieille bergère qui lui servait de portefeuille et de secrétaire et, d'un bond, arrivait au-devant de nous avec la gaieté d'un écolier émancipé de classe.

Il était alors parfaitement aimable. Je n'en dirai pas autant de madame de Chateaubriand; elle a beaucoup d'esprit, mais elle l'emploie à extraire de tout de l'aigre et de l'amer. Elle a été bien nuisible à son mari, en l'excitant sans cesse à l'irritation et en lui rendant son intérieur insupportable. Il a toujours eu de grands égards pour elle sans pouvoir obtenir la paix du coin du feu.

J'ai dit qu'elle avait de l'esprit, cela est incontestable. Cependant (et il faut l'avoir vu pour se le persuader) son orgueil bourgeois est blessé de la réputation littéraire de monsieur de Chateaubriand; il lui semble que c'est déroger; et, pendant la Restauration, elle voulait, avec la plus extravagante passion, des titres et des places de Cour pour compenser ces vulgaires succès. Elle affichait hautement la prétention de n'avoir jamais lu une ligne de ce que son mari avait fait publier; mais, comme elle lui dit sans cesse qu'un pays qui a la gloire de le posséder et qui ne se fait pas gouverner par lui est un pays maudit et qu'elle le lui prouve par certains passages de l'Apocalypse dont elle a fait l'étude la plus approfondie, il lui pardonne le dédain pour son mérite en faveur du dévouement à ses prétentions.

Ce que ce ménage a englouti d'argent, sans avoir jamais eu l'apparence d'un état, serait une nouvelle preuve entre mille des inconvénients du désordre. Au reste, monsieur de Chateaubriand convient lui-même que rien ne lui paraît insipide comme de vivre d'un revenu régulier quel qu'il soit.

Il veut toucher des capitaux, les gaspiller, sentir la pénurie, avoir des dettes, se faire nommer ambassadeur, dissiper en fantaisies les appointements destinés à défrayer sa maison, quitter sa place et se trouver plus gêné, plus endetté que jamais, abandonner une situation où il a vingt-cinq chevaux dans son écurie et avoir le plaisir de refuser une invitation à dîner sous prétexte qu'il n'a pas de quoi payer un fiacre pour l'y mener, enfin éprouver des sensations variées pour se désennuyer, car, au bout du compte, c'est là le but et le grand secret de sa vie.