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Sans Laisser de Traces

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Aus der Reihe: Une Enquête de Riley Paige #1
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Sans Laisser de Traces
Sans Laisser de Traces
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Wird gelesen Elisabeth Lagelee
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Elle avait cru que l’abysse dans lequel elle dégringolait n’avait pas de fond. Elle savait maintenant qu’elle avait eu tort. Elle venait de le toucher, le fond, et la chute l’avait brisée. Pourtant, elle continuait de dégringoler. Serait-elle capable de se lever à nouveau ?

Elle tendit la main vers la bouteille de vodka sur la table basse – elle n’était pas sûre de vouloir boire les dernières gorgées ou les jeter. Toute coordination spatiale l’avait abandonnée. Elle ne put l’attraper.

La pièce fit un double tour sur elle-même, puis il y eut un grand fracas et les ténèbres l’engloutirent.

Chapitre 28

Riley ouvrit les yeux et plissa immédiatement les paupières, en protégeant son visage d’une main. Elle avait une migraine épouvantable et sa bouche était sèche. La lumière matinale qui filtrait à travers la fenêtre semblait aveuglante et violente et lui rappelait étrangement l’éclat blanc du chalumeau de Peterson.

Elle entendit la voix de April lui dire :

— Je vais m’en occuper, Maman.

Un bruit léger se fit entendre et l’éclat de la lumière diminua. Riley ouvrit les yeux.

April venait de fermer les stores vénitiens pour bloquer la lumière du soleil. Elle s’approcha du canapé et s’assit à côté de Riley. Elle ramassa une tasse de café et la lui tendit.

— Attention, c’est chaud, dit April.

La pièce tournait encore autour de Riley quand elle se redressa lentement et saisit la tasse. D’un geste mal assuré, elle la porta à ses lèvres. C’était chaud, c’est vrai. Elle se brûla le bout des doigts et la langue. Mais elle pouvait quand même tenir la tasse. Elle but une deuxième gorgée. La douleur lui permettait au moins de revenir à la réalité.

Les yeux de April fixaient le vide.

— Tu vas vouloir un petit déjeuner ? demanda-t-elle d’une voix distante, comme dénuée d’émotions.

— Peut-être un peu plus tard, dit Riley. Je vais le préparer.

April esquissa un rictus triste. Sans aucun doute, elle voyait bien que Riley n’était pas en état de préparer quoi que ce soit.

— Non, je vais le faire, dit April. Dis-moi juste quand tu auras envie de manger.

Toutes deux se turent. Les yeux de April fixaient toujours le vide et un sentiment d’humiliation rongeait Riley de l’intérieur. Elle se souvenait vaguement de son coup de téléphone à Bill, la nuit dernière, et sa dernière pensée avant de tomber dans les vapes – la certitude hideuse d’avoir touché le fond. Et maintenant, pour aggraver la situation, sa fille était là pour assister à sa déchéance.

D’une voix résolument distante, April demanda :

— Qu’est-ce que tu comptes faire aujourd’hui ?

C’était à la fois une question étrange et pertinente. Il était grand temps pour Riley de reprendre sa vie en main. Si elle venait de toucher le fond, il fallait maintenant qu’elle trouve un moyen de remonter.

Elle repensa brusquement à son rêve et aux mots de son père. Elle comprit qu’il était temps d’affronter ses démons.

Son père. La présence la plus noire de sa vie. Celle qui demeurait toujours dans un coin de sa conscience. La force, pensait-elle, derrière toute la noirceur que Riley avait jamais montré dans sa vie. Entre tous les autres, lui, c’était lui qu’elle avait besoin de voir. Riley ignorait ce qui la poussait vers lui, que ce soit un désir primal d’amour paternel, la nécessité d’affronter les ténèbres ou l’envie de chasser ce rêve… Mais ce besoin la consumait.

— Je pense que je vais rendre visite à Grand-père, dit-elle.

— Grand-père ? répéta-t-elle, stupéfaite. Tu l’as pas vu depuis des années. Pourquoi t’irais le voir ? Je crois qu’il me déteste.

— Je ne pense pas, dit Riley. Il est bien trop occupé à me détester, moi.

Un autre silence s’installa entre elle et Riley sentit que sa fille prenait son courage à deux mains.

— Je veux que tu saches quelque chose, dit April. J’ai jeté le reste de la vodka. Y en avait plus beaucoup. J’ai aussi vidé le whisky que tu gardais dans le bahut. Désolée. Je suppose que c’étaient pas mes affaires. J’aurais pas dû.

Les yeux de Riley se mouillèrent de larmes. C’était sans doute la chose la plus mature et la plus responsable que April ait jamais faite.

— Non, tu as eu raison, dit Riley. C’était la bonne chose à faire. Merci. Désolée de n’avoir pas pu le faire moi-même.

Riley chassa une larme et elle aussi prit son courage à deux mains.

— Je pense qu’on va devoir parler, dit-elle. Il est temps que je te dise toutes ces choses que tu aimerais que je te dise.

Elle soupira.

— Mais ça ne va pas être agréable.

— J’aimerais vraiment, Maman, dit-elle.

Riley prit une grande inspiration.

— Il y a quelques mois, je travaillais sur une affaire, dit-elle.

Le soulagement l’envahit quand elle commença à parler à April de l’affaire Peterson. Elle réalisa qu’elle aurait dû le faire depuis longtemps.

— J’étais trop pressée, poursuivit-elle. J’étais toute seule et je me suis retrouvée dans une situation, je n’ai pas voulu attendre. Je n’ai pas appelé de renforts. Je pensais que je pourrais m’en sortir toute seule.

April dit :

— C’est ce que tu fais tout le temps. Tu essayes de t’en sortir toute seule. Même sans moi. Même sans m’en parler.

— Tu as raison.

Riley se prépara mentalement.

— J’ai libéré Marie de sa cage.

Riley hésita, avant de plonger tête la première. Elle entendit sa propre voix trembler.

— Je me suis fait surprendre, poursuivit-elle. Il m’a enfermée dans une cage. Il y avait un chalumeau.

Elle se mit à pleurer quand toute sa terreur réprimée remonta à la surface. Elle était tellement gênée, mais elle ne pouvait plus s’arrêter.

À sa grande surprise, elle sentit la main rassurante de April se poser sur son épaule et l’entendit pleurer, elle aussi.

— C’est pas grave, Maman, dit-elle.

— Ils ne pouvaient pas me trouver, poursuivit Riley entre les sanglots. Ils ne savaient pas où chercher. C’était ma faute.

— Maman, rien est de ta faute, dit April.

Riley essuya ses larmes et tâcha de reprendre le contrôle de ses nerfs.

— Enfin, j’ai réussi à m’enfuir. J’ai fait exploser la maison. Ils disent que le type est mort. Qu’il ne peut plus rien me faire.

Il y eut un silence.

— Et c’est vrai ? demanda April.

Riley voulait désespérément acquiescer pour rassurer sa fille. Au lieu de cela, elle s’entendit dire :

— Je ne sais pas.

Le silence s’épaissit.

— Maman, dit April avec une voix nouvelle, une voix pleine de gentillesse, de compassion, de force, une voix que Riley n’avait encore jamais entendue. Tu as sauvé la vie de quelqu’un. Tu devrais être fière de toi.

Un sentiment d’horreur balaya à nouveau Riley qui secoua la tête.

— Quoi ? demanda April.

— C’est là que j’étais hier, dit Riley. La sépulture de Marie.

— Elle est morte !? s’exclama April, abasourdie.

Riley put seulement hocher la tête.

— Comment ?

Riley hésita. Elle ne voulait pas le dire, mais elle n’avait pas le choix. Elle devait à April toute la vérité. Le temps des secrets était terminé.

— Elle s’est suicidée.

April eut un hoquet de surprise.

— Oh, Maman, dit-elle en pleurant. Je suis tellement, tellement désolée.

Toutes deux pleurèrent longtemps, jusqu’à ce qu’enfin s’installe entre elles un silence détendu et confortable.

Riley prit une grande inspiration, se pencha et sourit à April tout en repoussant avec amour les mèches collées sur ses joues mouillées de larmes.

— Tu dois comprendre qu’il y aura toujours des choses que je ne pourrai pas te dire, dit Riley. Soit parce que je ne peux le dire à personne, ou parce qu’il vaut mieux pour ta sécurité que tu ne saches rien, ou bien tout simplement parce que j’estime que tu ne devrais pas penser à des choses pareilles. Il faut que j’apprenne à me comporter en mère.

— Mais quelque chose d’aussi important, dit April, tu aurais dû me le dire. Tu es ma mère, après tout. Comment je pouvais deviner ce qui t’arrivait ? Je suis assez grande. Je peux comprendre.

Riley soupira.

— Je pensais que tu avais assez de soucis comme ça. Quand papa et moi, on s’est séparés…

— Le divorce, c’était pas si dur que ça, moins dur que le fait que tu me parles plus, rétorqua April. Papa m’a toujours ignorée, sauf quand il se croit obligé de me donner des ordres. Mais toi – c’était comme si, d’un coup, t’étais plus là.

Riley saisit la main de April et la serra fort.

— Je suis désolée, dit-elle. Pour tout.

April hocha la tête.

— Moi aussi, je suis désolée.

Elles s’étreignirent. Quand Riley sentit les larmes de April couler sur sa nuque, elle se jura de se comporter différemment à l’avenir. Elle se jura de changer. Quand cette affaire serait derrière elle, elle deviendrait la mère qu’elle avait toujours voulu être.

Chapitre 29

Riley roulait de mauvaise grâce vers son enfance. Ce qu’elle s’attendait à trouver là-bas, elle l’ignorait. Mais elle savait que c’était une visite cruciale – pour elle, du moins. Elle se prépara à l’idée de voir son père. Elle savait qu’elle devait l’affronter.

Les Appalaches s’élevaient d’une part et d’autre de la route, très loin de la zone de ses récentes investigations, vers le sud. Le voyage avait agi sur elle comme une sorte de tonique. Les vitres baissées, elle commençait à se sentir mieux. Elle avait oublié la beauté de la vallée de Shenandoah. Elle se surprit à suivre des yeux les gorges montagneuses et les ruisseaux.

 

Elle traversa une ville typique du coin – rien d’autre qu’un assemblage de bâtiment, une station service, une épicerie, une église, quelques maisons, un restaurant. Elle avait passé sa petite enfance dans un village comme celle-ci.

Elle se rappelait aussi sa tristesse au moment de déménager à Lanton. Sa mère lui avait expliqué que c’était une ville avec une université et qu’elle avait plus à offrir. Cet événement avait conditionné la vision du monde de Riley et ses attentes à un très jeune âge. Aurait-elle eu plus de chance si elle avait grandi toute sa vie dans ce monde plus simple et innocent ? Un monde dans lequel sa mère aurait eu moins de risques de se faire tirer dessus dans un espace public.

La ville disparut derrière les courbes de la route de montagne. Au bout de quelques miles, Riley s’engagea sur un chemin venteux et poussiéreux.

Avant longtemps, elle aperçut le chalet que son père avait acheté après avoir quitté les Marines. Un véhicule utilitaire cabossé était garé non loin. Elle n’était pas venue depuis plus de deux ans, mais elle connaissait bien l’endroit.

Elle se gara et descendit de sa voiture. En marchant vers le chalet, elle respira un grand coup l’air de la forêt. C’était une belle journée ensoleillée et, à cette altitude, la température était fraîche et agréable. Elle profita du merveilleux silence, brisé seulement par le chant des oiseaux et le bruissement des feuilles dans la brise. Il faisait bon de se retrouver au milieu d’une forêt profonde.

Elle marcha jusqu’à la porte, en passant devant le billot sur lequel son père coupait son bois. Une pile de bûches se trouvait non loin – sa seule source de chaleur quand il faisait froid. Il vivait également sans électricité et une source alimentait son chalet en eau.

Riley savait que ce style de vie résultait d’un choix et non de la précarité. Avec sa retraite généreuse, il aurait pu s’installer n’importe où. Il avait choisi cet endroit et Riley ne pouvait pas le lui reprocher. Peut-être qu’un jour, elle ferait pareil. Bien sûr, dans son cas, une pension à vie paraissait improbable, maintenant qu’elle avait rendu son badge.

Elle poussa la porte et entra librement. Par ici, il n’y avait rien à craindre d’éventuels intrus. Elle fit quelques pas et balaya le chalet du regard. La pièce unique, meublée à l’économie mais confortable, était mal éclairée. Quelques lampes à gaz éteintes traînaient ça et là. Le lambris en pin embaumait la pièce d’une chaude et agréable odeur boisée.

Rien n’avait changé depuis la dernière fois qu’elle était venue. Il n’y avait pas plus de trophées de chasse qu’auparavant, pas de signe qu’un chasseur vivait ici. Son père avait tué son compte d’animaux, mais seulement pour se nourrir et s’habiller.

Un coup de fusil retentit dehors. Elle savait que ce n’était pas la saison pour chasser le chevreuil. Son père tirait probablement sur du petit gibier – des écureuils, des corbeaux ou des marmottes. Elle quitta le chalet et marcha jusqu’au fumoir où il stockait sa viande, puis suivit sa trace dans les bois.

Elle traversa la source d’où venait son eau fraîche, atteignant ce qui restait d’un vieux verger. Des petits fruits grumeleux pendaient aux branches des arbres.

— Papa ! appela-t-elle.

Aucune réponse ne vint. Elle s’enfonça dans le verger envahi par les mauvaises herbes. Bientôt, elle vit son père debout non loin – un homme grand, dégingandé, qui portait une casquette de chasseur, une chemise en flanelle rouge et, dans les mains, un fusil. Trois écureuils morts gisaient à ses pieds.

Il tourna vers elle son visage dur et raviné, sans montrer la moindre surprise – et sans montrer la moindre joie.

— Tu ne devrais pas te promener par là sans veste rouge, gamine, grogna-t-il. J’ai bien failli te tirer dessus.

Riley ne répondit pas.

— Bon ben, il n’y a plus rien à chasser par ici, dit-il d’un ton irrité en déchargeant son fusil. Tu les as fait fuir, avec tes cris et tes gesticulations. Au moins, j’ai des écureuils pour dîner.

Il entreprit de redescendre la colline en direction de son chalet. Riley le suivit, à peine capable de suivre ses grandes enjambées agiles. Après des années de retraite, il marchait encore d’un pas militaire, le corps souple et solide comme un ressort métallique.

Quand ils atteignirent le chalet, il ne l’invita pas à entrer ; d’ailleurs, elle ne s’attendait pas à ce qu’il le fasse. Au lieu de cela, il lança les écureuils dans un panier près de la porte, puis se dirigea vers son billot, près de la pile de bûches, et s’assit dessus. Il retira sa casquette, révélant des cheveux gris coupés courts à la manière des Marines. Il ne regardait pas Riley.

En l’absence de siège, Riley se laissa tomber sur les marches du perron.

— Ça a l’air sympa dans ton chalet, dit-elle, à la recherche d’un sujet de conversation. Je vois que tu ne montes pas de trophées de chasse.

— Ouais, eh bien, dit-il en esquissant un sourire, quand je tuais un Viet’, je montais pas sa tête en trophée. Je vais pas commencer maintenant.

Riley hocha la tête. Elle avait entendu souvent cette remarque, délivrée avec cet humour noir bien reconnaissable.

— Alors, qu’est-ce que tu fais là ? demanda son père.

Riley se mit à réfléchir. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien attendre de cet homme dur, incapable de l’affection la plus basique ?

— J’ai des problèmes, Papa, dit-elle.

— Avec quoi ?

Riley secoua la tête et sourit tristement.

— Je ne sais pas par où commencer, dit-elle.

Il cracha par terre.

— C’était une vraie connerie de te laisser prendre par ce psychopathe, dit-il.

Ces mots surprirent Riley. Comment savait-il ? Elle ne l’avait pas contacté depuis un an.

— Je croyais que tu vivais en dehors de la société, dit-elle.

— Je vais en ville, de temps en temps, dit son père. J’entends des nouvelles.

Elle faillit lui dire que cette « vraie connerie » avait sauvé la vie d’une femme. Mais elle se rappela soudain – ce n’était pas vrai, pas sur le long terme.

Riley trouvait quand même intéressant qu’il soit au courant. Il avait pris la peine d’apprendre ce qui lui était arrivé. Que savait-il d’autre sur sa vie ?

Probablement pas grand-chose, pensa-t-elle. Ou rien qui soit acceptable à ses yeux.

— Alors, t’as pété les plombs après toute cette histoire avec le tueur ? demanda-t-il.

Riley se hérissa :

— Si tu me demandes si j’ai souffert du SSPT, oui, j’en ai souffert.

— SSPT, répéta-t-il en gloussant avec cynisme. Je me rappelle jamais ce que veulent dire ces lettres exactement. Une manière un peu cucul d’avouer qu’on est faible, moi je pense. J’ai jamais souffert de cette histoire de SSPT, pas quand je suis revenu de la guerre, pas après tout ce que j’ai vu et tout ce qu’on m’a fait. Je comprends pas pourquoi les autres s’en servent comme excuse.

Il se tut, les yeux perdus dans le vide comme si elle n’était pas là.

Riley songea que cette visite allait mal finir. Elle pourrait toujours discuter de ce qui se passait dans sa vie. Il n’aurait rien d’encourageant à dire mais, au moins, cela ferait la conversation.

— J’ai des problèmes sur une affaire, Papa, dit-elle. Un autre tueur en série. Il torture les femmes, les étrangle et les dépose dans la nature.

— Ouais, j’ai entendu parler de ça aussi. Il les laisse toutes nues. Un truc glauque.

Il cracha à nouveau.

— Et laisse-moi deviner. Tu te bagarres contre le Bureau. Les pouvoirs en place ne savent pas ce qu’ils font. Ils ne t’écoutent pas.

Riley resta bouche bée. Comment avait-il deviné ?

— C’était pareil pour moi au Vietnam, dit-il. Les gros bonnets n’avaient pas l’air d’avoir compris qu’on avait une putain de guerre sur les bras. Merde, si on m’avait laissé faire ou des gars comme moi, on l’aurait gagnée. Ça me rend dingue d’y penser.

Riley devina dans sa voix quelque chose qu’elle n’avait pas souvent entendu – ou rarement remarqué. C’était un regret. Il regrettait de n’avoir pas pu gagner la guerre. Il n’était pas responsable de l’échec, mais cela n’avait pas d’importance. Il se sentait responsable.

Alors qu’elle observait son visage, Riley réalisa soudain qu’elle lui ressemblait – à lui, plus qu’à sa mère. Il y avait plus. Elle était comme lui – pas seulement par son horrible manière de gérer les relations humaines, mais également par son entêtement et par son sens de la responsabilité qui côtoyait l’arrogance.

Et ce n’était finalement pas une mauvaise chose. Devant ce rare moment d’harmonie familiale, elle se demanda s’il pourrait lui dire quelque chose d’utile.

— Papa, ce qu’il fait – c’est horrible, il abandonne des corps nus dans des positions dégradantes, mais –

Elle s’interrompit, à la recherche des mots justes.

— Les endroits où il les laisse sont toujours magnifiques – des forêts, des ruisseaux, des décors naturels. Pourquoi penses-tu qu’il choisit des endroits si beaux pour faire des choses si horribles ?

Les yeux de son père se tournèrent vers ses chaussures, comme s’il explorait ses propres pensées, ses propres souvenirs, comme s’il parlait de lui-même autant qu’il parlait de n’importe qui d’autre.

— Il veut tout recommencer, dit-il. Il veut retourner au début. Tu n’as pas envie, toi ? Tu n’as pas envie de revenir au début et tout recommencer ? Revenir quand tu étais gamine ? Trouver l’endroit où tout est parti de travers pour changer ta vie ?

Il s’interrompit. Riley se rappela le fil qu’avaient suivi ses pensées en roulant jusqu’ici – combien elle avait été triste de quitter les montagnes étant enfant. Il y avait une vérité profonde dans ce que son père lui disait.

— C’est pour ça que, moi, je vis ici.

Riley garda le silence pour assimiler les informations. Les mots de son père éclairaient ses pensées. Elle devinait depuis longtemps que le tueur emprisonnait et torturait les femmes dans la maison de son enfance. Elle n’avait jamais fait le rapprochement avec les scènes de crime – qu’il les choisissait dans l’espoir de revenir dans le passé et tout recommencer.

Sans la regarder, son père demanda :

— Qu’est-ce qu’elles te disent, tes tripes ?

— Ça a un lien avec les poupées, dit Riley. Le Bureau n’arrive pas à le comprendre. Ils n’ont pas le bon profil. Il est obsédé par les poupées. C’est la clef.

Il grogna et battit des pieds contre la terre.

— Eh bien, écoute tes tripes, dit-il. Ne laisse pas ces connards te dire ce que tu dois faire.

Riley resta bouche bée. Ce n’était pas comme si il lui faisait un compliment. Ce n’était pas comme si il essayait d’être gentil. Son père demeurait le con colérique qu’il avait toujours été. Mais il venait de dire exactement ce qu’elle avait besoin d’entendre.

— Je n’abandonnerai pas, dit-elle.

— J’espère bien, grommela-t-il dans un murmure.

Il n’y avait plus rien à ajouter. Riley se leva.

— C’était sympa de te voir, Papa, dit-elle.

Et elle le pensait – à moitié. Il ne répondit pas, se contenta de fixer ses chaussures du regard. Elle monta dans sa voiture et s’éloigna.

Alors qu’elle conduisait, elle sentit que son humeur s’était améliorée – c’était étrange, mais elle allait mieux, beaucoup mieux. Quelque chose, devinait-elle, venait de se résoudre entre elle et son père.

Elle savait également quelque chose qu’elle n’avait pas su avant. Où que le tueur vive, ce n’était pas un immeuble, ce n’était pas un trou perdu, ni même une cabane pitoyable dans les bois.

C’était un endroit de beauté – un endroit où la beauté et l’horreur se côtoyaient comme des égales.

*

Un peu plus tard dans la journée, Riley était assise au comptoir d’un café dans une ville proche. Son père ne lui avait pas offert à manger, sans surprise, et elle avait faim. Il fallait qu’elle mange avant de reprendre la voiture.

Quand la serveuse déposa son sandwich bacon, laitue, tomate devant elle, le téléphone de Riley vibra. Elle voulut savoir qui l’appelait, mais c’était un numéro inconnu. Elle décrocha avec méfiance.

— Riley Paige à l’appareil ? demanda une voix au ton compétent.

— Oui, dit Riley.

— J’ai le sénateur Newbrough en ligne. Il veut vous parler. Pouvez-vous attendre un instant, je vous prie ?

 

Un sursaut de panique assaillit Riley. Sur la liste des personnes auxquelles elle ne voulait pas parler, le nom de Newbrough venait en tête. Elle ressentit le besoin urgent de mettre fin à l’appel sans dire un mot de plus, mais elle se contrôla. Newbrough était déjà un ennemi puissant. Le pousser à la haïr plus encore qu’il ne le faisait déjà n’était pas une bonne idée.

— J’attends, dit Riley.

Quelques secondes plus tard, elle entendit la voix du sénateur.

— Sénateur Newbrough à l’appareil. Je m’adresse bien à Riley Paige, je présume.

Riley ne savait pas si elle devait être furieuse ou terrifiée. Il parlait comme si c’était elle qui l’avait appelé.

— Comment avez-vous eu ce numéro ? demanda-t-elle.

— J’ai les informations quand je les veux, dit Newbrough de son habituelle voix froide. Je veux vous parler. En personne.

La crainte de Riley ne fit que croître. Pour quelle raison pouvait-il bien vouloir la rencontrer ? Ça n’augurait rien de bon. Mais comment pouvait-elle refuser sans empirer leur relation ?

— Je pourrais passer chez vous, dit-il. Je sais où vous habitez.

Riley faillit demander comment il avait eu son adresse, mais elle se rappela qu’il avait déjà répondu à cette question.

— Je préfèrerais m’occuper de ça tout de suite et par téléphone, dit Riley.

— Je crains que ce ne soit pas possible, dit Newbrough. Je ne peux pas en parler par téléphone. Quand puis-je vous rencontrer ?

Riley sentit la volonté puissante de Newbrough se refermer sur elle. Elle voulut refuser, mais ne put s’y résoudre.

— Je ne suis pas en ville, dit-elle. Je ne reviens pas avant longtemps. Demain matin, je conduis ma fille à l’école. Nous pourrions nous rencontrer à Fredericksburg. Dans un café peut-être.

— Non, pas dans un endroit public, dit Newbrough. La rencontre doit avoir lieu dans un endroit moins voyant. Les journalistes ont la fâcheuse manie de me suivre partout. Ils m’attaquent dès qu’ils en ont l’occasion. Je préfère rester loin de leur radar. Pourquoi pas l’Unité d’Analyse Comportementale de Quantico ?

Riley ne put retenir une remarque amère :

— Je ne travaille plus là-bas, vous vous souvenez ? dit-elle. Vous devriez le savoir mieux que quiconque.

Il y eut un bref silence.

— Vous connaissez le Country Club des Jardins Magnolia ? demanda Newbrough.

Riley soupira devant l’absurdité de la question. Elle ne côtoyait pas ce milieu-là.

— Pas vraiment, dit-elle.

— C’est facile à trouver, à mi-chemin entre Quantico et mon domaine. Soyez-là à dix heures trente du matin.

Cette affaire plaisait de moins en moins à Riley. Il ne lui demandait rien, il lui donnait un ordre. Après avoir saccagé sa carrière, que voulait-il de plus ?

— Est-ce trop tôt ? demanda Newbrough comme Riley ne répondait pas.

— Non, dit Riley, c’est juste que…

Newbrough l’interrompit.

— Alors soyez-là. Seuls les membres sont autorisés, mais je préviendrai pour qu’on vous laisse entrer. Vous voulez venir à ce rendez-vous. Vous verrez que c’est important. Croyez-moi.

Newbrough raccrocha sans la saluer, laissant Riley abasourdie.

« Croyez-moi. », avait-il dit.

Riley aurait pu trouver ça drôle, si elle n’avait pas été si agacée. Après Peterson et le tueur qu’elle recherchait, quel qu’il soit, Newbrough était sans doute la personne dont elle se méfiait le plus dans ce monde. Elle lui faisait encore moins confiance qu’à Carl Walder. Et c’était beaucoup dire.

Toutefois, il semblait qu’elle n’avait pas le choix. Il avait quelque chose à lui communiquer, elle le sentait. Quelque chose qui pourrait peut-être la lancer sur la piste du tueur.