L’alibi Idéal

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CHAPITRE DEUX

– Pourquoi est-ce que ça sent le brûlé ?

Hannah posa la question calmement, mais Jessie entendit son ton accusateur. Si quelque chose brûlait, ce ne pouvait être que pour une seule raison : Jessie essayait de faire de la pâtisserie et, une fois de plus, c’était un désastre.

Jessie se leva en toute hâte de la table de la cuisine, où ils jouaient à Trivial Pursuit, et se rua vers le four. Quand elle en ouvrit énergiquement la porte, elle découvrit que ses scones à la canneberge et à l’orange avaient un air distinctement noirâtre et brûlé. Elle se dépêcha de se mettre une manique et sortit ses scones, qu’elle laissa tomber sans ménagement sur le haut de la cuisinière. Des petits ruisseaux de fumée s’élevaient du scone le plus carbonisé, le petit qui avait été au fond.

Jessie entendit Ryan glousser à la table. Hannah avait un air déçu, comme si elle était la tutrice officielle et qu’elle tentait de ne pas gronder sa protégée en difficulté. Bien sûr, comme les choses se passaient habituellement dans l’autre sens, l’expression de Hannah contenait aussi une touche de satisfaction.

– Ne te moque pas ! dit Jessie, sur la défensive.

– Jamais je ne ferais une chose pareille, répondit Hannah, prétendument offensée.

– On pourrait peut-être s’en servir comme palets de hockey, suggéra Ryan.

– Pourquoi pas comme triangles de jet ? proposa Hannah avec beaucoup trop d’enthousiasme. Tu sais, comme des étoiles de jet chinoises, mais avec des glucides en plus.

Jessie essaya de ne pas trop s’énerver des taquineries bon enfant de sa demi-sœur. Elle baissa les yeux vers les restes fumants de ses efforts et soupira.

– Je crois qu’on va devoir sortir ta dernière fournée du congélateur, dit-elle avec résignation.

– Pas de problème, dit Hannah, mais fais vite. Je vais gagner cette partie. Je n’en suis qu’à deux camemberts.

– Donne-moi une minute, dit Jessie.

Elle fouilla dans le congélateur, où elle trouva le récipient qui contenait les scones. Elle les mit dans le mini-four et attendit qu’ils se réchauffent pour éviter de les brûler eux aussi.

– Je ne comprends pas, dit Ryan pour la taquiner. Tu es la deuxième profileuse criminelle de Californie du Sud en termes de célébrité, et pourtant, tu as l’air incapable de cuire quoi que ce soit sans four à micro-ondes. Comment est-ce possible ?

– J’ai mes priorités, Hernandez, répondit-elle simplement. Entre deux tueurs en série, il faut que je me débrouille avec la politique de la section, que je reste sexy pour toi …

– Beurk, coupa Hannah.

– … et que j’éduque une adolescente qui croit tout savoir, poursuivit-elle.

– Si tu tiens à le savoir, je n’ai pas besoin qu’on m’éduque, répliqua Hannah en souriant.

Jessie persista.

– Quelque part au milieu de tout ça, j’ai oublié d’apprendre à faire de la pâtisserie. Fais-moi un procès.

– Est-ce pour cela que ton ex-mari a essayé de te tuer ? demanda Hannah en faisant son innocente.

– Non, interrompit Ryan. C’était à cause de son pain de viande. C’est un crime contre l’humanité.

Jessie essaya de ne pas sourire.

– Je n’apprécie pas que vous vous liguiez contre moi. De plus, vous devriez savoir qu’aucun de ceux qui ont tenté de me tuer n’a dit que c’était à cause de ma cuisine.

– C’est parce qu’ils ont été polis, dit Hannah.

Jessie allait répondre quand le mini-four sonna. Elle sortit les scones et les mit sur des assiettes, qu’elle tendit aux deux autres. Alors, elle s’assit et prit une bouchée d’un des siens.

– Mmm, murmura-t-elle doucement malgré elle-même.

– Pas trop brûlés ? demanda Hannah.

– Je voudrais être sarcastique, mais je n’y arrive pas, marmonna Jessie, la bouche pleine. Comment fais-tu pour les réussir autant ?

Hannah fit un grand sourire entièrement dépourvu de son cynisme habituel. Jessie ne put s’empêcher de remarquer qu’elle avait l’air très joyeuse ces jours-ci. Ses yeux verts, qui étaient en général ternes et indifférents, étincelaient. D’une façon ou d’une autre, ses cheveux blonds roux avaient l’air plus brillants que d’habitude. Elle semblait même plus grande, ces jours-ci, et elle marchait la tête plus haute. À un mètre soixante-quinze, elle ne mesurait que deux centimètres de moins que Jessie mais, avec sa posture récemment améliorée et son corps d’athlète, elle aurait pu être la doublure de sa sœur.

– Le secret tient en un seul mot : le beurre. En fait, en plusieurs mots : beaucoup de beurre.

Avant que Jessie ait pu prendre une autre bouchée, son téléphone sonna. Elle baissa les yeux et se rendit compte que c’était un appel qu’elle avait prévu.

Est-il déjà vingt-et-une heures ?

Elle s’était tellement amusée qu’elle n’avait pas vu passer le temps.

– C’est qui ? demanda Ryan.

– C’est le plus célèbre des profileurs criminels de Californie du Sud. Il voulait mon opinion sur une affaire, mentit-elle. Donnez-moi quinze minutes.

– OK, dit Hannah, mais, après ça, on passera ton tour.

– Compris, dit Jessie en emportant le scone et son téléphone dans la chambre.

Elle essayait de garder un ton positif, mais même les scones délicieux de Hannah n’arrivaient pas à démêler le nœud que venait de devenir son estomac. Elle allait décrocher, mais elle envisagea de faire autrement. Elle ne voulait pas interrompre cette soirée quasi-parfaite pour parler de sujets sinistres et décida de ne pas le faire. Elle laissa répondre la messagerie et envoya un SMS.

Je passe une excellente soirée avec Hannah et je ne veux pas l’interrompre. Pourrons-nous en parler demain ?

Plusieurs secondes plus tard, elle reçut une réponse. Elle entendit presque sa brusquerie.

On se voit en personne dans la salle de repos du poste à 7 h pile.

Elle répondit « OK » et n’en dit pas plus. Elle savait que ce gars aimait arriver au travail tôt, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il lui imposait cette heure inhumaine pour la punir d’avoir changé le rendez-vous. Cependant, si cela lui permettait de passer plus de bon temps avec Hannah, cela en valait la peine.

– Hé, dit-elle en revenant dans le salon, j’ai décidé que vous foutre une raclée était plus important que toutes les affaires criminelles du monde. J’espère que vous n’avez pas passé mon tour.

En les rejoignant, elle comprit qu’elle ne faisait que repousser une échéance qui la préoccupait. Cela dit, une soirée de plus à la maison, ce n’était pas la fin du monde, ou, du moins, c’était ce qu’elle se disait. La réalité l’attendrait quand même le lendemain, parée de toute sa laideur.

CHAPITRE TROIS

À une exception notable, la salle de repos était vide.

– Merci d’avoir trouvé du temps pour moi, dit Jessie quand elle arriva à 6 h 58.

Par simple précaution, elle verrouilla la porte derrière elle.

– Je suis très occupé, dit ironiquement Garland Moses en se tournant vers elle.

Il était assis à une table et il mangeait ce qui semblait être une barre granola. Jessie fut tentée de faire une blague en lui disant de faire attention à son dentier, mais elle se retint.

– Occupé au point de m’avoir évitée tout le mois dernier, fit-elle remarquer.

– J’avais une grande affaire à résoudre, protesta-t-il, puis j’ai eu cette conférence à Philadelphie. Enfin, j’ai pris des vacances.

– Te fous pas de moi, Garland. Lors de notre dernière vraie conversation à ma fête d’anniversaire, tu as suggéré que tu t’inquiétais pour Hannah. Après ça, tu m’as zappée pendant un mois. J’ai paniqué.

C’était exagéré. En fait, pendant les quatre dernières semaines, les choses s’étaient très bien déroulées avec Hannah. Vu tout ce que sa demi-sœur avait subi au cours des six derniers mois, le fait qu’elle puisse sincèrement apprécier une soirée tranquille consacrée aux jeux de plateau et aux scones était un petit miracle. C’était en partie pour cela que Jessie n’avait pas voulu interrompre sa soirée de la veille.

– Tu sais que je suis un homme âgé, n’est-ce pas ? dit Garland. Dans mes conversations, je n’emploie pas le verbe « zapper ».

– Tu essaies de gagner du temps, dit-elle.

– Certes, j’ai du mal avec le temps, dit-il en se levant lentement. Allons boire un café.

Il emmena Jessie à la machine à café. Jessie essaya de ne pas regarder le distributeur qui se trouvait à côté. Elle n’avait pas encore pris de petit déjeuner et elle sentait son estomac gargouiller à l’idée de consommer ces en-cas pleins de conservateurs. En regardant Garland marcher, Jessie remarqua qu’il portait une tenue qui, comme elle avait fini par l’apprendre, était en général son uniforme quotidien.

Il portait une veste de sport grise usée sur un sweat marron et une chemise élégante beige terne. Son pantalon bleu marine était froissé et ses mocassins étaient couverts d’éraflures. Ses cheveux blancs partaient dans toutes les directions comme s’il essayait de gagner un concours de déguisement en Albert Einstein. Perchées sur l’arête de son nez, ses lunettes à double foyer complétaient son style.

Toutefois, Jessie avait appris que les apparences pouvaient être trompeuses et que le profileur vétéran cultivait son air négligé pour que les gens le sous-estiment. Il était toujours rasé à la perfection et presque aucun poil ne lui échappait. Ses dents blanches étaient immaculées et ses ongles étaient impeccables. Les lacets de ses mocassins usés étaient nouveaux et soigneusement attachés avec des doubles nœuds.

Sur tous les points importants, il cultivait l’excellence. Jessie, qui avait toujours respecté ce vieux monsieur, avait fini par l’aimer sincèrement.

– OK, Mme Hunt … commença-t-il, ayant apparemment décidé de passer aux choses sérieuses.

– Je crois que tu peux m’appeler Jessie, maintenant, Garland. En fait, j’envisage de t’appeler grand-père, dorénavant.

 

– S’il te plaît, ne fais pas ça, demanda-t-il avec insistance. OK, Jessie. Je ne voulais pas te faire paniquer, mais j’avais bien quelques inquiétudes sur Hannah. J’accepte de te les communiquer, du moment que tu les laisses dans leur contexte approprié.

– De quel contexte s’agit-il ? demanda Jessie.

– N’oublie pas que c’est une fille de dix-sept ans dont les parents adoptifs ont été violemment assassinés sous ses yeux par son père biologique, tueur en série notoire.

– J’en suis tout à fait consciente, Garland, dit impatiemment Jessie. D’abord, j’y étais. Ensuite, ce tueur en série était aussi mon père, si tu t’en souviens.

– Je ne fais que brosser un portrait, dit-il patiemment. Puis-je continuer ?

– Vas-y, dit Jessie en décidant de ne pas interrompre l’homme auquel elle avait essayé de parler pendant un mois.

– Alors, poursuivit-il, quelques semaines plus tard, elle a été kidnappée par un autre tueur en série qui a voulu la transformer en assassin comme lui-même et son père. Ce faisant, il l’a forcée à le regarder pendant qu’il assassinait ses parents adoptifs.

Jessie eut envie de signaler que, comme c’était elle qui avait sauvé Hannah dans ces deux cas, elle connaissait les détails de près. Cependant, Garland Moses savait visiblement tout ça. Il rappelait seulement la situation. Donc, au lieu de l’interrompre, pendant qu’il parlait, elle contempla son reflet dans la vitre du distributeur en essayant de s’effacer les rides du front par pure volonté.

– C’est vrai, fit-elle remarquer d’un ton qu’elle garda neutre.

– Ensuite, au milieu de tout ça, elle a appris qu’elle avait une demi-sœur qu’elle avait vue soumise à la torture et qui semblait courir après la mort et le danger par la nature même de son travail. Tu es sa dernière famille encore en vie et, à chaque fois qu’elle te dit au revoir, elle sait que c’est peut-être pour la dernière fois.

Jessie n’avait pas pensé à ce fait et se sentit immédiatement mal à l’aise, aussi bien pour Hannah qu’à cause de son propre manque de perspicacité.

– Pourtant, répondit-elle finalement, tu savais déjà tout ça quand tu l’as rencontrée.

– Tu veux dire quand tu m’as demandé de la garder pour pouvoir la profiler en secret ?

– Si tu le dis. Le plus important, c’est que tu savais tout ça quand tu l’as rencontrée et que, malgré ça, tu m’as dit que tu t’inquiétais.

– C’est le cas, admit-il finalement. Je ne vais pas rentrer dans les détails parce que je ne veux pas trahir sa confiance et qu’ils ne sont pas si importants que ça, de toute façon. Toutefois, si je me base sur les choses dont nous avons discuté, je m’inquiète du manque apparent d’empathie de Hannah. Ce que je ne sais pas, c’est si je devrais m’inquiéter plus.

Jessie trouva révélateur de se contempler dans la vitre du distributeur pendant qu’elle digérait cette nouvelle. Comme ça, elle pouvait voir ses réactions en temps réel. Elle espérait qu’elle était plus impassible quand quelqu’un tentait de lui faire baisser les yeux en public mais, dans la confidentialité relative de la salle de repos et avec Garland qui s’occupait d’ajouter du sucre à son café, elle n’essaya pas de cacher qu’elle venait soudain de blêmir ou que ses yeux verts exprimaient de la peur. D’un souffle, elle expulsa ses cheveux marron de devant ses yeux et répondit prudemment.

– Tu veux bien préciser ?

– Voilà, répondit-il. La plupart des adolescents sont intrinsèquement égocentriques jusqu’à un certain point. Cela les aide à trouver leur propre identité. Trouver qui on est, cela nécessite de s’étudier. C’est normal, même si c’est parfois exaspérant.

– Jusque-là, je te suis.

– Cependant, elle a aussi subi tant de traumatismes qu’il ne serait pas étonnant qu’elle se ferme complètement sur le plan émotionnel. Si tout ce qu’elle ressent n’est qu’une série de douleurs diverses, pourquoi ressentirait-elle quoi que ce soit, pas seulement pour elle-même, mais pour qui que ce soit d’autre ? Donc, il est possible qu’une partie d’elle-même soit insensible pour se protéger. Bien que ce soit troublant, ça n’aurait rien de choquant.

– Et pourtant … dit Jessie pour l’encourager en le regardant.

– Et pourtant, concéda-t-il, rien ne me prouve que sa nature renfermée n’ait pas déjà existé avant tous ces événements. Certaines personnes ne se lient ni ne s’attachent de manière forte, quelle qu’en soit la raison. Sa mère est morte quand elle était petite. Elle a été placée quelque temps avant d’être adoptée. De nombreux éléments auraient pu bloquer sa capacité à créer des liens.

– Ou alors, elle est peut-être née comme ça, proposa Jessie. C’est peut-être génétique.

– C’est une autre possibilité, convint Garland en s’écartant pour qu’elle puisse prendre du café. Le problème, c’est que nous n’avons pas d’études de qualité qui fournissent des données fiables sur ce point. Toutefois, ce n’est pas vraiment ce que tu demandes, n’est-ce pas ?

– Qu’est-ce que je demande, Garland ? répliqua Jessie.

– Tu demandes si elle a le potentiel pour devenir un assassin. C’est ce qu’était votre père, ce que Bolton Crutchfield a essayé de faire d’elle et ce que tu crains de devenir toi-même. Est-ce exact ?

Jessie resta silencieuse plus longtemps qu’elle ne l’aurait voulu.

– C’est exact, dit-elle finalement à voix basse.

Jessie garda les yeux sur son café, où elle versait de la crème, mais elle entendit le silence prudent que produisit Garland avant de répondre. Elle imagina qu’il se demandait comment continuer au mieux.

– La réponse est décevante : je ne sais pas. Nous sommes tous les deux parfaitement conscients du fait que la recherche comportementale du FBI indique que presque tous les tueurs en série enregistrés ont connu une sorte de traumatisme pendant leur jeunesse. Ce traumatisme peut s’être manifesté sous forme de maltraitances, de harcèlement ou par la perte d’un être cher. Mon expérience empirique personnelle est en accord avec ces découvertes.

– La mienne aussi, convint Jessie, mais j’ai remarqué que tu as dit « presque » tous les tueurs en série.

– Oui. On rapporte que certains tueurs semblent avoir eu une enfance parfaitement normale sans avoir subi de traumatisme bien défini. Certaines personnes sont juste … désaxées. Tu le sais aussi bien que moi.

– Oui, dit Jessie quand ils revinrent à la table. Cependant, ce que je veux savoir, c’est si ma demi-sœur, la fille qui habite sous mon toit, est une de ces personnes parce que, si elle a subi une telle quantité d’horreurs si tôt dans sa vie et si elle n’a pas le gène de l’empathie (aussi douteuse que soit cette expression), alors, nous avons un problème.

– Peut-être, dit prudemment Garland quand ils s’assirent, ou peut-être pas. Pour autant que nous sachions, elle n’a pas torturé d’animaux et n’a tué personne.

– Pour autant que nous sachions, concéda Jessie.

– De plus, tu as connu beaucoup de traumatismes semblables aux siens. Ton père tueur en série a assassiné ta mère et tes parents adoptifs et a essayé de te tuer, tout comme un autre tueur en série obsédé par ta personne. Et puis, il ne faut pas oublier l’ex-mari qui a tenté de te faire accuser pour l’assassinat de sa maîtresse avant d’essayer de te tuer quand tu as découvert la vérité. Tu as connu beaucoup de traumatismes toi-même, mais tu n’es pas devenue tueuse.

– Non, dit Jessie, réfléchissant avant de révéler une chose qu’elle n’avait dévoilée qu’à peu de gens, mais je me suis souvent demandé si j’avais adopté cette profession pour être proche de la violence et de la cruauté de ces gens sans être obligée d’aller aussi loin qu’eux. Je crains de trouver du plaisir à être en contact avec leurs crimes.

Garland resta silencieux un moment et Jessie craignit qu’il ne se demande la même chose.

– C’est à ça que sert la thérapie, dit-il finalement sans être d’aucun secours.

Alors que Jessie allait répondre sur un ton narquois, son téléphone sonna. Elle baissa les yeux. C’était son amie Kat Gentry. Elle laissa se déclencher la messagerie.

– Bon, accepterais-tu de rencontrer Hannah une nouvelle fois ? demanda-t-elle. Pour voir si tu pourrais tirer des conclusions plus solides ?

– J’accepte de la rencontrer, en supposant qu’elle soit d’accord, dit-il, mais cela ne signifie pas que je vais effectuer une grande découverte. En fin de compte, il est difficile de discerner si elle est juste une adolescente lunatique, une jeune adulte traumatisée et émotionnellement handicapée ou les deux à la fois.

Un SMS s’afficha sur l’écran du téléphone de Jessie. Kat disait : J’ai besoin de ton aide sur une affaire. On se retrouve à Downtown Grounds à 7 h 30 ?

Jessie regarda quelle heure il était. Il était 7 h 10. Si Kat demandait à retrouver Jessie si vite, ce dont elle avait besoin devait être urgent.

– Tu as oublié une possibilité, fit remarquer Jessie en tapant « OK » pour répondre à son amie.

– Laquelle ? demanda-t-il.

– Hannah pourrait être une sociopathe qui cache bien son jeu.

CHAPITRE QUATRE

Kat attendait déjà dans le café noir de monde quand Jessie arriva.

Avant même de s’asseoir, Jessie vit que son amie était anxieuse.

C’était inhabituel, ou du moins ces derniers temps. Katherine Gentry, Kat pour les intimes, était en général beaucoup plus véhémente. Comme elle avait été directrice de la sécurité pour un service de psychiatrie pénitentiaire et, avant cela, Ranger de l’armée en Afghanistan, cette véhémence était chez elle une sorte de trait caractéristique.

Cependant, quand elle avait été licenciée suite à l’évasion de Bolton Crutchfield et qu’elle s’était reconvertie en détective privée, elle avait semblé se détendre beaucoup. De plus, récemment, quand elle avait commencé à sortir avec Mitch Connor, shérif adjoint d’une ville des montagnes située à deux heures environ, elle avait semblé vraiment heureuse. Cet homme l’avait aidée quand elle avait été consultante sur un des cas de Jessie et, depuis, ils avaient été inséparables et avaient fait la navette pour passer des week-ends ensemble.

Cependant, maintenant que Jessie avançait vers Kat en se faufilant dans la foule, elle retrouvait cette vieille appréhension familière chez son amie. D’une façon ou d’une autre, la longue cicatrice qui traversait verticalement son visage à partir de son œil gauche, celle qu’elle avait eue lors d’un incident non précisé dans un désert lointain, paraissait plus visible quand elle était inquiète.

– Comment ça va, Kat ? demanda bruyamment Jessie avant de prendre une gorgée du café que son amie avait déjà commandé pour elle. Tu couches encore aussi souvent ?

Elle sourit facétieusement quand plusieurs personnes tournèrent la tête et firent la grimace. Comme l’expression troublée de Kat ne disparut pas quand elle entendit cette taquinerie, Jessie comprit que l’heure devait être grave.

– J’ai besoin de ton aide, dit-elle sans préambule.

– OK, dit Jessie en devenant sérieuse elle aussi. Que se passe-t-il ?

Kat se permit de boire une gorgée de son café avant de se lancer.

– As-tu entendu dire que beaucoup de femmes ont été enlevées récemment dans les environs ?

– Sans plus, répondit Jessie. Je sais que trois femmes ont été kidnappées pendant le dernier mois, à peu de chose près. Elles se sont toutes évadées. Comme ce n’est pas dans ma zone et qu’aucune de ces affaires n’a été confiée au Poste Central, je n’y ai pas fait très attention.

Jessie et Ryan travaillaient tous les deux pour le Poste Central de la Police de Los Angeles, dans le centre-ville.

– J’ai une nouvelle cliente, dit Kat. Elle s’appelle Morgan Remar. C’est la deuxième femme qui a été enlevée. C’est arrivé il y a environ trois semaines et elle s’est enfuie après cinq jours de détention. Elle a coopéré avec la Section des Personnes Disparues du Poste du Pacifique. Cependant, au bout de deux semaines d’enquête, ils sont bredouilles. Au cours des deux derniers jours, ils n’ont vraiment pas été très réactifs. Donc, elle m’a embauchée.

– Sans vouloir t’offenser, si l’incident s’est produit près du Poste du Pacifique, pourquoi t’a-t-elle embauchée ?

– C’est une question tout à fait pertinente, dit Kat. Elle travaille à Venice mais habite à côté et son mari travaille dans le centre-ville, à juste quelques pâtés de maison. En fait, je l’ai rencontrée dans ce café-là il y a environ trois mois et nous sommes devenues amies. Comme elle trouve que ça n’avance pas, elle m’a demandé si je pouvais l’aider.

– OK, raconte-moi ce que tu sais.

Kat soupira profondément, comme si l’idée d’expliquer tout ce qu’elle avait appris l’intimidait particulièrement.

 

– En bref, dit-elle finalement, la première victime s’appelle Brenda Ferguson. Elle est mère au foyer, a trente-six ans et a deux enfants de son deuxième mariage. Son mari est cadre dans l’industrie de la musique. Elle a été enlevée en milieu de matinée, pendant qu’elle faisait du jogging sur une piste proche de sa maison de Brentwood. Après avoir été détenue pendant trois jours dans une cabane à outils, elle a réussi à s’échapper.

Jessie prenait rapidement des notes pendant que son amie parlait.

– Est-ce que je vais trop vite ? demanda Kat.

– Non. Ça va. Continue.

– OK. La deuxième victime était ma cliente, Morgan. Elle a vingt-neuf ans et habite dans le quartier de West Adams avec son mari, à seulement quelques kilomètres d’ici. Cependant, elle travaille dans un refuge pour sans-abris de Venice. Elle a été enlevée alors qu’elle venait de déjeuner sur la promenade Boardwalk. Comme je l’ai dit, elle a été détenue pendant cinq jours avant d’avoir pu s’échapper. Il la détenait dans une vieille penderie.

– Et la troisième femme ?

– Elle s’appelle Jayne Castillo. Elle a trente-trois ans, elle est mariée et elle habite dans le quartier de Mid-City. Elle a été enlevée sur le parking d’une épicerie il y a une semaine et demi et elle s’est enfuie après trois jours d’emprisonnement dans une benne à ordures.

– Est-ce que tu es entrée en contact avec les deux autres femmes ? demanda Jessie.

– J’ai essayé, dit Kat en se remémorant ses tentatives d’un air déçu, mais je suis tombée sur des impasses. Elles refusent de parler. Les policiers refusent de parler. C’est pour cela que je t’ai appelée. Je ne sais plus quoi faire. Morgan craint énormément que ce gars ne recommence, et moi, je ne peux pas la rassurer parce que je n’ai rien découvert depuis qu’elle m’a embauchée.

Jessie prit une autre gorgée avant de poser sa question suivante. Elle savait où Kat voulait en venir mais voulait réfléchir à la réponse qu’elle allait donner.

– Que puis-je faire pour toi ? demanda-t-elle finalement.

Kat n’eut pas besoin qu’on l’encourage pour répondre.

– Peux-tu contacter les inspecteurs qui s’occupent de ces affaires ? Ils seront peut-être plus communicatifs avec toi. Pour l’instant, je ne sais plus où j’en suis.

Jessie soupira.

– Je peux essayer, dit-elle. Le problème, c’est que ces policiers sont tous dans d’autres postes. Ils seront peu enclins à partager des informations de leurs affaires avec une profileuse de notre poste, vu que nous n’avons pas de victime dans cette affaire. Cependant, ça ne coûte rien d’essayer. Je trouverai peut-être quelqu’un de sympathique.

– Je sais que je demande beaucoup, reconnut Kat. Est-ce que tu es sûre que tu as le temps ?

– Pas de problème, lui assura Jessie. En fait, ces temps-ci, on n’a pas beaucoup d’enquêtes. Je termine les papiers sur une affaire de la semaine dernière et je vais être appelée à témoigner dans une autre, mais je n’ai rien d’actif en ce moment. Bien sûr, cela signifie que le capitaine Decker peut m’attribuer une nouvelle affaire quand il le veut mais, pour l’instant, je peux essayer de faire avancer la tienne.

– J’apprécierais énormément.

– Tu rigoles ? dit Jessie. Combien de fois m’as-tu aidée à résoudre une affaire quand je ne voulais pas passer par la voie officielle ? C’est le moins que je puisse faire.

– Merci, Jessie, dit Kat, qui eut l’air soulagée pour la première fois depuis le début de leur conversation.

– Pas de problème. Cela dit, est-ce que je peux parler à Morgan ? Ça m’aiderait vraiment de bénéficier d’informations de première main.

– Bien sûr, dit Kat. Elle est à une conférence en dehors de la ville pour l’instant et elle ne reviendra que tard ce soir, mais je peux te prévoir un rendez-vous pour demain.

– Bonne idée. Je vais voir ce que je peux découvrir entre temps, dit Jessie avant de prendre une autre grande gorgée de café. Maintenant qu’on a parlé de ça, j’ai une autre question.

– Laquelle ?

– Tu couches souvent ?

Kat afficha finalement le sourire que Jessie avait espéré obtenir la première fois qu’elle avait posé la question. Elle rougit intensément.

– Je m’occupe, dit-elle énigmatiquement.

– Je m’en doute, dit Jessie pour la taquiner.

– Et toi ? répliqua Kat en essayant de taquiner Jessie elle aussi. Comment ça se passe avec Ryan ?

Ce fut au tour de Jessie de rougir.

– Ça se passe bien, dit-elle. On se met d’accord sur l’endroit où on passe la nuit, mais c’est habituellement chez moi à cause de Hannah.

– Et ça ne te gêne pas de vivre dans le péché avec une jeune fille impressionnable sous ton toit ? demanda Kat avec un sourire taquin aux lèvres.

– Crois-moi, cette fille en a vu tellement que je ne crois pas qu’elle soit troublée que le petit copain de sa sœur vienne passer la nuit chez elle. Je crois plutôt qu’elle trouve ça rassurant.

– On verra si elle sera si rassurée quand vous tomberez tous dans le gouffre de Hadès, persista Kat tout en essayant de ne pas rire en le disant.

– Tu trouves ça vraiment drôle, n’est-ce pas ?

– T’as pas idée.

Malgré ces taquineries, Jessie se permit d’apprécier le moment. Pendant quelques secondes au moins, elle pouvait oublier qu’elle craignait que sa petite sœur soit une sociopathe ou qu’elle ou son petit copain se fassent abattre au travail. Elle pouvait faire comme si elle avait une vie normale avec des problèmes familiaux et relationnels normaux.

Ensuite, le moment passa.