Il Suffira D'Un Duc

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Chapitre Deux


Jasper Tierney, duc de Jevington, n’avait jamais estimé qu’il excellait à grand-chose. Ses aptitudes sportives étaient acceptables, même s’il n’ait jamais compris l’intérêt de risquer de se briser la nuque pour plonger après une balle en jouant au rugby. Ses compétences scolaires étaient pires. Harrow n’incluait aucun cours qui décernait de bonnes notes pour l’aptitude de quelqu’un à faire rire ses camarades de classe, et Jasper manquait d’enthousiasme, à parts égales, pour décliner les mots latins et diviser les fractions.

Mais Jasper s’était trompé : il excellait à organiser des réjouissances.

Les réceptions de Jasper étaient réputées, et il se tenait sur la mezzanine tandis que ses invités dansaient et plaisantaient, buvaient et se réjouissaient. Des valets de pied transportaient des plats en argent d’une main, sans se démonter face aux hommes et aux femmes qui affluaient autour d’eux. Une musique enjouée flottait dans la salle de bal, et les gens se balançaient joyeusement, formant les figures complexes habituelles avec gaieté.

Un an auparavant, Jasper les aurait rejoints, mais à présent, observer lui suffisait. L’organisation d’une réception était épuisante, et le souvenir qu’il garderait de cet événement ne serait pas rehaussé par un mal de tête dû au brandy.

Il tambourina les doigts contre la rampe de la mezzanine. Quelques jeunes femmes levèrent la tête vers lui, les cils papillonnants, et donnèrent des coups de coude à leurs voisines. Des diamants et des rubis scintillaient à leur gorge et leurs boucles savamment coiffées demeuraient impeccables. Jasper leur envoya son grand sourire coutumier. Il ne dut pas attendre longtemps avant qu’elles ouvrent leurs éventails. Ce rituel lui avait paru plus intéressant quand il était nouveau à Londres. Normalement, il descendrait et ferait leur connaissance, ou, comme dans la plupart des cas maintenant, la referait, mais un ennui étrange enlisait ses actions coutumières.

Cependant, il ne pouvait rester sur la mezzanine toute la nuit. Il descendit les escaliers et se mêla à la foule.

L’un de ses valets de pied s’approcha de lui.

— J’ai un message pour vous, Votre Grâce.

Les bals n’étaient pas l’endroit habituel pour recevoir de la correspondance, mais Jasper tendit la main.

Les épaules du valet se détendirent, et il se dépêcha de partir.

Jasper lut le message. Il ne reconnut pas l’écriture et se dirigea d’un bon pas vers le valet, le rejoignant rapidement.

— Il me faut aller dans ma chambre ?

— Je – euh – suppose, dit le domestique en détournant les yeux.

— Qui vous a donné ceci ?

— Est-ce important ?

La voix du valet tremblait, et il se recroquevilla avec un curieux air de culpabilité.

Jasper soupira. Le valet était nouveau, et même si Jasper s’évertuait à ne pas intimider son personnel, son titre rendait le processus difficile.

— Ne vous inquiétez pas, le rassura Jasper.

Sa curiosité était, après tout, bel et bien piquée. Une veuve avait-elle arrangé un tête-à-tête ? Plus probablement, un de ses amis avait envie de vanter les charmes de l’une des jeunes femmes présentes et d’établir une stratégie pour pouvoir gagner son cœur.

Jasper se balada à travers la salle, parcourant la foule de fêtards. D’anciens camarades d’école lui assénèrent une tape dans le dos, souriant joyeusement, comme s’ils ne parvenaient toujours pas à croire qu’ils avaient atteint un âge auquel ils pouvaient boire et danser avec grand plaisir ; un monde dans lequel l’arithmétique et les leçons de géographie n’existaient plus et où personne ne viendrait leur donner des coups de bâtons à cause de déclinaisons latines erronées. Des débutantes se mirent à glousser lorsqu’elles le virent, rejetant leurs cheveux de façon à ce que leurs anglaises, bouclées avec soin, captent la lumière.

Enfin, il quitta la salle de bal, et Jasper frissonna.

De toute évidence, la température était retombée.

De toute évidence, il ne frissonnait pas à cause de quelque prémonition, même s’il se demandait effectivement pourquoi il avait été convoqué dans sa chambre à coucher.

Il fit un signe de tête au majordome, puis grimpa les escaliers. Le bruit de la musique fut assourdi, mais lorsqu’il entra dans le couloir sombre, le porte de la salle de bal claqua en bas. Apparemment, il n’était pas le seul à abandonner les festivités, même s’il était encore tôt. Jasper foula les tapis orientaux familiers, passa devant le buffet aux pieds dorés familier jusqu’à ce qu’il parvienne à sa chambre.

Tout ceci est ridicule.

Il aurait dû ignorer le message. Cependant, il pouvait aussi bien enquêter.

Jasper ouvrit la porte et cligna des yeux dans la faible lumière. Un parfum de rose flottait dans la pièce. Derrière lui, des bruits de pas résonnèrent, et des voix, soprano et baryton, chuchotèrent.

En d’autres circonstances, il aurait ri intérieurement, se demandant si ces deux personnes cherchaient une chambre libre dans laquelle ils pourraient s’adonner à une étreinte illicite. Ce ne serait pas la première fois que des gens cédaient à la passion lors de l’une de ses réceptions. Jasper excellait à créer une atmosphère plaisante qui inspirerait les poursuites amoureuses.

— À l’aide, appela une femme.

Jasper fut interloqué.

Ce n’était pas Shoreditch, tout de même.

Personne ne devrait requérir assistance en sa demeure.

— Vite, ajouta la femme.

Jasper se tourna vers la voix.

Le son provenait de son lit.

— À l’aide ! répéta la voix.

Jasper était peut-être confus, mais il n’en restait pas moins un gentleman. Il s’approcha d’elle en vitesse.

D’ordinaire, si une femme l’appelait depuis son lit, c’était pour qu’il la touche ici et là et sans tarder. En dépit du ton insistant de cette femme, et la ressemblance avec certaines frasques nocturnes passées, Jasper douta que c’était ce que cette femme désirait.

Après tout, il ne reconnaissait pas sa voix.

Il saisit une bougie et craqua une allumette, projetant une lueur vers le lit.

Il y avait effectivement une jeune femme dans son lit. Elle était allongée à demi dévêtue. Des mèches sombres s’étalaient sur ses épaules.

Cette vue n’était pas totalement inhabituelle, même s’il avait diminué ces cas de figure depuis que son ami Hugh s’était marié.

Mais les mains de cette femme étaient attachées aux montants de son lit.

Etrange.

Il cligna des paupières.

Cette jeune femme ressemblait à Miss Margaret Carberry.

Très étrange.

De toutes les femmes qu’il aurait pu trouver dans son lit, il ne serait jamais attendu à Miss Carberry. Il avait fait sa connaissance lors d’une partie de campagne, et il avait le souvenir d’une jeune femme réservée et rigide, une de celles qui trouvaient intimidante la seule perspective d’avoir une conversation, et qui avaient encore à apprendre les règles pas-très-difficiles du bavardage.

Mais à ce moment-là, elle avait été très convenablement habillée. Contrairement à ses compagnes, elle n’avait montré aucun enthousiasme à converser avec lui. Elle n’avait pas battu des cils. En fait, elle avait plutôt semblé très enthousiaste à l’idée de se fondre dans le décor.

Mais Miss Carberry était assurément très visible, à présent.

Une immanquable odeur de champagne flotta vers lui, et de longs cheveux bouclés encadraient le visage de Miss Carberry de manière séduisante. Elle était vêtue d’une robe jaune, mais l’attention de Jasper fut attirée par une profonde déchirure dans son corsage qui révélait une peau délicieuse.

— Miss Carberry ?

— Détachez-moi, s’il vous plaît, ordonna-t-elle.

Il se força à détacher son regard d’elle et chassa l’image de sa poitrine ronde, peu importe combien elle était attirante.

Pourquoi était-elle ici ? Miss Carberry avait toujours semblé pragmatique. Si elle essayait de le séduire, elle ne serait pas si pressée de quitter le lit.

Il se creusa les méninges. Une idée horrible lui vint à l’esprit.

— Quelqu’un vous a-t-il fait du mal ?

Il passa d’une jambe sur l’autre, peu désireux d’envisager que l’un de ses invités pour avoir agi avec une telle bassesse.

— Parce que si vous me donnez son nom, je vous assure que je ferai en sorte de—

— Non, dit-elle précipitamment. Rien de ce genre.

Il fut à nouveau interloqué.

— Ce n’est pas le moment des explications, dit-elle.

Jasper aimait peut-être bavarder, mais il savait reconnaître quand sa conversation n’était pas la bienvenue. Il se hâta vers le lit, retira un couteau d’un tiroir à son chevet, et la délivra rapidement.

 

— Merci.

Elle sauta en bas du lit à baldaquin et atterrit dans une pile de pétales de roses. Elle avait les cheveux défaits, et de lourdes boucles s’échappaient de son chignon.

Elle ne battit pas des cils dans sa direction. Au lieu de cela, elle lança des regards frénétiques dans la pièce.

— Que signifie tout ceci ? exigea une voix d’homme inconnue.

Miss Carberry se baissa rapidement, et son ample poitrine tressauta. Jasper eut soudain le gorge sèche, et il fit le vœu de ne pas songer à ces globes rebondis.

— Oh, je vous en prie, venez ! clamait une voix de femme. Dépêchez-vous ! Ma fille est ici. Seule avec le duc.

— Bonté divine, dit l’homme. En êtes-vous sûre ?

— Naturellement !

Jasper tourna brusquement la tête sur le côté.

De quoi ces gens parlaient-ils ? Miss Carberry avançait à quatre pattes sur le tapis comme si elle était une espionne française. Des pétales de rose collées dans les cheveux.

Bon sang, il n’y avait aucune raison pour que des pétales de roses se trouvent sur le sol.

Miss Carberry n’avait pas simplement été attachée sur le lit – sa robe avait été déchirée.

Comme si je l’avais déchirée en abusant d’elle.

Les poings de Jasper se refermèrent étroitement.

Enfer et damnation.

C’était en train de se produire : la chose que tous les aristocrates redoutaient. Il était victime d’un coup monté destiné à le faire apparaître comme ayant compromis une jeune femme.

Jasper avait rencontré la mère de Miss Carberry. Elle avait poussé Miss Carberry vers son ami Hugh, le marquis de Metcalfe. À présent que le marquis était marié, Mrs Carberry avait peut-être décidé de reporter son attention sur Jasper.

Double enfer et damnation.

— Ils ne peuvent pas me trouver ici, chuchota Miss Carberry avant de courir vers la fenêtre.

— Que faites-vous ? demanda Jasper.

Un homme n’était pas supposé trouver normal de découvrir des filles attachées dans son lit. C’était le genre de choses qui rendrait n’importe quel homme – même le plus expérimenté et raffiné – désireux de poser quelques questions.

Questions auxquelles Miss Carberry ne paraissait pas être d’humeur à répondre.

— Ils arrivent, dit Miss Carberry en se précipitant derrière le rideau.

La porte s’ouvrit, et Jasper détourna la tête.

Deux personnes firent irruption : une version plus sévère et plus âgée de la jeune femme qu’il venait de voir, en qui il reconnut Mrs Carberry, et un autre homme, portant un col blanc.

Bon sang.

La mère de cette fille avait trainé un membre du clergé avec elle : un évêque. La parole d’un homme qui se pliait aux règles morales et éthiques, ou d’un homme qui, à tout le moins, préconisait que les autres se plient aux règles morales et étiques, serait prise au sérieux. Personne n’aimait contredire les évêques, pas si l’on ne prenait pas un plaisir particulier aux flammes éternelles, avec pour seules distractions les cris des malheureux résidents et des créatures ornées de cornes brandissant des fourches.

— Elle est ici !

Mrs Carberry fit un geste théâtral de la main en direction du lit à baldaquin. Ses bracelets cliquetèrent, et sa voix résonna avec une étrange note de triomphe. Ce son ne contenait pas l’angoisse que Jasper imaginait que devait ressentir une personne croyant que sa fille avait réellement été compromise.

Non, la voix de Mrs Carberry était, sans équivoque, pleine de satisfaction.

Et à présent, sa fille en était réduite à se blottir à l’extérieur de la fenêtre de Jasper.

Il n’avait pas eu une haute opinion de Mrs Carberry quand il l’avait rencontrée auparavant. Il révisa instantanément son jugement et la plaça dans la colonne des négatifs, juste un cran au-dessus de soldats français en train de charger.

— De quoi parlez-vous donc ? demanda Jasper du ton glacial qu’il préférait ne jamais employer, favorisant une approche des autres plus chaleureuse. Ceci, cependant, était un instant méritant une attitude hautaine toute aristocratique.

Mrs Carberry ouvrit grand les yeux, puis son visage pâlit.

— Vous êtes dans mes appartements, dit Jasper. Et je ne vous ai pas invités.

— Euh – oui, dit Mrs Carberry en gardant son regard fixé sur le lit.

— Cette femme dit qu’une jeune demoiselle est retenue ici contre con gré, dit l’évêque avec hésitation

— Elle fait erreur, monseigneur, dit Jasper Je suis seul. Elle a peut-être succombé à quelque rêverie. Malgré son nom, il n’est pas nécessaire d’être endormi pour en faire l’expérience.

— Je n’ai pas imaginé ce désastre, souffla Mrs Carberry.

L’évêque la regarda d’un air dubitatif. Il plissa son ample front débarrassé du fardeau d’une chevelure.

— C’est très étrange. Très étrange, en vérité.

— Une observation louable, dit Jasper. Très astucieuse. Mais après tout, la vie n’est-elle pas remplie d’étrangeté ?

Un air renfrogné envahit le visage de l’évêque.

— Votre Grâce, je préfère voir le monde comme étant merveilleux, rempli des manifestations de Notre Seigneur.

— Tout à fait, tout à fait, dit rapidement Jasper.

Commencer une discussion théologique alors qu’un bal parfaitement agréable se déroulait au rez-de-chaussée, sans parler de la jeune femme dissimulée de l’autre côté de ses tentures, n’était pas parmi les désirs immédiats de Jasper. À cet instant précis, la seule chose qu’il désirait était un verre généreusement servi.

— De telles méprises peuvent se produire, dit Jasper avec dignité malgré que ce fait précis ne lui soit jamais arrivé avant, et que cela ne paraissait pas du tout involontaire. Il se dirigea vers la porte.

— À présent, redescendons. Je vous assure que le bal est plus intéressant.

L’évêque le suivit docilement, mais Mrs Carberry s’arrêta.

Le cœur de Jasper sombra.

Une femme disposée à attacher sa fille au lit d’un duc n’allait vraisemblablement pas se laisser démonter pas l’absence temporaire de la fille en question.

— Mais elle était ici ! insista Mrs Carberry. Regardez. Le lit est… froissé !

— J’espère que vous n’insultez pas le travail de ma femme de chambre ? demanda Jasper.

— Balivernes, dit Mrs Carberry. Je la complimentais. Je doute qu’elle ait laissé une telle empreinte.

— Cela ressemble bien à un compliment, Votre Grâce, dit gaiement l’évêque.

— Je pense m’être assis sur le lit, dit Jasper.

— Vous pensez ? demanda l’évêque.

— Je suis tout à fait certain, corrigea Jasper. Absolument certain.

L’évêque ne paraissait pas conscient du fait que ‘absolument’ était un mot dénotant l’assurance, parce que le front de l’évêque se plissa à nouveau.

— Vous ne désiriez pas assister à votre propre bal ?

— Je venais d’arriver, dit Jasper. En outre, pourquoi festoyer lorsqu’on peut contempler les miracles de la vie ?

— Tout à fait juste, dit l’évêque. Vous êtes un homme sage, Votre Grâce.

— C’est un homme dissimulant ma fille, s’exclama Mrs Carberry. Margaret ! Margaret ! Où êtes-vous ?

Pendant un instant, Jasper pensa que Miss Carberry pourrait passer la tête de derrière la tenture, mais aucun bruit ne parvint depuis la fenêtre.

— Elle n’est pas là, dit Jasper. Visiblement.

— Nous devrions vraiment partir, conseilla vivement l’évêque à sa compagne. S’attarder dans les appartements privés du duc est inconvenant.

— Je refuse de recevoir des leçons de bienséance de la part d’un évêque, renifla Mrs Carberry. Il doit l’avoir cachée quelque part.

— Je ne cache pas de femmes dans ma chambre, dit Jasper avec raideur.

— Elle est peut-être dans votre garde-robe, dit Mrs Carberry.

— Une suggestion abominable, dit l’évêque. Je vous en prie, ne vous mettez pas dans l’embarras. Nous ne voudrions pas que le duc ait une piètre opinion de vous.

Mrs Carberry hésita, réfléchissant, nul doute, aux conséquences de s’attarder, mais finalement, elle secoua fermement la tête.

Le cœur de Jasper sombra.

Mrs Carberry pensait peut-être qu’elle avait déjà compromis sa place sur la liste des invités pour les prochaines festivités. Si elle trouvait sa fille, cela lui assurerait un statut plus élevé.

— Néanmoins, je vais regarder.

Mrs Carberry marcha d’un pas déterminé vers la garde-robe, l’ouvrit, contempla les rangées de redingotes et de pantalons, et la referma rapidement.

— Pas ici.

— Précisément, dit Jasper. Je ne causerais pas de tort à votre fille.

Mrs Carberry renifla et abaissa la tête sous le lit. Son visage s’était empourpré, adoptant une certaine ressemblance avec une fraise, mais elle continua à fouiller la pièce.

Jasper admirait presque sa résolution.

— Elle se cache peut-être derrière les tentures !

Mrs Carberry se dirigea d’un pas déterminé vers la fenêtre.

— N-Non, dit Jasper.

Si Mrs Carberry la découvrait, ce qu’elle ferait certainement, l’évêque deviendrait soupçonneux. Il annoncerait sans aucun doute le besoin immédiat pour Jasper de publier les bans. Avec la chance actuelle de Jasper, l’évêque verrait l’archevêque de Canterbury le lendemain et commencerait les arrangements pour une dérogation spéciale.

— Ce n’est pas nécessaire, s’écria Jasper.

— Au contraire, c’est tout à fait nécessaire, répondit Mrs Carberry.

Bien que la chambre de Jasper soit de dimensions généreuses, et bien que les jambes de Mrs Carberry soient plutôt courtes, il ne fallut pas longtemps à Mrs Carberry pour atteindre la fenêtre.

— Je préférerais que vous ne regardiez pas, dit Jasper.

Mrs Carberry pinça les lèvres en une fine ligne, et elle tira la tenture.

Aucune jeune femme n’était derrière.

Jasper resta bouche bée. Miss Carberry aurait dû se tenir juste à l’extérieur. Aucun escalier ne descendait du balcon.

Où diable avait-elle bien pu passer ?




Chapitre Trois


Une bourrasque frappa Margaret. Le vent, qui avait semblé insignifiant lorsque Margaret avait fait la file au dehors, se classant plus bas dans l’irritation que l’incessant crachin, était à présent impossible à ignorer. Si seulement le duc avait décidé de briser la tradition et d’avoir une chambre au rez-de-chaussée. Margaret avait su qu’elle n’aurait pas dû sortir par la fenêtre, même avant d’avoir vu la façon exacte dont les sourcils majestueux du duc avaient bondi vers ses cheveux élégamment ébouriffés.

On ne sortait pas des chambres à coucher par les fenêtres.

Cela dit, on ne devrait pas non plus être ligoté aux montants des lits.

Curieusement, les actes de Margaret avaient semblé indiqués, mais elle fut envahie par une gratitude nouvelle pour l’usage des escaliers et les raisons de leur incontestable popularité. L’escalade de façades n’était pas une activité courante, même pour les sportifs.

Margaret n’était pas sportive. Courir ne faisait qu’irriter sa généreuse poitrine, et s’adonner à d’autres exercices, qui consistaient à plier et contorsionner son corps dans d’étranges positions, la faisait se sentir ridicule.

Et pourtant, elle se tenait là, sur un balcon étroit.

Elle regarda en bas. Les invités ne faisaient plus la file à l’extérieur de la résidence. La dernière chose dont Margaret avait besoin était que quelqu’un la remarque et crie « Au voleur ». Ou, encore pire, que quelqu’un la reconnaisse. Il n’y avait aucune explication possible pour justifier qu’une débutante soit sur le balcon menant à la chambre à coucher d’un duc. Après tout, aucun chaperon n’était à ses côtés. Pas même Grand-mère Agatha, qu’elle parvenait habituellement à inciter à l’accompagner pour des visites qui présentaient moins d’intérêt pour sa propre mère.

 

Margaret évalua la situation. Le problème d’être cramponnée à un balcon était l’air à présent frisquet. Des rafales de vent la frappaient continuellement, emportant sa robe couleur canari comme si elles étaient ravies d’avoir autant de tissu avec lequel jouer. Même si le vent décidait d’être moins actif, l’air glacial resterait tout de même piquant.

En-dessous d’elle, des calèches passaient, déposant parfois des passagers, ou emportant parfois ceux qui se contentaient de faire une brève apparition avant une longue nuit à errer de réception en réception.

La pluie éclaboussait Margaret, glissant le long de ses doigts. Elle avait déjà détruit ses gants de dentelle en essayant de rompre ses liens.

Margaret était contente de ne pas voir l’expression du duc – mais même si elle ne voyait pas son visage, elle savait qu’il devait être horrifié.

Margaret remua les jambes. Des voix résonnèrent en dessous, et elle se tapit contre le balcon, souhaitant que l’architecte ait conçu la façade avec moins d’enthousiasme pour les colonnes. Personne n’avait à ce point besoin d’un bâtiment ressemblant à un temple grec quand – même en Grèce – les gens avaient arrêté d’adorer leurs dieux des siècles auparavant.

La voix de sa mère retentit. Elle allait fouiller le balcon.

Le cœur de Margaret s’affola, se précipitant de-ci de-là, sans se préoccuper des autres vaisseaux sanguins du corps. Respirer devint de plus en plus difficile.

Elle devait se cacher.

Tout de suite.

Malheureusement, les balcons faisaient d’horribles cachettes.

Une idée lui vint. Margaret grimpa hâtivement par-dessus le rebord du balcon et plaça ses pieds sur le petit côté de la brique sur sa gauche.

Cela marchait, et Margaret rayonna. D’autres femmes auraient peut-être craint le manque de stabilité, mais Margaret avait réussi. Elle s’accrocha à la balustrade en fer du balcon, et maintenant, si sa mère ouvrait la porte – quand sa mère ouvrirait la porte – Margaret serait cachée.

C’était parfait.

La pluie continua à dégouliner sur son visage et ses mains ; elle continua à mouiller sa robe, mais cela n’avait pas d’importance. Une demi-heure plus tôt, elle avait été certaine qu’elle serait forcée d’épouser le duc. Et, bien que l’homme n’ait montré aucun signe de cruauté, elle n’avait aucun désir d’épouser un homme obligé de devenir son mari. Il saurait toujours qu’il était un duc, et qu’elle n’était qu’une jeune fille réservée introduite dans le beau monde par la seule force de la soudaine abondance d’argent de son père.

— Ohé ! Là-haut ! cria un homme.

Margaret se figea. Sa robe n’avait aucune chance de se fondre dans le mur de briques, et elle maudit le fait que le duc de Jevington n’ait pas manies excentriques qui l’auraient incité à ordonner que les briques soient peintes d’une couleur assortie au soleil. Au lieu de cela, la maison ressemblait à toutes les autres résidences de la rue. Seule la composition exacte des colonnes et des fioritures différait.

— Descendez, jeune fille. C’est dangereux, là-haut ! cria l’homme.

Oh, bon sang.

Le vent souffla en rafale, mais échoua à emporter la voix de l’homme. La mère de Margaret allait fouiller le balcon d’un instant à l’autre, et cet instant arriverait plus tôt que prévu si cet homme continuait à faire étalage des capacités de son diaphragme.

Margaret jeta un regard vers le bas. Il était facile à repérer. Il portait une cape et un haut-de-forme, la livrée habituelle des cochers.

Margaret tourna le buste de manière peu élégante vers l’homme, même si se retourner quand on devait garder le pied sur le bord d’une brique au-dessus d’une fenêtre et garder les mains agrippées à la balustrade d’un balcon, comptait parmi les choses les plus stupides à faire. Si seulement Margaret avait accordé plus d’intérêt à la pratique sportive. Elle s’était toujours moquée des femmes qui estimaient ces manœuvres comme étant le sommet de leur journée, leur préférant les joies de la mémorisation de nouveaux faits scientifiques.

Margaret posa un doigt sur ses lèvres, espérant que l’homme se tairait.

— Attention, ma petite dame ! brailla-t-il.

Elle répéta son geste.

— Vous avez vu cette jeune femme ? cria l’homme en tournant la tête.

Margaret grimaça d’embarras.

L’homme n’était pas la seule personne à l’extérieur. Aucun doute, dans quelques minutes, il aurait ameuté tous les cochers pour la regarder. Pire, il pourrait attirer l’attention du majordome se tenant à l’entrée, pour la regarder.

— Silence ! articula-t-elle silencieusement.

La porte du balcon s’ouvrit, et Margaret se figea. Puis la porte fut refermée d’un claquement, avant que l’homme ne puisse à nouveau crier, et le soulagement envahit Margaret.

Elle était sauvée.

Elle essaya d’ajuster sa position, pour qu’elle puisse remonter sur le balcon et attendre jusqu’à ce que sa mère ait quitté la chambre du duc. Une bourrasque de vent la renversa presque, semblant désireuse d’agrandir la déchirure de sa robe pour augmenter son indécence.

Les doigts de Margaret glissèrent. Elle lutta pour conserver sa prise, mais de la pluie tomba encore, enveloppant sa main de liquide glacé.

Le cœur de Margaret tressauta d’incertitude, mais elle serra les dents.

Je peux y arriver.

Je dois y arriver.

Margaret se concentra pour raffermir sa prise autour de la balustrade, ne se préoccupant pas de savoir si elle avait l’air ridicule depuis la rue.

Elle ne pouvait pas lâcher.

Lâcher signifiait probablement des blessures.

Lâcher signifiait probablement la mort.

— Accrochez-vous, ma petite, cria l’homme. Ne tombez pas. Vous n’avez pas envie de vous tuer.

Les braillements de l’homme n’étaient pas rassurants.

— Cette fille va mourir, dit-il d’une voix sonore. Ici, à Grosvenor Square. Imaginez un peu. Ça ne vaut pas le coup d’être une voleuse, ça non.

Le cœur de Margaret bondit dans sa poitrine, et la pluie froide continua à l’arroser. Des gouttes se glissèrent sous son col, dégoulinant dans son dos avec plus de force que le champagne n’avait réussi à montrer.

Margaret claqua des dents, mais elle tint bon.

D’autres voix se firent entendre en-dessous d’elle, les roues d’une calèche grincèrent sourdement, et un cheval hennit, mais Margaret tint bon.

Le processus restait difficile. L’épuisement montait en elle, et une douleur lui parcourut le bras. Le vent souffla en rafale dans sa direction, fouettant des boucles de cheveux sur ses yeux.

Ses doigts glissèrent.

Sapristi.

Margaret dégringola.

Elle agita les mains en l’air, essayant de se raccrocher à quelque chose, n’importe quoi.

Ses boucles furent balayées hors de ses yeux, mais tout ce qu’elle vit fut de la grisaille.

Elle battit des bras vers le haut, comme s’il pouvait y avoir quelque chose à agripper, mais il n’y avait rien : c’était la fin.

Margaret s’écrasa.

Elle rebondit.

Rebondir n’était pas le résultat auquel elle s’était attendue. Elle roula, puis tomba encore, atterrissant cette fois sur les pavés.

Elle était vivante. C’était un état qu’elle avait pris pour acquis, mais qu’à présent, elle appréciait beaucoup.

De gouttes de pluie froides continuaient à atterrir sur elle, son corps était douloureux, et sa robe était maintenant à la fois déchirée et boueuse, mais cela n’avait pas d’importance.

Je suis vivante.

Elle soupira.

Avec délice.

— Mademoiselle ?

Le majordome a l’air sévère de tout à l’heure descendit prestement d’une calèche, suivit par le cocher bavard qui était sur le trottoir.

Margaret se releva péniblement des pavés. Son turban à plumes avait atterri dans une flaque de boue, et une plume avait été délogée de son perchoir. Bien que Margaret ait souhaité avoir une excuse pour ne pas le porter, la vision de son turban abimé manquait de la satisfaction qu’elle avait imaginée.

Le majordome l’examina avec la vigueur d’un homme habitué à chercher la moindre tâche en polissant l’argenterie.

— Vous allez bien ?

— Oui.

Elle allait bien. Elle était debout, et ses mains fonctionnaient.

Margaret observa la calèche. De toute évidence, elle avait atterri sur le toit de la calèche et cela lui avait sauvé la vie.

— Vous l’avez déplacée pour moi ?

Le majordome hocha la tête.

— Après que cet homme m’ait alerté, j’ai envisagé de rentrer et de vous atteindre par le balcon, mais j’ai pensé que ceci serait plus rapide.

— Merci, dit-elle.

— Vous auriez pu détruire cette calèche, aboya le cocher. Bien content que ce ne soit pas la mienne.

Il dirigea un regard sévère vers le majordome avant de reprendre.

— Les calèches coûtent cher.

— J-Je n’avait pas l’intention de tomber, bégaya Margaret.