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Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg

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VI
D'AJACCIO A SARTÈNE – LA POINTE DE SILEX – L'ARRIVÉE A BONIFACIO

La route d'Ajaccio à Sartène, après les vergers qui enveloppent la ville, est tout maquis et tout parfum. Elle n'atteint pas de grandes hauteurs. On franchit seulement, sans s'élever à plus de sept ou huit cents mètres, une suite de contreforts, orientés du nord-est au sud-ouest, et qui tombent dans la mer. La carte n'indique presque aucune forêt. Je crois qu'il existe des villages, et que nous en avons traversé un petit nombre. J'ai encore, dans la mémoire des yeux, et si nette que je la dessinerais, l'image d'une auberge borgne, au sommet d'un mamelon sans un arbre, sans un sentier apparent, et d'une jeune femme, debout sur le seuil, qui faisait de la main le geste d'un oiseau qui s'envole et qui plane: «Bon voyage! Comme vous allez vite! Êtes-vous drôle!» tandis que l'homme, assis près d'elle, son fusil posé en travers, sur les genoux, crachait à terre par deux fois, pour montrer son dédain. Je me souviens que nous avons croisé quelques charrettes étroites, chargées de châtaignes. Mon compagnon me promettait de me donner la recette du castagnaccio qui est une galette, et des fritelle, qui sont des beignets de farine de marrons. Le paysan nous laissait passer, sans interrompre sa méditation sombre, et mettait son orgueil à ne pas lever les paupières. Mais, le plus souvent, nous montions et descendions des pentes désertes. Je vous souhaite de voir ces vallées incultes, où les lignes du sol n'étant jamais rompues, ni par une maison, ni par un arbre, on connaît d'un regard tout le relief de la terre. C'est une harmonie qui étonne nos yeux déshabitués. Vallées infiniment précieuses, qui ont l'air de n'être à personne. La plus belle, je crois, est celle qu'on découvre du haut du col de Saint-Georges. Elle est profonde, elle est si vaste que les montagnes qui font cercle autour d'elle finissent par être bleues, mais sa couleur dominante, elle la tient du buis et de l'arbousier, feuilles qui se marient bien, feuilles d'un vert marin, qui ont un or secret que n'a jamais le laurier, et qui servent comme lui de raquette au soleil. Joie de regarder l'ample coupe où l'homme n'a rien bâti, rien taillé ni ruiné, joie de suivre jusqu'à l'horizon ces longs reflets en écharpes, et pareils à ceux des fourrures, et que ne vient pas briser, comme dans les forêts vues de haut, le moutonnement des cimes inégales? Le maquis est un souple vêtement… Ah! que font-ils? Je ne les avais pas aperçus d'abord. C'est la fumée qui les a trahis. Maintenant, c'est la flamme. Ils sont là, deux hommes, à la lisière d'un bosquet merveilleux d'arbousiers et d'yeuses, à cent mètres au-dessous de la route. L'un deux courbe les branches, les casse, les jette sur le brasier que l'autre attise avec un pieu. Déjà le feu a pris. Il s'oriente. Les grandes chenilles rouges courent sur le sol, grimpent au tronc des arbustes, saisissent la tête encore verte qui flambe d'un seul coup, et qui retombe en étincelles. Ce soir, combien d'hectares de maquis seront consumés? L'incendie ne va-t-il pas gagner toute la vallée? Qu'importe à ces bergers, s'ils détruisent le bien communal ou celui de leur voisin? Dans trois mois, quand la cendre aura pénétré la terre, les chèvres trouveront des brins d'herbe frais, entre les racines calcinées du maquis.

Nous arrivons à Olmetto, village qui fut réputé, jadis, pour ses bandits. Depuis que les bandits ont disparu, il passe simplement pour un chef-lieu où les passions politiques sont violentes, et les mœurs électorales sans aménité. Heureusement, on ne vote pas ce matin. Des groupes d'électeurs, debout sous les arbres, au bord de la route, méditent quelque trait du passé ou de l'histoire future. Les physionomies sont graves. Nous faisons arrêter la voiture. Les yeux luisants nous regardent tous, et quelques-uns, je suppose, voudraient bien, sur nos visages, lire nos noms, notre itinéraire, et savoir si la poussière de notre automobile appartient à un parti. Mon ami demande, en patois, s'il n'y aurait pas, dans le village, quelque perdreau: Olmeto ne manque pas de fins chasseurs. Aussitôt les yeux s'adoucissent; ils sourient, presque tous. Un bel homme, à barbiche blanche relevée en proue, ancien soldat du temps qu'on l'était tout entier, fait même deux pas vers nous, et parle. Il s'exprime bien, en habitué des cercles qui l'écoutent.

– Non, monsieur, des perdreaux, vous n'en trouverez pas. Et les merles noirs sont bien arrivés, mais nous ne les chassons pas encore. On les a vus dans la montagne, tout là-haut. Un beau passage, paraît-il! A quoi bon courir après eux? Aux premiers froids, ces jolis cœurs vont descendre d'un étage, puis de deux; ils vont descendre jusque dans les olivettes, et alors!..

Le vieux barbichon fit mine d'épauler. Le geste était rapide et sûr. Il mit de la gaieté dans le groupe qui s'approcha. Le moteur tournait à vide: nous causâmes de même, dix bonnes minutes, et j'eus le sentiment, quand nous partîmes, que nous aurions pu faire, à Olmeto, un séjour enchanté; trouver des compagnons pour la chasse aux merles; être admis à nous promener le soir, parmi les causeurs graves et passionnés qui regardent la mer.

Car la mer est toute proche. Oh! la jolie descente! Figurez-vous une pente très raide, orientée en plein midi, et dès le matin ensoleillée, une route en lacet, des oliviers qui poussent là magnifiques, et, entre leurs branches, tout en bas, la longue lumière bleue du golfe de Propriano. Plusieurs goélettes sont à l'ancre. Il n'y a pas une ride autour d'elles. Les feuilles font une broderie d'argent sur le ciel et sur l'eau. J'ai regret de la vitesse. Je voudrais être à cheval, m'arrêter à chaque tournant de la route, et me pénétrer de ce sourire fugitif de la Corse sauvage.

Dès qu'on a franchi la plage, le marais, la rue du petit port, toute cette joie diminue, la mer s'éloigne, la terre âpre et peu vêtue recommence à monter. Le paysage est tout à fait sévère quand on arrive en face de Sartène. La ville est haut perchée, aux deux tiers d'une montagne, et ses maisons de granit, carrées, serrées les unes contre les autres, rappellent les vieilles cités italiennes qui ne vivent point encore de l'étranger. Quelques vergers coupés de murs l'enveloppent en bas. Mais au-dessus d'elle, la croupe de la montagne n'a point de végétation. Ce sont des pentes régulières, mêlées de lande et de pierraille, où sèchent des lessives blanches, où se lèvent des tombeaux en forme de chapelles. Et tout l'immense paysage n'est que de montagnes pareilles, à double et triple rang, désertes semble-t-il, pauvres certainement, et qui donnent à Sartène une importance extrême, un air de ville féodale, dominatrice de campagnes peu sûres, où s'enfoncent des sentiers.

J'aurais voulu séjourner là, étudier cette région où se sont conservées les mœurs les plus anciennes, les caractères les plus rudes et probablement les plus chevaleresques de l'île. Que reste-t-il de ces strictes coutumes qui réglaient si sévèrement la durée des deuils, et écartaient les proches parents du mort, presque entièrement, de la société des vivants? Où sont les dernières pleureuses, et dans quelles bourgades des montagnes, là-bas, peut-on entendre le vocero qui rappelle les traditions les plus lointaines de la Grèce, ou la berceuse qu'improvise une mère: «O ma chère petite, ma Ninnina, quand vous naquîtes, nous vous portâmes au baptême. Le soleil fut le parrain et la lune la marraine. Les étoiles qui étaient au ciel avaient mis leurs colliers d'or…» Quelle est la vie, quel est le roman de ces hommes qui discutent là, sur la place Porta, devant le café des Amis, devant la vieille bâtisse où le mot «mairie» est peint sur le fond vert d'eau, et qui ne sont, en politique, de si grands passionnés, que parce qu'ils sont la passion même, en toute chose? S'il y avait un instrument pour mesurer la passion dans la voix comme il y en a pour peser l'alcool du vin, il frémirait en ce moment et s'affolerait, car un de ces causeurs municipaux, comme s'il s'éveillait d'un songe, vient de crier à son fils et d'un accent tragique, avec d'admirables modulations et trémolos: «Pier Angelo, cours chercher la mule, amène-la sur la place où j'ai encore des affaires à traiter! Va! Va!» Je pense au merveilleux intérêt qu'aurait le roman, difficile à composer, d'une famille de bergers dans la montagne de Sartène, et aux jolies études qu'un romancier pourrait écrire sur la vie de château en Corse. Nous avons fait quelques visites, le long de la route, avant-hier, hier, aujourd'hui. Les châteaux n'étaient que de grands logis, au-dessus des châtaigneraies. Ils n'avaient que de maigres jardins desséchés par le vent. Mais à quoi bon? Les vallons par douzaines, les lambeaux de forêts, les jachères, descendaient tout au tour et formaient le domaine immense de leurs yeux.

Il faut repartir. Je voudrais déjà revenir. Dans une rue, je suis présenté à un homme érudit et très fin, qui aime chacune des pierres de la Corse.

– Vous allez à Bonifacio? me dit-il. Ville étrange et étrangère. Vous serez en pays génois. Rien qu'à la traverser et à l'écouter vivre, on sent qu'elle était très civilisée, quand le reste de la Corse appartenait aux gardeurs de chèvres et de pourceaux. Là, point de vendetta, point de dispute violente, mais la prudence, l'astuce et le coup d'œil de côté. Ils travaillent plus que nous; ils sont plus riches. Mais je les aime moins que les gueux batailleurs et sombres de ma Sartène. Monsieur, je vous souhaite de voir la lumière du matin sur les murs de Bonifacio!

Nous redescendons les pentes des montagnes, et nous courons vers le sud. Mon compagnon de voyage me fait remarquer les plaques de fonte que l'administration des ponts et chaussées place au carrefour des routes. J'avais bien vu, même avant Olmeto, qu'elles étaient percées comme des écumoires, si bien que les noms, les flèches indicatrices, les chiffres, n'existaient plus qu'à l'état fragmentaire. Ici, elles sont réduites au minimum. La hampe est encore droite, au bord du chemin, mais elle ne porte plus qu'un petit filet de fonte, un petit triangle nu, pareil à une girouette. Quelquefois le poteau seul a survécu.

 

– Ce sont les cibles du pays. Qu'on remplace les plaques: dans un mois vous aurez l'écumoire, et dans deux le petit balai. La passion du tir est générale, et l'adresse est commune.

– Il y paraît.

– Même les femmes savent se servir d'une carabine.

– A preuve, monsieur, dit le chauffeur, qui se détourne et parle pour la première fois depuis Bastia, que la fille du boulanger de X… l'autre jour, a tué un coq, à balle, au haut d'un mât de cocagne. Et il y avait bien cinquante mètres.

La route s'abaisse graduellement. Elle touche la mer, s'en écarte, revient vers elle, et, de ce côté, nous voyons de hautes roches, forées, sculptées, dont la plus belle, qui se nomme «Le Lion couronné de Roccapina», commande des criques désertes et des ponts inutiles. L'altitude diminue encore. Nous entrons dans la pointe triangulaire de l'île, que j'appelle la pointe de silex, parce qu'elle ressemble aux pierres éclatées des flèches primitives: mêmes nervures inégales, mêmes cuves peu profondes qui se succèdent, mêmes bords déchirés. Pas un arbre sur ce plateau incliné que dore le soleil couchant, pas une maison, pas une ruine, pas une ombre qui souligne un relief. Dans les creux, une herbe courte, et quelques touffes d'un arbuste nain, écrasé, couleur de poussière. Une fille à califourchon sur un cheval, les talons et les mollets nus, la tête couverte d'un mouchoir rose, trotte devant nous. Au passage, nous lui demandons: «Quelle distance, jusqu'à la ville?» Plutôt que de répondre, elle lance son cheval au galop à travers le désert de pierre. On n'aperçoit pas encore Bonifacio. Mais au sud, dans la clarté de la mer, cette longue dentelure mauve, c'est la Sardaigne. Je vois luire faiblement l'arête des falaises et la pente des montagnes. Le terrible détroit n'a pas une ride. De longues traînées lilas, d'autres qui sont d'argent, et qui se déplacent et qui se mêlent, disent seules que les courants font le travail commandé. Bientôt, du sommet d'un petit renflement, nous découvrons, à gauche, à l'extrémité des terres, trois sillons, trois mottes séparées par de profondes cassures, et sur lesquelles se profilent, en lumière plus ardente, des tours, des carrés de murs, et de larges rubans clairs, qui tombent comme des algues et qui doivent être des remparts. Le soleil décline. Nous allons à toute vitesse dans le désert. Un moment le chemin s'enfonce et tourne dans un ravin, plein d'ombre jusqu'au bord, plein d'air humide et d'oliviers géants que les tempêtes ne peuvent atteindre. Nous sortons des demi-ténèbres; nous avançons encore un peu, et tout à coup, nous sommes à l'extrémité d'un fjord d'eau très bleue. Une énorme falaise, toute jaune, se lève à droite, une autre à gauche, plus haute encore, et sur celle-ci, qui nous cache la mer, une ville forte, drapée d'anciennes murailles, et n'ayant plus, dans le soleil, que la crête de ses maisons blanches.

VII
LES QUATRE BEAUTÉS DE LA CORSE

La Corse est une île à laquelle on distribue des épithètes et des places. Ni les unes ni les autres ne peuvent la faire vivre. Et ce sont peut-être les places qui lui profitent le moins, car la provende divise les hommes, elle diminue leur fierté, elle les dissémine à travers le continent. Les non-pourvus, ceux qui n'ont pu être ni douaniers, ni gendarmes, ni buralistes, ni gardiens de prison, ceux encore qui n'ont rien demandé, – il y en a, – habitent quelques petites villes et beaucoup de petits villages. La campagne est à peu près inculte; la moisson ne compte pas: de quoi vivent-ils? C'est leur secret. Je les ai vus cueillir l'olive et la châtaigne; ils restent maigres; ils dépensent en politique un beau goût d'aventure, en querelles locales un courage ombrageux; ils n'aiment au fond que la Corse, que la très pauvre Corse.

Je veux les louer, au moins, pour leur amour. Il n'y a pas que la vie intense: il y a les belles îles. J'ai parcouru la Corse presque tout entière et en tous sens, et j'ai éprouvé vingt fois le sentiment que connaissent bien ceux qui ont voyagé; je me suis dit: «Si j'étais né ici ou là-bas, sur cette terre que je foule, comme je l'aimerais! Comme je la préférerais ardemment! Comme je voudrais y revenir!» J'y suis revenu, moi qui n'ai pas vu ses montagnes et sa mer avec des yeux d'enfant, à l'heure jeune où le paysage qu'on aperçoit de la porte, et celui qu'on découvre par la lucarne du toit, font partie de notre âme, et deviennent comme un frère et comme une sœur. Et j'ai cherché, depuis, la raison de cet attrait puissant, de ce pouvoir de regret qu'elle exerce sur nous. Les guides n'expliquent pas ces choses-là. Ils énumèrent les «curiosités» de l'île, ses défilés de Santa-Regina et de l'Inseca, ses rochers sculptés, ses monuments médiocres, et ils citent des pages admirables, qui furent écrites en l'honneur des calanques de Piana, roches de porphyre battues par la mer bleue. Je crois qu'un homme de goût aurait tort de négliger leurs indications. Il y a plaisir et quelquefois un plaisir vif à voir les singularités du monde. Mais la beauté de la Corse n'est pas dans ces raretés. Elle est faite d'éléments plus communs, elle est presque partout présente. Quand je rappelle à moi toutes ces images qui sont dans le souvenir, obéissantes, et qui accourent, les unes ayant un nom, les autres n'en ayant pas, mais toutes si joyeuses de revivre et si nettes de couleur, elles se rassemblent d'elles-mêmes, par groupes, et laissent voir leur parenté. La Corse est belle, d'une beauté noble et durable, par son maquis, par ses forêts et principalement par celles du centre et du sud, par les deux extrémités de la Tortue, le cap Corse et la pointe de Bonifacio, et par la qualité de la lumière où toute l'île est baignée.

Le maquis c'est la végétation naturelle de la terre inculte, son vêtement souple et parfumé. Napoléon, qu'il faut toujours citer quand on parle de la Corse, disait à Sainte-Hélène: «Tout y est meilleur. Il n'est pas jusqu'à l'odeur du sol même; elle m'eût suffi pour le deviner, les yeux fermés; je ne l'ai retrouvée nulle part.» La phrase exprime une vérité, comme tant d'autres phrases de poète. Rappelez-vous le parfum des buis et des romarins coupés, qui flotte autour du parvis des églises, le dimanche des Rameaux? Là-bas, il emplit les vallées, il se lève tout le jour, toute la nuit et toute l'année sur les pentes des montagnes. Quand il est jeune, c'est-à-dire d'une sève ou de deux, le maquis ressemble à la lande. Il a, comme elle, des clairières par milliers, et de l'herbe, et de l'air entre ses touffes. Le vieux maquis ne ressemble qu'à lui-même. Il est fait de deux éléments et de deux étages, d'arbustes faiseurs d'ombre et de fleurs protégées. La plupart des arbustes ne perdent pas leurs feuilles, et n'ont peur ni du vent, ni du chaud. Ils vivent enchevêtrés, serrés, luttant pour amener chacun, à la lumière, son balai, sa gerbe ou sa tête ronde. Ils se nomment: olivier sauvage, myrte, chêne vert, arbousier, lentisque, bruyère, genévrier, romarin et laurier. En dessous fleurissent, selon les saisons, la jacinthe et les campanules, la sauge, le thym, le cyclamen rose, la lavande, les orchidées, d'innombrables crucifères, qui mêlent le goût de leur miel au parfum résineux et constant des grands végétaux surchauffés. Là encore, les chèvres font quelques sentiers, en broutant à la file et se battant pour passer. Mais, lorsqu'elles n'ont pas, depuis un an ou deux, traversé les fourrés, ils sont d'une seule masse. Tout a des griffes dans le maquis. On peut s'y glisser en se courbant; mais s'en aller debout, la poitrine tendue, comme dans nos bois, faisant plier les branches, il n'y faut pas songer. Des montagnes entières sont vêtues de maquis; il couvrirait la moitié de l'île, et les forêts couvriraient l'autre, si les bergers incendiaires ne le détruisaient, pour que, de sa cendre, il naisse un peu d'herbe. Vu de haut, et par larges nappes, il est doux pour les yeux, plus égal que le taillis, presque autant qu'une moisson d'avoine ou de seigle, et sa verdure foncée, durable et nuancée, se plie jusqu'à l'horizon à tout caprice du sol. Sur les lisières, c'est, en tout temps, une folie de fleurs maîtresses de l'espace. Et quand on entre! Je suis entré plus d'une fois dans le maquis, pour surprendre son silence et sa vie. Il est dix heures du matin. La route en corniche, très haut au-dessus de la mer, tourne, et ses cailloux sont éclatants, comme l'écume que tordent en bas les courants. Le vent siffle aux pointes des épines et des roches. Il n'y a pas une maison en vue, pas un passant. Je grimpe sur la pente très raide, et difficilement, plié en deux, je passe entre deux arbousiers, puis au milieu d'une gerbe de laurier-tin: j'évite des chênes verts, écrasés contre la montagne et dont les racines retiennent vingt pierres d'éboulis, et quand j'ai fait une trentaine de mètres en rampant, je découvre une caverne verte, un tout petit pré incliné, de quoi s'étendre, au-dessus duquel les branches se rejoignent. C'est un enchantement. Une fraîcheur coule sous la voûte du maquis; une brume fine gonfle les mousses et mouille les racines des arbustes, dont toutes les pointes sont chaudes de soleil; il ne tombe sur l'herbe que de menues étoiles de jour; le silence est prodigieux; je n'entends ni la mer, ni le vent, et les hommes sont loin. Aucun repos n'est comparable à celui-là. On est dans la vague d'encens que le vent n'a pas encore touchée et qu'on respire le premier. Les insectes ne chantent pas. J'aperçois un merle noir qui, de perchoir en perchoir, le cou tendu, coule dans l'épaisseur du maquis. Je reste jusqu'à ce que tout mon sang ait bu cette fraîcheur et ce calme. Et je pense qu'au dehors, à deux mètres au-dessus de moi, c'est la lumière ardente, la vie, ce peu de bruit que le vent charrie toujours, même dans les solitudes, une de ces matinées limpides que les bergers de Corse, parfois, appellent d'un si beau nom qui eût ravi Racine: una mattinata latina.

Quelle que soit la saison, allez voir le maquis; celui qui aura rêvé une heure dans le maquis aimera la Corse à tout jamais: allez voir aussi la forêt. Elle est plantée sur un sol de montagnes sans paliers, tout en pentes longues ou brèves, où les belles coupoles elles-mêmes sont rares, et les arêtes innombrables. Presque tous les arbres de la France continentale y ont leurs cantonnements: le hêtre avec ses éventails si promptement dorés, le chêne, l'orme, le frêne, le châtaignier, hélas! qu'on abat et qu'on distille: mais la Corse a, de plus, le pin Laricio, qui est presque son bien propre, un pin très élancé, non pas engoncé dans ses feuilles, comme plusieurs autres de la famille, mais ajouré, décidé, couronné d'un bouquet d'aiguilles et fin chanteur dans le vent. Je ne connais pas d'ombre plus lumineuse que la sienne. Il laisse tomber ses basses branches assez jeune, et, meilleur que les hommes, il est alors tout en cime. Je vous assure que ce n'est pas du temps perdu, la visite que l'on fait aux futaies de pin Laricio.

D'ordinaire, on ne parcourt guère que les forêts de Vizzavona et de Cervello, entretenues comme un parc, et que l'on gagne aisément d'Ajaccio, en quelques heures de chemin de fer. Je préfère les forêts plus méridionales, le massif immense et tout à fait sauvage qui commence à la mer orientale, près de Solenzara, monte au col de Bavella, couvre bientôt de sa marée verte toutes les vallées, toutes les cimes, souvent à de grandes altitudes, et se déverse en larges fleuves, sur les pentes ardentes, en vue de la Sardaigne. Ah! la belle lumière, dont les ravins sont chauds jusqu'au fond! La belle fuite de feuillages qui se fondent, qui ne sont plus que des formes larges, et qui prennent le mouvement et le reflet de la mer! Les belles escalades de roches grises par les laricios ébranchés, éclatés, mais vainqueurs, et qui plantent leur panache sur les dernières cimes! Paysages sans maisons, sans culture, sans oiseaux même. A peine, le matin ou le soir, quelques ramiers éperdus, venant de France, gagnant l'Afrique, et cherchant l'arbre très sûr, pour la halte. Cependant, en octobre, j'ai rencontré là des émigrants qui avaient passé la saison chaude dans les montagnes, et qui descendaient vers la côte. La carriole ou la charrette était chargée à rompre de meubles, de matelas, de sacs de provisions, de cages à poules faisant pyramide au-dessus de l'essieu; en arrière la femme était assise avec les enfants, tous les petits pieds ballants, et sur le brancard, à l'avant, l'homme tenait les guides. Ils descendaient par la route étroite, bordée d'un ravin à gauche et d'un talus à droite, où nous montions à l'allure souple et silencieuse d'une automobile, c'est-à-dire d'un monstre à peu près inconnu dans ces régions. Et tout à coup, à cent mètres entre les troncs d'arbres, à beaucoup moins quelquefois, nous nous apercevions les uns les autres. Alors l'homme sautait à terre, courait à la tête du cheval qu'il arrêtait brutalement, et se précipitait vers nous, brandissant un fusil et criant: «N'avancez pas! N'avancez pas!» Déjà nous étions immobiles, freinés. Mais en même temps que le mari, la femme, prise de la même terreur, avait sauté de la voiture; elle empoignait deux, trois, quatre enfants, qu'elle lançait au hasard, stupéfaits et hurlants, sur le talus; elle commençait même à décharger les objets les plus précieux; elle excitait l'homme au fusil qui levait le bras encore plus haut: «Défends-nous, Antonio! Ils vont nous écraser! Marche contre eux! Défends-nous!» Heureusement le propriétaire de l'automobile, Corse authentique et bien élevé, parlementait; il expliquait, dans un patois adouci, que nous passerions sans toucher la roue; qu'il n'y aurait aucun dommage; que nous ne ferions même ni bruit ni fumée. Les visages, aux deux bouts de la charrette, restaient tendus et terribles. Avec lenteur nous nous remettions en marche, et, quand le cap avait été doublé, nous faisions encore une pause pour achever la palabre: «Vous voyez, ces machines sont comme les gros chiens, pas méchantes du tout. Rassurez-vous… Tenez, la petite fille rit déjà!» Souvent, nous n'obtenions rien. D'autres fois, la figure de l'homme s'éclairait d'un sourire, l'œil noir luisait, nous échangions des mots de vieille courtoisie: «Buona sera! Buon viaggio!»

 

L'instant d'après, nous étions dans le désert, au plus haut du col, plus haut que les plus hauts arbres de la pente. A nos pieds, les vallées s'approfondissaient par étages, sans une route et sans une coupure, dans la parfaite lumière; elles fuyaient, se divisaient contre l'éperon d'autres montagnes boisées, et se relevaient dans le bleu des lointains, sans perdre, même un peu, la finesse de leurs lignes.

Si vous allez un jour jusqu'à ces forêts, continuez votre voyage vers le sud, descendez à travers les pierres chaudes, les herbes jaunes, les chênes lièges tondus jusqu'au sang, et ne vous lassez pas de la longueur du désert qui vient ensuite: Bonifacio est au bout. Les villes dont on se souvient ne sont pas rares en Corse: celui qui a vu Ajaccio et son golfe, a vu une tache blanche dans l'un des plus beaux miroirs à montagnes qu'il y ait par le monde; celui qui a vu Bastia a vu une jolie fille du Midi, coquette, qui monte de la marina avec une corbeille de fruits sur la tête; celui qui a vu Sartène a vu, presque vivant, le Moyen âge italien; celui qui a vu Cargèse, dans sa couronne d'oliviers et de figuiers épineux, a mis le pied sur le sol de la Grèce; mais celui qui a vu Bonifacio a vu une merveille. Quand j'aurai dit que la ville est bâtie sur un plateau calcaire, sur une presqu'île étroite, à pic, parallèle à la côte, et que la mer, qui la contourne, forme derrière elle un port naturel, invisible du large, long et profond comme un petit fjord, je n'aurai pas expliqué l'émotion qu'elle excite. Bonifacio n'a pas un arbre. Il y a de vieilles murailles, draperies inégales, qui pendent au-dessus du port, s'attachent à la falaise d'orient, se relient à la falaise d'occident; il y a de hautes maisons agglutinées, d'où s'échappent plusieurs moulins en ruine, une tour ajourée et un clocher qui ne l'est pas. Tout cela fait une ville pittoresque et déjà souhaitable. Mais la beauté lui vient d'un double voisinage, du reflet où elle vit, entre un désert de pierre qui la précède, l'enveloppe, la crible de rayons, et le détroit d'entre Corse et Sardaigne, qu'elle domine et qui l'assaille aussi de sa lumière. Cette vieille cité génoise est encore une citadelle commandante, le seul asile, parmi les dangers de la terre et de la mer. Son paysage l'exalte. Du côté de la terre, vingt kilomètres de rocailles qui s'abaissent lentement vers elle, des étendues ravagées par la malaria et où l'herbe, avant la fin du printemps, se dessèche et prend la nuance de la roche qui la tue; de l'autre côté, la mer, non pas libre, mais contrainte entre deux îles énormes et plusieurs petites, la mer inquiétante même au calme, divisée en courants dont on voit les sillages parallèles, pâles sur les eaux violettes. Par elle comme par le désert pierreux, l'atmosphère de Bonifacio est saturée de lumière. La tour des Templiers, les façades de bien des maisons, sont devenues, comme dans les contes de fées, couleur du soleil. Et tout au loin, les montagnes de Sardaigne s'en vont, en si larges festons, se perdre dans la brume! Je les ai vues, le matin, d'un mauve infiniment léger, et j'ai vu leurs arêtes, le soir, éclatantes comme des glaïeuls rouges.

Presque tout vient ainsi de la mer à Bonifacio: sa couleur, sa nourriture, son peuple et sa légende. C'est un pays où il faudrait s'arrêter un peu et écouter. Je suis sûr que, dans la mémoire des anciens, il y a plusieurs histoires comme celle-ci que j'ai entendu conter. Une grande princesse revenait de Terre-Sainte. Comme elle traversait le détroit, son navire fut pris dans une tempête si terrible que tout le monde se crut perdu: les passagers, l'équipage, même le capitaine. Dans cette extrémité, elle fit vœu, si elle était sauvée, de donner, à la ville où elle aborderait, le fragment de la vraie Croix qu'elle apportait de Jérusalem. Elle aborda à Bonifacio. Les Bonifaciens se réjouirent de posséder une relique aussi vénérable que celle que la princesse leur donna; ils l'enchâssèrent dans l'or et dans l'argent, et l'honorèrent de leur mieux. Mais ce ne fut pas pour longtemps. Les pirates de Barbarie, qui venaient si souvent ravager les côtes de la Corse, s'emparèrent de la ville par surprise, et coururent droit au trésor de la cathédrale. Puis, quand ils se retirèrent avec leur butin, vers le golfe de Santa-Manza où étaient restés leurs vaisseaux, ils jetèrent le bois de la vraie Croix dans la fontaine de Saint-Jean, et gardèrent seulement l'or et les pierreries du reliquaire. La fontaine de Saint-Jean est sur le bord du chemin. Le premier habitant qui se hasarda dehors, après le départ des bandits, s'en alla justement de ce côté, monté sur son âne, selon l'usage. La chaleur était grande. Arrivé près de la fontaine, il pensa que la bête avait soif, et tira sur la bride. L'âne tourna bien, fit quelques pas, mais, au milieu de la route il s'arrêta, puis se mit à genoux. Le bonhomme donna de la voix, du talon, de la houssine. «C'est singulier! songea-t-il enfin, si j'allais voir?» Il s'avança, pencha la tête, et aperçut un fragment de bois qu'il reconnut. Aussitôt il retourna pour avertir ses amis du prodige. Et l'on vit tous les habitants sortir de la forteresse, descendre les escaliers pavés, en grande hâte, chacun sur le dos de son âne, et trottiner vers la fontaine de Saint-Jean. Mais quand ils furent rendus à quelque distance, les bêtes refusèrent d'avancer, comme avait fait la première, et, témoignant la même crainte, elles se mirent à genoux, sur la route et dans les champs, par quoi l'on comprit que la relique était là, et qu'elle était bien celle que les pirates de Barbarie avaient enlevée.

Je vous souhaite encore de faire le tour du cap Corse. Il y faut deux jours de voiture. J'en mettrais quatre si j'avais à recommencer la promenade. Ce chaînon de montagne qui s'avance à plus de quarante kilomètres dans la mer, ressemble assez à un navire échoué, qui aurait, du côté de l'ouest, toute sa coque dehors, tandis que, de l'autre côté le pont toucherait l'eau. Toute la falaise occidentale est à pic et très élevée. Cela se termine au nord par un bouquet de vallées divergentes, écrasées, taillées dans le même bloc de rocher, terriblement sauvages et nues, qui regardent la France. Le cap est un royaume dans la grande île. Presque tous ses villages appartiennent au soleil et au vent, et les bois n'y poussent guère, si ce n'est dans les cuves profondes, pleines alors d'oliviers et de maquis, comme celle de l'admirable Rogliano. Il a des routes en corniche, tracées à quatre cents mètres au-dessus de la Méditerranée, et il a des marines minuscules, où les goémons s'accrochent et pendent aux murailles des maisons; il cultive les meilleurs cédrats du monde et quelques vignes qui donnent un vin brûlé; il devrait être la plus pauvre partie de la Corse, et il en est la plus riche, car les Capcorsiens, depuis des siècles, font le voyage de l'Amérique du sud. Ils sont marins, colons, marchands; ils amassent une fortune, quelquefois, des millions, et souvent ils reviennent au pays, bâtissent une villa près de Rogliano, de Pino, de Morsiglia, et font élever un tombeau somptueux, pour leurs parents et pour eux-mêmes, à l'entrée des villages. Les chapelles de marbre sont nombreuses au bord des routes.