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Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg

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III
UNE GRANDE DEMEURE

Me voici dans une des plus belles et des plus célèbres demeures de l'Angleterre. Elle fut achevée sous Jacques II, l'une des grandes époques d'architecture. On l'aperçoit de loin, toute blanche, dans la verdure d'un parc très vieux, et sa longue façade est enveloppée d'arbres lourds. Elle domine une petite ville. Elle réalise le rêve des hommes qui se souvenaient encore des forteresses, et qui demandaient du confortable. Ses murs crénelés cachent le toit; des demi-tours à pans coupés, de larges fenêtres, nombreuses, rompent la monotonie de cette nappe de pierre levée à mi-coteau. Deux ailes, en arrière, prolongent le château et forment la cour d'honneur.

J'arrive à la nuit. Dans l'encadrement de l'avenue montante, entre les houles sombres des feuillages et les nuages qui glissent au-dessus, le château, illuminé, prend un air de joaillerie. Aux reflets bleus, je reconnais l'électricité. La voiture s'arrête devant un perron bas. J'entre dans un vestibule, et, de là, dans une galerie qui a toute la longueur du château, et qu'éclairent vingt chevaliers bardés de fer, rangés le long des murailles, et dont chacun porte une lanterne.

Oui, cette demeure est singulièrement intéressante. Comme d'autres, elle a son trésor de souvenirs, ses tableaux de maîtres, ses tapisseries, ses livres; on y peut voir, au fond de la chapelle, le fauteuil de la reine Anne; dans un des salons, le berceau de la reine Élisabeth, tout semblable aux barcelonnettes de bois des fermes bretonnes. Mais elle abrite aussi de l'histoire contemporaine: l'une des familles les plus mêlées aux affaires, les mieux douées, les plus unies de l'aristocratie anglaise. Lord S… mort en 1903, avait été trois fois premier ministre de Grande-Bretagne et d'Irlande. Ses fils continuent de servir, comme on disait en France, autrefois, et ne se contentent pas du reflet de la gloire paternelle. L'aîné siège naturellement à la Chambre des lords; il a fait la guerre au Transvaal; tout à l'heure, en causant avec lui dans la bibliothèque, en le voyant feuilleter des livres et des albums, j'ai eu le sentiment qu'il avait le goût de toutes les choses de l'esprit, et qu'il les jugeait mieux qu'en homme du monde. Un autre fils est membre de la Chambre des communes; un autre l'a été et le sera de nouveau, quelque jour: tous les deux, me dit-on, sont orateurs. Un autre, je crois, est soldat, et gouverne une colonie d'Afrique. Un autre est curé de la petite ville tassée au pied du château. Il revient d'un voyage de plusieurs mois au Japon et en Chine. Je me réjouis de l'interroger, ce soir. La maison, si vaste qu'elle soit, me semble pleine, tant les invités sont nombreux.

Est-ce un simple hasard? Ai-je eu la chance d'être accueilli par des familles où les habitudes de piété se sont conservées plus fidèlement qu'ailleurs? Il est probable. Dans le Norfolk, sir H… récitait, chaque matin, la prière dans la chapelle, devant ses enfants, ses hôtes anglicans et ses domestiques assemblés. Quelques jours plus tard, fort loin de là dans un comté de l'Ouest, ayant ouvert, par mégarde, la porte de la salle à manger quelques minutes avant le breakfast, je trouvai quatre personnes, de familles différentes, faisant la prière en commun. Ici, au moment où j'entre dans la chambre qui m'est destinée, je remarque une petite pancarte fixée au mur. Elle indique les heures des repas, – neuf heures trente, une heure trente, cinq heures, huit heures quinze, – puis les heures de la prière quotidienne et celles des offices du dimanche, à la chapelle…

Les chambres portent un nom d'arbre ou un nom de personnage politique. Il y a le chêne, l'érable, le pin; il y a aussi la chambre de la Reine, ainsi désignée parce que la reine Victoria y a couché, la chambre de Cromwell, de Wellington, de Beaconsfield.

Le cérémonial du dîner, – je ne trouve pas d'expression plus juste, – est le même partout, mais plus frappant dans une maison pleine, comme le sont les mouvements d'ensemble. A huit heures quinze, tout le monde est réuni dans un des salons, à l'extrémité de la galerie. Aucun retardataire. On descend. Le dîner est servi dans une salle qui a deux étages de hauteur, et qui me rappelle des salles toutes pareilles de palais italiens, où il y avait une tribune pour les violons et les harpes. J'ai l'impression agréable, et que j'éprouve rarement, d'un luxe vrai, autorisé par la naissance, exigé par le rang et par le rôle, d'un luxe qui a l'habitude de servir et dont on a l'habitude. La vanité humaine, à un certain degré de richesse et de noblesse, n'est plus là. Elle est ailleurs, naturellement, puisque nous ne saurions nous passer d'elle. Mais l'excès de nous-mêmes, quand il n'est pas fondé sur l'argent, a du moins cet avantage d'être amusant quelquefois. Une de mes voisines parle d'une nouvelle œuvre d'assistance de Londres. Elle s'y intéresse, elle fait preuve d'intelligence dans la manière dont elle la décrit; elle est organisatrice assurément, et probablement très bonne. Mais j'ai le malheur de glisser une phrase, d'une banalité déplorable, je le reconnais, sur la misère des grandes villes. Aussitôt j'observe un mouvement d'impatience, et je suis puni d'avoir cru qu'il y a des pauvres à Londres, comme à Paris. «Non, monsieur; tout cela est fort exagéré. Dans nos villes industrielles, le travail ne manque pas. Et ceux qui travaillent gagnent bien, et sont contents.»

Aux murs de la salle, plusieurs drapeaux sont pendus. J'ai vu tout de suite, en entrant, que quatre étaient français. Ce sont des drapeaux carrés, de petite taille. De la place où je suis, je puis lire sur l'un d'eux, en lettres brodées dont l'or est tout terni: «L'Empereur Napoléon au département de la Haute-Loire»; et sur un autre: «L'Empereur Napoléon au département de la Haute-Vienne». Quand je m'informe, on me répond qu'ils ont été donnés par Wellington. Je regarde longtemps ces aigles, prisonnières en Angleterre. Elles n'ont pas été conquises sur le champ de bataille, mais enlevées simplement, dans le pillage d'une préfecture. Je pense au jour où elles frémirent dans la main de l'Empereur, au jour où il les remit au représentant de la Haute-Loire, au représentant de la Haute-Vienne, pour de futures gardes nationales…

Le dîner dure peu de temps. Après avoir fumé une cigarette, une seule, les hommes retrouvent au salon la maîtresse de la maison et leurs voisines de table, qui ont quitté la salle à manger les premières, selon l'usage. Et l'on cause jusqu'à onze heures. Autour de nous, le long des murs, il y a tout un passé, toute une galerie de portraits d'époques différentes. Parmi ces portraits, un grand tableau représente l'empereur d'Allemagne, en uniforme d'amiral, sur le pont d'un navire. C'est un souvenir: Guillaume II a passé ici plusieurs jours, avec l'Impératrice, en 1891.

Conversation presque toujours instructive et vivante, parce qu'elle est dominée par la politique, et conduite par des hommes d'action. Nous sommes à la fin d'une crise assez grave, qui met aux prises les ouvriers de chemins de fer avec l'autorité patronale et, l'on peut dire, avec l'autorité sociale. Un directeur d'une des grandes Compagnies anglaises, très entouré, très calme, n'a cessé de répondre obligeamment, à plus de vingt personnes qui ont dû lui faire les mêmes questions. Je note quelques mots qui m'ont été dits, dans un groupe ou dans l'autre, toujours en français et souvent avec un tour heureux.

Un membre du Parlement.– Sans doute, monsieur, nous sommes menacés, nous aussi, et les mêmes éléments révolutionnaires essaient de nous entamer. Mais, en Angleterre, ils auront moins de puissance que chez vous. – Je le souhaite, sans y croire. – Pardon, tout se fait lentement, ici, même le mal, et nous réfléchissons en agissant, ce qui permet de ne pas aller jusqu'au bout. Les électeurs, avec leur bon sens et leur esprit pratique, comprendront que les promesses, comme les parfums, peuvent griser, mais ne nourrissent pas.

Un autre.– Nous sommes des illogiques. Que de sottises cela empêche!

Un troisième.– Je reconnais, cependant, qu'il y a une chose inquiétante. Il faut songer que notre constitution anglaise, notre politique, nos mœurs publiques, tout, en Angleterre, a été fait en vue de deux partis. S'il s'en forme un troisième, qu'adviendra-t-il?

Lady K.– Oui, assurément, j'ai beaucoup connu le père de lord S… le chef de cette belle famille qui nous entoure. Je ne suis plus toute jeune. C'était un homme sarcastique. Sa bonté, très réelle, vivait sous l'épine. Il ne donnait jamais un conseil, et ses enfants ne parvenaient pas toujours à deviner son avis. Désabusé des hommes, désabusé des mots. Il disait: «L'exemple seul des parents sert à quelque chose.»

Quelqu'un du Foreign Office.– Monsieur, nos sentiments profonds sont taciturnes.

Miss Vera N.– Demain, vous verrez le parc. Il est très beau. Je vous raconterai un mot curieux, – parmi tant d'autres à jamais ignorés, – qui y a été dit. Voulez-vous? Seulement, vous me direz ce que vous en pensez?

– Volontiers.

– Eh bien! lorsque l'empereur d'Allemagne vint ici, il voulut faire une promenade à cheval, dans le parc. Quatre chevaux furent sellés. L'Empereur allait devant, accompagné par lord S. Deux aides de camp suivaient. A une petite distance du château, la jument que montait lord S. prit peur, et partit à toute allure; le cheval de l'Empereur fit de même. Y eut-il quelques secondes de danger? Je ne sais. Mais aussitôt, d'un même élan, les deux aides de camp se précipitèrent et encadrèrent leur souverain, galopant botte à botte, prêts à lui porter secours. Puis, les chevaux se calmèrent; la course cessa; on reprit la promenade. Alors, un des officiers, passant, pour se remettre à la suite, près de lord S., lui dit: «Votre jument, monsieur, mériterait d'être fusillée!..» Que pensez-vous du mot?

– Il est rude, mais superbe!

 

– Vraiment? Un Français l'aurait dit? Un Français d'autrefois?

– Avec des nuances, mademoiselle; ils en trouvaient même au galop. Mais le sentiment eût été le même.

A onze heures, la réception est finie: la soirée ne l'est pas. On se retire. Les salons entrent dans l'ombre. Mais bientôt, par les escaliers, par les couloirs, les hommes, évitant de faire trop de bruit, se dirigent vers le fumoir, où sont disposées les bouteilles de whisky et de soda, les boîtes de cigares, les cigarettes. Ils se sont mis à l'aise. Ils ont enlevé leur habit et souvent leurs souliers vernis, pour endosser le veston ou la robe de chambre, et chausser les pantoufles. Et la deuxième soirée commence, illimitée, dans la fumée bleue.

IV
LE VILLAGE
UN PARC DANS LE YORKSHIRE

J'entends bien les mots que j'ai si souvent lus; que les Français ne manquent pas de répéter, comme la plus neuve de leurs impressions, après quarante-huit heures passées à Londres; que les Anglais m'ont dits également, plus d'une fois: «Nous sommes si différents!» Nous avons, en France, et ils ont, en Angleterre, toute une littérature qui expose cette vérité, la débite en morceaux, la commente et l'illustre. Elle est intéressante, elle est amusante, mais combien exclusive et oublieuse! Entre les Anglais et nous, je veux bien admettre un millier de différences, un million si on y tient, mais, à vivre parmi eux, dans le home, on s'aperçoit que la littérature insiste trop, ici encore, comme elle le fait toujours sur les sujets faciles, et qu'il reste quelque chose de commun entre des hommes si différents. Il reste l'humanité, tout simplement, l'essentiel, le meilleur de la sensibilité, et tant d'idées qui donnent un air de famille au monde civilisé. Je me dis, avec une conviction grandissante: quel choix d'amis un Français qui aurait le temps pourrait faire en Angleterre! Quels amis solides et reposants, prodigues d'attentions muettes, intimidés par leur propre cœur, jusqu'à prendre le ton de l'humour, pour exprimer leurs sentiments les plus profonds, exacts dans leur politesse, juges équitables de la noblesse d'un acte et du bon droit d'un homme, excepté quand l'intérêt du pays ou seulement son orgueil est en jeu!

Lord H… chez lequel je vais passer quelques jours, avant de regagner la France, est précisément l'un des hommes qui représentent le tempérament anglais, comment dirai-je? à son maximum d'acclimatation. Il connaît les sauvages de la Terre de Feu, mais aussi Paris, la France et les Français; il a l'esprit vif et curieux et, chose infiniment rare, le sentiment que l'Angleterre n'est pas l'unique fruit de civilisation, le melon poussé sur le fumier de cent races qu'il domine et qui l'aident à mûrir, mais qu'il y a d'autres peuples, très bien doués, et des qualités de race, fort répandues chez les voisins et qui ne font pas partie du patrimoine anglais. Il est artiste, spirituel et, avec les mains les plus fines du monde, tout le contraire d'un faible. Tout à l'heure, il m'a dit: «Je ne comprends pas votre Louis-Philippe, quittant les Tuileries sans se défendre contre l'émeute. Il fallait tirer. Quels malheurs la force épargne!»

Le domaine de lord H… est fort éloigné de Londres, situé dans le nord de l'Angleterre, dans cette partie où les usines, les mines, les villages ouvriers, les villes de grande industrie emplissent les vallées. Et certes, du château où nous causons depuis ce matin, on n'aperçoit aucune cheminée de fabrique; la prairie qui descend, devant les fenêtres, paraît bien être du plus beau vert, le plus uniforme, le moins souillé, le plus vibrant; les deux futaies qui l'encadrent et s'ouvrent avec elle ont le même ton que les nôtres à la fin de l'automne. Cependant, tout à l'heure, quand j'ai mis le pied dehors et suivi l'allée qui mène au jardin, j'ai trouvé bien sombres les feuilles des rosiers, je me suis penché: elles avaient un peu de poudre noire sur toutes leurs arêtes, de la neige des quatre saisons. Mon hôte sort du château et m'appelle:

– Ah! vous regardez mes rosiers! Je les fais venir de France; ils poussent bien d'abord, mais cette terrible fumée les tue, à leur troisième ou quatrième fleur. Venez avec moi; allons voir le village!

Je comprends que nous allons visiter un village comme il y en a, en France, plus ou moins loin de chacune de nos maisons de campagne. Mais non, je suis vite détrompé. A cent pas du château, lord H… m'introduit dans un atelier où travaille un vieil homme, rubicond avec des yeux gris et papillotants, et qui frotte, qui caresse de la main une haute colonne torse, tandis qu'un apprenti, au fond de la pièce, surveille le pot où bout la colle forte.

– Mon chef ébéniste, un artiste, un ami qui travaille pour la maison depuis quarante ans.

A quelques pas de là, dehors, nous rencontrons le scieur de pierres, puis, sous un hangar, les peintres, puis le charpentier, puis le maréchal ferrant; des ouvriers, à côté, battent des gerbes d'avoine; un des gardes-chasse passe et va vers les prés bas. A chacun de ces hommes, lord H… adresse la parole, affectueusement. Je les observe: bonnes têtes carrées, peu de mots, un salut sommaire, la casquette quitte à peine le crâne, mais le sourire est parfait, amical, de tout l'être à la fois; les mains vont d'elles-mêmes à celles du maître: il y a des siècles de confiance dans le plus petit de ces mouvements. Je reconnais des expressions de mes amis de la campagne, des plus anciens, de ceux qui ne finassent plus avec moi. Les nombreuses granges, les ateliers, les cottages en brique vernie, plus ou moins élégants selon le grade des employés, forment, autour de nous, un village où manquent cependant l'épicier marchand de grains et de faïence, le «buraliste», le boulanger reconnaissable aux trois miches d'or qui hachent le bas de sa fenêtre. Le temple, une église gothique, noire et charmante, avec ses pierres tombales toutes marquées du même nom, du même casque empanaché, des mêmes armes, lève sa tour au milieu d'une des futaies voisines.

– A présent, me dit lord H… je vais vous présenter à notre fermière. Je vous préviens que c'est une dame fort importante.

Nous sortons de la rue boueuse, et nous traversons un jardinet aussi soigné que ceux des boarding houses de la côte anglaise, gazons bien tondus, fusains coupés en brosse et faisant clôture, corbeilles où achèvent de pâlir et de se dissoudre, dans les pluies d'automne, des dahlias simples et des bégonias de la petite espèce rose. La jeune fille de la maison est en rose, elle aussi; elle cousait à la machine, quand nous entrons, et elle se lève, appelle sa mère, forte matrone minaudière, coiffée en cheveux, et nous avons deux révérences.

– Ah! milord, je profite tout de suite de votre visite pour vous demander une réparation à laquelle nous tenons tant: qu'on agrandisse la fenêtre de la salle à manger, donnez-nous une belle fenêtre jusqu'au plafond, et large, large, et peinte en blanc!

Il faut vraiment être atteint de la fièvre mégalique —febris pejor, frequentissima– qui ruine tant de gens heureux, pour souhaiter un «home» plus confortable que celui de cette fermière. Un notaire de petite ville l'eût acheté tout meublé; un officier d'administration en eût rêvé trente ans, et joui peut-être en fin de saison… Tout ce qui sert d'idéal à des cantons entiers se trouve ici au grand complet: salle à manger, salon, office, cuisine avec fourneau de fonte du dernier modèle, laiterie, tout un étage de chambres au-dessus, des tentures d'étoffe dans les appartements de réception, des bibelots partout, des lanternes japonaises, des meubles de chêne ciré, plus de cinquante photographies encadrées, un piano, des tapis, un parquet, en un mot les témoins obligés du bonheur. En traversant l'office, j'aperçois, pendus par la patte au bout d'une ficelle, deux perdrix grises et un jeune ramier. Lord H… a dû faire semblant de ne pas les voir.

Il m'invite à visiter son habitation de la cave au grenier, et nous employons la dernière heure de la matinée à parcourir les dépendances, à inspecter tous les services de cette habitation seigneuriale, y compris la boulangerie qui fabrique le pain de luxe et le pain de ménage, et la brasserie d'où sort la bière commune. Avant de rentrer au salon, il va s'informer de la santé d'une vieille femme, – la nourrice des enfants, – qui a ses appartements, pour toujours, sous le toit familial. Et je reviens au salon; on m'interroge, et quand j'ai raconté quelques-unes de mes impressions, deux jeunes femmes, qui sont invitées à déjeuner, disent chacun un mot joli. La première dit:

– Le temps des très grandes habitations est peut-être passé; elles supposent une féodalité acceptée.

La seconde, qui est toute jeune, répond:

– Je crois que les pays où subsiste quelque chose de féodal sont les plus heureux: les gens d'un même domaine y forment une grande famille.

Cet après-midi, excursion en automobile et visite au château de Wentworth Woodhouse. Les chemins sont mauvais, défoncés par les charrettes qui transportent la houille, et la campagne manque de joie; un vieux terrien dirait qu'elle manque de cœur; elle a l'air débile et las. Mais, dès que les barrières qui défendent l'accès du parc ont été franchies, ô royaume enchanté! Les jardins de légende sont ainsi: ils se reposent; les siècles passent à côté d'eux; le monde est mauvais tout autour; la beauté de leurs ombres y sert d'explication à la douceur des bêtes. Voici des prairies vallonnées, à perte de vue, devant moi; elles s'en vont comme un grand fleuve vert clair et houleux, et, à droite, elles creusent des baies lumineuses dans la forêt toute noire, dont on ne voit pas non plus la fin. Sur la prairie, près de la forêt, il y a le château, qui paraît grand comme l'Escurial, – il doit l'être moins, mais la brume grossit! – Et partout, à travers les étendues, des troupeaux d'animaux rares s'avancent à petits pas, broutant l'herbe et flairant le vent, des cerfs avec leurs biches, des daims, des antilopes, des bœufs à bosse, tout blancs, dont les grands-parents sont venus de l'Inde, des bœufs d'Écosse à poil jaune et traînant à terre comme une frange. Je songe aux ménageries que Breughel assemblait dans ses paradis terrestres, à ses longues avenues sous les arbres, à ses longues vallées fraîches, au bout desquelles, dans les lointains des bois, il y avait toujours plus de bleu que dans le ciel même.

Le lord qui fit dessiner ce parc avait le goût des espaces et celui des collines drapées, et celui des chênes isolés dont la lumière fait le tour. Hélas! s'il revenait, que de chênes il pleurerait! Tous les vieux chênes meurent, beaucoup de jeunes sont malades, noircis par la fumée, empoisonnés par elle et étouffés. Nous sommes ici dans le domaine qui appartint au comte de Strafford, le ministre de Charles Ier. Il paraît que les archives sont pleines de pièces curieuses. La galerie de tableaux n'est pas moins riche. On y peut voir vingt-huit tableaux de Van Dyck, dont l'un au moins est un grand chef-d'œuvre, le portrait, peint dans le château même, de lord Strafford et de son secrétaire, celui-ci tout jeune, vif, spirituel, habillé de rouge, la plume levée, l'oreille tendue, amusé par les secrets d'État qu'il vient de «coucher par écrit», l'autre, le maître, vêtu de sombre, inquiet de la manière dont il va continuer sa dépêche, assez jeune encore de cheveux et de visage, mais sans jeunesse de regard. C'est le secrétaire qui fait envie, mais on se dit que l'Angleterre avait un bien solide ministre. Quand nous passons dans la vaste salle de réception carrée, dallée de marbre, à laquelle aboutit, au premier étage, l'escalier d'honneur, un de mes compagnons me raconte une des traditions de Wentworth Woodhouse.

– Cette salle, me dit-il, a connu, pendant trois cents ans, un mois de fêtes, chaque année. Jusqu'à la mort du grand-père du possesseur actuel, survenue il y a six ans, la coutume s'est maintenue, de père en fils, de tenir table ouverte tous les mardis de novembre. Dans les temps anciens, dans les âges féodaux, – si rudes, mais par tant de côtés fraternels, – venait qui voulait déjeuner chez le lord: ses voisins et ses paysans, les travailleurs des mines de charbon, les voyageurs et pauvres qui ambulaient dans le domaine; puis, le nombre des passants, avec le progrès, devenant excessif, on changea la méthode, et tout le monde encore put venir, mais à la condition de prévenir et d'écrire: «Je viendrai déjeuner au château, tel mardi.» J'ai vu des déjeuners de quatre-vingts et cent couverts. Aujourd'hui, la tradition est brisée. Tant d'autres semblables ont disparu plus tôt! Saviez-vous, par exemple, que jusqu'en 1848, tous les membres de la Chambre des communes ou de la Chambre des lords avaient le droit, s'il leur plaisait, d'aller dîner chez l'archevêque de Canterbury? Ils n'avaient que deux obligations à remplir: prévenir leur hôte et arriver au palais de Sa Grâce en costume de pair ou de député.

 

Le soir est déjà tombé. Que le soleil brille peu de temps, dans ce pays où la brume, de tous les points de l'horizon plat, monte en murailles qui se rapprochent et font la voûte! Il n'est pas plus de trois heures, et déjà tout le relief des terres a cédé, l'éclat de l'herbe est mort; on ne sait plus d'où vient la lumière; la peur de la nuit rassemble les bêtes des troupeaux et des hardes, et les groupe en taches rousses sur les prairies toutes blanches. Les mâles tournent autour, et meuglent ou brament, et j'entends venir leur voix des profondeurs de l'ombre où la forêt s'efface. Tandis que l'automobile suit, à petite allure, une avenue tournante, un grand dix-cors trotte un peu en arrière, sur la pente, et ses biches le suivent, tendant le cou, et par-dessus les dos bruns et mouvants, le grand château n'est déjà plus, dans le brouillard, qu'un peu de brouillard plus pâle, où trois points d'or viennent de s'allumer.