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Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg

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VISITES EN ANGLETERRE

I
DANS LE NORFOLK

Les circonstances m'ont amené, à visiter plusieurs comtés d'Angleterre éloignés l'un de l'autre. Partout j'ai trouvé, chez les Anglais qui m'ont reçu, «cet accueil franc, sans affectation d'aucune sorte, et qui s'offre sans s'imposer», dont parle, dans un livre de voyages, le prince Louis d'Orléans et Bragance; et j'ai reconnu que le voyageur princier usait d'un autre mot juste, quand il notait «leur discrétion affinée par une longue pratique de l'hospitalité». Je tâcherai d'imiter cette discrétion. Je publierai quelques impressions, incomplètes volontairement, sans préciser les lieux, choisissant parmi mes souvenirs ceux qui ne rappellent pas trop les lectures que j'ai pu faire.

Ma première visite est pour le Norfolk. L'habitation où je suis attendu est située au nord-est de Londres, à plus de deux heures d'express. Le train traverse d'abord des campagnes plates, devenues comme un parc en raison de ces deux phénomènes: respect des arbres et abandon de la culture des céréales. Après une heure de route, la terre remue enfin; les rivières ont un cours précipité entre des bordures de prés d'une pente égale et d'un vert sans une tache, sans feuilles tombées, sans fleurs tardives; des bois aux frondaisons pleines, rondes en haut et rondes en touchant l'herbe, tournent avec les collines, et bleuissent avec elles, bien plus vite que chez nous, dès qu'ils s'éloignent un peu; j'aperçois, se levant des futaies, des tours et toute la crête dentelée d'un château couleur de ciment. La pluie qui a tombé huit jours durant, la pluie impériale de Grande-Bretagne et d'Irlande, a tout lavé, lissé, verni. Le soleil se montre, derrière un voile. Et il semble que les voyageurs passent l'inspection d'un décor de théâtre tout frais: «Attention! Ces messieurs arrivent! Quatre petites filles en rose et blanc sur une barrière; un chariot ici, avec deux chevaux rebondis; un troupeau de dindons là-bas; éclairage à gauche; effet de brume au jour tombant; ne bougeons plus, ces messieurs regardent!»

Un peu plus loin, le pays redevient plat, des canaux coupent les étendues vertes, les bateaux s'aventurent dans les prés, on pense à une Hollande boisée et sans tulipe.

La nuit commence, quand je descends du train. Je traverse une petite ville de bains de mer, assise entre deux collines. La maison de sir H… n'est pas loin. Je suis reçu comme si je revenais. J'entre cependant pour la première fois: mais je connais le fils aîné du baronnet. Tout le monde, – mes hôtes et les invités, – parle français, parce que je ne sais que trois mots d'anglais. Je suis dans une famille ancienne, influente, religieuse et passionnée pour la chasse. Lady H… a passé plusieurs hivers au bord de la Méditerranée, à Nice, à Cannes. Elle a gardé de la France un souvenir pareil à celui que nous emportons d'Italie: branches d'olivier, ciel bleu, femmes jetant des bouquets de géraniums dans la voiture d'une grande dame, étoiles claires, parfum chaud des montagnes. Il s'y mêle, et cela est mieux et touchant, des noms, des visages, des mots de pauvres gens qu'on allait voir et secourir. Elle a dû être fort belle. Elle a grand air, un esprit prompt, décidé, qui se recueille quand il s'émeut; elle a le goût des fleurs, dont il y a, dans les salons et dans les chambres, des gerbes admirables et faites avec un goût juste.

Le maître d'hôtel, en mon honneur, a orné la table de rubans tricolores. Tous les convives sourient. J'entends murmurer: «L'entente cordiale!» Et les deux mots sont exacts, sûrement, entre les quatre murs de la salle à manger. Mon hôte me demande:

– J'espère que vous êtes conservateur?

– Oui.

– Very well!

Après le dîner, quand nous passons au fumoir, il allume un cigare, il entame, avec un de ses invités, une discussion véhémente et grave sur le libre échange, et je vois du coin de l'œil, sous le feu des lumières, remuer et puis devenir étale sa barbe blonde et blanche. Mon jeune ami, qui se mêlerait volontiers à la conversation, car il a le goût très vif des choses politiques, pense que l'examen du livre des chasses m'intéressera davantage. Il va prendre dans la bibliothèque un volume relié, doré sur tranche, où, depuis soixante-quinze ans, chaque tableau de battue a été inscrit: faisans, perdreaux, canards sauvages, lièvres. Je relève beaucoup de belles journées, une, toute récente, de 300 perdreaux, une autre de 865 faisans. On a chassé dans l'après-midi, sans grand succès, à cause du vent. Et pendant qu'au dehors la pluie bat les fenêtres, la pluie dont les rafales sont pleines de bruits de mer, j'interroge plusieurs chasseurs sur ce grand «excitement» favori. Ils connaissent bien le sujet. La loi qui régit la chasse en Angleterre, me disent-ils, date d'un peu plus de trente ans, c'est une loi radicale. On s'était plaint du dommage causé par les lapins: elle en a profité, pour attribuer le droit de chasse au fermier.

– Qui le cède au propriétaire?

– Pas complètement. Il peut renoncer à chasser le gibier, les faisans, les cailles, les perdreaux, mais non à détruire les lapins et les lièvres, considérés comme animaux nuisibles. Le droit au lapin et au lièvre est inaliénable. Et de plus, il peut s'exercer toute la semaine, même le dimanche.

– Mais vous aussi, vous pouvez chasser le dimanche? Vous ne le faites pas, je le sais, mais c'est de votre plein gré.

– Il y aurait un moyen fort simple de vous détromper. C'est demain dimanche. Supposons que vous preniez un fusil et que vous alliez devant vous, sur nos terres, avec un de nos gardes…

– Eh bien?

– Vous seriez pris, ou dénoncé au juge. Et le juge vous condamnerait à autant de guinées, à autant de fois vingt-six francs d'amende, que vous auriez abattu de pièces de gibier. Mais, sur votre chemin, à la lisière d'un champ de betteraves, vous auriez pu croiser un de nos fermiers, revenant tranquillement à la maison, avec une couple de lièvres dans sa gibecière.

– C'est un régime qui a dû singulièrement diminuer le nombre des lapins et des lièvres, en dehors des parcs?

– Assurément. Quant aux lapins…

– Vous ne les chassez guère, oui, peut-être même n'en mangez-vous jamais? On me l'a affirmé.

Quelqu'un me répond, d'un ton sérieux:

– Ils sont très appréciés dans la classe industrielle.

Le lendemain, le soleil a paru dès le matin. Je le vois de ma fenêtre. Il met en joie les grives et les merles, que personne ne détruit en Angleterre, et qui courent sur les gazons ras, par douzaines, essayant un commencement de chanson, sans ardeur, en sourdine, comme il convient au milieu d'octobre. Il ne reste plus trace de la pluie d'hier, si ce n'est dans le ciel, tout frais lavé, qui n'est pas sec, qui ne le sera jamais.

Sans que j'aie eu besoin de le demander, lady H… a donné l'ordre d'atteler, pour me conduire à la chapelle catholique, distante de quatre kilomètres et située à l'entrée de la petite ville. J'entends la messe, en compagnie de quarante-quatre fidèles, de conditions très diverses et dont plusieurs doivent venir de fort loin. Pendant ce temps, les propriétaires du domaine et leurs hôtes sont allés au temple. Les chemins sont pleins de gens qui passent, mais qui se taisent ou qui parlent bas. Les automobiles et les cloches rompent seules le silence de cette matinée dominicale. Il y a du jeûne dans le dimanche de nos voisins. Mais j'ai toujours trouvé que c'était là un sot thème de moquerie, et que cette rigueur, ne fût-elle qu'apparente, ne va pas sans grandeur.

Une heure sonne. Déjeuner froid, selon la tradition, les domestiques ayant congé. L'après-midi se passe en causeries, flâneries, promenades: nous visitons les jardins, qui sont aimés, et que l'automne n'a pas encore touchés; la ferme la plus proche, où sir H… agronome entendu, me présente un troupeau de vaches de l'espèce dite Tête Rouge, et qui est de robe rouge également, et qui n'a pas de cornes, mais qui porte, à la place, au sommet du front, un superbe toupet frisé, à la Louis-Philippe; puis nous descendons vers les bois. Ils sont très beaux, d'essences mêlées, chênes, pins, hêtres, bouleaux, plantés dans un sol raviné, qui tantôt plonge et maintient dans l'ombre bleue la colonnade des troncs d'arbres, et tantôt les érige dans la lumière du couchant, neige pourprée qui descend tout le long des écorces et sculpte les racines. Ils enveloppent un étang, d'où montent, à notre approche, des bandes de canards à demi sauvages. Mes compagnons de promenade, jeunes ou vieux, ont tous le sentiment de cette beauté des bois, un enthousiasme qui ne s'exprime pas par des mots, mais que trahissent les yeux, la marche plus ardente, coupée d'arrêts que personne n'a dictés, les silences, le geste d'une main qui se lève, et qui montre la gloire d'une grappe de feuilles mourantes. Je dis à une jeune fille, qui marche à côté de moi:

– Vous êtes des romantiques.

– Je croyais, me répond-elle en riant, que, pour des Français, nous étions seulement «sportives».

Le soir, quand nous nous sommes retrouvés dans le salon, elle est venue à moi, un gros livre à la main.

– Il y a tout dans la Bible, monsieur. Voici un texte où l'on jurerait que le prophète Nahum à prédit les automobiles… C'est sir H… qui l'a découvert l'autre jour. Regardez!

Et je lis, au bout de son ongle rose: «Les chars courront rageusement dans les rues; ils se heurteront l'un contre l'autre dans les avenues; ils ressembleront à des torches; ils voleront comme des éclairs.»

– C'est même l'accident qui est prédit, mademoiselle.

Mon voisin, qui a entendu le mot d'automobile, se penche.

– A propos, dit-il, vous connaissez M. Z…? – Et il me nomme un jeune Anglais, que je connais en effet, et qui habite un comté assez éloigné de celui où nous sommes. – Il lui est arrivé une aventure amusante. Vous savez que, chaque année, le Roi, sur la liste des principaux propriétaires des comtés, «pointe» les shériffs. Il en pointe un par comté, et il y a obligation d'accepter cet honneur assez onéreux. On ne peut le décliner qu'en payant quelques centaines de livres sterling.

 

– Et notre ami M. Z… a été pointé, pour cette année-ci?

– Précisément. Il n'a eu garde de se soustraire à l'ordre du Roi. Il devra donc, en cette qualité, recevoir les membres de la famille royale qui traverseraient le comté. Mais le plus clair de l'office de shériff, vous ne l'ignorez pas, c'est d'aller chercher à la gare, quatre fois par an, le juge qui tient les assises, et de le reconduire dans le même appareil. Or, les usages sont antiques et sacrés: grand carrosse de gala; deux hommes sur le siège; deux valets de pied, toutes perruques dehors, debout à l'arrière; le juge, en costume, assis sur les coussins du fond, et le shériff lui faisant face. M. Z… se dit qu'on pourrait peut-être rajeunir le cérémonial. Il s'en ouvrit au juge. «J'ai une 40 chevaux, dit-il, toute neuve et des plus confortables. Je la mets à la disposition de Votre Seigneurie, que j'irai prendre en automobile, si elle le permet, au lieu d'user de ce lourd carrosse.» Quelle proposition! Quelle révolution! Le juge n'a pas même hésité une seconde: «Monsieur, a-t-il répondu, quand le Roi entre dans une ville d'Angleterre, c'est dans un carrosse de gala. Je suis le représentant du Roi pour la justice. J'entrerai en carrosse, suivant l'usage, et non autrement.»

II
DANS L'OUEST

Les hêtres sont peut-être les plus beaux arbres qui soient. Ils ont le tronc vigoureux et les mains fines. Et quel vêtement d'automne! Quel manteau de cour traînant sur l'herbe; quelle vie, au moindre souffle, dans tous ces larges plis, brodés d'or vert, d'or jaune, d'or rouge, qui tombent autour d'eux! Avec les ormes, ils forment la grande beauté de la campagne anglaise. Les ormes ont plus de colonnes apparentes, plus de jour entre les feuilles, plus de caprices dans le mouvement, plus de branches qui font panache, ou simplement perchoir: mais les hêtres sont incomparables pour l'ampleur des assises et la magnificence des palmes étalées. Leur beauté est aimée; ils ont la vieillesse assurée, comme les bons serviteurs, dans ces domaines inaliénés.

– Venez voir ceux-ci, me dit la comtesse W., ils n'ont que deux cents ans, mais ils vivent tout près de nous. Et comme ils commencent bien!

Ces «jeunes» arbres, pleins de promesses, auraient pu l'un et l'autre abriter une compagnie de grenadiers sous la tente de leurs feuilles. Il pleut, nous sommes dans l'ouest et en automne. Les choux trouvent la pluie délicieuse; les hommes n'ont pas l'air de la trouver gênante. Nous revenons d'une course en automobile; nous avons visité le collège de Downside, bâti en pleine campagne par les Bénédictins anglais: et, naturellement, nous sommes arrivés pendant une récréation. Il faut connaître le règlement, pour tomber sur une étude! Eh bien! cinquante collégiens galopaient dans l'herbe trempée, tête nue pour la plupart, sous une averse qui eût fait ouvrir son parapluie à un berger des Landes; ils traversaient un taillis, et se ruaient, en deux pelotons, sur les pentes d'une seconde prairie. Le jeune moine qui nous guidait dans notre visite avait l'air d'envier les coureurs. Sa souple vigueur, à chaque mouvement, affirmait l'habitude encore récente du golf et du cricket, et je suis bien sûr que si je lui avais dit: «Quel beau temps pour le rallye-paper!» il aurait répondu: «Oh! yes!» Ici, de même: tout ce qui est dehors reste dehors; la pluie peut tomber s'il lui plaît, on la connaît; on la supporte; elle vient de la mer amie et collaboratrice.

Nous rentrons cependant. La maison, qui est vaste, est pleine de tableaux, d'aquarelles, de gravures accrochées aux murailles. Les corridors sont des musées, et, jusque dans le quartier de la nursery, cent œuvres d'art racontent l'histoire d'Angleterre ou l'histoire de France, cette petite gravure coloriée par exemple, qui porte en marge ces lignes manuscrites: «Vue de la Bastille, prise du second pont-levis, au moment du siège et de la prise de cette forteresse, le 14 juillet 1789, 4 heures après-midi.» On croyait que l'inscription était de la main de Horace Walpole. «Je suis presque sûre du contraire, dit une jeune femme à qui la comtesse W. fait visiter le château; c'est un de ses amis de France qui a envoyé à Horace Walpole la gravure et la légende.» Elle a le droit de juger: elle a publié, en seize volumes, et annoté les lettres du célèbre homme d'État. Mais elle est si simple et si fine, qu'il faut une surprise comme celle-ci, pour qu'elle laisse deviner son érudition. Horace Walpole règne, d'ailleurs, dans cette maison. Ses mémoires, – deux textes de sa main, – superbement reliés, occupent la place d'honneur dans la bibliothèque. Son portrait, par Richardson, nous le montre dans sa jeunesse en habit bleu et justaucorps rouge, le visage levé, spirituel en diable, avec cette nuance de fatuité qui deviendra bientôt mépris.

Expression rare dans les portraits d'hommes de l'école anglaise. Ici même, il y a dix autres toiles représentant de jeunes seigneurs du même temps: et qu'ils soient diplomates, marins, futurs ministres ou simplement chasseurs de renards, tous les modèles ont ce petit pli de rudesse entre les sourcils, cet air de volonté, de bourrasque facile et imminente, qui est une manière anglaise, et une jolie manière, en somme, de regarder la vie.

– Voici deux tabatières qui lui ont appartenu, dit lady W. en s'approchant d'une vitrine. Celle-ci, – et elle me tend une tabatière en or ciselé, enrichie de rubis et de perles, d'un admirable travail, – lui a été donnée par le grand Frédéric; voyez la miniature…

– Et cette autre, réplique Mrs. T., lui fut envoyée de France, par son amie madame du Deffand. Madame du Deffand avait fait peindre sur le couvercle, le portrait, – ne trouvez-vous pas qu'on ne l'a pas flattée, cependant? – de la belle marquise de Sévigné, et elle avait enfermé dans la boîte une lettre… Attendez, je crois que je vais pouvoir vous la faire lire…

Mrs. T. s'en va fouiller dans la bibliothèque, et revient, après une minute, avec le texte de la lettre, datée «des Champs-Élysées», et qui n'est pas tout à fait de la belle marquise, on le devine à la deuxième ligne. «Je connais votre folle passion pour moi, votre enthousiasme pour mes lettres, votre vénération pour les lieux que j'ai habités. J'ai appris le culte que vous m'y avez rendu, j'en suis si pénétrée que j'ai sollicité et obtenu de mes souverains la permission de vous venir trouver, pour ne vous quitter jamais… J'ai pris la plus petite figure qu'il m'a été possible, pour n'être jamais séparée de vous. Je veux vous accompagner partout, sur terre et sur mer, à la ville, aux champs, mais, ce que j'exige de vous, c'est de me mener incessamment en France, de me faire revoir ma patrie, la ville de Paris, et de choisir pour votre habitation le faubourg Saint-Germain.»

La maison aime les livres. Dans le fumoir, où je retrouve bientôt la famille de lord W. et ses hôtes, j'aperçois, sur une table, les trois volumes, qui viennent d'arriver, des lettres de la reine Victoria. A côté, trois ou quatre volumes, format in-quarto, épais, margés abondamment, portent aussi le nom de la reine: «The Victoria history of the counties of England.»

– Cette histoire des comtés anglais, m'explique M. T., a été entreprise, il y a, je crois, une dizaine d'années, par l'éditeur Archibald Constable. Ce sera une œuvre immense, puisque l'étude de chaque comté exige plusieurs volumes. Tout s'y trouvera: géographie, géologie, histoire, botanique, archéologie, littérature…

– Que j'aimerais qu'on fît une œuvre pareille pour la France! Dénombrer ses gloires, puis les enseigner! Les travailleurs ne nous manqueraient pas: ce sera l'œuvre des temps de paix, un peu plus tard.

– Chez nous, le moment est favorable. Un grand nombre d'hommes compétents collaborent à cette histoire, et même plusieurs femmes. Nous avons, – le saviez-vous? – plusieurs centaines de jeunes filles qui étudient à présent, à Oxford et à Cambridge. En sortant de là quelques-unes écrivent, comme celles dont je viens de parler; d'autres deviennent institutrices, secrétaires… Les femmes commencent à chasser les hommes de beaucoup d'emplois en Angleterre. Elles sont innombrables dans les administrations, dans les postes, par exemple. Et les hommes se plaignent: c'est l'envers du féminisme.

La conversation prend cette allure demi-politique, demi-sociale, qui est, comme le galop de chasse, familière à nos voisins et voisines d'outre-Manche. Lady W. raconte qu'elle veut établir une nurse garde-malade, dans le village, et qu'elle rencontre des difficultés qui ne sont pas spéciales au pays anglais, mais qui peut-être y sont plus malaisées à vaincre.

– Il nous faut, dit-elle pour le traitement de la nurse, cinquante-sept livres sterling, plus une bicyclette et le grand manteau bleu. J'ai demandé aux ouvriers leur cotisation; ils m'ont répondu: «A quoi bon, maintenant? Nous la paierons quand nous serons malades!» Oui, ils paieront alors une guinée par semaine, puisque c'est le prix que demande une garde-malade, ou plutôt ils ne pourront pas la faire venir… C'est le comble de l'imprévoyance!

– Lady W. réussira quand même, répond quelqu'un. Elle a tout l'essentiel pour gagner sa cause, qui est d'aimer le monde où l'on vit. Je vous apprendrai, monsieur, qu'elle a, par exemple, l'habitude d'inviter, à la Noël, les filles de ses fermiers à prendre le thé avec elle; un autre jour, ce sont les fermières qu'elle invite; un autre jour, elle donne un bal à ses domestiques…

– Un bal!

Lady W. répond:

– Mais oui, dans la grande salle à manger. Les invitations sont faites par le maître d'hôtel, qui écrit aux domestiques du voisinage: «Avec la permission de madame, je vous prie de bien vouloir… etc.» Je danse avec lui le premier quadrille, et nous avons pour vis-à-vis lord W. avec la femme de charge. Il y a un orchestre; il y a un buffet, et cela commence à neuf heures du soir, et cela finit à six heures du matin.

– Et le service?

– N'a jamais été aussi ponctuel que le lendemain.

La question des domestiques est une des plus sérieuses qui aient toujours été, l'une des plus inquiétantes en plusieurs pays, aujourd'hui. Tout le monde en peut parler, et, chacun disant son mot, j'apprends beaucoup de choses, dont je puis dire quelques-unes, sur ce nombreux personnel de serviteurs qu'exige la vie de château en Angleterre.

Ils sont strictement hiérarchisés. Il y a des règles, des préséances, des castes fermées. On se rencontre; on ne se voit pas: c'est le pastiche d'un autre monde. L'ordre des domestiques supérieurs se compose: du maître d'hôtel, de la cuisinière ou du chef, des valets de chambre et des femmes de chambre attachés à la personne du maître ou de la maîtresse de la maison, ou de l'un des enfants. Les autres sont domestiques inférieurs, par exemple le cocher, même le premier cocher (bien que les palefreniers l'appellent sir), les valets de pied, les housemaids qui cirent les parquets, les lingères, blanchisseuses, boulangères, femmes de la laiterie… Le soir, au moment du dîner, qui est l'heure solennelle pour les domestiques comme pour les maîtres, on a fait un peu de toilette, ces demoiselles ont mis un corsage clair, un ruban, une broche, et l'on entre avec ordre dans la salle à manger commune, qui est distincte de la cuisine. Le maître d'hôtel préside, ayant en face de lui la cuisinière. Mais c'est un repas muet. Il est assez court, parce que, dès que les plats de viande ont été servis, les domestiques supérieurs se lèvent, et vont manger le pudding dans le petit salon de la femme de charge. Les housemaids se lèvent aussi, emportent leur verre et leur couteau, et se retirent dans la chambre de l'une d'elles. Les domestiques se trouvent alors divisés en trois groupes, et le silence n'a plus sa raison d'être.

– Chez le vieux duc de X., qui est mort récemment, dit quelqu'un, il y avait une tradition qui a duré juste cent ans. Chaque soir, dans le salon de la femme de charge, on débouchait une bouteille de porto. Le maître d'hôtel emplissait les verres, et, levant le sien, prononçait: «A la santé de monsieur le duc!» Quelques instants après, le premier valet de chambre, ayant de nouveau rempli les verres, disait: «A la santé de monsieur le marquis!» Le duc actuel a trouvé que tout l'effet des toasts, après cent ans, devait s'être produit, et il a supprimé le porto.

– Oui, reprend une jeune fille, la séparation est très nette. J'en ai eu la preuve. Pendant une absence de ma mère, une de nos lingères est venue me trouver, et m'a priée de la faire admettre à la table des domestiques supérieurs. Elle invoquait son ancienneté dans la maison, et son goût pour le pudding. C'étaient des raisons. J'ai promis d'en référer, et je suis allée trouver la cuisinière. Elle m'a écoutée, puis elle m'a répondu: «Mademoiselle sait que nous l'aimons tous: elle est bonne pour nous, elle est pleine d'attentions, et nous ferions tout pour elle: mais elle nous demande une chose impossible. Plutôt que d'accepter parmi nous cette fille, nous quitterions tous la maison!»

 

Le lendemain, j'ai visité la petite ville de Wells. Maisons du treizième et du quinzième siècles; cathédrale qui n'a de laid qu'un contrefort intérieur, mais qui est belle en tout autre point; jardins mélancoliques d'un évêché enveloppé de ruines; salle capitulaire dont les colonnes s'épanouissent en nervures innombrables, comme les fûts des palmiers; chanoines érudits; bibliothèque où l'on peut feuilleter l'Aristote d'Érasme, imprimé par le grand Alde… Cette journée encore fut exquise. La pluie ne tombait plus. Les paysans, dans les guérets nouveaux, faisaient flamber les mauvaises herbes; la fumée, poussée par le vent, se couchait sur le sol, et des nuages gris, là-haut, des nuages échevelés, tordus, noués et dénoués souplement, coulaient sur l'azur pâle, comme si, dans le ciel, ç'avait été aussi l'heure des semailles et des brûlis.