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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

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Je ne retracerai pas tous les détails de ce moment suprême; mais il fut bien solennel. Le caractère des maladies de poitrine est de laisser, presque jusqu'au dernier souffle, une entière liberté d'esprit. Un enthousiasme soudain brilla alors dans les yeux de notre malade et, d'une voix animée, elle dit: «Je ne puis déplorer ma mort, puisque mon devoir était tracé et que je ne serais plus qu'un obstacle à votre bonheur… Ma sœur se charge d'Eugénie et lui promet sa fortune; ainsi ma fille obtiendra le prix des plus tendres soins qu'une mère ait jamais reçus, et elle paraîtra, dans le monde, avec tous ses avantages naturels; quant à toi, mon fils bien-aimé – me dit-elle en m'embrassant et après une longue pause – j'ai l'assurance que ton cousin, le marin, reprendra bientôt sa carrière, et qu'il t'y fera entrer, comme ton père contribua, jadis, à l'y placer; tu dois réussir dans cette arme; tu y introduiras ton frère, et c'est avec satisfaction que je pense que l'épée ne sortira pas de la famille… Adieu, ma sœur, voilà ta fille… adieu, mon mari, embrassons-nous encore une fois…» Et, peu après, ce ne fut qu'une scène de sanglots et de désolation. C'était le 18 novembre 1797.

Ma tante tint religieusement ses promesses. Mon père partit avec mon frère pour Marmande, où, suivant l'usage de l'ancienne noblesse, il s'établit chez son frère aîné, qu'il n'avait jamais tutoyé, le considérant toujours comme le représentant de son père; et moi, en attendant que j'entrasse au service, je fus recueilli par un ami de la maison, M. de Lunaret, dont le fils, aujourd'hui conseiller à la Cour royale de Montpellier, était mon compagnon de choix, et qui mit tant de délicatesse dans ses procédés qu'aucune différence ne pouvait se remarquer entre les deux camarades. Ce digne vieillard vit encore; un de ses plus grands bonheurs est de me recevoir à Béziers, et sa belle âme s'indigne toutes les fois que je lui rappelle son affectueuse bienveillance et les marques qu'il m'en a données.

Cependant je grandissais beaucoup, et je passai encore huit mois à Béziers, attendant que le capitaine de vaisseau, neveu de mon père, et que j'appellerai dorénavant M. de Bonnefoux, reprît du service. M. de Lunaret me traitait toujours comme son fils; je le suivais à Lyrette, nom de sa maison de campagne, près de la ville, où il allait souvent; il me conduisit, même, au village de Cabrières44, situé dans la partie des montagnes que l'on trouve à quelques lieues dans le nord-est de Béziers et où il avait une propriété. Ce fut une partie de délices pour le jeune Lunaret et pour moi; j'y retrouvai presque le Châtard. Nous nous y livrâmes à mille exercices, jeux ou plaisirs de notre âge, dans lesquels nous excitions, même, l'étonnement de ces montagnards; enfin, après un séjour de trois mois, nous en revînmes, tous les deux, avec une dose de vigueur, avec une allure d'aisance que la vie âpre de ces contrées agrestes contribue ordinairement à donner à ses robustes habitants.

C'est la dernière partie de ce genre que j'aie faite, en y portant les goûts vifs de l'enfance, car mon existence changea entièrement par la nouvelle que je reçus, à mon retour de Cabrières, que M. de Bonnefoux, ami intime du ministre de la Marine Bruix45, venait d'être nommé adjudant général, aujourd'hui major général, du port de Brest. Il avait quitté Marmande pour se rendre à son poste; en passant à Bordeaux, il m'y avait embarqué46 sur le lougre la Fouine, qu'on armait pour Brest, et je devais partir sur-le-champ de Béziers, afin de passer trois mois de congé auprès de mon père; après ce temps il m'était enjoint d'aller faire, à bord de la Fouine, mon service de novice ou d'apprenti marin. On ne pouvait pas alors devenir aspirant ou élève, sans un embarquement préalable d'une durée déterminée, et sans un concours public, où l'on répondait à un examinateur sur les connaissances mathématiques exigées. Je ne savais rien de ce qu'il fallait pour cet examen; mais mon cousin m'attendait à Brest pour m'y faire embarquer sur un bâtiment en rade, avec permission du commandant de descendre à terre, afin d'étudier sous un bon maître, et de pouvoir suivre, d'ailleurs, les cours des écoles du Gouvernement.

Je fus abasourdi de toutes ces nouvelles; mais l'enfance est peu soucieuse; elle est possédée du goût des aventures et remplie de curiosité. J'eus pourtant un vif serrement de cœur en quittant ma bonne tante, ma tendre sœur, l'excellent M. de Lunaret, son fils, mon cher ami; mais enfin je partis pour Marmande.

Quand j'y arrivai, mes deux cousines, Mmes de Cazenove de Pradines et de Réau étaient veuves; la première s'adonnait presque entièrement à l'éducation première de son fils ou à ses exercices de piété; mais sa sœur voyait un peu plus le monde; je lui servis de cavalier; j'avais seize ans; malgré mes genoux un peu gros et mon dos un peu voûté, j'avais cinq pieds cinq pouces; ma figure était loin d'être bien; mais on disait que j'avais les yeux intelligents, les dents belles, et un air de santé. Je soignai mon langage, mes manières, ma toilette; bref, quand je partis de Marmande, j'éprouvai plus de regrets que je ne l'aurais pensé. Le Châtard m'avait revu, mais tout différent; car la bonne société de Marmande m'avait laissé une bonne partie de son agréable vernis; mon père m'avait même associé à ses longues parties de chasse de plusieurs jours, qu'il avait reprises avec une rare vigueur; toutefois Marmande fut ce que je quittai avec le plus de peine quand je pris le chemin de Bordeaux et de mon embarquement.

LIVRE II
ENTRÉE DANS LA MARINE. – CAMPAGNES MARITIMES SOUS LA RÉPUBLIQUE ET SOUS L'EMPIRE

CHAPITRE PREMIER

Sommaire: Je suis embarqué comme novice sur le lougre la Fouine. – Départ pour Bordeaux. – Je fais la connaissance de Sorbet. —La Fouine met à la voile en vue d'escorter un convoi jusqu'à Brest. – La croisière anglaise. – Le pertuis de Maumusson. —La Fouine se réfugie dans le port de Saint-Gilles. – Sorbet et moi nous quittons la Fouine pour nous rendre à Brest par terre. – Nous traversons la Bretagne à pied. – À Locronan, des paysans nous recueillent. – Arrivée à Brest. – Reproches que nous adresse M. de Bonnefoux. – La capture de la Fouine par les Anglais. – Je suis embarqué sur la corvette la Citoyenne.

Mon père avait prié son frère de permettre le retard du semestre de la pension qu'il payait chez lui, afin de joindre cette somme à quelques économies qu'il faisait depuis quelque temps, avec le plus grand scrupule, pour subvenir à mes dépenses de trousseau et de voyage. Il me remit ainsi vingt louis en me faisant ses adieux; ce brave homme me traça alors les devoirs de l'honneur et de l'état militaire; et, m'embrassant les larmes aux yeux, il ajouta que si je manquais jamais à ces devoirs, il n'y survivrait pas.

À Bordeaux, je logeai chez une veuve, nommée Mme Sorbet, dont le fils, beau-frère d'un ami de M. de Bonnefoux, était également embarqué, par ses soins, sur la Fouine, et devait, sous ses auspices, entrer, comme moi, dans la Marine. Le bâtiment avait encore huit jours à séjourner à Bordeaux pour attendre un convoi qu'il devait escorter jusqu'à Brest. Le capitaine me permit de rester pendant ce temps chez Mme Sorbet, où grand nombre d'amis et d'amies de Sorbet et de ses sœurs venaient habituellement passer la soirée. Le jour, Sorbet et moi nous parcourions la ville, et visitions les curiosités ou les environs; et, le soir, c'étaient des réunions bruyantes, fort de notre goût. Sorbet, qui avait mon âge, était moins grand que moi, mais fortement constitué; il était paresseux, dissipé, prodigue; aussi les vingt louis que sa mère avait cru devoir également lui donner étaient fortement ébréchés, et par contre-coup les miens, quoique beaucoup moins, lorsque nous quittâmes Bordeaux.

 

Au bas de la Gironde, nous attendîmes quelque temps encore, à cause de plusieurs navires du convoi qui n'étaient pas prêts, des croiseurs anglais et du vent. J'avais la plus grande impatience d'essayer de mon nouvel élément, surtout d'arriver à Brest pour travailler à comparaître devant mon examinateur, qui devait s'y trouver à la fin de janvier. Enfin ce grand jour arriva: la mer était couverte de nos bâtiments, et, quoique malade du mal de mer, j'admirais ce spectacle, quand l'annonce de deux frégates anglaises vint jeter, dans les voiles du convoi, la même épouvante qu'un loup peut répandre au milieu d'un troupeau de brebis. Nous étions deux petits bâtiments qui fîmes bonne contenance; mais le danger était pressant; et, après plusieurs signaux, comme les frégates nous coupaient la route, il fallut songer à rentrer à Bordeaux, où, effectivement, le convoi mouilla presque tout entier. Cependant quelques bâtiments plus avancés vers l'île d'Oléron étaient menacés par les canots des frégates; la Fouine se porta à leur secours; l'action paraissait inévitable. L'idée d'un combat prochain dissipa le reste de mon mal de mer, et tout le monde s'attendait à se battre, lorsque le capitaine prit une résolution audacieuse, celle de mettre le convoi à l'abri d'Oléron. Le temps s'était obscurci; le détroit de Maumusson47, qui est rempli d'écueils, se distinguait à peine des terres voisines; il fallait beaucoup de prudence et de sang-froid pour réussir à le traverser; toutefois le signal en fut fait; le reste du convoi imita notre manœuvre; il nous suivit dans la route périlleuse que nous lui traçâmes, et nous arrivâmes sains et saufs. Dans peu d'heures, j'avais vu de belles, de grandes choses. Si quelques coups de canon avaient animé la scène, ma satisfaction aurait été à son comble.

La République, non plus que l'Empire, ne sut garantir nos côtes, ni même l'intérieur de plusieurs de nos ports, des blocus ou des croisières anglaises; espérons qu'une telle humiliation est passée pour la France. L'île d'Aix, située entre les îles d'Oléron et de Ré, était donc bloquée; aussi nous fallut-il un temps infini pour atteindre le pertuis Breton, et guettant mille fois un instant de négligence des croiseurs, attendre un moment favorable pour atteindre la hauteur de l'île d'Yeu. À peine y étions-nous que les Anglais reparurent en force, et nous ne trouvâmes d'asile que dans le petit port de Saint-Gilles48.

Plus de trois mois s'étaient écoulés; nous étions en décembre 1798, et je voyais mon examen à vau-l'eau; je m'en ouvris au capitaine qui, d'abord, m'avait traité avec assez d'indifférence, mais qui, satisfait de ma contenance le jour de Maumusson, me témoignait depuis lors quelques égards. Il répondit qu'il ne pouvait m'autoriser à débarquer, mais que si je quittais le bâtiment sous ma responsabilité, il fermerait les yeux autant qu'il le pourrait et qu'il n'en rendrait pas compte. Je n'en demandais pas davantage. Sorbet fut enchanté; nous quittâmes la Fouine avec nos effets que nous mîmes au roulage, et nous partîmes pour Nantes à pied, munis d'une sorte de permission en guise de feuille de route, que le capitaine eut la bonté de nous donner à l'instant du départ.

Nous avions pris les devants de quelques heures sur nos effets, et le malheur voulut qu'un orage, que nous essuyâmes, grossit tellement un torrent que la charrette qui les portait n'arriva que huit jours après nous. Sorbet recommença le train de vie de Bordeaux; aussi, quand il fallut partir, sa bourse était à sec; la mienne put à peine subvenir aux frais d'auberge ou de transport des effets, et il ne me restait plus que 34 francs pour le voyage de Brest: Ce fut donc une nécessité de remettre notre bagage au roulage et de nous acheminer à pied. Le premier jour, nous couchâmes à Pont-Château; nous fîmes par conséquent douze ou treize lieues de poste; le lendemain, Sorbet, dès les premiers pas, se dit fatigué; peu après il parla d'un mal aux pieds, finalement d'un cheval, qu'en bon camarade je louai pour lui; et nous continuâmes quelque temps ainsi, lui monté pendant les trois quarts du temps, et moi l'autre quart. Encore trouvait-il ce quart horriblement long.

La Bretagne, que nous traversâmes au milieu des décombres, des dévastations, des maisons ruinées et des villages incendiés, n'était pas sans quelque danger pour nous, serviteurs de la République.

Près d'Auray, par exemple, nous vîmes, sur la route, le cadavre d'un soldat qui venait d'être tué; cependant nous cheminâmes sans autre accident que de nous trouver près de Locronan49, n'ayant plus un sou, et surpris par une pluie violente, pendant laquelle nous nous réfugiâmes sous un arbre où le froid nous saisit et nous engourdit. Des paysans nous y trouvèrent et nous portèrent charitablement dans leur chaumière. C'est là qu'ayant repris nos sens auprès d'un bon feu, nous racontâmes notre histoire, et nous nous réclamâmes de l'adjudant général de Brest. Ces braves gens se laissèrent toucher par notre jeunesse, notre dénuement, notre physionomie; l'un deux, après un jour de repos, nous conduisit à Brest, où M. de Bonnefoux le défraya généreusement, mais nous demanda un compte sévère de nos vingt louis, et surtout de ce qu'il appelait notre désertion. Ce ton auquel je n'étais pas accoutumé, et qui, pourtant, était fondé, me fit une vive impression; je tremblais comme la feuille, lorsque des dépêches lui furent remises; après les avoir lues, il vint à nous d'un air ouvert: «Mes amis, dit-il, la Fouine est prise par les Anglais; nul n'a plus rien à vous demander, et votre faute est cause d'un si grand bien pour vous, qui seriez actuellement prisonniers, que je n'ai pas le courage de vous la reprocher; votre examinateur sera ici dans cinq semaines, et demain vous aurez vos maîtres. Je vais vous embarquer sur la corvette la Citoyenne, qui sert de stationnaire, et dont le capitaine vous permettra de suivre, à terre, le cours d'arithmétique exigé pour être aspirant, (actuellement élève) de 2e classe. Vous avez peu de temps devant vous; cependant je suis persuadé que vous en aurez assez; ainsi, de la bonne volonté, et tout sera oublié.»

Tant de bonté, tant de raison, changèrent entièrement mes idées, et je résolus de porter, à l'étude, des facultés que, jusque-là, j'avais toutes dévolues au plaisir, à la dissipation; je tins parole, et je travaillai sans relâche. Une semaine avant le jour annoncé pour l'examen, j'étais très bien en mesure; mais ne voilà-t-il pas l'examinateur malade, et qui fait savoir qu'il n'arrivera plus qu'en avril? M. de Bonnefoux m'annonça cette nouvelle avec plaisir, pensant que ce délai me serait utile; cependant j'en fus fort attristé, et j'y pensais avec souci, lorsque le lendemain matin, l'idée me vint de me présenter d'emblée, en avril, pour la 1re classe. J'en fis part à mon cousin, qui me demanda si je savais qu'il fallait répondre, en outre de l'arithmétique, sur la géométrie, les deux trigonométries, la statique et la navigation. «Oui, lui dis-je, mais je me sens de force et j'y arriverai.» J'y réussis; c'est-à-dire que trois mois et demi après mon apparition à Brest et n'ayant pas encore dix-sept ans, j'avais passé un examen très bon, que j'étais décoré des insignes d'aspirant de 1re classe, grade correspondant à celui de sous-lieutenant et qu'en cette qualité j'étais embarqué sur le vaisseau le Jean-Bart, faisant partie d'une armée navale de 25 vaisseaux, prête à appareiller sous les ordres de l'amiral Bruix.

Ce succès fut un événement au port de Brest. Mon examen avait duré quatre heures; pas une seule fois je n'avais hésité; l'examinateur et les membres de la Commission d'examen m'embrassèrent de satisfaction; l'amiral Bruix m'invita à dîner et me donna une longue-vue. M. de Bonnefoux me fit cadeau d'un sabre superbe, qui était pour moi un véritable sabre d'honneur. Une cousine que nous avions à Brest, Mlle d'Arnaud, aujourd'hui Mme Le Güalès, m'envoya un très bel instrument nautique, appelé cercle de Borda, qui avait appartenu à un de ses frères, officier de marine émigré. Mes nouveaux camarades m'accueillirent avec cordialité. Mon père, ma sœur, m'écrivirent qu'ils étaient dans l'ivresse; et je vis bien clairement qu'il n'y avait jamais eu, pour moi, de plus grand bonheur au monde. Hélas! pourquoi n'avais-je plus de mère pour recevoir d'elle des félicitations qui auraient été si douces à mon cœur?

Quant au malheureux Sorbet, il ne put même pas être reçu à la 2e classe, et M. de Bonnefoux le condamna, pour lui donner le temps de la réflexion, à faire la même campagne que moi, dans son grade de novice, mais sur un autre bâtiment. Quelle cruelle différence de destinée entre deux jeunes gens du même âge et partis du même point! quelle source de regrets amers pour lui, et comme mon insouciant camarade en fut, par la suite, sévèrement puni!

CHAPITRE II

Sommaire: – L'amiral Bruix quitte Brest avec 25 vaisseaux. – Les 17 vaisseaux anglais de Cadix. – Le détroit de Gibraltar. – Relâche à Toulon. – L'escadre porte des troupes et des munitions à l'armée du général Moreau, à Savone. – L'amiral Bruix touche à Carthagène et à Cadix et fait adjoindre à sa flotte des vaisseaux espagnols. – Il rentre à Brest. – L'équipage du Jean-Bart, les officiers et les matelots. – L'aspirant de marine Augier. – En rade de Brest, sur les barres de perroquet. – Le commandant du Jean-Bart. – Il veut m'envoyer passer trois jours et trois nuits dans la hune de misaine. – Je refuse. – Altercation sur le pont. – Quinze jours après, je suis nommé aspirant à bord de la corvette, la Société populaire. – Navigation dans le golfe de Gascogne. —La Corvette escorte des convois le long de la côte. – L'officier de santé Cosmao. —La Société populaire est en danger de se perdre par temps de brume. – Attaque du convoi par deux frégates anglaises. – Relâche à Benodet. – Je passe sur le vaisseau le Dix-Août. – Un capitaine de vaisseau de trente ans, M. Bergeret. – Exercices dans l'Iroise. – Les aspirants du Dix-Août, Moreau, Verbois, Hugon, Saint-Brice. – La capote de l'aspirant de quart. – Le général Bernadotte me propose de me prendre pour aide de camp; je ne veux pas quitter la marine. – Le ministre désigne, parmi les aspirants du Dix-Août, Moreau et moi comme devant faire partie d'une expédition scientifique sur les côtes de la Nouvelle-Hollande. – Départ de Moreau, sa carrière, sa mort. – Je ne veux pas renoncer à l'espoir de prendre part à un combat, et je reste sur le Dix-Août.

La campagne de l'amiral Bruix ne dura pas quatre mois; mais elle eut un résultat important, et elle aurait pu être marquée par un événement très brillant. Les 25 vaisseaux qui composaient cette armée avaient été si promptement équipés par les soins de M. de Bonnefoux50 (l'un d'eux le fut en trois jours seulement51) que la croisière anglaise de Brest n'avait pas eu le temps d'être renforcée52; notre sortie fut donc libre53, et les ennemis ouvrirent le passage. Nous coupâmes sur le cap Ortegal, prolongeâmes la côte du Portugal, et, arrivant en vue de Cadix, nous aperçûmes, à midi, 17 vaisseaux anglais qui y bloquaient une quinzaine de vaisseaux espagnols. Je n'ai jamais pu savoir pourquoi, sur-le-champ, nous n'attaquâmes pas ces bâtiments qui, se trouvant entre deux feux, auraient été infailliblement réduits, et je n'y pense jamais sans chagrin54. Toujours est-il que, le soir, rien encore n'avait été ordonné pour l'engagement, et que, le lendemain matin55, le vent ayant assez considérablement fraîchi, trois vaisseaux français seulement s'étaient maintenus en position favorable pour le combat; mais bientôt ceux-ci, voyant le reste de l'armée faire toutes voiles vers le détroit de Gibraltar, la rejoignirent et continuèrent avec elle leur route jusqu'à Toulon. Là nous prîmes quelques troupes, des rafraîchissements, et nous nous rendîmes à Savone, près de Gênes, où commandait le général Moreau, dont la position était fort critique, et à qui les secours en soldats et en munitions qui lui furent délivrés rendirent un important service; nous retournâmes aussitôt sur nos pas.

 

Cependant les renforts anglais, joints à la croisière de Brest, à celle de Cadix et aux vaisseaux de Gibraltar, étaient à notre recherche; et il paraît même que, pendant un temps de nuit et de brume, une partie assez considérable de ces forces nous croisa sous Oneille56 et passa fort près de nous. Quel formidable événement eût été le choc de tant d'hommes, de bâtiments et de canons, et quelle haute leçon pour moi! Il n'en fut pas ainsi; les Anglais poursuivirent leur route vers les côtes d'Italie.

Pour nous, nous revînmes paisiblement sur nos pas, et, en passant, nous entrâmes à Carthagène57, où l'amiral Bruix eut assez d'ascendant pour faire adjoindre à son armée quelques vaisseaux espagnols qu'il y trouva; il s'associa de même les vaisseaux de Cadix, où il relâcha ensuite pour cet objet, et il rentra à Brest58 avec cette flotte immense59, au milieu des acclamations de la ville et du port. La France vit, dans l'acte d'adjonction des vaisseaux espagnols, une garantie de paix à l'égard de l'Espagne, dont les dispositions étaient douteuses depuis quelque temps, et elle répéta ces acclamations. Si jamais temps fut, par moi, mis à profit, ce fut certainement celui-là, et il fallait beaucoup de bonne volonté pour y parvenir; car en général, alors, les capitaines et les officiers ayant été improvisés pour remplacer la presque totalité de ceux de la marine de Louis XVI, qui avaient émigré, ils avaient fort peu d'instruction, et, jaloux de nos examens et de nos dispositions, ils faisaient tout au monde pour entraver notre désir de nous instruire. On voyait alors un étrange spectacle: les matelots obéissaient avec répugnance à ceux de ces officiers qui sortaient de leurs rangs, et dont, pour la plupart, l'incapacité ou le manque d'éducation étaient notoires et plus d'une fois, nous, jeunes gens, nous étions appelés à faire respecter ces officiers, qui comptaient de longues années de mer. Par amour pour la discipline, nous nous vengions ainsi des mauvais traitements qu'en d'autres circonstances ils nous faisaient endurer.

Jusqu'alors on avait vu les élèves se tutoyer, et, depuis le retour de l'ordre, cet usage fraternel s'est rétabli; mais, comme alors la République en faisait pour ainsi dire une obligation, l'opposition si naturelle à la jeunesse se fit une loi du contraire; et j'ai entendu, un jour, un de mes camarades dire à un autre aspirant qui le tutoyait: «Gardez, je vous prie, votre tutoiement pour ceux qui ont gardé les cochons avec vous.»

Un excellent camarade, nommé Augier60, dont je fis la connaissance à bord du Jean-Bart, s'y établit mon mentor. Il avait beaucoup d'instruction; il était bon marin, et il ne m'abandonna pas un instant. Par lui, tout m'était montré, indiqué, expliqué; nous étions partout, en haut et en bas, dans la cale ou les entreponts, ainsi que sur le gréement, et, grâce à lui, l'officier de quart en second, à qui j'étais attaché, venant à être malade vers la fin de la campagne, je pris le porte-voix avec assurance, et je fus en état de le remplacer. L'affectueux Augier me surveillait, m'écoutait, m'applaudissait ensuite, ou me redressait… c'était, certainement, plus qu'un ami; un père n'aurait pas mieux fait, et il n'avait pas vingt ans! Plus tard, j'ai appris sa mort, par suite d'un duel que sa prudence ne sut pas éviter; il était alors lieutenant de vaisseau. Je lui devais des larmes sincères; elles ne lui ont pas manqué, et, en ce moment, mes yeux se mouillent encore à son précieux souvenir.

Comment, en effet, ne pas penser avec attendrissement à tant d'obligeance, à tant d'amitié; et, avec cela, que de noblesse, que de courage, que de sang-froid, que d'instruction!

Un jour61, nous étions sur les barres de perroquet, c'est-à-dire presque au haut de la mâture; là, le digne Augier me montrait les vaisseaux des deux nations62, entourés de leurs innombrables frégates, corvettes ou avisos; il me faisait remarquer ceux qui savaient tenir leur poste dans l'ordre prescrit; et, déroulant devant moi ses connaissances en tactique navale, il m'enseignait par quelles manœuvres pouvaient s'exécuter diverses évolutions; la mer était pleine de majesté, le vent assez fort, le temps couvert; et nous, accrochés à un simple cordage et dominant ce spectacle, nous continuions à deviser, lorsqu'un rayon de soleil vint encore embellir la scène. Augier se sent alors saisi d'un saint enthousiasme, et il déclame avec énergie l'admirable passage du poème des Jeux séculaires, où Horace fait de nobles vœux pour que l'astre du jour ne puisse jamais éclairer rien de plus grand que sa patrie: aux mots: Dii probos mores docili juventu, je l'interrompis en lui disant que le poète aurait encore dû souhaiter à la jeunesse romaine des amis tels que lui. «Les bons amis, répondit Augier, ne manquent jamais à ceux qui savent les mériter.»

Je ne restai pas longtemps à bord du Jean-Bart. Le commandant de ce vaisseau s'appelait M. Mayne; c'était un homme inquiet, violent, tyrannique, brutal, arbitraire, et qui, pourtant, avait de grandes prétentions au républicanisme. Ce même homme a dit, depuis, sous le règne de l'empereur, en gourmandant les officiers de son bord: «Personne ici n'a de dévouement; personne ne sait servir Napoléon comme moi.»

C'était surtout pour les aspirants, qu'il appelait des aristocrates, qu'il réservait ses colères; les punitions, aussi souvent injustes, peut-être, que méritées, pleuvaient sur eux. Vint un jour où il m'en infligea une que les règlements n'autorisaient pas. Je fus enchanté de l'occasion, et je résistai formellement. Il s'agissait d'aller passer trois jours et trois nuits dans la hune de misaine. Le commandant eut donc beau ordonner, tempêter, jurer; tout fut inutile. Quand je vis qu'il luttait d'entêtement, je sentis mes avantages, et je redoublai de calme dans mes refus; il appela, cependant, la garde, et dit qu'il allait me faire hisser dans la hune; je répondis que je le croyais trop bon républicain pour penser qu'il continuât ainsi à enfreindre ses pouvoirs; qu'au surplus je ne résisterais pas à la force, mais que, s'il ne me faisait pas attacher dans la hune, j'en descendrais aussitôt. Alors, sans me déconcerter, je détachai mon sabre pour confirmer que je ne me défendrais pas, et me mettant à cheval sur un canon voisin, j'ajoutai qu'il pouvait me faire hisser, s'il le jugeait possible. Il ne l'osa point.

Après mille phrases aussi incohérentes que passionnées, il se retira dans sa chambre, disant qu'il me donnait cinq minutes de réflexion, et qu'à son retour il me ferait hisser si j'étais encore en bas. Le vaisseau était dans une agitation extrême; l'officier de quart, M. Granger, était un brave homme de soixante ans qui m'engageait, les larmes aux yeux, à obéir.

À l'aspect de ces larmes, je sentis mon courage chanceler; mais, revenant à moi, je refusai encore. Il se rendit alors chez le commandant, et, revenant bientôt avec un visage triomphant: «J'ai pris sur moi, s'écria-t-il, de dire que vous étiez monté, et j'ai obtenu votre grâce…; allez remercier le commandant.» Je compris que c'était un arrangement convenu; je ne voulus pas m'y prêter, et je continuais à rester sur mon canon, quand le sage Augier s'approchant de moi, me dit: «Vous avez été admirable; vous nous avez vengés de six mois d'oppression; mais l'ennemi est à bas, et vous n'abuserez pas de votre victoire en persistant à le narguer sur le pont; allons, venez au poste; il nous tarde à tous de vous complimenter et de vous remercier.» Nul ne s'opposa à ce que je suivisse Augier; et ainsi se termina cette scène, où le commandant aurait sauvé les apparences, ainsi que sa dignité, s'il m'avait dit avec modération que je méritais quinze jours d'arrêts, qu'il avait cru me rendre service en commuant cette punition; mais que, puisque la chose ne me convenait pas, il en revenait aux arrêts, et m'enjoignait d'y rester jusqu'à nouvel ordre.

Cette aventure fut l'objet des entretiens de toute la rade. D'un autre côté je la racontai à M. de Bonnefoux. Il en fut désolé, car il savait que le Jean-Bart n'avait pas de mission prochaine, et il était sur le point de me faire changer de bâtiment. Il ajouta qu'il ne le pouvait plus de quelque temps, parce qu'il ne devait pas paraître prendre parti pour le subordonné contre le chef. Cependant ma présence était, convenablement, devenue si impossible sur le vaisseau que, quinze jours après, je passai sur la corvette la Société populaire, tout simplement nommée, dès lors même, la Société, tant on était déjà fatigué, en France, des mots pompeux à l'aide desquels tant de gens avaient été séduits, et tant de crimes commis. Cette corvette devait partir sous peu pour escorter les convois le long de la côte jusqu'à Nantes: c'était la même mission que celle de la Fouine; mais la Société était beaucoup plus grande, plus fortement armée que le lougre, et elle avait plusieurs autres navires de guerre pour coopérateurs.

Dans cette navigation, je pris une connaissance détaillée de la plupart de nos petits ports du golfe de Gascogne, et j'avais un commandant bien différent de celui du Jean-Bart. Augier me manquait beaucoup; cependant un jeune officier de santé de beaucoup de mérite et d'une société fort agréable, appelé Cosmao63, s'y lia avec moi, et adoucit un peu mes regrets. Je restai plusieurs mois sur cette corvette; mais il ne s'y passa que deux événements dignes d'être relatés; le premier fut la rencontre inopinée d'une roche, sur laquelle, par un temps de brume, nous fûmes sur le point de nous briser; la manœuvre prompte, l'accent du commandement de l'officier de quart purent seuls nous dégager. Chacun à bord, lui excepté, croyait le bâtiment perdu; et l'on frissonnait encore de terreur, tandis que le hideux remous de la roche paraissait fuir la poupe de la corvette, naguère enveloppée et attirée par lui vers les profondeurs de l'abîme. Le danger passé, je descendis, et j'allai trouver Cosmao qui était couché dans son cadre: «Quoi, vous dormez? lui dis-je». «Non, me répondit-il, j'ai tout entendu, et j'allais me lever; mais je vous aurais embarrassé, et je me suis remis sur le côté droit pour me noyer plus à mon aise; c'est la position où je dors habituellement.» Dans l'officier de quart j'avais admiré l'homme de cœur, de tête et de talent; dans l'officier de santé, j'admirai le philosophe, l'homme résigné! l'un et l'autre avaient à peine vingt ans; et que d'hommes supérieurs de cinquante n'en feraient pas autant; mais il n'est rien de tel pour former la jeunesse que la guerre et les révolutions! Cosmao est un ami que je n'ai pas revu depuis la Société!

44Aujourd'hui, commune du département de l'Hérault, canton de Montagnac, arrondissement de Béziers.
45Eustache de Bruix, fils d'un ancien capitaine au régiment de Foix, né le 17 juillet 1759 à Saint-Domingue (quartier du Fort-Dauphin), appartenait à une famille analogue à celle de M. Casimir de Bonnefoux. Son aîné de deux ans seulement, il avait été, comme lui, garde de Marine à la compagnie de Brest, à la vérité, et non pas à celle de Rochefort. Comme lui, il avait montré une brillante valeur pendant la guerre de l'Indépendance d'Amérique. Nommés lieutenants de vaisseau le même jour, le 1er mai 1786, capitaines de vaisseau le même jour, le 1er janvier 1793, les deux officiers étaient destitués en qualité de nobles par arrêté des représentants du peuple en mission à Brest. Rentrés peu de temps après dans la Marine, ils devenaient encore l'un et l'autre capitaines de vaisseau de première classe, le 1er janvier 1794, et chefs de division en 1796. À partir de ce moment, au contraire, M. de Bruix distançait rapidement son ami, pour terminer, à la vérité, sa brillante carrière beaucoup plus tôt. Contre-amiral le 20 mai 1797, ministre de la Marine et des Colonies, le 28 avril 1798, vice-amiral, le 13 mars 1799, amiral, le 28 mars 1801, conseiller d'État, le 23 septembre 1802, commandant de la flottille de Boulogne, le 15 juillet 1803, grand-officier de l'Empire avec le titre d'inspecteur des côtes de l'Océan, Bruix mourait à Paris, le 18 mars 1805. Dans les dernières années de sa vie, il avait retrouvé M. de Bonnefoux à la tête de la préfecture maritime de Boulogne, et ce dernier lui avait succédé dans le commandement de la flottille.
46P. – M. – J. de Bonnefoux est donc entré dans la marine à l'âge de seize ans et non pas à l'âge de treize ans, comme le dit l'auteur de sa biographie dans la Grande Encyclopédie.
47Maumusson (Pertuis de), partie méridionale de la passe qui sépare l'île d'Oléron de la côte de la Charente-Inférieure.
48Saint-Gilles-sur-Vie, chef-lieu de canton du département de la Vendée, arrondissement des Sables-d'Olonne, à 25 kilomètres nord-nord-ouest de ce dernier port.
49Commune du département du Finistère, arrondissement et canton de Châteaulin.
50Comparez E. Chevalier, capitaine de vaisseau. Histoire de la marine française sous la première République. Paris, 1886. p. 408.
51Voyez l'anecdote racontée par l'auteur dans la biographie de son cousin à la fin du présent volume.
52Lord Bridport avait seulement 15 vaisseaux.
53Elle eut lieu par le raz de Sein, le 25 avril 1799.
54D'après le commandant Chevalier, op. cit., p. 410 et 411, le vent ne permettait pas aux navires espagnols de sortir de Cadix. Il ajoute: «Nos adversaires, habitués à la mer, naviguaient en ligne et sans faire d'avaries. Il n'en était pas de même de nos vaisseaux. Les uns avaient des voiles emportées; d'autres, et c'était le plus grand nombre, ne parvenaient pas à se maintenir à leur poste.»
555 mai 1799.
56Oneglia, sur le golfe de Gênes.
5722 juin.
588 août.
5940 vaisseaux, 10 frégates et 11 corvettes sous le commandement de l'amiral Bruix et de l'amiral espagnol Mazzaredo.
60Antoine-Louis-Pierre Augier, attaché au port de Toulon. – Le ministère de la Marine ne possède aucun dossier concernant Antoine Augier dont l'État de la Marine pour 1804 m'a fait connaître les prénoms.
61En rade de Brest.
62Française et espagnole.
63Jacques-Louis-Marie Cosmao né à Châteaulin (aujourd'hui département du Finistère), le 20 août 1779. M. Cosmao a été mis à la retraite en 1821, en qualité de chirurgien de première classe de la Marine. Il est mort en 1826.