Sommaire: – Réflexions faites par M. de Bonnefoux après avoir reçu la dépêche lui annonçant la prochaine arrivée de Napoléon. – Mesures prises par lui. – Paroles échangées entre Napoléon et M. de Bonnefoux au moment où l'empereur descendait de voiture. – L'appartement de grand apparat à la préfecture maritime. – Les frégates La Saale et La Méduse. – Le capitaine Philibert commandant de La Saale. – Ses fréquentes entrevues avec l'empereur. – Discours invariable qu'il lui tient. – Marques d'impatience de son interlocuteur. – Abattement de Napoléon. – Courrier qu'il expédie au gouvernement provisoire pour obtenir le commandement de l'Armée de la Loire. – Il fait demander le vice-amiral Martin, qui vivait à la campagne auprès de Rochefort. – Carrière de l'amiral Martin. – Sa conversation avec l'empereur. – Reproches obligeants que ce dernier lui adresse sur sa demande prématurée de retraite. – L'amiral répond que bien loin d'aspirer au repos il s'était déjà préparé à aller prendre le commandement de l'armée navale que l'on finit par confier à Villeneuve. – Amères réflexions de Napoléon sur les courtisans. – Ce qu'il dit sur la marine. – Arrivée du roi Joseph. – Son aventure à Saintes. – «Vive le Roi». – Napoléon sur la galerie de la préfecture maritime. – Excellente attitude de la population. – L'étiquette de la maison impériale. – L'impératrice Marie-Louise. – Arrivée d'une partie des équipages de Napoléon. – Annonce du voyage de l'archiduc Charles à Paris. – Joie qui en résulte. – Déception qui la suit. – Aucune réponse aux courriers expédiés à Paris. – Débat entre Napoléon et Joseph. – Napoléon ne veut pas partir en fugitif, sans autre compagnon que Bertrand. – Joseph tente seul l'aventure et réussit. – Paroles qu'il adresse à M. de Bonnefoux en le quittant. – Cadeau qu'il lui fait. – Les ordonnances de Cambrai. – Violente colère de Napoléon contre la famille royale. – Projet d'évasion du capitaine Baudin, commandant La Bayadère. – Projet du lieutenant de vaisseau Besson. – Projet des officiers de Marine Genty et Doret. – Hésitations de l'Empereur. – Tous ces officiers furent rayés des cadres de la Marine sous la Seconde Restauration. – Mme la comtesse Bertrand. – Elle se jette aux pieds de l'empereur pour le supplier de se confier à la générosité du peuple anglais. – Flatteries auxquelles Napoléon n'est pas insensible. – Le général Beker, beau-frère de Desaix. – Son fils, filleul de Napoléon. – Croix de légionnaire remise par le général Bertrand pour ce fils encore enfant. – Singularité de cet acte. – La rade de l'île d'Aix. – Le Vergeroux. – L'empereur offre au préfet maritime ses équipages et ses chevaux qu'il renonce à emmener. – Refus de M. de Bonnefoux. – Souvenir que Napoléon le prie d'accepter. – Paroles qu'il lui adresse. – Le départ de la préfecture maritime. – Cortège de voitures traversant la ville. – L'empereur prend une autre route et sort par la porte de Saintes. – Inquiétude des spectateurs. – La voiture gagne Le Vergeroux par la traverse. – Napoléon en rade passe en revue les équipages. – La croisière anglaise. – En voyant les bâtiments ennemis, l'empereur se rend mieux compte de sa situation. – Il entame des négociations avec les Anglais. – Aucune promesse ne fut faite par le capitaine Maitland. – Nouvelles hésitations de Napoléon. Lettre du capitaine Philibert au préfet maritime. – Ce dernier le charge de remettre à l'empereur une lettre confidentielle qui décide ce dernier à se rendre à bord du Bellérophon. – Conseils donnés à l'empereur par M. de Bonnefoux.
La robuste santé de M. de Bonnefoux avait fléchi sous le poids de ses occupations sans nombre; mais à l'annonce de l'arrivée de Napoléon, il sentit qu'il avait besoin de toute son énergie; le physique se releva par l'influence du moral; et, certes! quel moment que celui de l'arrivée de cet homme extraordinaire dont la destinée était de ne pouvoir plus être vu qu'avec enthousiasme ou déchaînement. Le préfet maritime se prépara aux difficultés qui s'élevaient pour lui par ces mots d'un grand sens, qu'il proféra, en décachetant la dépêche où il apprenait que son hôte futur avait quitté Paris. «Napoléon vient à Rochefort! Je sais ce qui m'attend; mais je l'ai reconnu. Ainsi Rochefort sera tranquille, et je ferai mon devoir jusqu'au bout!» Puis, continuant après une courte réflexion, et comme mû par un pressentiment secret qui n'était, peut-être, que l'effet de la vive pénétration de sa vaste intelligence: «Mais quel choix pour une évasion que ce port de Rochefort qui, situé au fond du golfe de Gascogne, pourrait bien, en ce cas-ci, n'être qu'une souricière!» Après une nouvelle pause, il ajouta enfin, et toujours les yeux fixés sur la fatale dépêche: «Évasion! Napoléon! Souricière! Quels odieux rapprochements et qu'ils étaient inattendus!»
Coupant court, alors, à ces pensées importunes, il se leva, sortit de son cabinet de travail particulier pour s'occuper de ses devoirs, et tout fut bientôt prévu pour le logement, pour le séjour, et pour l'embarquement de l'empereur. Les ressorts de la police, les règlements d'ordre, les rondes, les patrouilles, les consignes, tout fut préparé ou commandé par une tête prévoyante, tout fut maintenu par un bras ferme; et, réellement, pendant les cinq jours que Napoléon passa à l'hôtel de la préfecture, on n'entendit pas dire que, seulement, une rixe eût éclaté dans la ville!
Tout est digne d'étude ou de curiosité dans la vie de Napoléon; cependant le récit de son séjour à Rochefort n'existe nulle part245, et c'est cette lacune que je vais essayer de remplir. Après les scènes agitées qui vont se présenter, l'esprit se reposera, sans doute, avec quelque charme sur la paisible sérénité de celui qui consacra, alors, tous ses moments, à alléger le poids de grandes infortunes246.
Napoléon arriva à la préfecture, toujours escorté ou gardé par le général Beker, et suivi du fidèle Bertrand, et de quelques adhérents, parmi lesquels on remarquait les généraux Savary, Montholon, Gourgaud et M. de Las Cases. Son projet était de s'embarquer pour les États-Unis; et le général Beker devait rester auprès de lui jusqu'à son départ. M. de Bonnefoux s'avança pour le recevoir: Napoléon le reconnut et lui dit: «Je vous croyais malade, M. de Bonnefoux?» – «Sire, je ne le suis plus, et j'aurais été désolé de ne pas vous accueillir personnellement.» – «Je vous reconnais là, et j'en aurais été fâché aussi.» – À ces mots, il s'arrêta un moment, et, faisant, sans doute, allusion à la visite du duc d'Angoulême à Rochefort, et au projet qu'avait eu M. de Bonnefoux de quitter sa préfecture, il ajouta bientôt: «Je sais ce qui s'est passé, et, en vous conservant à votre poste, j'ai prouvé que je vous connaissais comme un homme d'honneur. – Oui, continua-t-il, j'aime mieux être reçu par vous que par tout autre.»
Involontairement, je m'interromps ici, et, en m'indignant, je me demande pour la millième fois, peut-être (et, sans doute, j'en ai quelque droit, puisque je refusai de servir activement dans les Cent Jours), je me demande, dis-je, comment quelques personnes ont pu blâmer M. de Bonnefoux d'avoir surmonté sa maladie pour recevoir Napoléon, et d'y avoir mis tant de zèle et d'empressement. Il en est même, oui, il s'en est rencontré dont les coupables pensées se sont égarées bien plus loin!.. Sans m'étendre sur un si déplorable sujet, je leur répondrai à tous: «Le Préfet Maritime en agit ainsi parce que Napoléon était malheureux; parce qu'il était un homme d'honneur; parce qu'enfin le contraire aurait été une insigne lâcheté qui eût sans doute flétri le cœur généreux du Roi lui-même!» Eh quoi! Louis XVIII avait désiré, en partant, que chacun reconnût le gouvernement qui prenait place; Napoléon avait conservé M. de Bonnefoux dans sa préfecture; il venait à lui, avec confiance; et cette confiance aurait été trahie! Non, cette idée est odieuse, elle doit être mise sur le compte de l'esprit de parti, qui seul peut l'expliquer. Quant à M. de Bonnefoux, sa conduite, en ce moment, ne fut pas l'objet d'un doute pour lui; il crut qu'il n'y avait seulement pas lieu de s'en faire un mérite; il persévéra dans la ligne la plus respectueuse; et, pour me servir de ses propres expressions: «Il fit son devoir jusqu'au bout!»
Napoléon logea dans l'appartement de grand apparat, qui, jadis, avait été embelli pour lui, lorsque, passant à Rochefort, avec l'impératrice Joséphine, il allait s'emparer de Madrid, et c'était aussi celui que le duc d'Angoulême avait récemment occupé. Jeux bizarres de la fortune, et qui donnent lieu à de si graves réflexions!
Napoléon s'informa le plus tôt possible de ses deux frégates; M. de Bonnefoux répondit qu'elles étaient prêtes à le recevoir dignement, qu'il attendait ses ordres pour lui présenter le capitaine Philibert247, leur commandant; mais qu'il devait ajouter qu'une forte croisière anglaise, absente depuis longtemps, venait de reparaître devant la rade pour la bloquer. Cette nouvelle inattendue fit une vive impression sur l'esprit de l'empereur; il parut alors se plaindre, comme d'un conseil perfide qu'on lui aurait donné, de s'être rendu à Rochefort, et il fit au capitaine Philibert diverses questions sur les Anglais, qu'il renouvela en plusieurs rencontres; mais ce capitaine, homme froid, brave et sincère, et ne s'écartant pas de son rôle d'officier essentiellement soumis à ses instructions, ne sortit jamais de la réponse suivante, ou du sens qu'elle renfermait: «Sire, les deux frégates248 sont à votre disposition, elles partiront, quand Votre Majesté l'ordonnera; elles feront tout ce qu'elles pourront pour éluder ou pour forcer la croisière; et si elles sont attaquées, elles se feront couler, plutôt que de cesser le feu avant que Votre Majesté l'ait elle-même prescrit.» L'uniformité de ce discours donna même quelquefois des mouvements d'impatience à Napoléon, cette impatience était assurément facile à concevoir, par le fait de sa position qui devenait si critique, ou par celui de ce blocus inopportun; mais tous les hommes n'ont pas le talent d'orner leurs discours, et le langage du capitaine Philibert était, sans contredit, celui d'un militaire franc et loyal249.
Quelque peiné que parût d'abord Napoléon par cette nouvelle, cependant comme il attendait huit ou dix de ses voitures de choix et une vingtaine de ses plus beaux chevaux destinés à être transportés aux États-Unis, comme il savait que son frère Joseph, l'ex-roi d'Espagne, devait bientôt arriver à Rochefort, et que, par-dessus tout, il espérait quelque changement important dans les affaires, il se familiarisa bientôt avec cette contrariété. Il avait demandé les journaux; ceux-ci représentaient l'armée de la Loire comme assez considérable; il pensa donc qu'il pourrait se mettre à la tête de cette armée; et, au fait, peu lui importait, alors, que Rochefort fût étroitement bloqué. Le général Beker était fort inquiet de son côté, car il pressentait son projet, et il n'était pas à même d'en empêcher l'exécution.
On ne voyait, généralement aussi, à Rochefort, que ce moyen, pour Napoléon, de succomber s'il le fallait, comme il convenait à un homme tel que lui; mais celui qui, naguère, était débarqué à Cannes avec six cents hommes pour conquérir la France, celui qui avait étonné le monde de ses faits audacieux, ce véritable incredibilium cupitor de Tacite, celui-là même se persuada que son influence sur les soldats de la Loire serait nulle, s'il se présentait de son chef et il persista dans cette dernière idée, qui prouve combien ses malheurs avaient altéré sa résolution et son caractère. Il expédia donc un courrier au gouvernement provisoire, pour obtenir de ce fantôme d'administration le commandement qu'il désirait d'une armée, qui le demandait avec tant d'enthousiasme! Souvent, à Rochefort, Napoléon donna des marques d'abattement assez fortes; je sais ce qu'on doit accorder à la rigueur du moment; mais encore faut-il relater le fait; il doit même être permis d'ajouter, que c'est dans de semblables occasions que peut le plus éclater la vraie magnanimité et qu'on est le mieux en position de donner ce spectacle tant admiré dans tous les siècles, celui d'un homme luttant, avec dignité, calme, courage, contre les plus rudes coups de l'adversité!
Napoléon, tranquillisé par le départ de son courrier, auquel, dit-on, bientôt après, il en fit succéder deux, attendait une réponse, en s'occupant de projets ou de souvenirs, et, parmi ces derniers, celui de l'amiral Martin250 tient une place remarquable. Il avait entendu parler, pendant sa campagne d'Italie, de ce vaillant marin qui se faisait distinguer, par sa bravoure et ses talents, dans la Méditerranée où il commandait alors une escadre. Il était instruit de ses démêlés avec le représentant du peuple Niou, qui entravait ses élans guerriers par ses arrêtés, et qu'il désespérait en l'assurant, avec la colère la plus outrageante et la plus comique, que si les Anglais l'attaquaient en force supérieure, il se ferait couler, et avec lui, Niou, et tous ses arrêtés. Depuis, l'empereur l'avait connu personnellement; il l'avait nommé préfet maritime; et, finalement, il avait fait fixer sa pension de retraite, dont l'amiral jouissait à la campagne, près de Rochefort251. Napoléon voulut le revoir, et il le fit demander.
L'amiral Martin, pilote avant la révolution252, avait été choisi pour tenir le journal nautique du duc d'Orléans dans sa campagne avec l'amiral d'Orvilliers; plus tard, pendant une station au Sénégal, où il commandait un petit bâtiment, il avait, par un grand fond d'esprit naturel, tellement gagné les bonnes grâces du fameux chevalier de Boufflers, gouverneur de cette colonie, que leurs relations n'ont cessé qu'avec la vie.
De très beaux services élevèrent ensuite cet officier au grade de vice-amiral. Sa taille était trapue, sa force, qui lui servit seule, et souvent, à calmer des séditions, était incroyable, son enveloppe était dure, grossière ainsi que sa parole; mais son intelligence était vive et pénétrante, son caractère noble, son courage bouillant, indomptable253, et je tiens de son secrétaire intime que, quoiqu'il eût une capacité distinguée pour les affaires, il aimait pourtant à voir que, généralement, on ne la soupçonnât même pas. Il avait un frère, contre-maître dans le port de Rochefort, qu'il n'avait jamais voulu faire avancer, parce qu'il s'adonnait au vin, mais il avait amélioré son existence, il l'avait souvent à dîner avec lui, et le maréchal Augereau fut, un jour, charmé de la manière franche, sensible et spirituelle avec laquelle il lui avait présenté ce frère, dans sa préfecture, et à l'instant de se mettre à table.
Tous ces traits, que connaissait Napoléon, lui plaisaient extrêmement, aussi éprouva-t-il du plaisir à revoir l'amiral Martin; mais, bientôt, surpris de le trouver encore si vert, il lui témoigna un mécontentement obligeant d'avoir fait connaître, il y avait quelques années, qu'il désirait obtenir sa retraite. L'amiral avait été fort loin d'y jamais penser; au contraire, il avait appris, vers cette époque, qu'il avait été désigné par l'empereur pour prendre, à Cadix, le commandement de l'armée navale, qui se mesura si malheureusement ensuite contre Nelson à Trafalgar, et il avait été trop flatté de ce choix (que l'intrigue fit malheureusement changer), pour même hésiter. Il répondit donc en se récriant sur le fait de cette demande de retraite, et il ajouta qu'en attendant l'ordre de commander l'armée, ses apprêts de voyage avaient été faits et qu'il serait parti à la minute. Napoléon l'écouta avec une sombre attention, et après lui avoir encore demandé si, vingt fois, il n'avait pas énoncé le désir de se retirer du service, il s'exprima avec beaucoup de force et d'amertume sur la triste condition des princes de ne pouvoir tout vérifier par eux-mêmes et sur les menées coupables des ambitieux, à qui tous les moyens sont bons pour éloigner les plus dignes compétiteurs. C'est alors qu'il fit des réflexions bien justes et bien tardives sur la marine, et qu'il assura, en jetant un regard significatif sur l'amiral et sur M. de Bonnefoux, qu'il se reprochait bien de ne pas avoir suivi son inclination, souvent traversée, de récompenser plus qu'il n'avait fait ceux qu'il avait jugé, lui-même, devoir l'être davantage.
Joseph arriva254; il logea aussi à la préfecture, où sa présence produisit un moment de diversion. J'ignore si Napoléon sut qu'en passant par Saintes, Joseph avait entendu sous ses fenêtres quelques partisans des Bourbons crier: «Vive le Roi!» Le drapeau tricolore flottait encore en cette ville, et, croyant que l'ovation s'adressait à lui, comme ancien roi d'Espagne, Joseph avait prié le sous-préfet d'empêcher ces jeunes gens de se compromettre par un hommage aussi bruyant. On rit de cette méprise qui était feinte, peut-être, de la part de Joseph, et qui, d'ailleurs, était assez naturelle; mais rien de pareil n'eut lieu à Rochefort.
Napoléon, souvent avec son frère, souvent seul, portant un habit bourgeois vert, se promenait fréquemment tête nue, ou avec un chapeau rond, sur une galerie de la Préfecture, alors non vitrée et qui domine le port ainsi que le jardin. Des curieux, et qui ne l'eût pas été! accouraient des environs, pour arrêter un moment leurs regards sur lui; on causait, on faisait ses réflexions, les uns censuraient, les autres admiraient, mais à voix basse; on comprit ce qu'on devait de respect à l'objet le plus étonnant des vicissitudes de la fortune; et chacun sentit et remplit si bien des devoirs parfaitement tracés, que jamais un geste déplacé, une conversation élevée ne trahirent ni l'amour ou l'admiration, ni la haine ou l'emportement. Seulement, le soir, quand Napoléon tardait trop à paraître sur la galerie, ou, quand cédant aux désirs qu'on lui faisait connaître, il venait à se montrer, il était appelé ou remercié par des cris de: Vive l'empereur, auxquels, en se retirant, il répondait avec un salut de la main.
Napoléon conservait, à Rochefort, l'étiquette et le décorum de la souveraine puissance, autant au moins que les localités et les circonstances le permettaient. C'est donc en se modelant sur ces formalités que se faisaient les présentations et le service de son appartement. Il mangeait, même, seul, quoique son frère Joseph habitât le même hôtel, et quoique l'amitié parfaite du général Bertrand semblât aussi réclamer une exception: il se privait là d'un grand plaisir; et l'on a peine à concevoir que ce fût le même homme aux formes républicaines, qui en forçant le Conseil des Cinq Cents à Saint-Cloud, avait prescrit aux grenadiers de tourner leurs baïonnettes sur lui «si jamais, il usait contre la liberté d'un pouvoir qu'il avait fallu conquérir pour en assurer, disait-il, le triomphe».
On avait fait courir le bruit à Rochefort, que l'impératrice Marie-Louise s'était rendue à l'île d'Elbe pendant que Napoléon y avait séjourné, un frère du préfet maritime qui habitait l'hôtel de la préfecture, en fit, une fois, la question à une personne qui s'était trouvée, elle aussi, à l'île d'Elbe pendant ce même temps. Nous avions entendu un aide de camp nous raconter, comme témoin, la manière romanesque dont l'impératrice avait appris à Blois, où elle s'était réfugiée, la nouvelle de la première abdication de Napoléon: aussi ne fûmes-nous pas surpris d'entendre qu'on ne pensait même pas qu'aucune tentative d'entrevue eût été essayée de sa part.
On a su, depuis, qu'un mariage secret avec le général autrichien Neipperg avait ratifié des relations intimes qui suivirent de près cette abdication, et qui étaient trop évidentes, par leurs suites, pour n'avoir pas nécessité ce mariage. Napoléon eut certainement beaucoup à déplorer son alliance avec la maison d'Autriche, par la confiance qu'elle lui inspira, par le désespoir légitime où elle plongea Joséphine, et par la tournure fâcheuse et précipitée que prirent ses affaires à compter de ce moment. C'est ainsi qu'échoue la prévoyance humaine: l'empereur se crut, alors, en état de tout braver et jamais on n'osa moins impunément.
Cependant, une partie des équipages de Napoléon était arrivée; Joseph allait s'éloigner pour se rendre aux États-Unis. Les alliés dictaient à Paris leurs inflexibles conditions, Louis XVIII avait reparu sur la frontière et Napoléon persistait à ne pas vouloir se joindre à l'armée de la Loire. Il ne recevait pas de réponse de ses courriers, et la tristesse était empreinte sur les figures, lorsque les journaux annoncèrent que l'archiduc Charles arrivait à Paris pour un objet important à discuter avec le Gouvernement provisoire; l'espoir reprit promptement le dessus; mais ce fut un vide encore plus profond quand on vit que ça n'avait été qu'une fausse lueur, et que la nouvelle ne se confirmait point.
Quelle destinée pour celui qui avait été le dominateur des événements que d'en être devenu le jouet! Il semble que, puisque Napoléon ne voulait plus tenter les hasards des combats, il était plus naturel qu'il allât se jeter dans les bras de l'empereur d'Autriche, son beau-père, que de se rendre à Rochefort avec la presque certitude d'y être bloqué par des bâtiments ennemis.
On revint alors à s'occuper des frégates, de la croisière anglaise, du départ de Joseph, et enfin de projets d'évasion. L'impassible Philibert était toujours dévoué et prêt à tout; mais la croisière s'accroissait et elle redoublait de vigilance. Joseph voulait, d'ailleurs, que son frère partît seul avec lui, ou sans autre suite que le brave et fidèle Bertrand; mais Napoléon ne voulait point s'échapper tout à fait en fugitif; il voulait ses courageux adhérents, ses chevaux et son train impérial de maison. Joseph insistait en disant qu'avec de l'or, des billets de banque, des diamants, il suffisait de gagner les États-Unis et qu'ensuite on obtiendrait l'arrivée très précieuse d'amis aussi sincères; mais Napoléon montrait toujours de la répugnance, alléguant qu'il ne pouvait agir comme Joseph, souverain secondaire, disait-il, ou comme l'aurait pu faire, en semblable circonstance, un monarque successeur d'une longue suite de rois.
Joseph, dans ces scènes critiques, fit preuve de beaucoup de sang-froid, d'unité de dessein et de liberté d'esprit; il prit donc son parti et fit une heureuse traversée255 que, par la suite, Napoléon, dans ses intérêts personnels, dut bien regretter de n'avoir pas tenté de partager256.
Joseph eut, avant son départ, une entrevue avec M. de Bonnefoux; il lui parla avec reconnaissance, avec effusion, il le pria d'accepter une tabatière d'or embellie de son chiffre en brillants et il lui dit affectueusement: «Ceci n'est qu'un souvenir d'amitié, mais, si vous êtes persécuté pour vos soins nobles et délicats, venez me trouver, et tant que mon cœur battra, ce sera pour désirer de partager avec vous ce que la fortune m'aura laissé!»
Louis XVIII était en route pour la capitale, et Napoléon ne recevait pas de nouvelles particulières de Paris. Il eut connaissance de deux ordonnances datées de Cambrai relatives à la poursuite et à la mise en jugement de quelques uns des hauts personnages qui, avant le départ du Roi, avaient reconnu la puissance impériale. Napoléon, qui y vit figurer les hommes qui lui étaient le plus chers, éprouva un vif sentiment de douleur, auquel il faut, sans doute, attribuer des expressions très dures qu'il prononça contre la famille royale.
Ces expressions, cependant, ne peuvent être complètement justifiées, car la position de Napoléon était fâcheuse, il est vrai, mais elle était le résultat de circonstances auxquelles il avait eu la part la plus fatale. De ces sarcasmes, Napoléon revint ensuite à la disette de communications écrites où on le tenait de Paris; et faisant allusion à cet essaim de flagorneurs et d'intrigants, au cœur rongé par l'envie, qui, le visage riant et toujours tourné vers la fortune, sont la peste des cours et le fléau des princes, il exhala sa bile avec une véhémente richesse d'expressions, en accablant ceux que sa mémoire lui venait offrir, d'épithètes caustiques et peut-être trop méritées.
Les événements se succédaient avec rapidité, et le moment était venu de s'arrêter à un parti: l'armée de la Loire fut remise sur le tapis; toutefois ce moyen de vaincre ou de mourir militairement les armes à la main, fut écarté de nouveau, par les mêmes raisons qui paraissent si peu motivées; et ce fut heureusement pour la France, qui aurait eu encore à gémir de plaies civiles, peut-être plus profondes que les précédentes.
Plusieurs projets d'évasion furent alors présentés, principalement par le capitaine Baudin257 qui commandait La Bayadère, corvette mouillée dans la Gironde, et qui n'a été rappelé au service qu'en 1830. Celui du lieutenant de vaisseau Besson258, sur un bâtiment de commerce danois259, à sa consignation, aurait très probablement réussi: il ne s'agissait que de s'enfermer pendant quelques heures dans une cachette destinée aux marchandises de contrebande et de s'exposer, sous pavillon neutre, à être visité par la croisière anglaise. Celui des officiers de Marine Genty260 et Doret261 était plus aventureux, mais, dans le beau temps de l'été, il laissait espérer beaucoup de chances de succès. Il consistait à partir sur une embarcation légère avec un bon nombre de personnes bien armées, à filer sous la terre après le coucher du soleil et à gagner le large; là, le premier bâtiment rencontré aurait été acheté, ou emporté de force et conduit aux États-Unis. Cependant, après avoir d'abord semblé se décider en faveur du projet de M. Besson qui, comme ses camarades, y mit une parfaite abnégation personnelle, Napoléon retomba dans ses incurables idées de prétendue dignité, et, toujours combattu, il parut y renoncer.
Il ne résulta de ces indécisions et des rumeurs qui s'en propagèrent, que la divulgation des efforts généreux de ces hardis marins, et le ministre de la Restauration eut l'illibérale rudesse de les rayer des listes de la Marine et de briser violemment ainsi la carrière d'officiers, dont le crime était d'avoir servi un autre souverain que le roi, qui, en pareille position, aurait été servi avec le même zèle, avait lui-même engagé à reconnaître. Je l'avoue, je n'ai jamais compris ces rigueurs impolitiques; les Ordonnances de Cambrai avaient parlé, tout devait être dit! et qu'en est-il résulté? Le temps, ce grand maître qui rectifie tant de jugements, le temps, même pendant les règnes de Louis XVIII et de Charles X, a amené la grâce de presque tous les prévenus atteints par ces Ordonnances; mais les officiers rayés des cadres, ainsi que bien d'autres subalternes, quoique rétablis pour la plupart, sur les listes, depuis la Révolution de 1830, n'en ont pas moins perdu, pendant longtemps, leurs grades si légitimement acquis, leurs moyens d'existence si chèrement achetés, leurs droits à l'avancement; et les ministres, par ces réactions odieuses dans les emplois inférieurs, ouvrirent la porte à d'infâmes délations qu'on fut fondé à attribuer aux royalistes, dont, par là, les sentiments furent compromis.
Mme la comtesse Bertrand262 était effrayée de ces tentatives où, naturellement, son cœur redoutait une séparation d'avec son mari, qui, dans ces expéditions, aurait, seul et sans elle, partagé les hasards de Napoléon. Épouse, mère, et ayant avec elle ses deux enfants, ce n'était pas sans une terreur encore plus profonde qu'elle devait penser aux paroles du capitaine Philibert dont elle était probablement instruite, ainsi qu'à ses propositions foudroyantes de se faire couler bas. En proie aux plus affreux combats qui puissent se livrer dans le cœur d'une femme, toute à l'honneur de son mari qui ne se séparait pas d'un dévouement absolu, mais rappelée involontairement à des sentiments d'effroi par le cri de la nature, cette mère malheureuse, digne de l'intérêt et du respect les plus réels, ne voyait, ne pouvait voir d'autre ressource que de s'abandonner à la générosité des Anglais. C'est pénétrée de cette idée que, jusqu'à trois fois, dit-on, pâle, égarée, traversant les appartements avec le désespoir peint sur les traits, elle avait abordé Napoléon, avait embrassé ses genoux; et là, s'exprimant avec le langage de l'âme, elle lui avait représenté le peuple britannique comme un peuple magnanime, et elle lui avait dépeint un séjour de sa personne en Angleterre, comme devant être charmé, honoré, par le sentiment profond que cette nation devait avoir de sa grandeur et de ses exploits miraculeux.
Napoléon se sentit touché à ce projet d'une exécution si facile, développé d'un ton de si parfaite conviction et embelli d'un prestige caressant de flatterie, auquel il est vrai que le cœur humain ne sait, peut-être, jamais fermer tout accès. Qui pourrait se vanter d'y être insensible, si Napoléon céda, encore une fois, à son empire, s'il put oublier que tout, en Angleterre, est calculé, et que si le Gouvernement y montre parfois de la philanthropie, c'est que, sans doute, elle s'allie avec ses intérêts matériels? Cependant Napoléon avait trop haï, trop méprisé les Anglais, pour rien promettre encore, et il se contenta d'ordonner, en ce moment, que les apprêts fussent faits pour se rendre en rade, soit à bord de ses frégates, soit à l'île d'Aix qui protège cette rade, et dont les forts étaient servis par les troupes de la Marine.
Le général Beker apprit cette détermination avec beaucoup de plaisir; il était évident qu'il était impossible à ses cavaliers et à lui d'entraver en rien les desseins de Napoléon, et de l'empêcher, s'il l'eût voulu, d'aller se faire saluer de nouveau par l'armée de la Loire, du titre de général et d'empereur. Le général Beker avait été disgracié par Napoléon, et, comme on lui avait supposé des motifs de mécontentement, dont, au surplus, sa conduite à Rochefort prouve qu'il avait glorieusement déposé les souvenirs, le Gouvernement provisoire avait cru pouvoir le charger d'une mission, qui n'était compliquée qu'en raison du personnage. En effet, il ne s'était agi, d'abord, que d'arriver au port et d'y voir l'ex-empereur s'embarquer; mais la présence de la croisière anglaise, la variété des projets qui se traversèrent, surtout les longues irrésolutions qui s'en suivirent, devinrent bientôt de grandes difficultés. Le projet de départ de Rochefort pour la rade répandit donc beaucoup de calme dans les agitations du général Beker, et son esprit fut soulagé d'une pesante responsabilité.