Kostenlos

Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Au mois d'août 1804, le Berceau fut expédié pour la France. J'étais, à notre bord, l'officier chargé de diriger l'instruction des aspirants. Je m'étais adonné de tout cœur à ce soin, d'autant que mon frère en recueillait le fruit. Je l'avais mis à même de subir son examen d'aspirant de 1re classe, et je fis des démarches pour obtenir qu'il partît sur le Berceau, afin d'aller en France se présenter devant les examinateurs; mais j'avais parlé un peu haut dans l'affaire de l'Althéa, et je ne pus voir que ce motif pour un refus d'autant plus rigoureux qu'il retombait, avec injustice, sur un jeune homme laborieux, dont on retardait arbitrairement, ainsi, l'avancement si bien mérité sous tous les rapports. Ce fut un de mes premiers chagrins au service, et il fut bien vif. Mon pauvre frère resta donc sur la Belle-Poule, qui se radouba; et le reste de la division mit à la voile, en nous donnant, à époque fixe, rendez-vous dans le sud-est de Ceylan.

CHAPITRE VII

Sommaire: La division met à la voile. – L'amiral donne rendez-vous à la Belle-Poule dans le sud-est de Ceylan. – Rencontre, sur la côte de Malabar, d'un navire de construction anglaise monté par des Arabes. – Odalisques et cachemires de l'Inde. – Chasse appuyée par la frégate à la corvette anglaise le Victor. – Émouvante lutte de vitesse. – La corvette nous échappe. —La Belle-Poule prend connaissance de Ceylan. – Trente jours employés à louvoyer au sud-est de l'île. – Une montre marine qui se dérange. – Graves conséquences de l'accident. – La division passe sans nous voir. – La batterie de la Belle-Poule, les jours de beau temps. – Puget et moi. – Observations astronomiques. – Cercles et sextants. – Sur la côte de Coromandel. – Prise du bâtiment de commerce anglais, la Perle. – M. Bruillac m'en offre le commandement. – Je refuse. – Retour vers l'Île-de-France. – Le blocus de l'Île. – La frégate se dirige vers le Grand-Port ou port du sud-est. – Plan du commandant Bruillac. – La distance de Rodrigue à l'Île-de-France. – Le service que nous rend la lune. – Les frégates anglaises. – Le Grand-Port. – Arrivée de la division deux jours après nous. —L'Upton-Castle, la Princesse-Charlotte, le Barnabé, le Hope. – Combat, près de Vizagapatam, contre le vaisseau anglais le Centurion. —L'Atalante se couvre de gloire. —Le Centurion se laisse aller à la côte. – Impossibilité de l'amariner à cause de la barre. – Importance stratégique de l'Île-de-France. – Les Anglais lèvent le blocus. – La division appareille pour se rendre au port nord-ouest. – Curieuse histoire du Marengo. – La roche encastrée dans son bordage. – Le Trou Fanfaron. —Le Marengo reste à l'Île-de-France. —La Psyché va croiser. – L'amiral expédie la Sémillante aux Philippines pour annoncer la déclaration de guerre faite par l'Angleterre à l'Espagne. – Nouvelles de France. – Proclamation de l'Empire. – Projet de descente en Angleterre. – Le chef-lieu de la préfecture maritime du 1er arrondissement est transporté à Boulogne. – M. de Bonnefoux est nommé préfet maritime du 1er arrondissement et chargé de construire, d'armer et d'équiper la flottille. – Il assiste à la première distribution des croix de la Légion d'honneur et reçoit, lui-même, des mains de l'empereur, celle d'officier. – Une lettre de lui. —La Belle-Poule et l'Atalante quittent l'Île-de-France au commencement de 1805. – M. Bruillac, commandant en chef. – Croisière de soixante-quinze jours. – Calmes presque continus. – Rencontre, près de Colombo, de trois beaux bâtiments, que nous chassons et approchons à trois ou quatre portées de canon. – M. Bruillac les prend pour des vaisseaux de guerre. – Il m'envoie dans la grand'hune pour les observer. – Je descends en exprimant la conviction que ce sont des vaisseaux de la Compagnie des Indes. – Le commandant cesse cependant les poursuites. – Nouvelles apportées plus tard par les journaux de l'Inde. – Le golfe de l'Inde. – Notre présence est signalée par des barques de cabotage. – L'une d'elles, que nous capturons, nous apprend le combat de la Psyché et de la frégate anglaise de premier rang, le San-Fiorenzo. – Récit du combat. – Valeur du commandant Bergeret, de ses officiers et de ses matelots. – Sa présence d'esprit. – Capitulation honorable. – Tous les officiers tués, sauf Bergeret et Hugon. —La Belle-Poule et l'Atalante quittent les côtes du Bengale, et visitent celles du Pégu, du Tonkin, de la Cochinchine. – Capture de la Fortune et de l'Héroïne. – Un aspirant de la Belle-Poule, Rozier, est appelé au commandement de l'Héroïne. – On lui donne pour second Lozach, autre aspirant de notre bord. – Belle conduite de Rozier et de Lozach. – Rencontre par l'Héroïne d'un vaisseau anglais de 74 canons entre Achem et les îles Andaman. – Rozier accueilli avec enthousiasme à l'Île-de-France. – Paroles que lui adresse Vincent. – Retour de la Belle-Poule et de l'Atalante à l'Île-de-France. – Observations astronomiques faites par Puget et par moi devant Rodrigue. – Elles confirment nos doutes sur la situation exacte de cette île. – Sur notre rapport, un hydrographe est envoyé à Rodrigue par la colonie. – Les résultats qu'il obtient sont conformes aux nôtres. – Quarante-cinq navires de commerce ennemis capturés par nos corsaires, malgré les treize vaisseaux de ligne, les quinze frégates et les corvettes qu'entretenaient les Anglais dans l'Inde. – Séjour prolongé à l'Île-de-France. – Les colons. – M. de Bruix, les Pamplemousses, le Jardin Botanique. – MM. Céré, père et fils. – Paul et Virginie. – La crevasse de Bernardin de Saint-Pierre. – Bruits de mésintelligence entre le général Decaen et l'amiral Linois. – Projets attribués à l'amiral. —La Sémillante bloquée à Manille. —L'Atalante reste au port nord-ouest pour quelques réparations. – Le cap de Bonne-Espérance lui est assigné comme lieu de rendez-vous. – Les bavardages de la colonie sur l'affaire des trois navires de Colombo. – M. Bruillac me met aux arrêts. – Il vient me faire des reproches dans ma chambre.

Avant de prendre connaissance de Ceylan, la Belle Poule fit deux rencontres près de la côte de Malabar. La première était un navire de construction anglaise, que je fus chargé d'aller visiter. Il était monté par des Arabes qui avaient une cargaison belle, opulente, mais point embarrassante; savoir: vingt odalisques de Georgie ou de Circassie pour l'iman de Mascate, et six grandes malles remplies de magnifiques cachemires. Je fus ébloui, à la vue de tant de richesses, de tant de beautés; je ne pus, cependant, juger de ces femmes, tant vantées, que par l'élévation de leur taille, l'aisance de leurs mouvements, ou la noblesse de leur port, car elles se tinrent constamment voilées; mais mon imagination y suppléa. Les papiers du navire étaient parfaitement en règle; rien n'indiquait qu'il fût armé au compte des Anglais, et nous le laissâmes passer.

L'autre rencontre fut une corvette ennemie que nous abusâmes longtemps par des signaux feints ou embarrassés; elle ne découvrit la ruse qu'à deux portées de canon. Cessant alors de se laisser approcher, elle prit retraite devant nous. La chasse que nous lui appuyâmes fut vigoureuse; mais, malheureusement, le temps était à grains, et, pendant ces grains, nous ne pouvions pas porter autant de voiles que ce bâtiment, à cause de notre grande vergue, cassée récemment, et qui, quoique réparée, nous obligeait à des ménagements. J'ai vu des joutes, des luttes, des courses d'hommes ou de chevaux, des défis entre bâtiments, voitures légères ou canots, mais jamais rien d'aussi intéressant que la chasse dont je parle en ce moment. La corvette avait tout dehors: pendant les grains, elle ne rentrait pas un pouce de toile; dans les éclaircies, on la voyait comme enveloppée par d'énormes lames, qui semblaient, à chaque instant, prêtes à l'engloutir; le vent la couchait à faire frémir, et elle jetait à l'eau, des mâts, des vergues de rechange, des futailles, des madriers, des embarcations, des cages à poules et autres objets dont elle s'allégeait. La frégate gouvernait droit dessus avec la même vigilance qu'un chien couchant qui suit la trace; elle rayonnait d'espérance quand, après une bourrasque, elle pouvait établir sa grande voile; elle frémissait au retour du grain, quand il la fallait recarguer. Nos regards se partageaient entre notre ennemi épouvanté et la flexion de la grand'vergue, que nous ne nous décidions à soulager de sa voile qu'à la dernière extrémité; et, passant majestueusement à travers des débris flottants jetés par la corvette pour accélérer son sillage, tantôt nous nous en approchions avec enthousiasme, tantôt nous la voyions, avec douleur, se dérober à nos efforts. La nuit qui survint acheva de la dégager. Nous avons su plus tard que c'était la corvette anglaise le Victor, la même qui fut prise, assez longtemps après, à Manille, par le commandant Motard, de la Sémillante. Elle fut ensuite commandée par mon ami Hugon, qui ramena dessus M. Bergeret, de l'Île-de-France en Europe.

Nous prîmes connaissance de Ceylan, et nous nous établîmes au rendez-vous assigné. Nous y passâmes trente jours, ainsi que le prescrivaient nos instructions; mais nous ne vîmes ni division, ni un seul navire étranger, neutre ou ennemi. Notre commandant avait une montre marine, en laquelle il avait la plus grande confiance. Puget en était chargé; il s'y entendait parfaitement. Toutefois la montre se dérangea; c'est un inconvénient de ces instruments, rare à la vérité, mais à peu près irrémédiable en pleine mer. De mon côté j'étais chargé de la route par l'estime ainsi que des observations astronomiques avec le cercle de réflexion et j'entretins Puget de mes doutes sur la montre. Il les avait lui-même. Cependant il ne voulut point les communiquer au commandant avant d'avoir à présenter une masse concluante d'observations pour lesquelles il se joignit à moi. Quand nous fûmes bien certains que la longitude donnée par la montre était défectueuse, nous fîmes notre rapport. Il était détaillé, clair, irréfutable; mais ce que nous avions prévu arriva: M. Bruillac ne voulut pas en entendre parler; il continua à déduire sa position de sa montre; il finit par se trouver à 85 lieues de Ceylan, au lieu d'en être à 25, et il lui fallut, pour reprendre connaissance de cette île, quatre jours au lieu d'un sur lequel il comptait. La division avait passé; elle nous avait cherchés; des bâtiments ennemis que nous aurions pu capturer s'étaient, sans doute, présentés pour prendre connaissance du cap Comorin; et nous n'avions rien vu; nous étions restés dans une profonde solitude.

 

Nos matelots, nos timoniers, ayant, sans cesse, sous les yeux, des officiers aussi laborieux que nous, n'avaient cru, pour la plupart, mieux faire que de suivre notre exemple. On peut dire, en effet, de l'esprit de l'homme: Sequitur facilius quam ducitur. Ils s'approchaient de nous quand nous observions; ils notaient les éléments de nos calculs; ils nous demandaient, ou aux plus instruits d'entre eux, des conseils, des renseignements; ils imitaient notre assiduité. C'était vraiment un coup d'œil bien satisfaisant, quand le temps était beau, et que les exercices de manœuvres, d'artillerie, d'abordage, ou autres, étaient finis, que de voir la batterie de la frégate remplie de tables, sur lesquelles s'inclinaient tant de têtes méditatives, se délassant noblement des fatigues du corps par le travail, qui est un des plus doux plaisirs de l'intelligence.

Avec de tels hommes, l'histoire de la montre n'avait pu passer inaperçue; mais ils savaient que leur commandant avait de très bonnes qualités comme marin, comme homme d'exécution, comme homme de courage; aussi, grâce surtout un peu à la direction de leurs facultés vers les objets qui concentraient, depuis quelque temps, les pensées de Puget et les miennes, n'y songèrent-ils bientôt plus. Les recherches auxquelles mon camarade et moi nous nous adonnâmes à cette occasion, tournèrent fort à notre avantage.

Jamais observations de tous genres ne furent plus multipliées, calculs plus soignés, solutions plus concordantes. Nous jouions, nous badinions, en quelque sorte avec nos cercles, avec nos sextants; les positions les plus gênantes pour nous en servir de jour, de nuit, par les plus grosses mers, n'étaient plus rien pour nous; nous en étions venus au point de calculer comme on parle, comme on écrit, et nous n'obtenions plus que des résultats d'une exactitude dont jamais encore on n'avait ouï parler. Mais nous étions à la meilleure des écoles, celle d'une navigation incessante, et au milieu de dangers de toute espèce. Après avoir pris connaissance de Ceylan, nous poussâmes une reconnaissance vers la côte de Coromandel. Là, sous Sadras128, nous nous emparâmes de la Perle, bâtiment de commerce anglais dont M. Bruillac m'offrit le commandement; je ne trouvais rien de plus instructif, de plus favorable à mon avancement que ma position sur la frégate, et je le remerciai. Loin d'insister, il me dit qu'il avait cru devoir, par esprit d'équité, me faire cette proposition, mais qu'il voyait avec satisfaction qu'elle ne m'avait pas convenu.

Nous revînmes vers l'Île-de-France. D'après quelques indiscrétions des Anglais prisonniers de la Perle, nous eûmes lieu de penser que l'île était bloquée. Le commandant présuma avec beaucoup de justesse, comme la suite effectivement le confirma, que le gros des forces anglaises du blocus se tenait devant le port nord-ouest, qui est le plus fréquenté, et que deux seules frégates devaient être devant le Grand-Port ou port sud-est, qui est sur un point de l'île opposé au premier.

Rodrigue, île située à environ cent lieues dans l'est de l'Île-de-France, nous servit à nous guider pour notre attérage au Grand-Port, devant l'entrée duquel le commandant avait pris la louable résolution de se trouver, au point du jour, à très petite distance, pour être entre la terre et les frégates qui devaient croiser en cette partie. J'avais toujours cru remarquer, précédemment, qu'il y avait plus de distance entre Rodrigue et l'Île-de-France que les géographes n'en avaient mesuré; si cela était vrai, notre attérage était manqué! J'étais de quart et travaillé par cette idée, quand je vis la lune se coucher; le ciel était si pur qu'aucune partie ne m'en fut interceptée; elle atteignit l'horizon de la mer, descendit peu à peu et disparut. Le commandant vint précisément alors sur le pont et me dit que nous avions à peu près parcouru la distance entre les deux îles; qu'il venait d'estimer le chemin fait, et que, bientôt, nous mettrions en panne pour nous arrêter. Je lui demandai dans quelle direction il supposait la terre: il me montra le côté du crépuscule de la lune. Je lui parlai alors de mes doutes sur la distance établie entre les deux îles; j'ajoutai que la manière dont la lune s'était couchée prouvait que l'Île-de-France était encore loin, puisque ses hauteurs n'avaient pas caché l'astre à ses derniers moments; je parvins enfin, peut-être par le souvenir de Ceylan qu'il se rappela sans doute, involontairement, à obtenir qu'il fît encore quelques lieues, et il fit bien; en effet, au point du jour, nous étions en dedans des frégates anglaises au lieu d'en être en dehors. Les postes de l'île étaient couverts de pavillons pour indiquer le blocus et mettre les navires sur leurs gardes; les frégates anglaises essayèrent de nous atteindre; elles tirèrent du canon, firent des signaux; les mouches de la croisière volèrent vers le gros de leurs forces, qui s'ébranla; mais nous étions déjà dans le port, et en sûreté.

Le surlendemain, la division arriva avec l'Upton-Castle, la Princesse-Charlotte, le Barnabé, le Hope, riches prises qu'elle avait faites; instruite, comme nous, par ses prisonniers, elle avait également pris le parti d'entrer au Grand-Port, dont les frégates du blocus lui laissèrent respectueusement le passage libre. Près de Vizagapatam129, elle avait attaqué et fait amener le vaisseau de guerre anglais le Centurion; l'Atalante se couvrit de gloire dans cette affaire130; mais ce vaisseau se laissa aller à la côte. La barre ou le ressac de la mer devant les plages sablonneuses de ces parages empêcha qu'on ne l'amarinât, et il fut perdu pour nous.

Ce fut un plaisir inexprimable de nous revoir, et nous fraternisâmes dans ce Grand-Port, à jamais célèbre par les rudes combats qu'y ont soutenu, après nous, les vaillants capitaines Bouvet, Hamelin, Duperré; car l'Angleterre vit bientôt, par le résultat de nos opérations, combien l'Île-de-France lui était préjudiciable; elle ne recula devant aucun sacrifice, et elle fit, par la suite, la conquête de ce boulevard si important, si facile pourtant à défendre, mais que l'empereur négligea, et où il n'envoya, comme il l'avait fait pour l'Égypte, que des secours insignifiants. La paix vint après; mais elle nous fut imposée après les désastres de nos armées; les Anglais se gardèrent bien de se désaisir de l'Île-de-France (qu'ils appellent île Maurice), ainsi que du cap de Bonne-Espérance, dont ils s'emparèrent avant d'attaquer l'Île-de-France; ainsi ils sont encore les maîtres de ces deux points menaçants qui, seuls, troublaient la tranquille possession de leurs vastes établissements dans l'Inde.

Les forces navales du blocus anglais ayant eu l'amertume de voir entrer à l'Île-de-France notre division tout entière, ainsi que nos prises, n'eurent d'autre parti à prendre que celui de se retirer. Aussitôt nous appareillâmes nous-mêmes pour nous rendre au port nord-ouest. En entrant au Grand-Port, le Marengo avait touché sur une roche jusqu'alors inconnue; comme les pompes n'eurent que très peu d'eau à extraire, on crut d'abord que ce n'était qu'un simple choc; toutefois le vaisseau ne pouvait reprendre la grande mer sans une visite formelle. Dès notre arrivée au port nord-ouest, on le conduisit donc dans le Trou-Fanfaron, où se font les radoubs, et l'on s'occupait de le désarmer, lorsque tout à coup il coula au fond; la roche qu'il avait touchée s'était écrêtée; elle s'était logée dans ses flancs; par un miraculeux hasard, elle s'y était conservée pendant notre trajet du Grand-Port au port nord-ouest; enfin elle ne s'en était détachée que dans le Trou-Fanfaron, où il n'y avait guère plus d'eau que le vaisseau n'en exigeait pour flotter, quelques heures plus tôt, et, en un clin d'œil, il s'ensevelissait en mer pour jamais! Il fallut le relever, le réparer; or, ces opérations demandant beaucoup de temps, le Marengo resta seul à l'Île-de-France; la Psyché alla croiser; la Belle-Poule et l'Atalante se disposèrent à la suivre, et la Sémillante fut expédiée pour les îles Philippines, afin d'informer les Espagnols que, sans aucune démarche préalable, les Anglais, qui étaient en pleine paix avec eux, avaient jugé convenable de leur déclarer la guerre, en capturant quatre de leurs frégates richement chargées qui faisaient route pour Cadix!

Nous avions, en effet, trouvé à l'Île-de-France des journaux venus de la métropole, des dépêches ministérielles, des nouvelles de nos familles: Bonaparte, consul était devenu Napoléon, empereur. Une descente en Angleterre était projetée; Boulogne était choisi pour port central d'une flottille; le chef-lieu de la préfecture maritime du 1er arrondissement y avait été transféré; M. de Bonnefoux en avait été nommé préfet; il était chargé de faire construire, armer, équiper, cette immense flottille, et il avait assisté à la grande cérémonie de la distribution des premières croix de la légion d'honneur, où Napoléon l'avait personnellement décoré de celle d'officier. Il me l'écrivit lui-même; et, me donnant de bonnes nouvelles de toute la famille, il m'assura qu'il saisirait l'occasion de son premier voyage à Paris pour parler à son ancien camarade Decrès, alors ministre de la Marine131, de mon avancement et de celui de mon frère. Ma belle-mère132, fort jeune alors, habitait Boulogne à cette époque; et elle se rappelle, avec complaisance, que l'empereur, y rencontrant ses deux filles, qui étaient de fort jolies enfants, s'en approcha affectueusement et les embrassa toutes les deux. La grandeur a ce privilège qu'aucun de ses actes n'est indifférent, et que leur souvenir, surtout quand il flatte, est religieusement conservé.

 

La Belle-Poule et l'Atalante quittèrent le port au commencement de 1805. D'après la hiérarchie militaire, notre commandant avait autorité sur M. Beauchêne. Notre croisière fut de soixante-quinze jours; ils nous parurent bien longs, à cause de calmes presque continus, très monotones, et qui nous empêchèrent de faire beaucoup de rencontres. La première, cependant, sur notre route vers le golfe du Bengale, qui était notre destination principale, eut lieu près de Colombo, et elle aurait suffi pour nous dédommager de nos peines, si M. Bruillac avait cru devoir attaquer.

Il s'agissait de trois beaux bâtiments, que nous chassâmes et approchâmes à trois ou quatre portées de canon. Le commandant, qui, en pareil cas, se trompait rarement dans ses jugements, les prit pour des bâtiments de guerre. Se croyant sûr de son fait, et voulant paraître suivre l'opinion de tous en cessant de les poursuivre, il m'ordonna de monter dans la grand'hune et de bien observer ces navires, avec sa longue-vue, qui était excellente. Quelle ne fût pas sa surprise, lorsqu'après être descendu sur le pont, je lui dis, lui affirmai que c'étaient des vaisseaux de la Compagnie. Il me questionna minutieusement, et il en résulta que ce que j'avais vu, jugé, comparé, analysé, témoignait de ma conviction. M. Bruillac, fâché d'avoir lui-même provoqué, sur le pont, ces explications que d'ailleurs je faisais avec un ton respectueux, se contenta de répondre que, lorsque des bâtiments de guerre marchaient moins bien que des bâtiments ennemis qu'ils voulaient attirer à eux, ils savaient fort bien se déguiser, se transformer, employer la ruse, comme nous l'avions fait pour le Victor, et qu'il ne voulait pas être si grossièrement dupé. Je n'avais rien à répondre à cet argument, qui n'était plus de ma compétence; il leva la chasse; mais il fut avéré depuis, par les journaux de l'Inde, que c'étaient bien trois riches vaisseaux de la Compagnie. Il est juste d'ajouter que je n'énonçais ici que mon opinion individuelle et que rien n'est plus sujet à erreur que les jugements en pareille matière.

Sur les bords du Gange ou plutôt de l'Hougli sont bâties les deux villes opulentes de Calcutta et de Chandernagor133; celle-ci a été restituée à la France; mais alors elle était sous la domination anglaise. Croiser à l'embouchure était donc menacer l'arrivage ou le débouché d'un commerce maritime très étendu; mais il fallait ne pas être vu: or, d'un côté, les trois navires de Colombo donnant l'éveil sur la côte, aucun bâtiment anglais ne s'aventura pour le golfe du Bengale; et, de l'autre, nous fûmes découverts par des barques du cabotage. Quelques-unes d'entre elles furent, à la vérité, jointes par nous ou par nos embarcations, et coulées ou brûlées après que les marins en furent retirés; mais nous ne pûmes toutes les aller chercher sur les hauts fonds, où elles se réfugiaient, de sorte que notre présence fut signalée dans ces parages; embargo fut donc mis sur tous les navires de commerce, et nous avisâmes en vain.

Nous n'avions pas eu connaissance de la Psyché, que nous pensions trouver dans le golfe de Bengale. Nous hésitions même, à cause d'elle, à nous en éloigner, lorsqu'une dernière barque, saisie par nous, nous apprit que la frégate anglaise le San-Fiorenzo, du premier rang, avait récemment rencontré la Psyché, dont l'épaisseur, l'artillerie, le calibre des pièces, l'équipage, équivalaient à peine à la moitié de l'épaisseur, de l'artillerie, du calibre des pièces, de l'équipage du San-Fiorenzo. Il y avait eu, entre ces bâtiments, une action mémorable où Bergeret, ses officiers, ses matelots, avaient montré une valeur surhumaine. Réduit à la dernière extrémité, Bergeret ne voulait, à aucun prix, amener son pavillon. Le San-Fiorenzo était dans un état déplorable. Il y eut, alors, un moment de silence de la plus imposante solennité, comme les poètes des temps reculés en rapportent des exemples, lorsque les illustres chefs des armées de ces siècles héroïques voulaient haranguer leurs soldats. Une capitulation fut proposée pendant ce temps d'arrêt, et tel était l'état de délabrement de la frégate anglaise que les termes en furent aussitôt acceptés. Bergeret obtint donc, par sa présence d'esprit, aussi rare que son courage, qu'aucun des siens ne serait prisonnier, que tous seraient renvoyés à l'Île-de-France, aux frais des Anglais; qu'ils conserveraient armes, bagages, effets particuliers, et qu'à ces conditions seules la Psyché cesserait de se battre, c'est-à-dire renoncerait à se faire couler. Admirable combat, qui est un titre impérissable de gloire pour tous ceux qui y ont participé et où le vaincu mérita la palme cent fois plus que le vainqueur134!

Pendant quelques minutes, nous avait-on dit, Bergeret était resté seul sur son pont, tant il y avait eu de tués et de blessés, et l'état-major entier avait succombé. J'avais besoin de révoquer en doute la mort de mon ami Hugon; car de trop belles espérances auraient été détruites; mes affections auraient été trop froissées. Je me refusai donc à admettre la dernière partie du récit; la suite me prouva que mes pressentiments ne m'avaient pas trompé; Bergeret et lui étaient les seuls officiers qui eussent survécu.

Cette affaire s'était pourtant passée à une vingtaine de lieues de nous; bien plus, en rapprochant ou comparant les jours, les dates, les positions, nous nous convainquîmes que lorsque le San-Fiorenzo et la Psyché firent route pour le Gange où elles rentrèrent, elles durent passer, pendant la nuit, à une très petite distance de nous. Quel bonheur, si c'eût été de jour! Quelle capture nous aurions effectuée! de quel prix inestimable n'eussent pas été de si glorieux débris! Quel doux moment, enfin, que celui où, sur son pont vainqueur, le brave Bruillac, embrassant le brave Bergeret, lui aurait remis le San-Fiorenzo et la Psyché, l'un témoin manifeste, l'autre théâtre brillant de sa mâle intrépidité!

Nous nous éloignâmes des côtes alors désertes du Bengale pour aller visiter celles du Pégu135. Nous y capturâmes la Fortune et l'Héroïne. Celle-ci fut donnée, en commandement, à l'un de nos aspirants, nommé Rozier136; son second était Lozach137, autre aspirant de notre bord. Ils eurent une occasion de se distinguer dans cette mission; ils la saisirent de la manière la plus signalée. Entre Achem138 et les îles Andaman139, au point du jour, l'Héroïne se trouva à petite portée d'un vaisseau de 74, anglais, qui tira, en l'air, un coup de canon à boulet, lequel signifiait dédaigneusement: «Je ne veux pas vous faire de mal; mais approchez-vous de moi pour que je vous amarine à mon aise.» Rozier laissa arriver sur le vaisseau; il poussa même l'attention jusqu'à vouloir passer sous le vent à lui, afin de lui faciliter l'envoi de ses embarcations; mais, en silence, il avait disposé son monde pour forcer de voiles, et, à l'instant où il se trouva dans la direction de l'avant du bâtiment, il mit tout ce qu'il avait de voiles dehors et détala dans cette direction. Aussitôt son équipage se porta à la cargaison et en jeta à la mer autant qu'il le put pour donner plus de marche à l'Héroïne, en l'allégeant.

Le vaisseau, avec la confiance de sa force, s'était mis en panne; il débarquait ses canots, et il ne pensait pas même à installer à l'avant ses canons de chasse. Il lui fallut donc quelque temps avant d'avoir pu présenter le côté à notre prise, afin de lui envoyer sa volée entière. L'intelligent Rozier avait tous ses marins dans la cale; Lozach était au gouvernail; pour lui, il semblait défier l'ennemi; car, debout, sur le couronnement, tenant à la main la drisse de son pavillon qu'il avait rehissé, son attitude prouvait qu'il ne voulait pas qu'on pût croire qu'il amènerait. La volée cribla la voilure, mais ne fit aucun dégât majeur; cependant le vaisseau remit le cap sur l'Héroïne; mais il y avait eu du temps perdu pour ses canots, et pour établir ses voiles de nouveau. Quant à Rozier, il s'allégeait toujours et filait de plus en plus. Enfin, après quatre heures de lutte, d'efforts, de canonnade, d'incertitudes, le faible navire put se rire des menaces, de la colère de son colossal adversaire, et il fut pour jamais à l'abri de ses coups, désormais impuissants.

Rozier fut accueilli à l'Île-de-France avec l'enthousiasme que méritait sa courageuse conduite. Vincent140, dont l'esprit était plein de grâce et de poésie, Vincent, qui avait toujours une parole agréable à la bouche, ou un vers d'une heureuse application, ne manqua pas de s'en rappeler un charmant de La Fontaine, et faisant allusion à la délicatesse des traits de Rozier, qui l'avait fait surnommer l'Amour par ses camarades, il lui dit, en l'accostant à la première rencontre: Et dans un petit corps s'allume un grand courage!

Le bel état que l'état militaire, la noble profession que celle qui initie à de telles émotions, qui cimente des amitiés comme celles qui unirent, depuis lors, Rozier à son digne second, ainsi qu'à nous tous, et qui rend acteurs ou témoins d'aussi remarquables actions! C'est bien la carrière de l'honneur, c'est bien celle des sentiments les plus exaltés; oui, c'est bien celle qui commande le respect, l'admiration des contemporains et de la postérité.

Tels étaient nos aspirants, et, comme cette campagne avait mûri de jeunes têtes, avait élevé de jeunes cœurs de quinze à dix-huit ans! Rozier, Lozach, mon frère, Gibon de Kerisouet, entre autres, vous aviez déjà le talent, le courage, l'expérience d'hommes faits; vous étiez dès lors un juste sujet d'espérance pour la Marine.

Puget et moi, lors de notre rentrée à l'Île-de-France, portâmes plus de soins encore que jamais à nos observations astronomiques devant Rodrigue141. Nos calculs nouveaux confirmèrent tellement nos doutes précédents que nous pûmes dresser et présenter un travail, qui ne permit plus à la colonie d'hésiter à faire rectifier la position géographique d'un point aussi important pour l'attérage de l'Île-de-France. Un savant hydrographe, envoyé sur les lieux, fut chargé d'en préciser exactement la place dans l'Océan; il revint après six semaines de séjour, et ses résultats confirmèrent exactement des opérations que, cependant, nous n'avions pu faire qu'en passant.

128Sadras, village à 66 kilomètres sud-sud-ouest de Madras.
129La cité de Visakha, le «Mars» hindou, sur la côte des Circar.
130Dans sa Note sur la Fixation de l'effectif naval en France, note insérée dans les Nouvelles Annales de la Marine et des colonies, M. de Bonnefoux dit à propos de ce combat: «Nous nous garderons bien de passer sous silence que les honneurs de cette journée furent pour le capitaine Gaudin-Beauchêne, de la frégate l'Atalante, qui tirant moins d'eau que le Marengo, s'approcha beaucoup plus près du Centurion et dont le feu fut si foudroyant et les manœuvres si hardies que l'amiral Linois, son état-major, son équipage, mus par un sentiment électrique, le saluèrent par une acclamation trois fois répétée de: Vive Beauchêne».
131Jusqu'en 1796, la carrière de Denis de Crès, né à Château-Villain (aujourd'hui département de la Haute-Marne), le 18 juin 1762, s'était confondue avec celle de son camarade Casimir de Bonnefoux. Ils avaient été promus aux mêmes grades, la même année. Aspirant-garde de la Marine en 1779, garde de la Marine en 1780, enseigne de vaisseau en 1782, de Crès était lieutenant de vaisseau depuis 1786, au moment où la Révolution éclata; il fut, comme Casimir de Bonnefoux, nommé capitaine de vaisseau en 1793, chef de division en 1796. À partir de ce moment, au contraire, leurs destinées divergèrent. Contre-amiral en 1798, de Crès se voyait élevé, le 3 octobre 1801, au ministère de la Marine, qu'il devait diriger pendant treize ans. Plus tard l'empereur le nomma vice-amiral et le créa duc de l'Empire. Ce n'est pas ici, le lieu de juger le rôle de de Crès comme ministre de la Marine. On verra du reste, dans la Biographie de Casimir de Bonnefoux, à la fin de ce volume, le récit d'un entretien entre le préfet maritime de Boulogne et le ministre de la Marine, dans lequel ce dernier ne joue pas le beau rôle.
132Mme La Blancherie.
133Au commencement du siècle, Chandernagor était très prospère.
134Voyez le récit de ce combat dans Frédéric Chassériau, Notice sur le vice-amiral Bergeret, Paris, 1858.
135Pégu, grand pays du nord-ouest de l'Indo-Chine, sur le golfe du Bengale et le golfe de Martaban.
136À mon très vif regret, je n'ai pu me procurer aucun renseignement sur Rozier au ministère de la Marine. Son nom ne figure en outre dans aucun des États généraux de la Marine. Prisonnier en Angleterre, à la suite du dernier combat de la Belle-Poule, il eut sans doute le sort de Laurent de Bonnefoux, de Rousseau, dont il sera question plus loin, et de beaucoup d'autres aspirants; il fut licencié à la paix. Le procès-verbal de capture de la Belle-Poule, rédigé à bord du vaisseau anglais le Repulse, le 23 ventôse an XIV (14 mars 1806) porte la signature B. Rozier, aspirant de 1re classe. Les Archives nationales possèdent ce procès-verbal parmi les Pièces relatives à la campagne de l'amiral Linois.
137L'État général de la Marine pour 1805 mentionne Lozach, François Louis, du port de Brest, enseigne de vaisseau du 3 brumaire an XII (26 octobre 1803). Il ne saurait être question ici de notre héros, mais peut-être d'un frère plus âgé. D'après le procès-verbal que je viens de citer l'aspirant de la Belle-Poule s'appelait Jean-Baptiste.
138Achem, ville de la côte de Sumatra, plus connue aujourd'hui sous le nom d'Atchin.
139Andaman (îles). Archipel situé dans le golfe du Bengale par 90° de long. E. et entre 10° 25' et 13° 34' lat. N., sur une longueur de 425 kilomètres avec une superficie totale de 6.497km,9.
140Officier de santé sur la Belle-Poule.
141Rodrigue ou Rodrigues, île de l'Océan Indien, à 638 kilomètres de Maurice, l'ancienne Île-de-France.