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Une Histoire Sans Nom

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Elle aurait voulu trouver plus bas que le mépris d'une servante pour le jeter au visage et à l'âme de sa fille.

Mais Agathe aurait-elle su la honteuse vérité qu'on lui cachait, qu'elle n'aurait jamais eu le cœur de mépriser Lasthénie ! Elle n'aurait eu pour elle que de la pitié.

Ce qui est du mépris pour les âmes altières devient de la pitié dans les âmes tendres, et Agathe était une âme tendre que les années n'avaient pas durcie. Lasthénie le savait bien.

« Agathe n'est pas comme ma mère, pensait-elle.

Elle ne me mépriserait pas ; elle ne m'accablerait pas.

Elle aurait pour moi de la pitié. » Et que de fois cette fille infortunée avait, dans le malheur qui était tombé sur sa vie, été tentée de se jeter dans les bras de celle qu'elle avait appelée si longtemps sa « bonne », quand elle était enfant et qu'elle avait des chagrins d'enfant.

Mais sa mère – l'idée de sa mère – la retenait. L'ascendant de Mme de Ferjol sur sa fille avait toujours été irrésistible, et cet ascendant était devenu terrifiant. Elle la médusait avec ses regards toujours fixés sur elle, quand Agathe était là… Et Agathe non plus n'osait due une seule de ses pensées, quand elle regardait, en tricotant, par-dessus ses lunettes, ces deux femmes travaillant l'une devant l'autre dans une désolation silencieuse. Ses pensées n'avaient pas changé, mais elle les gardait en elle depuis qu'elles avaient été accueillies par des haussements d'épaules de Mme de Ferjol.

Celle-ci, pour expliquer la pâleur, les défaillances et les larmes qu'elle disait « nerveuses » de sa fille, avait inventé une maladie à laquelle « le médecin de cette ignorante bourgade ne comprenait rien », et pour laquelle elle faisait soi-disant venir, par correspondance, des consultations de Paris. Il était plus facile, en effet, de soustraire Lasthénie à l'observation d'un médecin qui aurait tout vu, au premier coup d'œil, que de l'éloigner de la superstitieuse Agathe.

D'ailleurs, était-il possible de lui cacher éternellement l'état de Lasthénie ? Est-ce que cet état, effrayant déjà, ne déconcerterait pas les ruses de Mme de Ferjol et ne devrait pas devenir d'une telle évidence, se marquer de symptômes tellement accusateurs, que même cette vieille innocente d'Agathe, dont la pureté frisait la myopie, ne finirait pas par voir un jour la vérité ?…

Nécessité inévitable ! Mme de Ferjol y pensait bien.

Elle sentait bien qu'il faudrait un jour ou dire tout à Agathe, ou supprimer Agathe… Supprimer Agathe, qui ne l'avait jamais quittée ! dont elle connaissait l'affection et le dévouement ! La renvoyer dans son pays ! Et ne pas reprendre de domestique par la raison précisément qui faisait congédier Agathe, et vivre, seule avec sa fille, au conspect de toute cette bourgade, respectueuse, mais curieuse et malveillante, dans cette maison sans servante, au fond de ce gouffre de montagnes, comme deux âmes dans un abîme de l'Enfer !

Elle voyait cela dans l'effroi de la perspective. Incessamment, elle roulait en elle l'effrayant problème :

« Dans quelques mois, comment ferons-nous ?… » Mais son orgueil maternel, qui s'ajoutait à son autre orgueil, l'arrêtait, suspendait sa résolution et l'empêchait de prendre un parti, qu'il fallait prendre cependant. Cette nécessité devant laquelle se révoltait l'âme violente de Mme de Ferjol, était comme un point de feu, inextinguible et fixe, qui s'élargissait dans sa pensée et dans les ténèbres de l'inévitable avenir qui chaque jour s'approchait – qui chaque jour faisait un pas de plus.

Quand elle ne disait rien à sa fille, à laquelle elle ne parlait plus que pour lui mettre sur la gorge la question qui restait sans réponse, que pour se cogner contre le beau front, devenu obtus, de Lasthénie, elle résistait aussi en son âme à cet aveu, impossible pour une Ferjol, d'une faute qui déshonorait ce nom dont elle était si fière, et elle se répétait intérieurement : « comment ferons-nous ? » Elle y pensait le jour, Mme de Ferjol, la nuit, à toute heure, même quand elle faisait ses prières. Elle y pensait à l'église, devant le tabernacle, devant la table de communion abandonnée ; car la janséniste qu'elle était ne communiait plus, ne se croyait plus digne de communier, depuis le crime de sa fille. Lorsque, dans l'église, on pouvait la croire absorbée dans quelque prière et qu'elle s'y tenait agenouillée, les coudes sur le prie-Dieu de son banc, prenant de ses mains dégantées, à poignées, sur ses tempes, ses forts cheveux noirs dans lesquels les blancs apparaissaient par vagues, comme ils apparaissent lorsque nous souffrons, elle était la proie du problème et de l'incertitude qui, pour l'heure, rongeait et consumait sa vie. L'inquiétude, en elle, allait jusqu'au vertige…, et cette anxiété, mêlée à l'inconsolable chagrin que lui causait la chute de sa fille, lui donnait contre elle une humeur et un ressentiment farouches qui touchaient à la férocité.

Mais, hélas ! la plus victime des deux était encore Lasthénie. Certes ! Mme de Ferjol était bien malheureuse. Elle souffrait dans sa maternité, dans sa fierté de mère et de femme, dans sa conscience religieuse et même dans cette force qu'on paye quelquefois atrocement cher ; car les êtres physiologiquement forts n'ont ni le soulagement, ni l'apaisement des larmes, et ils étouffent de sanglots qui ne peuvent pas sortir.

Mais enfin elle était la mère ; elle était le reproche ; elle était l'insulte ; et Lasthénie n'était que la fille, l'objet de l'éternel reproche, l'insultée qui devait boire à pleines gorgées l'insulte de sa mère, de sa mère, qui, maintenant, avait cruellement raison contre elle, qui l'écrasait de l'évidence indéniable de sa faute, qu'elle appelait un crime. Épouvantable vie domestique ! épouvantable pour toutes deux ! Mais c'était certainement Lasthénie qui devait souffrir le plus de cette abominable intimité. Il est dans le malheur un moment où, comme on le dit du bonheur, il n'y a plus d'histoire possible, et où ce qui est inénarrable, l'imagination est obligée de le deviner. Ce moment dans le malheur était arrivé pour Lasthénie. Elle était changée au point qu'on n'aurait pu la reconnaître ; que ceux qui l'avaient trouvée charmante n'auraient pas pu dire que c'était là, il y avait si peu de temps, la jolie demoiselle de Ferjol !

Elle faisait peur, cette suave Lasthénie, ce pur muguet, né dans l'ombre portée de ces montagnes et qui y tranchait par la blancheur de son éclat. Ce n'était plus la « pâle Rosalinde » de Shakespeare, avec cette pâleur qu'elle avait eue et qui est la beauté des âmes tendres. Elle n'était plus qu'une blême momie, une momie étrange, qui pleurait toujours, et dont la chair, au lieu de se sécher comme celle des momies, s'amollissait, se macérait et se pourrissait dans les larmes. Elle traînait péniblement à présent sa taille appesantie, et souffrait horriblement de ce ventre qui grossissait toujours. Elle aurait voulu le cacher perpétuellement dans les plis flottants du peignoir.

Mais sa mère ne le permettait pas. Il fallait aller à l'église. Sa mère l'exigeait, et d'autorité l'y conduisait.

Avec ses idées religieuses, Mme de Ferjol devait croire que l'influence de l'église pouvait faire du bien à Lasthénie, à cette âme coupable et fermée. Elle pouvait bien ouvrir son cœur et lui faire verser ce qu'il renfermait dans le cœur de sa mère.

« Vous n'êtes pas assez près de vos couches – lui disait-elle avec une sévérité méprisante – pour ne pas aller demander pardon à Dieu dans sa maison sainte. » Et, pour l'y conduire, c'était elle que l'habillait. ; ce n'était plus Agathe. C'était elle qui, au moment de sortir, lui entortillait la tête dans un voile épais – dût Lasthénie étouffer là-dessous ! – pour cacher ce masque qu'elle avait vu et qu'elle n'eût pas mieux caché, quand il aurait été une lèpre… Et ce n'était pas seulement le visage qu'il fallait dissimuler !

C'était ce ventre, qui aurait tout révélé aux regards les moins observateurs, et, pour cela, elle laçait elle même le corset de Lasthénie, et elle ne craignait pas de le serrer trop fort et de lui faire mal… Dans l'espèce d'exaspération où elle vivait, par le fait du silence obstiné de sa fille, Mme de Ferjol avait quelquefois, en la laçant, une main irritée ; et si sa main crispée appuyait, et si la pauvre enceinte poussait sous cette pression un gémissement involontaire :

« Ah ! – lui disait-elle avec une dureté ironique -, il faut bien souffrir un peu pour se cacher quand on est coupable… »

Et pour peu que la malheureuse torturée se plaignît encore :

« Avez-vous donc si peur que je vous le tue ? reprenait Mme de Ferjol avec une sauvage amertume.

Soyez tranquille ! Ces enfants-là, venus par le crime, vivent toujours. »

Chapitre 7

Cependant, au milieu de ces férocités, il y eut un instant où cette mère outrée, mais non pas sans entrailles, s'arrêta dans le supplice qu'elle infligeait à sa fille. Sentit-elle que, même coupable, c'était vraiment trop ?… Fut-elle touchée de ce visage qui avait été délicieux et qui n'était plus qu'une fleur broyée, ou bien fut-ce une ruse de cette âme acharnée pour surprendre le secret que cette fille si faible, et forte pour la première fois, avait l'incroyable énergie de garder caché dans son cœur ?… Elle se connaissait en amour.

« Il faut qu'elle aime furieusement, pensait-elle, pour avoir cette force, elle si douce de nature et si peu faite pour résister ! » Et voilà que, tout à coup, elle changea de ton avec Lasthénie. Voilà que son âpreté s'adoucit et qu'elle revint même au tutoiement de la tendresse !

« Écoute – lui dit-elle -, malheureuse et funeste enfant, tu meurs de chagrin et tu m'en fais mourir avec toi. Tu perds ton âme et tu perds la mienne ! Car te cacher, c'est mentir, et tu me fais partager ton mensonge, avec cette humiliante comédie de tous les moments qu'il faut jouer pour cacher ta honte, tandis qu'un mot dit de cœur à cœur à ta mère pourrait peut-être tout sauver. Un mot dit par toi te mettrait peut-être dans les bras où tu t'es mise une fois. Dis-moi le nom de l'homme que tu aimes. Il n'est peut-être pas si bas que tu ne puisses l'épouser. Ah ! Lasthénie, je me reproche d'avoir été si dure avec toi ! Je n'en ai pas le droit, ma fille. Je t'ai caché ma vie. Tu ne sais, ni toi, ni les autres, qu'une seule chose, c'est que j'ai aimé follement ton père et qu'il m'a enlevée… Mais tu ignores – et le monde aussi -, que moi, comme toi, ma pauvre fille, j'avais été coupable et faible, et qu'il m'avait mise dans l'état où tu es, quand il m'amena dans ce pays pour m'épouser. Le bonheur du mariage cacha une faiblesse dont je n'eus jamais à rougir que devant Dieu seul. Ta faute, à toi, ma pauvre fille, est, sans doute, une punition et une expiation de la mienne. Dieu a de ces talions terribles ! J'ai épousé ton père. J'épousais mon Dieu !

 

Mais le Dieu du ciel ne veut pas qu'on lui préfère personne, et il m'en a punie en me le prenant et en faisant de toi une fille coupable comme je l'avais été. Eh bien, pourquoi n'épouserais-tu pas aussi celui que tu aimes ?

– car tu l'aimes !… Si tu ne l'aimais pas follement comme j'ai aimé ton père, tu ne te tairais pas… » Elle s'arrêta. On voyait que cela lui coûtait immensément, ce qu'elle venait de dire ! mais elle l'avait dit.

Elle s'était avouée l'égale de sa fille dans la faute. Elle n'avait pas reculé devant certaine humiliation, – la dernière ressource. qui lui restât pour savoir la vérité qu'elle brillait de connaître. Elle s'était résignée à rougir devant son enfant, elle qui avait une si grande idée de la maternité et du respect qu'une fille doit à sa mère !… Parce qu'elle lui apprenait aujourd'hui une chose que personne n'avait sue – dont personne au monde ne s'était douté – et que le mariage avait si heureusement cachée, elle se dégradait comme mère, aux yeux de Lasthénie, et c'est pour cela qu'elle avait tant tardé à faire ce dégradant aveu !… Elle ne l'avait fait qu'à la dernière extrémité, mais elle en avait bien longtemps roulé en elle-même la pensée. Quel effort n'avait-il pas fallu à son âme robuste pour se résoudre à cet aveu qui l'abaisserait dans l'âme de sa fille ?

Mais enfin, elle s'était domptée, et elle l'avait fait.

Seulement, ce fut en vain. Lasthénie n'en fut pas touchée. Elle écouta l'aveu de sa mère comme elle écoutait tout maintenant, sans répondre jamais, épuisée qu'elle était de courage et de négations inutiles. Aux reproches de Mme de Ferjol, à ses impatiences, à ses objurgations, à ses colères, elle était aussi insensible qu'une bête morte. Elle fut de même à cet aveu. Était-ce un parti désespéré pris par elle, la certitude qu'elle ne pourrait convaincre sa mère de son innocence devant le signe visible de sa grossesse ? Mais cette tendresse, si soudainement montrée, de Mme de Ferjol, cette confiance qui appelait la confiance, cette confession d'une faiblesse égale à la sienne qui devait tant coûter à l'orgueil d'une mère vis-à-vis de sa fille, ne pénétrèrent pas dans l'âme de Lasthénie, qui ne s'était jamais ouverte à sa mère, et que, d'ailleurs, la douleur de son incompréhensible état idiotisait. Il était trop tard ! Lasthénie avait cru longtemps à tout autre chose qu'une grossesse. Elle avait connu dans la bourgade même qu'elle habitait une malheureuse qu'on avait crue grosse, et qu'on avait déshonorée et traînée sur la claie des plus mauvais propos pendant les mois de sa grossesse, mais qui, les neuf mois écoulés, resta grosse… d'un horrible squirre dont elle n'était pas morte encore, et qui, certainement, devait un jour la faire mourir. Lasthénie, comble de l'infortune ! Lasthénie avait espéré en ce squirre comme on espère en Dieu.

« Ce sera toute ma vengeance – pensait-elle contre ma mère et ce qu'elle me dit de cruel ! » Mais cette affreuse espérance, elle ne l'avait plus.

Elle ne doutait plus. L'enfant avait remué, et ce remuement dans ses entrailles lui avait remué, du même coup, quelque chose dans le cœur qui était, peut-être, l'amour maternel !

« Eh bien, parleras-tu maintenant, Lasthénie ?

Rendras-tu à ta mère confiance pour confiance, aveu pour aveu ? – fit Mme de Ferjol presque caressante.

– Tu ne dois plus avoir peur à présent d'une mère qui fut un jour aussi faible et aussi coupable que toi, et qui peut te sauver, – ajouta-t-elle, – en te donnant celui que tu aimes ?… » Mais Lasthénie ne semblait pas entendre, même physiquement, la voix qui parlait. Elle était sourde.

Elle était muette. Sa mère la regardait, aspirant la réponse qui ne sortait pas de ses lèvres blêmes.

« Voyons ! ma fillette, nomme-le-moi ! » lui dit-elle en prenant une de ses mains inertes, croyant l'entraîner doucement par cette main sur sa poitrine. Mouvement maternel qui, lui aussi, arrivait trop tard !…

Elles étaient alors dans la haute salle qu'elles ne quittaient jamais, et où les montagnes qui faisaient une ceinture à leur triste maison envoyèrent leurs ombres et en redoublaient la tristesse. Elles se tenaient dans leur embrasure. – Ah ! sait-on bien le nombre des tragédies muettes entre filles et mères qui se jouent dans ces embrasures de fenêtre, où elles semblent si tranquillement travailler ?… Lasthénie y était assise, droite, rigide et pâle comme un médaillon de plâtre ressortant sur le brun du chêne qui revêtait les murs. Mme de Ferjol penchait son front sombre sur son ouvrage, mais Lasthénie, accablée comme si le ciel se fût écroulé sur elle, laissait tomber et couler, de ses mains découragées, son feston à terre, dans l'immobilité d'une statue, – la statue de la Désolation infinie ! Ses yeux si nacrés, si frais et si purs, étaient littéralement tués de larmes. Ils avaient autour des paupières cet ourlet d'un rouge âcre qu'y avait laissé et qu'y ravivait l'incessante brûlure des pleurs ; et ces yeux qui commençaient de s'érailler, comme s'ils avaient pleuré du sang, n'exprimaient plus rien, pas même le désespoir ! car Lasthénie était en train de tomber plus bas que dans l'absorption fixe du fou. Elle allait tomber dans le vide fixe de l'idiot.

Sa mère la contempla longtemps avec la pitié mêlée de terreur que lui causait le désastre de ce visage. Elle n'avait jamais dit à sa fille qu'elle la trouvait belle ; mais, au plus profond de son âme, elle n'avait pas moins la fierté du visage de Lasthénie, quoiqu'elle n'en parlât jamais, la janséniste austère, de peur d'exalter deux orgueils, – celui de sa fille et le sien. Aujourd'hui, ce visage ravagé la navrait, de le voir ! – « Ah ! – pensait-elle, – cette fille charmante sera peut-être affreuse et tout à fait imbécile demain ! » – Elle voyait déjà poindre le hideux idiotisme à travers cette fille, morte avant d'être morte…, car on croit que les corps de la plupart de ceux qui meurent s'en vont de ce monde les premiers et avant leurs âmes, mais pour d'autres, les corps restent là, dans la vie, quand les âmes, depuis bien longtemps, n'y sont plus !

Et le soir les prit dans ce face à face, de quatre pieds carrés, dans lequel se parquait leur vie, – le soir, qui venait vite dans le fond de puits de cette bourgade obscure, et qui ramenait l'heure de leur prière du tomber du jour, à l'église.

« Viens prier Dieu pour qu'il te descelle le cœur et les lèvres et te donne la force de parler », dit Mme de Ferjol. Mais, indifférente à Dieu qui n'avait pas pitié d'elle, comme elle était indifférente à tout, Lasthénie resta à sa place, et Mme de Ferjol fut obligée de saisir par le poignet cette créature qui n'était plus qu'une chose douloureuse, et qui, automatiquement, céda à sa mère et se leva.

« Tiens ! – dit Mme de Ferjol, en soulevant la main de sa fille à la hauteur de ses yeux – tu n'as plus la bague de ton père ! Qu'en as-tu fait ? L'as-tu perdue ?

Ne te sens-tu plus digne de la porter ? » L'abîmement dans leur malheur domestique avait été si grand pour ces deux femmes, que ni l'une ni l'autre ne s'était aperçue que la bague manquait à la main qui avait l'habitude de la porter.

Lasthénie, qui ne comprenait plus rien à rien, regarda sa main, dont elle écarta les doigts avec un mouvement insensé.

« Est-ce que je l'ai perdue ? – fit-elle, comme si elle fût sortie d'un évanouissement.

– Oui ! tu l'as perdue…, comme tu t'es perdue !

– Dit Mme de Ferjol avec un regard qui redevint noir et implacable. – Tu l'auras donnée à qui tu t'es donnée !… » – Et elle reprit toute sa dureté. Elle était tellement épouse, cette femme plus épouse que mère, que cette perte d'une bague de l'homme adoré qui l'avait portée et que sa fille avait égarée, lui paraissait chose pire que de s'être perdue elle-même.

Ce soir-là, – et les jours suivants -, Agathe chercha partout dans la vaste maison la bague, qui pouvait très bien être tombée du doigt amaigri de Lasthénie.

Elle ne la trouva pas. Et ce fut une raison de plus pour que jamais une minute de compassion ne revînt au cœur de Mme de Ferjol, et pour que ses ressentiments devinssent d'une cruauté qui ne faiblît plus !

Ce soir-là, elles oublièrent d'aller à l'église.

Si elles y étaient allées, Mme de Ferjol y aurait porté la pensée qui l'avait hantée si souvent par intervalles, niais qui, finalement, s'empara d'elle comme une griffe, après ce mutisme invincible de Lasthénie.

« Puisqu'elle ne veut pas me dire le nom du coupable – se dit-elle, – c'est donc qu'il ne peut pas l'épouser. » Et alors la pensée lui revenait de cet effrayant capucin qui lui fascinait la pensée et dont elle n'aurait pas osé prononcer le nom devant sa fille, ni dans sa conscience, à elle-même, quand elle y pensait. Ce nom seul, les lettres de ce nom seul à prononcer lui faisaient peur… Assembler les lettres de ce nom et le prononcer tout bas lui paraissait un monstrueux sacrilège. C'en était un pour elle que de mal penser d'un religieux et d'un prêtre qui, tout le temps qu'il avait vécu auprès d'elle, lui avait paru irrépréhensible. Ce qu'elle frémissait de penser, mais cependant ce qu'elle pensait, était bien possible sans doute – humainement possible ; – mais elle, la pieuse femme, qui croyait à la vertu surnaturelle des sacrements, repoussait le possible, qu'elle regardait comme l'impossible pour un prêtre nourri chaque jour de la substance de Dieu. – « Ah ! Seigneur ! – s'écriait-elle dans ses prières – faites, Seigneur, que ce ne soit pas lui ! » Elle ne l'appelait plus que LUI, – même mentalement… D'ailleurs, à quel moment (se disait-elle quand elle voulait raisonner contre son épouvante) le crime aurait-il été consommé, ce crime encore plus contre Dieu que contre sa fille ?… Lui n'avait jamais vu l'une sans l'autre de ces deux femmes qui l'avaient hébergé quarante jours. Excepté à l'heure des repas, il n'était jamais descendu de sa chambre, dont il avait fait une cellule. C'était donc absurde, c'était donc insensé, ce qu'elle pensait ! Mais ce qu'elle pensait et ce qu'elle chassait comme une pensée de l'Enfer, revenait en elle avec un acharnement infernal, malgré son évidente absurdité. Obsession, hallucination, vision terrifiante qu'elle fixait des yeux infatigables de son esprit, comme ce fou dont la folie était de regarder fixement le soleil et de se faire manger les yeux par l'astre dévorant de lumière ; mais, plus malheureuse que ce fou bientôt aveuglé qui n'eut plus que deux trous saignants à la place de ses yeux dévorés, elle ne devint pas intellectuellement aveugle à regarder l'horrible soleil intérieur qui la brûlait et qu'elle fixait et qu'elle voyait toujours ! Cela finissait par la plonger dans des silences comme ceux de Lasthénie… Et si elle se détournait une minute de cette fascination absorbante dont elle demandait vainement à Dieu de la délivrer, c'est qu'une autre pensée non moins puissante, non moins impérieuse, se dressait en elle, – la pensée du temps qui marchait !

Il marchait, en effet, comme le temps va, – impitoyable, – et il allait tout apprendre de la honte des dames de Ferjol à cette bourgade où elles avaient vécu, dix-huit ans, respectées. Le terme de Lasthénie approchait. Ah ! il fallait partir ! il fallait s'en aller ! il fallait disparaître ! Mme de Ferjol, qui ne voyait personne, fit répandre, un matin, par Agathe, au marché du bourg, qu'elle retournait en son pays… C'était la seule chose qui pouvait amoindrir le chagrin d'Agathe, affligée de l'état inexplicable, et peut-être sans remède de Lasthénie, qu'elle croyait toujours la proie d'un Démon, que de quitter ce pays qu'elle avait en horreur, ce cul-de-basse-fosse où depuis dix-neuf ans elle étouffait… Elle allait donc revoir son Cotentin et ses herbages ! Pour s'en aller, Mme de Ferjol avait prétexté la santé de sa fille. Il était nécessaire de lui faire changer d'air. Elle avait naturellement choisi l'air du pays qui était le sien et où elle avait une grande fortune. Elle donna à Agathe toutes les raisons bêtes qui cachaient la vraie et spirituelle raison de son départ, et que, ravie de son retour en Normandie, Agathe n'examina pas, ne discuta pas, mais accepta avec une indicible joie. Elle était folle de revenir au pays où elle était née ! Or, tout autant avec Agathe qu'avec personne, Mme de Ferjol voulait garder le secret de sa fille, qui était le sien, puisque au regard de sa conscience la grossesse de Lasthénie la déshonorait presque autant qu'elle. Pour cela, Mme de Ferjol avait tourné et retourné sous toutes les faces la pensée de ce qu'elle pouvait faire dans la circonstance d'une grossesse, pour la cacher sans crime. Car le crime, ce crime de l'avortement et de l'infanticide qui est devenu d'une si abominable fréquence dans l'état actuel de nos misérables mœurs, et qu'on pourrait appeler : Le Crime du XIXe siècle, l'idée n'en effleura même pas cette âme droite, religieuse et forte.

 

Excepté à celui-là, Mme de Ferjol s'était heurtée et déchirée à tous les angles de la question terrible. Elle avait fait et défait bien des projets… Elle aurait pu s'en aller avec sa fille, par exemple, dans cet immense Paris où tout se noie et disparaît, ou dans quelque ville, à l'étranger, et en revenir, sa fille délivrée. Elle était riche. Avec de l'argent, beaucoup d'argent, on parvient à sauver tout, jusqu'aux apparences. Mais, aux yeux d'Agathe, comment justifier de s'en aller, avec sa fille malade, on ne sait où, et de laisser à la maison la vieille et fidèle servante, à laquelle, dans la plus grande et la plus périlleuse circonstance de sa vie, Mme de Ferjol lors de son enlèvement, avait promis par reconnaissance de ne jamais se séparer d'elle, quoi qu'il pût advenir ?… Elle le lui avait juré. D'ailleurs, ce parti, si elle l'avait pris, aurait certainement donné à Agathe le soupçon dont elle ne voulait pas que sa fille fût flétrie dans la pensée de qui la croyait un ange d'innocence pour avoir été le témoin de la pureté de toute sa vie. C'est alors que l'idée de son pays lui était venue, qu'elle s'y était arrêtée. Elle pensa qu'après vingt ans d'absence elle devait y être bien profondément oubliée, et que tous ceux-là qui l'avaient connue dans sa jeunesse devaient être morts ou dispersés, et elle se dit :

« Nous irons nous engloutir là. Agathe, ivre de son pays retrouvé, ne verra rien de ce qui doit mourir entre moi et Lasthénie. Nous mettrons l'épaisseur de la sensation de son pays entre elle et nous. » Dans ses projets, la solitude que Mme de Ferjol devait se créer serait d'un tout autre isolement que celle dont elle avait vécu au bourg des Cévennes. Elle n'habiterait en Normandie ni ville, ni bourgade, ni village, mais son vieux château d'Olonde, situé dans ce coin de pays perdu qui est entre la côte de la Manche et une des extrémités de la presqu'île du Cotentin. Il n'y avait pas alors de grande route tracée allant de ce côté. Le château était gardé par de mauvais chemins de traverse, aux ornières profondes, et aussi, une partie de l'année, par ces vents du sud-ouest qui y soufflent la pluie, comme s'il avait été bâti en ces chemins perdus, par quelque misanthrope ou quelque avare qui aurait voulu qu'on n'y vînt jamais. C'est là qu'elles s'enfonceraient toutes deux, comme des taupes, sous terre, ces deux Hontes !… La résolue Mme de Ferjol s'était bien promis que même au dernier jour, – au jour fatal, – elle n'appellerait pas de médecin, et qu'elle suffirait bien, elle toute seule, à cette besogne sacrée d'accoucher sa fille de ses mains maternelles ! Mais c'est ici que le frisson la prenait, cette héroïque et malheureuse femme, et qu'une voix lui criait du fond de son être :

« Eh bien, après ?… après qu'elle sera délivrée ? …

Il y aura l'enfant ! Ce ne sera plus la mère, mais l'enfant, qu'il faudra cacher ; l'enfant, dont la vie pourrait tout trahir et rendre les précautions prises jusque-là, inutiles ! » Et alors elle recommençait de se débattre dans le problème qu'elle voulait résoudre et qui l'étranglait comme un nœud. Mais il n'y avait plus à délibérer. Le temps s'en venait jour par jour, comme la mer s'en vient, flot par flot. On ne pouvait plus attendre. Le plus pressé, c'était de partir ! C'était de s'arracher à cette bourgade qui les dévisageait ! Mme de Ferjol fit comme tous les désespérés, sous l'empire d'une idée qui ne les sauvera pas, mais qui recule la catastrophe inévitable dans laquelle ils doivent périr. Elle se paya de ce mot, qu'on dit sans y croire : « Qu'on trouvera peut-être un moyen de salut au dernier moment », et elle se jeta, elle et sa fille, comme dans un gouffre, dans la chaise de poste qui les emporta.