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Une Histoire Sans Nom

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Chapitre 5

Le lendemain, Mme de Ferjol envoya chercher le médecin du bourg par Agathe, qui dit à sa maîtresse, avec sa familiarité cordiale et autorisée :

« Ah ! Madame s'aperçoit donc que Mademoiselle est malade ! Voilà assez longtemps que cela me crève les yeux, à moi, et je l'aurais dit à Madame, si Mademoiselle ne me l'avait pas toujours défendu, ne voulant point inquiéter sa maman sur un malaise qui se passerait bien tout seul, – disait-elle. – Mais il n'a point passé, et je suis contente que le médecin vienne… » Elle n'acheva pas sa pensée, car elle ne croyait point, avec les idées surnaturelles qu'elle avait, que le médecin pût grand-chose contre le mal de Lasthénie. Elle alla pourtant le chercher avec empressement, et il vint.

Il interrogea Mlle de Ferjol, mais il ne tira pas beaucoup de lumière de ses réponses. Elle dit qu'elle sentait en elle un brisement et une langueur invincibles, accompagnés d'un mortel dégoût pour toutes choses.

« Même pour Dieu ?… » lui lança sa mère avec une ironie pleine d'amertume.

Mot qu'elle ne put retenir, tant elle lui en voulait de cette communion refusée, la veille ! Lasthénie, qui ne se plaignait jamais, reçut le coup de ce mot sans se plaindre. Mais elle sentit, comme une menace prophétique de l'avenir, que la pitié de sa mère – qu'elle avait toujours trouvée bien rigide – pourrait un jour devenir cruelle.

Agathe avait-elle eu raison, dans ses pensées ?… Mais si le médecin comprit quelque chose au mal de Mlle de Ferjol, il n'en laissa rien soupçonner à sa mère. Il ne lui dit rien de net sur l'état de sa fille. Mme de Ferjol, qui n'était jamais malade : « J'ai en santé – disait-elle quelquefois – ce qui m'a manqué en bonheur », connaissait à peine ce médecin, qu'elle avait consulté pour Lasthénie en bas âge, et pour ses petits maux d'enfant. Il était depuis dix ans médecin dans ce trou, comme disait la méprisante Agathe – ce qui, du reste, n'était pas une objection contre son habileté de médecin. De tous les hommes qui ont besoin d'un large théâtre pour déployer des talents, et même du génie, le médecin est celui qui peut le mieux s'en passer… Ne trouve-t-il pas de la matière médicale partout ? Le plus fort praticien, peut-être, du XIXe siècle, Rocaché, vécut toute sa vie dans une obscure bourgade de l'Armagnac noir, où il fit, pendant plus de cinquante ans, des miracles de guérison. Le médecin de la bourgade du Forez ne ressemblait pas, il est vrai, à celui de la bourgade des Landes. Ce n'était, lui, qu'un homme de bon sens et d'expérience, voilà tout ! qui pratiquait surtout la médecine expectante et ne forçait pas la nature, laquelle, en vraie femme qu'elle est, veut quelquefois être forcée. Les symptômes qu'il étudia dans Lasthénie étaient-ils trop vagues, pour dire ce qu'il pensait, s'il prévoyait quelque chose de grave ?… Toujours est-il que s'il eut de l'inquiétude, il la garda pour lui seul, aimant mieux attendre avant d'en donner à cette mère, dont il lisait dans les yeux noirs l'âpre sentiment maternel. Il parla d'un de ces dérangements de santé si communs dans les jeunes personnes de l'âge de Lasthénie, quand leurs organes, ébranlés par la crise qui les fait femmes, n'ont pas encore repris leur équilibre, et il prescrivit, pour le rétablir, une hygiène, plus qu'une médication. Mais, quand il fut parti :

« Tout cela – dit résolument la vieille Agathe n'est que de l'onguent miton-mitaine. Ce n'est pas toutes ces bêtises-là qui guériront Mademoiselle ! » Et, de fait, aucun mieux ne se produisit dans le singulier mal qui semblait consumer Lasthénie. Ses joues se plombèrent, sa mélancolie s'épaissit, ses dégoûts augmentèrent.

« Voulez-vous que je vous dise ce que je crois, Madame ? » – dit Agathe à Mme de Ferjol, un jour qu'elles étaient seules.

Le dîner finissait, et Lasthénie, qui, pendant tout le repas, qu'elle avait trouvé nauséabond, était restée le cœur sur les lèvres, venait de monter dans sa chambre pour se jeter un instant sur son lit.

« Voilà un mois qu'il vient, ce médecin, et pour rien ! – dit Agathe. – Il y a trois jours qu'il était là encore, – continua-t-elle avec violence. – Eh bien, ce que je crois, Madame, c'est que la pauvre demoiselle a plus besoin d'un prêtre qui l'exorcise que d'un médecin qui ne la guérit pas ! » Mme de Ferjol regarda la vieille Agathe comme on regarde une personne qui vient d'être atteinte d'un premier accès de folie.

« Oui, Madame, – dit la vieille dévouée qui n'avait pas peur des yeux immenses avec lesquelles. Mme de Ferjol la regardait. – Oui ! Madame, un prêtre, qui défasse la diabolique besogne du capucin. » Les yeux de Mme de Ferjol jetèrent une lueur sombre.

« Quoi ! – dit-elle, – Agathe, vous oseriez croire ?…

– Oui, Madame, – dit intrépidement Agathe, – je crois que le Démon a passé par ici, et qu'il y a laissé ce qu'il laisse partout où il passe… Quand il ne peut pas damner les âmes, il s'en venge sur les corps… » Mme de Ferjol ne répondit pas. Elle mit sa tête dans ses mains et resta appuyée sur les coudes devant la table dont Agathe avait ôté la nappe. Elle réfléchissait sur ce que la vieille servante venait de lui dire avec une profondeur de conviction qui entrent, comme un dard, dans son âme, à elle, tout aussi religieuse qu'Agathe et même beaucoup plus.

« Laissez-moi un moment, Agathe », fit-elle en relevant une tête effarée et la replongeant dans ses mains.

Et Agathe s'en alla à reculons, pour juger plus longtemps de l'état dans lequel elle avait mis cette femme, frappée par elle de la foudre avec un seul mot.

« Ah ! Sainte Agathe ! – murmura-t-elle en s'en allant, – puisqu'elle n'y voit goutte, il fallait bien enfin que cela fût dit ! » Elle n'était pas superstitieuse, Mme de Ferjol, – pour parler comme le monde, qui n'entend rien aux choses surnaturelles, – et elle n'était pas non plus mystique au sens chrétien, mais profondément religieuse.

Ce que venait de lui dire Agathe devait vivement l'impressionner. Ce n'est point elle qui aurait nié l'intervention physique et l'influence visible de Celui-là que les Saints Livres appellent le Mauvais Esprit. Elle y croyait. Et quoique sa raison fût très ferme, elle y croyait avec tranquillité, et doctrinalement, dans la mesure où l'Église, qui est la mère de toute prudence et l'ennemie de toute légèreté, autorise d'y croire. L'idée d'Agathe la saisit donc, mais avec moins de violence qu'elle n'eût saisi une imagination plus contemplative et plus exaltée que la sienne. Seulement, cette idée eut pour elle un éclair qu'elle n'avait pas eu pour Agathe.

La femme qui avait aimé, l'être qui, depuis quinze ans, cherchait à se rasseoir et à s'éteindre, mais qui brûlait et fumait encore d'une passion inextinguible pour un homme, lui révélait tout bas de ces choses que la vieille candeur d'Agathe, qui avait toujours vécu le célibat du cœur et le mutisme des sens, ne pouvait pas lui révéler… Mme de Ferjol croyait, autant que la simple Agathe, que le Démon avait à son service des incarnations terribles, mais elle savait par sa propre expérience ce qu'Agathe ne savait pas, – c'est que l'amour est, de toutes, la plus redoutable ! Tel l'éclair qui la traversa tout à coup : « Si Lasthénie aimait ? se dit-elle, – si c'était l'amour qui fût son mal ?… » Et elle demeura la tête dans ses mains, effondrée, mais ses yeux intérieurs – ces yeux que nous avons pour voir dans la nuit de nos âmes – étaient fixés sur cette pensée soudaine : « Aimerait-elle ?… » Or, comme, dans cette bourgade chétive, il n'y avait que de petits bourgeois, sans société élevée, sans jeunes gens élégants, et où elle et sa fille passaient leurs jours au fond de leur hôtel désert comme dans une Thébaïde, voilà que se leva dans la nuit de son âme l'image de cet incompréhensible capucin qui avait passé dans leur vie et disparu comme une vision, et d'autant plus troublante pour des imaginations de femme, qu'elles n'avaient pu rien y comprendre et qu'elles n'y avaient rien compris ! …

Et l'horreur, – l'espèce d'horreur que Lasthénie avait toujours montrée pour cet effrayant Sphinx en froc qui, pendant quarante jours, avait vécu impénétrable à côté d'elle, n'était pas une raison pour qu'elle ne l'aimât pas follement. C'était une raison, au contraire, pour qu'elle l'aimât avec frénésie ! Les femmes savent cela. La vie des passions le leur apprend, quand leur instinct de femme ne le devine pas. Que d'amours commencent par la crainte ou la haine ; et l'horreur, c'est la combinaison de la crainte et de la haine, élevées à leur plus haute puissance, dans des âmes timides révoltées. « Vous lui faites l'effet d'une araignée », disait un jour une mère à un homme qui aimait sa fille ; et, deux mois après cette dure et humiliante parole, la pauvre mère ne se doutait pas de la furie de bonheur coupable et caché avec laquelle sa fille se roulait dans les pattes velues de l'araignée, et lui donnait à sucer jusqu'à la dernière goutte vierge du sang de son cœur ! … Lasthénie avait tremblé devant le froid et mystérieux capucin. Mais si une femme n'a pas tremblé devant un homme, jamais elle ne l'aimera. L'altière Mme de Ferjol avait aussi peut-être tremblé devant l'irrésistible officier blanc qui l'avait enlevée comme Borée enleva Orithye. Pour avoir peur de ce qui menaçait sa fille, elle n'avait qu'à repasser ses jours. « Si Lasthénie sait ce qu'elle a, – se dit-elle, – elle le tait et se cache. Le mal est profond. » Elle aussi se souvenait, quand elle avait aimé, de s'être cachée. L'amour, cette pudeur farouche, devient si facilement un mensonge, et le plus voluptueusement infâme des mensonges. Avec quel horrible bonheur on se colle ce masque d'une menterie sur la figure brûlante qui va le dévorer, et qui ne laissera plus voir, quand il tombera en cendres, qu'une figure dévorée que rien jamais ne cachera plus ! Lorsque Mme de Ferjol releva la tête, elle était calme, et résolue de savoir ce qu'avait sa fille. Elle ne pensa plus au médecin : « C'est à moi – se dit-elle – de regarder et de voir. » Elle s'accusa une fois de plus du péché de toute sa vie, qui avait toujours été d'être plus épouse que mère. Dieu continuait de l'en punir, et faisait bien. Elle l'avait mérité. Quand Lasthénie redescendit, toute traînante, et qu'elle se plaça dans l'embrasure de la fenêtre où elles travaillaient, elle aurait peut-être été effrayée des yeux de Mme de Ferjol si elle les avait regardés, mais elle ne les regarda pas… Elle ne les cherchait point. Elle n'y voyait jamais de tendresse, – cet aimant de la tendresse, qui mérite si bien son nom ! – et elle s'épargnait de n'y voir que des sentiments sans douceur.

 

« comment te trouves-tu ?… dit Mme de Ferjol à Lasthénie, après un instant de silence, et en interrompant de piquer son aiguille dans le linge qu'elle marquait.

– Mieux », répondit Lasthénie, qui garda son front penché et qui continua de piquer la sienne dans son feston.

Mais des yeux de ce front penché tombèrent perpendiculairement et sans rouler sur le visage deux larmes pesantes, qui mouillèrent les mains et le travail de la jeune fille. Mme de Ferjol, l'aiguille levée, les regarda tomber, – et elle en vit tomber deux autres, plus larges et plus lourdes.

« Alors, pourquoi pleures-tu ; car tu pleures ? » demanda la mère, d'une voix qui était comme un reproche ou une accusation de pleurer.

Lasthénie, troublée, essuya ses yeux du dos de sa main. Elle était plus pâle que la cendre de ses cheveux.

« Je n'en sais rien, maman, – fit-elle. – C'est physique, je crois…

– Je crois aussi que c'est physique, – dit Mme de Ferjol en appuyant sur les mots. – Pourquoi pleurerais-tu ? Pourquoi aurais-tu du chagrin ? Pourquoi serais-tu malheureuse ? »

Elle s'arrêta. Ses yeux noirs brûlants fixaient les beaux yeux clairs de sa fille, encore humides de larmes et que le feu des yeux sombres qui les regardaient sembla sécher, en les fixant.

Lasthénie résorba ses pleurs ; et les deux aiguilles reprirent leur mouvement dans le silence, qui recommença.

Scène bien courte, mais menaçante ! Elles venaient de se pencher sur le bord de cet abîme qui les séparait, – le manque de confiance, – et elles ne s'en dirent pas davantage ce jour-là… Cruel silence qui revenait toujours !

Il s'immobilisait entre elles, ce silence. Or, qu'y a-t-il de plus triste et même de plus sinistre qu'une vie intime dans laquelle on ne se parle plus ?… Malgré les résolutions de Mme de Ferjol, la peur de voir la tenait, et quelques jours muets passèrent encore. Mais, enfin, une nuit qu'elle ne dormait pas et qu'elle pensait à ce mutisme qui les courbait l'une en face de l'autre, sous l'oppression d'une inquiétude qui, des deux côtés, était de l'effroi, Mme de Ferjol eut bonté de sa faiblesse : « Qu'elle soit lâche, oui ! – dit-elle, – mais moi, non ! » Et elle se leva brusquement du lit où elle était couchée, et elle prit sur la table la lampe qu'elle n'éteignait jamais, pour voir, quand elle ne dormait pas, le crucifix pendu à son alcôve et prier avec plus de ferveur, en le regardant. Seulement, au lieu de le contempler et de le prier, cette nuit-là, elle l'arracha violemment du mur de l'alcôve, et elle l'emporta, comme une ressource désespérée, contre le malheur qu'elle allait chercher ; car elle allait en trouver un !…

Il fallait qu'elle en finît tout de suite avec l'insupportable anxiété qui la dévorait. Elle entra chez sa fille, la lampe d'une main, le crucifix de l'autre, en ses blancs vêtements de nuit, spectrale, effrayante. Heureusement, il n'y avait là personne pour la voir et qu'elle pût épouvanter ! C'était elle qui était l'Épouvante !

Qu'allait-elle faire ?… Lasthénie dormait alors sans souffle et sans rêves, de ce sommeil inanimé qui ressemble à la mort et qui prend, au soir, les êtres qui ont beaucoup souffert pendant le jour. Mme de Ferjol leva la lampe au-dessus du visage de sa fille, et y fit tomber la lumière frissonnante du frisson de sa main.

Puis, l'ayant abaissée, elle la promena autour du visage de l'enfant endormie dont elle voulait pénétrer le mal secret dans la naïveté du sommeil :

« Oh ! – fit-elle avec une indicible horreur. – Je ne me suis pas trompée ! J'avais bien vu… Elle a le masque. » Mot tragique, qui exprimait pour elle une chose terrible, et que Lasthénie, la virginale Lasthénie, n'eût pas compris, si elle l'avait entendu ! Et, s'acharnant à la regarder, après avoir déposé sur la table de nuit la lampe qu'elle tenait : « Oui ! elle l'a !… » dit-elle. Et dans un mouvement de fureur subite, elle leva tout à coup le crucifix, comme on lève un marteau, sur le visage de sa fille, pour écraser ce masque dont elle parlait. Mais ce ne fut qu'un éclair. Le lourd crucifix ne tomba point sur le visage tranquille de la jeune fille endormie, mais, chose non moins horrible ! c'est contre son visage, à elle-même, que cette femme exaspérée le retourna et qu'elle l'abattit !… Elle s'en frappa violemment, avec la frénésie d'une pénitence qu'elle voulait s'infliger dans un fanatisme féroce. Le sang jaillit sous la force du coup, et le bruit du coup réveilla Lasthénie, qui poussa un cri en voyant cette lumière soudaine, ce visage, ce sang qui coulait, et cette mère qui se frappait avec cette croix. « Ah ! tu cries ! tu cries maintenant ! – fit Mme de Ferjol avec un affreux éclat d'ironie. – Tu n'as pas crié quand il fallait crier. Tu n'as pas crié quand !… » Mais elle s'arrêta, hérissée, ayant peur de ce qu'elle allait dire, – se cabrant devant ce qu'elle pensait ! « Oh ! dissimulée ! – reprit-elle. – Fille hypocrite, tu as bien su tout taire, tout cacher, tout engloutir ! Tu n'as pas crié, mais ton crime à présent crie sur ta face, et tout le monde va l'entendre crier comme moi ! Tu ne savais pas qu'il y avait un masque qui ne trompait point et qui dit tout ; un masque accusateur, et tu l'as ! » Lasthénie, surprise, épouvantée, ne comprenait rien aux paroles de sa mère, et elle serait peut-être devenue folle à cette horrible vision qui la réveillait en sursaut, si l'évanouissement ne l'eût préservée de la folie ; mais, sans pitié pour cet évanouissement dont elle était cause, l'implacable Mme de Ferjol laissa sa fille évanouie sur son chevet, et, tombant à genoux et des deux mains tenant à poignée le crucifix dont elle s'était frappée : – « Ô mon Dieu, pardonnez-moi ! – s'écria-t-elle en baisant les pieds du crucifix et en se déchirant les lèvres à ses clous.

– Pardonnez-moi son crime que je partage, car je n'ai pas assez veillé sur elle ! je me suis endormie comme vos disciples ingrats dans le jardin des Oliviers. Et le traître est venu quand je dormais. Ô mon Dieu, recevez mon sang en expiation de mon crime et du sien ! » Et elle redoublait ses coups contre sa poitrine et son front, et le sang ruisselait. « Que votre croix soit l'instrument de mon supplice, Seigneur Dieu terrible ! » Et elle s'affaissa et s'abîma sur la terre, perdue, anéantie dans l'idée de son péché et de sa damnation éternelle, devant ce Christ rigide aux bras droits et plus raidis vers Dieu et sa justice qu'étendus avec amour sur la Croix pour embrasser le monde sauvé. Image de ses bras, à elle, qui laissaient là sa fille à moitié morte, pour ne se tendre que vers le Ciel !

Chapitre 6

Quand Lasthénie revint à elle, sa mère accablée gisait dans la chambre, couchée par terre, la face collée au crucifix. Mais le mouvement que fit la jeune fille en reprenant connaissance et la plainte qu'elle jeta, tirèrent de son accablement Mme de Ferjol, qui se leva, et se dressant de toute sa hauteur devant sa fille, avec son front ensanglanté :

« Tu vas tout me dire, malheureuse, – fit-elle impérieusement, – je veux tout savoir ! Je veux savoir à qui tu t'es donnée dans cette solitude où nous vivons comme deux recluses, et où il n'y a pas un homme fait pour toi ! » Lasthénie poussa un cri encore, mais, sans force pour répondre, elle regarda sa mère avec la stupidité hagarde de l'étonnement…

« Oh ! – dit Mme de Ferjol, – plus de silence ! plus de mensonge ! plus de comédie ! Ne fais pas l'étonnée ! ne fais pas la stupide ! – ajouta la dure mère, qui n'était plus une mère, mais un juge, et un juge prêt à devenir un bourreau.

– Mais, ma mère, – s'écria la pauvre enfant, insultée dans son innocence et dans toutes ses pudeurs, et qui, révoltée de tant de cruauté et d'injustice aveugle, éclata en sanglots d'angoisse et de colère, que voulez-vous que je vous dise ? qu'avez-vous contre moi ?… Je ne sais rien. Je ne comprends rien à ce que vous dites, sinon que c'est affreux ! incompréhensible et affreux ! Vous me faites mourir ! Vous me rendez folle, et vous semblez l'être autant que moi, ma pauvre mère, avec vos horribles paroles et votre front qui saigne…

– Laisse-le saigner ! – interrompit Mme de Ferjol, qui l'essuya d'un revers violent de sa main. – S'il saigne, c'est pour toi, misérable fille ! Mais ne dis point que tu ne comprends pas. Tu mens ! Tu sais bien ce que tu as, peut-être ! Les femmes savent toutes cela, quand cela est. Rien qu'en se regardant, elles le savent. Ah ! je ne m'étonne plus que tu n'aies pas voulu aller à confesse, l'autre soir…

– Oh ! ma mère ! – dit Lasthénie exaspérée, et qui, pour le coup, comprit l'infâme accusation de sa mère.

– Vous savez bien que ce que vous dites est impossible.

Je suis malade, je souffre, mais mon mal ne peut pas être la chose horrible que vous pensez. Je ne connais que vous et Agathe. Je ne vous quitte jamais…

– Tu vas seule promener à la montagne, – dit Mme de Ferjol avec une atroce profondeur.

– Oh ! – fit la jeune fille, dégradée par un tel soupçon. – Vous me tuez, ma mère. Anges du ciel, prenez pitié de moi ! vous savez, vous, ce que je suis !

– N'invoque pas les anges, fille souillée ! tu les as fait fuir ! ils ne t'entendent plus ! » dit Mme de Ferjol incrédule, obstinément, aveuglément incrédule à cette innocence qui s'attestait avec une candeur si désespérée. Et reprenant avec plus de fureur que jamais :

« N'ajoute pas le sacrilège au mensonge ! » – fit-elle, et brutalement elle ajouta le mot affreux dans sa trivialité : – Tu es grosse, tu es perdue, tu es déshonorée ; nie-le, ne le nie pas, qu'importe ! L'enfant viendra, malgré tous tes mensonges, et te donnera un démenti.

Tu es déshonorée ! tu es perdue ! Mais je veux savoir avec qui tu t'es perdue, avec qui tu t'es déshonorée !

Réponds-moi tout de suite, avec qui ?…

« Avec qui ? avec qui ? » – répétait-elle en prenant l’épaule de sa fille et en la secouant avec tant de rage qu'elle la rejeta sur l'oreiller, et que la faible enfant y retomba plus blanche que l'oreiller lui-même.

C'était (en si peu d'instants !) le second évanouissement de Lasthénie ; mais la cruelle Mme de Ferjol n'en eut pas plus de pitié que du premier. Maintenant qu'elle avait demandé pardon à Dieu pour le crime de sa fille et pour le sien, à elle, qui ne l'avait pas surveillée avec assez de vigilance, elle aurait foulé aux pieds Lasthénie dans sa colère maternelle. Assise sur les pieds du lit de cette enfant dont elle venait par deux fois de faire un cadavre, elle la laissa reprendre ses sens comme elle put. Et ce fut long ! Lasthénie mit du temps à revenir à elle… L'orgueil que la religion n'avait pas dompté en Mme de Ferjol se soulevait dans le cœur de cette femme de race, naturellement fière, à la pensée – à l'insupportable pensée – qu'un homme, – un inconnu, – de bas étage peut-être, – eût pu – sans qu'elle s'en doutât – lui déshonorer clandestinement sa fille, – et le nom de cet homme, elle le voulait ! Quand Lasthénie rouvrit les yeux, elle vit sa mère penchée sur sa bouche, comme si elle eût voulu y chercher ou en arracher ce nom fatal.

« Son nom ! son nom ! – lui dit- elle avec une expression dévorante. – Ah ! fille hypocrite, je t'arracherai ce nom maudit, quand il faudrait aller le chercher jusqu'au fond de tes entrailles, avec ton enfant ! » Mais Lasthénie, écrasée par toutes les abominations de cette nuit, au lieu de répondre à sa mère, la regardait avec deux yeux grands et vides qui semblaient morts…

Et ils sont restés morts, ces yeux si beaux, couleur des saules, et depuis on ne les revit jamais plus briller, même dans les larmes, dont ils ont versé des torrents ! Mme de Ferjol ne dira rien de sa fille, ni cette nuit, ni plus tard, et ce fut de cette nuit funeste qu'elles entrèrent toutes deux, la mère et la fille, dans cette vie infernale dont elles ont vécu, les infortunées ! et à laquelle il n'y a rien de comparable dans les situations tragiques et pathétiques des plus sombres histoires. Ce fut vraiment là une histoire sans nom ! un drame étouffant et étouffé entre ces deux femmes du même sang, qui s'aimaient pourtant – qui ne s'étaient jamais quittées, – qui avaient toujours vécu dans le même espace, – mais dont l'une n'avait jamais été mère, ni l'autre fille, par la confiance et par l'abandon… Ah ! elles payaient cher maintenant la réserve et la concentration réciproques dans lesquelles elles avaient vécu.

 

Et durent-elles s'en repentir ! Ce fut un drame profond, d'âme à âme, prolongé, mystérieux et dont il fallut épaissir le mystère, même aux yeux d'Agathe, qui ne pouvait pas connaître cette ignominie d'une grossesse que Mme de Ferjol, bien plus que Lasthénie, aurait voulu engloutir sous terre ; car Lasthénie, à ce moment-là, ne croyait pas à sa grossesse. Dans la nouveauté de ses sensations, elle croyait à une maladie inconnue, aux symptômes trompeurs, et à une erreur monstrueuse de sa mère. Elle se révoltait contre cette erreur… Elle se débattait douloureusement sous l'insulte de sa mère… Elle ne courbait pas la tête sous le déshonorant soufflet de ses reproches. Elle avait l'entêtement sublime de l'innocence… Et parce qu'elle ne ressemblait pas à cette mère passionnée, despotique et fougueuse, qui aurait rugi, comme une lionne, si elle eût été à la place de Lasthénie :

« comme vous vous repentirez un jour de m'avoir fait tant souffrir, ma mère ! » lui disait-elle avec la douceur d'un agneau qui se laisse égorger.

Mais le jour dont elle parlait ne vint jamais, – et cependant beaucoup de jours passèrent entre cette mère sans miséricorde, qui ne pardonnait pas, qui ne parlait jamais de pardon, et cette fille qui mettait son bonheur à ne pas être pardonnée… Les jours passèrent, longs, farouches, ulcérés et noirs. Seulement, il en fut un plus désespéré que les autres – et auquel Lasthénie ne s'attendait pas, – et ce fut celui où le tressaillement intérieur que les mères heureuses appellent joyeusement : « le premier coup de talon » de l'enfant qui annonce sa vie et peut-être aussi le mal qu'un jour il fera à sa mère, lui apprit, à la malheureuse, que c'était elle, et non sa mère, qui s'était trompée.

Elles étaient, alors comme toujours, front contre front, dans l'embrasure de leur fenêtre – occupant leurs mains fiévreuses en travaillant -, dévorées par la même peine muette. Un jour triste, quoique clair et aigu, filtrant comme du vent par un trou, de ce trou de là-haut formé par ces montagnes aux cimes rapprochées, tombait, dans cette salle sombre, sur leurs nuques, comme une guillotine de lumière.

Tout à coup, Lasthénie mit une de ses mains sur son flanc, en poussant un cri involontaire…, et au cri, et encore plus à l'inexprimable désolation qui envahit son visage déjà si profondément bouleversé, sa mère, qui semblait lire à travers elle, devina tout.

« Tu l'as senti, n'est-ce pas ? dit-elle. Il a remué.

Tu en es sûre maintenant. Tu ne nieras plus, obstinée ! Tu ne diras plus : non ! toujours ton stupide : non ! Il est là… – Et elle porta la main où Lasthénie avait mis la sienne. Mais qui l'a mis là ? qui l'a mis là ? » fit-elle ardemment.

Elle revenait à la question éternelle, à la question acharnée avec laquelle elle poignardait, une fois de plus, la pauvre fille, atteinte, comme d'un éclat de foudre, par cette soudaine révélation de ses entrailles, qui donnait raison à sa mère. Les bras rompus, les jarrets coupés par la certitude de son malheur, Lasthénie répondit avec égarement à la question de sa mère : « qu'elle ne savait pas », ce mot insensé qui remuait toutes les colères maternelles ! Mme de Ferjol avait toujours cru que c'était la honte qui murait la bouche de sa fille, mais la bonté était bue maintenant.

La grossesse s'attestait par la vie même de l'enfant qui, dans ce ventre, venait de bondir sous sa main.

« Il y a donc – fit-elle, réfléchie -, plus honteux que la honte de ta grossesse ! C'est la honte de l'homme à qui tu t'es donnée, puisque tu te tais. » Et l'idée qui lui était passée par la tête, un jour, du capucin – de l'étrange capucin -, lui revint tout à coup, non pas comme à Agathe, la superstitieuse Agathe qui croyait aux sorts, mais comme à une femme qui ne croyait, elle, qu'aux sortilèges de l'amour, et qui en avait aussi été la victime… Pour elle, ce n'était pas une chose impossible qu'un amour caché sous une haine ou une antipathie menteuse, et dont la révélation éclatait dans le foudroiement d'une grossesse. Mais elle repoussait cette idée d'un crime qui, pour elle, devait être le plus grand de tous, puisqu'un prêtre l'aurait commis. Elle la repoussait encore plus par respect pour le caractère de l'homme de Dieu que par foi en l'innocence de sa fille. Elle savait, par son expérience personnelle, la fragilité de toute innocence ! Seulement, curieuse, opiniâtrement et involontairement curieuse, quoique épouvantée, n'osant dire tout haut sa pensée qui l'épouvantait tout bas et qui la traversait parfois avec le froid d'un glaive, elle recommençait de hacher et de massacrer de la question éternellement acharnée cette fille au désespoir, à moitié morte de cette grossesse incompréhensible ; et qui, abêtie, finit bientôt par ne plus répondre à rien que par du silence et des pleurs.

Mais ni les intarissables pleurs, ni le mutisme de bête assommée dans lequel tomba et resta Lasthénie sous les coups infatigables des questions de sa mère, ne lassèrent et ne désarmèrent cette âme brûlante de Mme de Ferjol. Toujours, dès qu'elles étaient seules, le supplice de ces questions recommençait… Et à présent, elles étaient seules presque toujours. Le tête-à-tête de toute la vie de ces deux femmes, dans cette immense maison vide, au bas de ces montagnes qui, de leur rapprochement, semblaient les pousser l'une sur l'autre et les étreindre dans une plus stricte intimité, devint plus absolu qu'il ne l'avait été jamais. Agathe, cette ancienne domestique éprouvée qui s'était arrachée de son pays pour suivre Mme de Ferjol dans la coupable fuite de son enlèvement, sans se soucier des mépris qui s'attacheraient peut-être à elle là-bas, dans le pays, comme à sa maîtresse, Agathe avait souvent interrompu cet effroyable tête-à-tête. Quand elle avait fait le ménage de cette grande maison, elle avait coutume de venir coudre ou tricoter dans cette salle où ces dames travaillaient en cette monotone routine de tous les jours qui était pour elles l'existence, l'immobile existence. – Mais depuis que Mme de Ferjol savait le secret du mal de Lasthénie, elle éloignait, sous un prétexte ou sous un autre, Agathe de sa fille. Elle craignait les yeux affilés de cette vieille dévouée, qui adorait Lasthénie, et les pleurs que la pauvre fille ne pouvait retenir et qui coulaient silencieusement, de longues heures, sur ses mains, tout en travaillant…

« Pour honte et pour tout – lui disait-elle quand la vieille Agathe n'était plus là -, retenez vos pleurs devant Agathe ! » À présent, elle ne tutoyait plus Lasthénie.

« Vous avez bien la force de vous taire ! Vous aurez bien celle de ne pas pleurer. Avec tous vos airs délicats, vous êtes une fille forte. Si vous êtes née faible, le vice vous a donné sa force. Je ne suis que votre mère, à moitié coupable de votre crime, puisque je n'ai pas su vous empêcher de le commettre, mais Agathe est une honnête servante, et si elle pouvait seulement se douter de ce que je sais, elle vous mépriserait. » Et elle insistait beaucoup sur le mépris d'Agathe, sur ce mépris d'une servante dont elle se servait pour humilier davantage Lasthénie et pour lui faire dire, sous la pression de ce mépris, le nom qu'elle ne disait pas. Mme de Ferjol s'entendait aux mots poignants !