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Le Chevalier des Touches

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Il l'était ailleurs. Il l'était partout. A la clarté de la lampe qui frappait obliquement sa joue, il était aisé d'apercevoir les ombres mystérieuses et fatales qui ne tenaient pas au jeu de la lumière, mais à la triste action de la vie, et qui commençaient à tomber dans les méplats de son visage comme elles étaient déjà tombées dans le bleu de mer de ses yeux. La robe de soie gris de fer qu'elle portait et les longues mitaines noires qui montaient jusqu'à la saignée de son bras rond et vainement puissant, puisqu'il ne devait jamais étreindre ni un pauvre enfant, ni un homme; ce bras dont la chair ressemblait de tissu, de nuance et de fermeté, à la fleur de la jacinthe blanche; le bout de dentelle qu'elle avait jeté pour sortir, à la hâte, par-dessus son peigne, et qui, noué sous son menton, encadrait modestement l'ovale de ses traits; tous ces simples détails, ajoutés au travail du temps, humanisaient, faisaient redevenir visage de femme cette céleste figure de Minerve, calme, sérieuse, olympienne, placide, en harmonie avec ce sein hardiment moulé comme l'orbe d'une cuirasse de guerrière, où brûlait chastement, depuis plus de vingt ans, une pensée d'adoration perpétuelle. Et l'on sentait, en voyant ces premiers envahissements de l'âge et ces traces de la douleur, que si cette vierge, grandiose et pudique, avait toujours été la sagesse, elle n'était pas pour cela déesse.

Elle n'était qu'une fille «montée en graine», disaient cyniquement les jeunes gentilshommes de la contrée, qui ont tous perdu, au contact des mœurs nouvelles, la galanterie chevaleresque de leurs pères. Mais aux yeux de qui savait voir, cette vieille fille valait mieux à son petit doigt sans anneau qu'à tout leur corps, dans leurs robes de noce, les plus jeunes châtelaines de ce pays, dont les femmes ressemblent pourtant aux touffes de roses des pommiers en fleurs! Au physique, sa beauté de soleil couché, estompée par le crépuscule et par la souffrance, pouvait encore inspirer un grand amour à une imagination réellement poétique; mais, au moral, qui aurait pu lutter contre elle? Qui, sur les âmes élevées, aurait eu plus d'empire que cette Aimée de quarante ans, la femme de son nom autrefois, – car personne n'avait jamais inspiré plus de sentiments ardents et tendres… Richesse et conquêtes inutiles! Don de grâce ironique et cruel! qui n'avait jamais rien pu pour son bonheur, mais qui avait fait de sa vie manquée quelque chose de plus beau que la vie réussie des autres!

Le petit cercle qui venait de s'ouvrir pour elle et qu'elle avait élargi, s'était refermé autour de la cheminée. Mademoiselle Sainte de Touffedelys avait pris place auprès de sa sœur. La nouvelle arrivée, installée si aimablement dans la bergère de mademoiselle Sainte, avait tiré de son manchon la broderie commencée chez elle, et de ses doigts effilés, qui sortaient de ses mitaines de soie comme des pistils blancs d'une fleur noire, elle fit quelques points, puis, relevant sa belle tête et leur jetant son regard langoureux à eux tous, qui se préparaient à reprendre leur causerie interrompue:

«A la bonne heure! – dit-elle de cette voix dont la fraîcheur avait plus résisté que celle de ses joues, – une voix de rose qu'il faudrait donner au guide de l'aveugle pour le consoler de n'y voir plus; – à la bonne heure! voilà comme je vous aime maintenant, et comme je vous veux. Causez entre vous et oubliez-moi.»

Et elle repencha sa tête sur son ouvrage, et elle se replongea dans sa préoccupation profonde, ce puits de l'abîme qui était en elle et que gardait sa surdité!

«Et à présent, ma chère Percy, – fit doctoralement mademoiselle Ursule, – vous pouvez dire tout ce qu'il vous plaira sans aucune crainte. Quand sa surdité la reprend, elle devient encore plus distraite que sourde, et, c'est moi qui vous en réponds, elle n'entendra pas un seul mot, fendu en quatre, de votre histoire.

– Oui! – dit l'abbé; – seulement, ma sœur, vous ferez bien de vous arrêter, si votre fougue vous le permet, quand elle lèvera la tête de son ouvrage; car ces diables de sourds voient le son sur les lèvres, et les mots leur arrivent par les yeux.

– Lignes et hameçon! – dit le baron de Fierdrap étonné, – que de précautions pour une histoire! C'est donc quelque chose de bien terrible pour mademoiselle Aimée, ce que vous allez raconter. J'avais bien ouï dire autrefois qu'elle avait perdu son fiancé dans la fameuse expédition des Douze, et qu'elle n'avait jamais, à cause de cela, voulu entendre parler de mariage, depuis ce temps-là, malgré les bons partis qui se présentèrent; mais, bon Dieu! où donc en sommes-nous, si, au bout de vingt ans, il faut prendre des ménagements pareils pour raconter une vieille histoire devant une… devant une…

– Allons, achève! devant une vieille fille! – interrompit l'abbé. – Elle ne t'entend pas, et voilà déjà le bénéfice de sa surdité qui commence! Mais, mon pauvre Fierdrap, cette vieille fille, comme tu dis, eût-elle l'âge des carpes que tu pêches dans les étangs du Quesnoy, et elle est encore loin de cet âge et du nôtre, cette vieille fille, c'est mademoiselle Aimée de Spens, une perle, vois-tu? qui ne se trouve pas dans la vase où tu prends tes anguilles! une espèce de femme rare comme un dauphin, et à laquelle un vide-rivière de cormoran comme toi n'est pas troussé pour rien comprendre, pas plus qu'à ce terrible coup de filet autour du cœur, qu'on appelle un amour fidèle!

– Peuh! – fit le baron, sur lequel le mot de l'abbé opéra comme un clangor tubæ, qui lui sonnait la diane de sa manie et qui lui fit enfourcher son dada, – j'ai pêché, il y a environ dix ans, sous les ponts de Carentan et à l'époque de l'équinoxe de septembre, un poisson de la grosseur d'un fort rouget, qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à un dauphin, s'il faut en croire les peintures, les écussons et les tapisseries où ce phénix des poissons est représenté. Comment se trouvait-il dans la Douve? La mer l'avait-elle rejeté là comme elle y rejette quantité de saumons, à certaines saisons et à certaines marées? Mais le fait est que je l'y trouvai pris à une de mes lignes dormantes, au bout de laquelle il tressautait vigoureusement, comme s'il n'avait pas eu un croc dans la tête, de la profondeur de deux doigts! De ma vie ni de mes jours je n'avais eu un pareil poisson dans ma nasse; non, par Dieu et ses apôtres, qui étaient pêcheurs! ni le père Le Goupil, ni M. Caillot, ni M. d'Ingouville, ni aucun des membres de notre club des Pêcheurs de la Douve non plus!

«Je restai d'abord un peu ébahi quand je l'aperçus; mais bientôt je le couchai mollement sur l'herbe, et je me mis à braquer sur lui mes deux lanternes, – et il fit un geste en montrant ses deux yeux, qu'il cligna. – J'avais retenu de mes livres de classe que le dauphin se teignait, à l'heure de la mort, de toutes les nuances de l'arc-en-ciel, et j'étais curieux de voir cela. Mais c'est probablement une de ces bourdes comme nous en ont fait si souvent messieurs les Anciens. As-tu jamais pu croire aux Anciens, toi, l'abbé?.. et à leur Pline?.. et à leur Varron?.. et à leur pince-sans-rire de Tacite?.. tous drôles qui se moquent de nous à travers les siècles, mais à qui, du moins, l'histoire de mon poisson allongea un bon soufflet de plus; car, mon cher, il mourut aussi bêtement qu'une huître hors de son écaille… sans plus changer de couleur que la première tanche ou le premier brochet venu! Et cependant, quand j'allai, de mon pied mignon, le porter au bonhomme Lambert de Grenthéville, qui s'occupait alors d'histoire naturelle, il me jura, malgré tout ce que je pus lui dire de la plate mort de la bête, et sur son honneur de savant, ce qui n'était pas pour moi, du reste, chose aussi vénérable que le reliquaire de Saint-Lô, oui! il me jura que c'était bien là le dauphin dont les anciens nous ont tant parlé. En fait de dauphin, voilà, l'abbé, ce que j'ai jamais vu de ma vie, et tu as diablement raison —diablement était l'adverbe favori du baron de Fierdrap – si tu entends par là quelque chose de rare! Quant aux amours fidèles, c'est différent… et plus commun… quoiqu'il n'en pleuve pas non plus des potées, et qu'à ce filet-là comme aux autres le temps ôte chaque jour quelque maille, par où le poisson le mieux pris ne manque jamais de décamper!

– Eh bien, sceptique! – reprit l'abbé, – sceptique au cœur des femmes! en voici une qui soufflètera aussi tes observations et tes connaissances… comme si tu étais un Ancien! L'histoire de mademoiselle Aimée se mêle à l'histoire de ma sœur comme une guirlande de cyprès s'enlace à une branche de laurier. Écoute et profite! et ne suspends pas plus longtemps un récit que tu as demandé toi-même, et que tu oublies à parler poisson, ô le plus incorrigible des pêcheurs!

– Sur mon honneur, c'est la vérité! j'ai, là, glissé comme une anguille, – dit M. de Fierdrap. Et, se tournant vers mademoiselle de Percy, littéralement à l'état d'outre, gonflée par l'histoire qu'elle était obligée de retenir, pendant que ces messieurs parlaient: – Excusez-moi, – ajouta-t-il, – mademoiselle, quoique le plus coupable des deux soit votre frère, avec son dauphin qui m'a rappelé le mien…

– Oui! – fit l'abbé, toujours mythologique, – comme Arion, un dauphin t'a emporté sur sa croupe et tu as bientôt gagné le large dans la haute mer des distractions…

– Mais je suis à présent tout oreilles pour vous écouter, mademoiselle,» – continua M. de Fierdrap à travers la plaisanterie de l'abbé, qui ne l'arrêta pas.

Mademoiselle de Percy, dont l'impatience ressemblait à une menace d'apoplexie et qui débâtissait convulsivement les points qu'elle avait faits à son travail de tapisserie, repoussa son canevas dans sa corbeille; et tenant ses ciseaux, les seules armes dont sa main d'héroïne fût maintenant armée et dont elle tambourinait de temps en temps sur le guéridon contre lequel elle était accoudée, elle commença son récit…

 

Histoire militaire, digne d'un bien autre tambour!

IV
HISTOIRE DES DOUZE

«Pendant que vous pêchiez des truites en Écosse, monsieur de Fierdrap, et que mon frère, ici présent, faisait voir, dans sa personne, la grave Sorbonne, en habit écarlate, chassant le renard, à franc étrier, sur les domaines de notre gracieux cousin le duc de Northumberland, ces demoiselles de Touffedelys, qui, en leur qualité de châtelaines très aimées des gens de leurs terres, avaient cru pouvoir se dispenser d'émigrer ainsi que moi, la dernière d'une famille nombreuse et depuis longtemps déjà dispersée, nous nous occupions, de ce côté-ci de la Manche, à bien autre chose, je vous assure, qu'à filer nos quenouilles de lin, comme dit la vieille chanson bretonne! Les temps paisibles, où l'on ourlait des serviettes ouvrées dans la salle à manger du château, n'étaient plus… Quand la France se mourait dans les guerres civiles, les rouets, l'honneur de la maison, devant lesquels nous avions vu, pendant notre enfance, nos mères et nos aïeules assises comme des princesses des contes de Fées, les rouets dormaient, débandés et couverts de poussière, dans quelque coin du grenier silencieux. Pour parler à la manière des fileuses cotentinaises: nous avions un lanfois plus dur à peigner. Il n'y avait plus de maison, plus de famille, plus de pauvres à vêtir, plus de paysannes à doter; et la chemise rouge de mademoiselle de Corday était tout le trousseau en espérance qu'à des filles comme nous avait laissé la République!

«Or, à l'époque dont je vais vous parler, monsieur de Fierdrap, la grande guerre, ainsi que nous appelions la guerre de la Vendée, était malheureusement finie. Henri de La Rochejaquelein, qui avait compté sur l'appui des populations normandes et bretonnes, avait, un beau matin, paru sous les murs de Granville; mais, défendu par la mer et ses rochers encore mieux que par les réquisitionnaires républicains, cet inaccessible perchoir aux mouettes avait tenu ferme et, de rage de ne pouvoir s'en rendre maître, La Rochejaquelein, à ce moment-là, dit-on, dégoûté de la vie, était allé briser son épée sur la porte de la ville, malgré le canon et la fusillade, puis il avait remmené ses Vendéens. Du reste, si, comme on l'avait cru d'abord, Granville n'avait pas fait de résistance, le sort de la guerre royaliste aurait-il été plus heureux?.. Nul des chefs Normands – et je les ai tous très bien connus – qui avaient, dans notre Cotentin, essayé d'organiser une Chouannerie à l'instar de celle de l'Anjou et du Maine, ne le pensait, même dans ce temps où l'inflammation des esprits rendait toute illusion facile. Pour le croire, ils jugeaient trop bien le paysan normand, qui se battrait comme un coq d'Irlande pour son fumier dans sa basse-cour, mais à qui la Révolution, en vendant à vil prix les biens d'émigrés et les biens d'Église, avait précisément offert le morceau de terre pour lequel cette race, pillarde et conservatrice à la fois, a toujours combattu, depuis sa première apparition dans l'Histoire. Vous n'êtes pas Normand pour des prunes, baron de Fierdrap, et vous savez, comme moi, par expérience, que le vieux sang des pirates du Nord se retrouve encore dans les veines des plus chétifs de nos paysans en sabots. Le général Télémaque, comme nous disions alors, c'est-à-dire, sous son vrai nom, le chevalier de Montressel, qui avait été chargé par M. de Frotté d'organiser la guerre dans cette partie du Cotentin, m'a souvent répété combien il avait été difficile de faire décrocher du manteau de la cheminée le fusil de ces paysans, chez qui l'amour du roi, la religion, le respect des nobles, ne venaient que bien après l'amour de leur fait et le besoin d'avoir de quay sur la planche2. «Tous les intérêts de ces gens-là sont des intérêts,» me disait, dans son dépit, le chevalier, qui n'était pas de Normandie. Et il ajoutait, M. de Montressel: «Si la chair de Bleu s'était vendue au prix du gibier, sur les marchés de Carentan ou de Valognes, pas de doute que mes lambins dégourdis n'en eussent bourré leurs carnassières, et ne nous eussent abattu, à tout coin de haie, des républicains, comme ils abattaient, dans les marais de Néhou, des canards sauvages et des sarcelles!»

«Et si je reviens sur tout cela, monsieur de Fierdrap, quoique vous le sachiez aussi bien que moi, c'est que vous n'étiez plus là, vous, quand nous y étions, et que je me sens obligée, avant d'entrer dans mon histoire, de vous rappeler ce qui se passait en cette partie du Cotentin, vers la fin de 1799. Jamais, depuis la mort du Roi et de la Reine, et depuis que la guerre civile avait fait deux camps de la France, nous n'avions eu, nous autres royalistes, le courage, sinon plus abattu, au moins plus navré… Le désastre de la Vendée, le massacre de Quiberon, la triste fin de la Chouannerie du Maine, avaient été la mort de nos plus chères espérances, et si nous tenions encore, c'était pour l'honneur; c'était comme pour justifier la vieille parole: «On va bien loin quand on est lassé!» M. de Frotté, qui avait refusé de reconnaître le traité de la Mabilais, continuait de correspondre avec les princes. Des hommes dévoués passaient nuitamment la mer et allaient chercher en Angleterre, pour les rapporter à la côte de France, des dépêches et des instructions. Parmi eux, il en était un qui s'était distingué entre les plus intrépides par une audace, un sang-froid et une adresse incomparables: c'était le chevalier Des Touches.

«Je ne vous peindrai pas le chevalier… Vous le disiez, il n'y a qu'un instant, à mon frère, vous l'avez connu à Londres et vous l'appeliez la Belle Hélène, beaucoup pour son enlèvement, et un peu aussi pour sa beauté; car il avait, si vous vous en souvenez, une beauté presque féminine, avec son teint blanc et ses beaux cheveux annelés, qui semblaient poudrés, tant ils étaient blonds! Cette beauté, dont tout le monde parlait et dont j'ai vu des femmes jalouses, cette délicate figure d'ange de missel, ne m'a jamais beaucoup charmée. J'ai souvent raillé sur leurs admirations enthousiastes mesdemoiselles de Touffedelys et bien d'autres jeunes filles de ce temps, qui regardaient le chevalier de Langotière comme un miracle, et l'auraient volontiers nommé la belle des belles, comme, du temps de la Fronde, on disait de la duchesse de Montbazon, seulement, tout en raillant, je n'oubliais pas que cette mignonne beauté de fille à marier était doublée de l'âme d'un homme; que sous cette peau fine, il y avait un cœur de chêne et des muscles comme des cordes à puits… Un jour, dans une foire, à Bricquebec, j'avais vu le chevalier, traité de Chouan avec insolence, sous une tente, faire tête à quatre vigoureux paysans, dont il tordit les pieds de frêne dans ses charmantes mains, comme si ç'avaient été des roseaux! Je l'avais vu, pris brutalement à la cravate par un brigadier de gendarmerie taillé en Hercule, saisir le pouce de cet homme entre ses petites dents, ces deux si jolies rangs de perles! le couper net d'un seul coup et le souffler à la figure du brigadier, tout en s'échappant par un bond qui troua la foule ameutée autour d'eux; et depuis ce jour-là, je l'avoue, la beauté de ce terrible coupeur de pouce m'avait paru moins efféminée! Depuis ce jour-là aussi, j'avais appris à le connaître, au château de Touffedelys, où, comme je vous le disais, baron, nous avions notre quartier général le mieux caché et le plus sûr. Êtes-vous allé quelquefois à Touffedelys, monsieur de Fierdrap?.. Vos domaines, à vous, n'étaient pas de ce côté, et de ce pauvre château ruiné, il ne reste pas maintenant une seule pierre! C'était un assez vaste manoir, autrefois crénelé, un débris de construction féodale, qui pouvait abriter une troupe nombreuse entre ses quatre tourelles, et dont les environs étaient couverts de ces grands bois, le vrai nid de toutes les Chouanneries! qui rappelaient par leur noirceur et les dédales de leurs clairières, ce fameux bois de Misdom où le premier des Chouans, un Condé de broussailles, Jean Cottereau, avait toute sa vie combattu. Situé à peu de distance d'une côte solitaire, presque inabordable à cause des récifs, le château de Touffedelys semblait avoir été placé là, comme avec la main, en prévision de ces guerres de partisans à moitié éteintes et que nous essayions de rallumer! Tout ce qui avait résolu de reprendre et de continuer cette malheureuse guerre interrompue, tout ce qui repoussait dans son âme d'oppressives pacifications, tout ce qui pensait que des combats de buisson et de haie pouvaient mieux réussir qu'une guerre de grande ligne, devenue d'ailleurs impossible, tous ceux qui voulaient brûler une dernière cartouche contre la Fortune, l'ignoble et lâche Fortune! et s'enterrer sous leur dernier coup de fusil, venaient, de toutes parts, se réunir et se concerter dans ce fidèle château de Touffedelys. Les chefs de cette arrière-Chouannerie, qui eut son dénoûment, hideusement tragique, à la mort de Frotté, massacré dans le fossé de Verneuil, y arrivaient sous toutes sortes de déguisements, et maintes fois ils s'y abouchèrent avec les derniers survivants de la Chouannerie du Maine écrasée. Afin de désorienter le soupçon, le château, qui n'avait plus que deux châtelaines, bien peu inquiétantes, à ce qu'il semblait, pour la République, était le refuge de quelques femmes de la contrée dont les pères, les maris, les frères avaient émigré, et qui, n'ayant voulu ou pu les suivre, évitaient, en vivant à la campagne, au milieu des paysans chez lesquels un vieux respect pour leurs familles existait encore, ce qu'elles n'eussent pas évité dans les villes: le gouffre toujours béant des maisons d'arrêt.

«Elles y vivaient le plus obscurément qu'elles pouvaient, cherchant à se faire oublier des représentants du peuple en mission, ces épouvantables inquisiteurs, mais cherchant à renouer les mailles du réseau, si souvent brisé, d'une insurrection à laquelle l'ensemble a trop manqué toujours. Ces femmes, dont voici quatre échantillons, monsieur de Fierdrap…»

Et, des ciseaux qu'elle tenait, mademoiselle de Percy indiqua les deux Touffedelys, mademoiselle Aimée, et enfin elle-même, en retournant la pointe de ses ciseaux vers les redoutables timbales de son corsage.

«Ces femmes étaient dans tout l'éclat de leur fraîcheur de Normandes et dans toute la romanesque ferveur des sentiments de leur jeunesse; mais dressées au courage par les événements mortels de chaque jour, perpétuellement à quelques pieds de leurs têtes, et brûlant de ce Royalisme qui n'existe plus, même dans vous autres hommes qui avez pourtant si longtemps combattu et souffert pour la royauté; elles ne ressemblaient pas à ce qu'avaient été leurs mères au même âge et à ce que sont leurs filles ou leurs petites-filles aujourd'hui! La vie du temps, les transes, le danger pour tout ce qu'elles aimaient, avaient étendu une frémissante couche de bronze autour de leurs cœurs… Vous voyez bien Sainte de Touffedelys dans sa bergère, qui ne traverserait pas aujourd'hui la place des Capucins, à minuit, pour un empire, et sans se sentir la mort dans les veines… eh bien! Sainte de Touffedelys – n'est-ce pas, Sainte? – venait seule avec moi, la nuit, par les plus mauvais temps d'orage, porter sur cette côte isolée et dangereuse des dépêches au chevalier Des Touches, déguisé en pêcheur de congres, et qui, dans un canot fait de trois planches, sans aucune voile et sans gouvernail, se risquait, pour le service du Roi, de la côte de France à la côte d'Angleterre, à travers cette Manche toujours grosse de quelque naufrage… aussi froidement que s'il se fût agi d'avaler un simple verre d'eau!

– Et cela pouvait être la mer à boire! – interrompit l'abbé, qui, comme le prince de Ligne, aimait jusqu'aux bêtises de la gaieté.

– Car telle était, surtout, – continua mademoiselle de Percy, trop partie pour s'apercevoir de l'interruption de son frère, – la fonction, parmi nous, du chevalier Des Touches. Entre les gentilshommes qui hantaient le château de Touffedelys et qui y concertaient la guerre, il n'y avait, malgré le courage qui les distinguait et qui les égalisait tous, que ce jeune damoisel de chevalier Des Touches pour se mettre ainsi à la mer comme un poisson; car, vous vous en souvenez, Sainte? c'était réellement à peine un canot que cette pirogue de sauvage qu'il avait construite et dans laquelle il filait, en coupant le flot comme un brochet, caché dans l'entre-deux des vagues et défiant ainsi toutes les lunettes de capitaines qui surveillaient la Manche et l'espionnaient, de chaque pointe de vague ou de falaise, dans ce temps-là! Vous rappelez-vous, Sainte, qu'un soir de brume qu'il allait partir, vous voulûtes, en riant, descendre dans cette frêle pirogue, et que, vous si légère alors, poids de fleur ou d'oiseau, vous manquâtes de la faire chavirer, ma bergeronnette? Et pourtant, c'était dans une pareille coquille de noix qu'il passait, par les plus exécrables temps, d'une côte à l'autre, toujours prêt à revenir ou à partir quand il le fallait, – toujours à l'heure, exact comme un roi, le roi des mers! Certes! parmi ses compagnons d'armes, il y avait des cœurs qui auraient aussi bien que lui tenté l'aventure, qui n'avaient pas plus peur que lui de laisser leurs cadavres aux crabes, et pour qui la manière de mourir était indifférente quand il s'agissait du Roi et de la France; mais, tout en l'imitant, nul d'entre eux n'eût cru réussir et n'eût certainement réussi!.. Pour cela, il fallait être un homme à part, plus qu'un marin! plus qu'un pilote! Il fallait enfin être ce qu'il était, cet étonnant jeune homme que la guerre civile avait pris n'ayant vu la mer que de loin, et n'ayant jamais fait autre chose que de tirer des mouettes autour de la gentilhommière de son père! Aussi les vieux matelots du port de Granville, amateurs du merveilleux, comme tous les marins, quand ils surent la périlleuse vie du chevalier pendant dix-huit mois de courses à peu près continuelles, dirent-ils qu'il charmait les vagues, comme on a dit aussi de Bonaparte qu'il charmait les balles et les boulets. Ils se connaissaient en audace! l'audace du chevalier ne les troublait donc pas. Mais ils avaient besoin de s'expliquer son bonheur par une de ces idées superstitieuses qui sont familières aux matelots.

 

«Il aurait dû, en effet, vingt fois être pris ou succomber dans ces terribles passages! Ce bonheur insolent et constant, cette imprudence si souvent recommencée et d'un résultat toujours assuré, donnaient à Des Touches une importance considérable parmi les autres officiers de la Chouannerie du Cotentin. On sentait que s'il périssait, on ne le remplacerait pas! D'ailleurs, il n'était pas qu'un courrier infatigable et intrépide, qui savait son détroit de mer comme certains guides pyrénéens savent leurs montagnes. Partout, dans le hallier, dans l'embuscade, au combat, lorsqu'il fallait jouer de la carabine ou s'estafiler corps à corps avec le couteau, c'était un des Chouans les plus redoutables, l'effroi des Bleus, qu'il étonnait toujours, en les épouvantant, quand, dans une affaire, il déployait tout à coup, à travers ses formes sveltes et élégantes, la force terrassante du taureau! C'est la guêpe! disaient-ils, les Bleus, en reconnaissant dans la fumée des rencontres cette taille fine et cambrée, comme celle d'une femme en corset: —Tirez à la guêpe! Mais la guêpe s'envolait toujours, ivre du sang qu'elle avait versé; car elle avait une vaillance acharnée et féroce. En toute occasion, ce mignon de beauté était et restait l'homme du pouce si cruellement mordu et coupé à la foire de Bricquebec, le visage blanc, à la lèvre large et rouge, signe de cruauté, dit-on, et qu'il avait aussi rouge que le ruban de votre croix de Saint-Louis, monsieur de Fierdrap! Ce n'était pas seulement le fanatisme de sa cause qui l'exaltait quand, avant ou après le combat, il se montrait implacable. Il était Chouan, mais il ne semblait pas de la même nature que les autres Chouans. Tout en se battant avec eux, tout en jouant sa vie à pile ou face pour eux, il ne semblait pas partager les sentiments qui les animaient. Peut-être chouannait-il pour chouanner, lui, et était-ce tout?.. Ces compagnons, ces guérillas, ces gentilshommes, n'avaient pas uniquement Dieu et le Roi dans leur cœur. A côté du Royalisme qui y palpitait, il y avait d'autres sentiments, d'autres passions, d'autres enthousiasmes. La jeunesse ne sonnait pas vainement, en eux, son heure brûlante. Comme les chevaliers leurs ancêtres, ils avaient tous ou presque tous une dame de leurs pensées dont l'image les accompagnait au combat, et c'est ainsi que le roman allait son train à travers l'Histoire! Mais le chevalier Des Touches! Je n'ai jamais revu dans ma vie un tel caractère. A Touffedelys, où nous avons tant brodé de mouchoirs avec nos cheveux pour ces messieurs qui nous faisaient la galanterie de nous les demander, et qui les emportaient comme des talismans dans leurs expéditions nocturnes, je ne crois pas qu'il y en ait eu un seul de brodé pour lui. Qu'en pensez-vous, Ursule?.. Toutes les recluses de cette espèce de couvent de guerre l'intéressaient fort peu, quoiqu'elles fussent la plupart fort dignes d'être aimées, même par des héros! Nous pouvons bien le dire aujourd'hui que nous voilà vieilles. Et, d'ailleurs, je ne parle pas pour moi, Barbe-Pétronille de Percy, qui n'ai jamais été une femme que sur les fonts de mon baptême, et qui, hors de là, ne fus toute ma vie qu'un assez brave laideron, dont la laideur n'avait pas plus de sexe que la beauté du chevalier Des Touches n'en avait!

«Mais je parle pour ces demoiselles de Touffedelys ici présentes, alors dans toute la splendeur de la vie, deux cygnes de blancheur et de grâce, auxquels il fallait mettre un collier différent autour du cou pour les reconnaître! Je parle pour Hortense de Vély, pour Élisabeth de Manneville, pour Jeanne de Montevreux, pour Yseult d'Orglande, et surtout pour Aimée de Spens, devant qui toutes les autres, si radieuses fussent-elles, s'effaçaient comme un brouillard de rivière devant le soleil. Aimée de Spens était de beaucoup la plus jeune de nous toutes. Elle avait seize ans quand nous en avions trente. C'était une enfant, mais tellement belle, monsieur de Fierdrap, qu'excepté ce cœur de brochet, le chevalier Des Touches, il n'y eut peut-être pas un seul des hommes de cette époque qui la vît sans l'aimer, cette Aimée la bien-nommée, comme nous l'appelions! Du moins les onze gentilshommes de l'expédition des Douze, puisque le douzième était une femme, – votre servante, baron de Fierdrap! – avaient-ils tous pour elle une passion romanesque et déclarée; car tous, les uns après les autres, ils avaient demandé sa main!

– Quoi! ils l'ont aimée tous les onze? – dit le baron, qui partit comme une bonde à ce trait, frappé de ce détail singulier dans une histoire où les événements étaient aussi étonnants que les personnages.

– Oui! tous, baron! – reprit mademoiselle de Percy, – et les sentiments inspirés par elle ont plus ou moins duré en ces âmes fortes. Quelques-uns d'entre eux sont restés amoureux et fidèles. Vous vous en étonneriez peu, du reste, si vous aviez connu l'Aimée de cette époque, une femme qui n'a pas eu de peintre, et comme vous n'en avez peut-être jamais rencontré, vous qui avez tant couru le monde.

– Halte! – fit M. de Fierdrap, qui avait été uhlan en Allemagne. – Halte! – répéta-t-il, comme s'il avait eu toute sa compagnie de uhlans sur les talons. – J'ai connu en 180… lady Hamilton, et par les sept coquilles que je porte! mademoiselle, je vous jure que c'était une commère à faire comprendre, même à un quaker, les satanées bêtises que l'amiral Nelson s'est permises pour elle!

– Je l'ai connue aussi, – dit à son tour l'abbé; – mais mademoiselle Aimée de Spens, que tu vois là, était encore plus belle. C'était comme le jour et la nuit…

– Corne de cerf! – fit le baron de Fierdrap surexcité, – je vis un jour cette lady Hamilton en bacchante…

– Par exemple, – interrompit railleusement l'abbé, – voilà comme jamais tu n'aurais pu voir mademoiselle Aimée de Spens, Fierdrap!

– Et je te jure… – dit le baron, qui n'écoutait plus et qui voulait raisonner.

– …Que cela n'allait pas mal à cette grande fille d'auberge, – interrompit encore l'abbé. – Parbleu! je le crois bien. Elle avait versé de son robuste bras rose hâlé assez de cruches de bière aux palefreniers du Richmond pour jouer de l'amphore… et du reste, avec grâce! Mais mademoiselle Aimée de Spens n'était pas de cet acabit de beauté-là. Ne t'avise jamais, Fierdrap, de lui comparer personne! Ma sœur a raison. On ne vit pas assez longtemps pour rencontrer dans sa vie deux femmes comme celle-là a été… La beauté unique de son temps, mon cher! Et elle aura eu le sort de tout ce qui est absolument beau ici-bas! il n'y aura pas d'histoire pour elle… pas plus que pour les onze héros qui l'ont aimée. Elle n'en aura déshonoré aucun; elle ne sera entrée dans la baignoire d'aucune reine; elle ne comptera point parmi les intéressantes ravageuses de ce monde, qui le bouleversent du vent de leurs jupes! Pauvre magnifique beauté perdue, qui n'entend même pas ce que je dis d'elle, ce soir, au coin de cette cheminée, et qui n'aura été dans toute sa vie que le solitaire plaisir de Dieu!»

2De quoi sur la planche