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Le Chevalier des Touches

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Ces dîners, qu'il avait toujours aimés, avaient foncé la teinte d'écrevisse cuite de son visage, et justifiaient ce qu'il disait de cette éclatante couleur rouge, allumée par le Porto de l'émigration et le Bourgogne de la patrie retrouvée: «Il est probable que voilà la seule pourpre que j'aurai jamais à porter!»

Le front, le nez, qu'il avait busqué et immense, un nez de grande maison, les joues, le menton, tout était de cette magnifique teinte cardinalice, qui ne contrastait dans ce visage, fiévreusement taillé à l'ébauchoir, mais saisissant d'expression, qu'avec le bleu des yeux, un bleu fantastique, perlé, scintillant, acéré; un bleu qu'on n'avait vu étinceler nulle part, sous les sourcils de personne, et auquel un peintre de génie, qui ne l'aurait pas vu, croirait seul.

Les yeux de l'abbé de Percy n'étaient pas des yeux: c'étaient deux petits trous ronds, sans sourcils, sans paupière, et la prunelle de ce bleu, impatientant à regarder (tant il était vif!), était si disproportionnée et si large, que ce n'était pas l'orbe de la prunelle qui tournait sur le blanc de l'œil, mais la lumière qui faisait une perpétuelle et rapide rotation sur les facettes de saphir de ces yeux de lynx… Les verra-t-on d'ici, ces yeux-là?.. Mais quand on les avait vus en réalité, on ne pouvait plus les oublier. Ce soir-là, ils pétillaient, semblait-il, encore plus qu'à l'ordinaire en regardant les curieuses que l'abbé, toujours debout, affolait par l'affectation de son silence. Au lieu de répondre aux questions haletantes de mesdemoiselles de Touffedelys, il passait, selon son usage, sa langue de gourmet sur ses lèvres épaisses et juteuses, comme s'il y avait cherché des saveurs perdues. Il venait de dîner en ville et il avait sa tenue solennelle et officielle de tous les soirs. Il portait un habit noir carré, une cravate blanche, sans rabat, ni manteau, ni calotte. Ses longs cheveux, fins et blancs comme le duvet d'un cygne, roulés et gonflés avec une coquetterie qui rappelait celle de Talleyrand, – de Talleyrand que, par parenthèse, il abhorrait moins pour toutes ses autres apostasies que pour avoir signé la Constitution civile du clergé, – ses cheveux poudrés et floconneux tombaient richement sur le col de son habit noir, et poudraient, à leur tour, de leur iris parfumé, le large ruban violet, liséré de blanc, qui suspendait à son cou sa grande croix émaillée de Chanoine Royal. Campé solidement sur ses jambes en bas de soie, assez bien tournées, mais de deux galbes différents, et dont il appelait l'une Apollon et l'autre Hercule, avec une fidélité à la mythologie qui avait été l'une des religions de sa jeunesse, il aspirait longuement sa prise de tabac.

«Eh bien, l'abbé, as-tu juré de faire damner ces dames? – lui dit le baron, qui s'attendait à une plaisanterie. – Et nous diras-tu enfin quel revenant tu as vu, en passant tout à l'heure sur la place?

– Ris tant que tu voudras, Fierdrap, – reprit l'abbé imperturbable, – mais ceci est sérieux! Le revenant que j'ai vu était de chair et d'os… comme toi et moi, mais il n'en était que plus épouvantable… C'était… le chevalier Des Touches!..

II
HÉLÈNE ET PARIS

– Le chevalier Des Touches! – s'écrièrent les deux demoiselles de Touffedelys, avec un accord si parfait d'intonation qu'on aurait dit qu'elles n'avaient qu'une voix à elles deux.

– Le chevalier Des Touches! – fit M. de Fierdrap à son tour, en décroisant ses jambes comme un homme surpris. – Ma foi! si tu l'as vu, l'abbé, c'est un revenant vrai, celui-là! et qui n'a rien de commun avec nous, qui ne sommes que des émigrés revenus…

– Sans revenus! – interrompit gaiement l'abbé, jouant sur le mot.

– Seulement, tu vas me forcer – continua le baron, – à partager les idées de mademoiselle Sainte sur les fantômes; car ce Des Touches, le chevalier Des Touches de Langotière, qu'à Londres, après son enlèvement par les Douze, nous appelions en plaisantant la Belle Hélène, est mort parfaitement, quelques années plus tard, des suites d'un coup d'épée dans le foie, à Édimbourg.

– Je le croyais comme toi, Fierdrap; mais il faut décompter, – répondit l'abbé de Percy, qui regardait circulairement ces trois dames, figées par ce nom de Des Touches, l'un des héros de leur jeunesse. – Oui! je croyais qu'il était mort… Eh! qui ne l'aurait cru, depuis tant d'années que le silence avait succédé au bruit de son enlèvement et de son duel? Mais, que veux-tu? je n'ai pas la berlue, et je viens de le voir sur la place des Capucins, et même de l'entendre; car il m'a parlé!

– Pourquoi donc, en ce cas, ne l'as-tu pas amené avec toi, l'abbé? – dit en riant l'incorrigible baron de Fierdrap, qui s'obstinait à penser que son ami Percy jouait la comédie pour épouvanter mademoiselle Sainte. – Nous lui aurions offert une tasse de thé comme à un ancien compagnon d'infortune, et nous nous serions régalés de son histoire, qui doit être curieuse, si c'est l'histoire d'un ressuscité?

– Curieuse et triste, à en juger par ce que j'ai vu, – dit l'abbé, qui ne se laissait pas entamer par le ton narquois de son ami le baron, – mais en attendant qu'il te la raconte lui-même, fais-moi donc, mon cher, le plaisir d'écouter la mienne!»

Mesdemoiselles de Touffedelys étaient plus que jamais suspendues aux lèvres de l'abbé, et mademoiselle de Percy avait laissé tomber sa tapisserie sur ses genoux et continuait de fixer son frère avec une attention concentrée.

«J'ai dîné aujourd'hui – dit l'abbé, toujours debout, – chez notre vieil ami de Vaucelles avec Sortôville et le chevalier du Rifus, lesquels, après le dîner, se sont campés, selon leur usage des vendredis, à leur whist de fondation, et même ont voulu me garder, moitié pour épargner à du Rifus l'ennui de faire le mort, qu'il fait très mal avec ses distractions perpétuelles, et moitié pour moi, à cause de la pluie. Mais comme mon bougran ne craint pas plus l'eau que les plumes d'une sarcelle, ils ont chanté tout ce qu'ils ont voulu et je m'en suis allé malgré le temps, un temps à ne pas mettre un chien dehors, comme on dit. Or, de la rue de Poterie à la rue Siquet, je n'ai rencontré âme qui vive, si ce n'est pourtant le perruquier Chélus, ce maître ivrogne, qui marchait en dessinant des tirebouchons sous la pluie et qui m'a grasseyé, en passant, le bonsoir, d'une voix barbouillée. Mais, au sortir de la rue Siquet et quand j'ai tourné le coin de la place, ramassé sous mon parapluie pour éviter le vent qui me fouettait l'averse au nez, j'ai tout à coup senti une main qui m'a saisi le bras avec violence, et je t'assure, Fierdrap, que cette main-là avait quelque chose de très corporel, et j'ai vu, à deux pouces de ma figure et dans le rayon de ma lanterne, car presque tous les réverbères de la place étaient éteints, un visage… est-ce croyable? sur mon âme, plus laid que le mien! un visage dévasté, barbu, blanchi, aux yeux étincelants et hagards, lequel m'a crié d'une voix rauque et amère: «Je suis le chevalier Des Touches; n'est-ce pas, que ce sont des ingrats?»

– Mère de douleur! – s'écria mademoiselle Sainte, devenue blême. – Êtes-vous bien sûr qu'il était vivant?..

– Sûr, – répondit l'abbé, – comme je suis sûr que vous vivez, mademoiselle! Voyez plutôt! – ajouta-t-il, en relevant la manche de son habit, – j'ai encore au poignet la marque de cette main frénétique et brûlante, qui m'a lâché après m'avoir étreint! Oui! c'était notre belle Hélène, Fierdrap! mais dans quel état de changement, de vieillesse, de démence! C'était le chevalier Des Touches, comme il le disait! Je l'ai bien reconnu à travers les haillons du temps et de la misère! J'allais lui parler, l'interroger… quand, d'un souffle, il a éteint la lanterne à la lueur de laquelle je le regardais, saisi d'un étonnement douloureux, et il a comme fondu dans la pluie, la rafale et l'obscurité.

– Et alors?.. – dit M. de Fierdrap, devenu pensif.

– Mais cela était tout! – fit l'abbé; et il s'assit dans le fauteuil qui lui tendait les bras. – Je n'ai plus rien vu, rien entendu, et je m'en suis venu jusqu'ici dans une espèce d'horreur de cette apparition étrange. Je ne me rappelle pas avoir éprouvé rien de pareil depuis le jour où, en Sorbonne, je fis la gageure d'aller tranquillement planter un clou, à minuit, sur la tombe d'un de nos confrères, enterré de la veille, et qu'en me relevant de cette tombe, où je m'étais agenouillé pour mieux enfoncer mon clou, je me sentis pris par ma soutane…

– Jésus! – firent les deux Touffedelys, par le même procédé de voix et d'émotion jumelles.

– C'était toi qui l'avais clouée! – dit le baron de Fierdrap. – Je connais l'histoire! Si ton revenant de ce soir ressemble à l'autre…

– Fierdrap, tu plaisantes trop maintenant! – dit le majestueux chanoine, avec un ton qui rendit toute autre plaisanterie impossible.

– Ah! si tu le prends ainsi, l'abbé, je deviens sérieux comme un chat qui boit du vinaigre… et du vinaigre versé par toi! Mais, voyons! raisonnons, tâchons de voir clair, malgré ta lanterne soufflée… Pourquoi Des Touches serait-il à Valognes, par cette nuit, sous cette apparence misérable?..

– Il doit être fou… – dit froidement M. de Percy, parlant sa pensée comme s'il avait été seul. – Il est certain qu'il m'a produit l'effet d'un insensé, échappé de quelque hôpital… Il était affreux!

– Ils ont une manière – dit profondément M. de Fierdrap – de récompenser les services, qui pourrait bien faire devenir fous leurs serviteurs.

– Oui, – dit l'abbé, suivant la pensée de son ami. – Nous sommes entre nous, et nous les aimons assez pour pouvoir nous en plaindre. Ils ressemblent aux Stuarts, et ils finiront comme eux! Ils en ont la légèreté de cœur et l'ingratitude. Quand le malheureux que je viens de voir m'a parlé d'ingrats, il n'avait pas besoin de les nommer. Je l'avais reconnu et je le comprenais!»

 

Ici, il y eut un moment de silence. Ces demoiselles de Touffedelys ne soufflaient mot d'émotion et de stupéfaction, ou peut-être d'absence de pensée. Mais le royalisme de mademoiselle de Percy, qui avait, disait-elle, la religion de la royauté, jeta un cri, qui fut comme une protestation contre les dures paroles de l'abbé:

«Ah! mon frère! – dit-elle, avec un accent de reproche.

– Royaliste quand même! héroïne quand même! C'est bien vous ma sœur! – dit l'abbé, en tournant sa tête blanche vers elle. – Vous portez donc toujours vos caleçons de velours rayé et vos grosses bottes de gendarme, et vous montez toujours à califourchon votre pouliche pour la maison de Bourbon?..»

Mademoiselle de Percy avait été une des amazones de la Chouannerie. Elle avait plus d'une fois, sous des vêtements d'homme, servi d'officier d'ordonnance ou de courrier aux différents chefs qui avaient insurgé le Maine et voulu armer le Cotentin. Espèce de chevalier d'Éon, mais qui n'avait rien d'apocryphe, elle avait, disait-on, fait le coup de feu du buisson avec une intrépidité qui eût été l'honneur d'un homme. Bien loin que sa beauté ou la délicatesse de ses formes pût jamais révéler son sexe, sa laideur avait pu même quelquefois effrayer l'ennemi.

«Je ne suis plus qu'une vieille fille inutile maintenant, – dit-elle en répondant avec une mélancolie qui n'était pas sans grâce à la plaisanterie de son frère, – et je n'ai pas même un pauvre petit bout de neveu dans les Pages à qui je puisse léguer la carabine de sa tante; mais je mourrai comme j'ai vécu, fidèle à nos maîtres et ne pouvant rien entendre contre eux!

– Tu vaux mieux qu'eux et que nous, Percy!» dit l'abbé, qui admirait ce dévouement, mais qui ne le partageait plus. Il appelait toujours sa sœur par son nom de Percy, comme si elle avait été un homme, et il y avait dans cette habitude de langage un hommage de respect que méritait cette vieille lionne de sœur!

L'éloge de l'abbé fut comme un boute-selle pour l'amazone de la Chouannerie… L'agitation n'était jamais bien loin, d'ailleurs, de cette nature sanguine, perpétuellement ivre d'activité sans but, depuis que les guerres étaient finies. Elle repoussa impétueusement sur le guéridon qui supportait la lampe, le canevas de cette tapisserie dans laquelle elle clouait les impatiences de son âme, depuis qu'elle ne clouait plus les hérons et les butors, tués par elle à la chasse, sur la grande porte des manoirs; et, se levant bruyamment de sa bergère, elle se mit à marcher dans le salon, malgré ses gouttes, l'œil enflammé et les mains derrière le dos, comme un homme:

«Le chevalier Des Touches à Valognes! – dit-elle, comme se parlant à elle-même bien plus qu'à ceux qui étaient là. – Et, par la mort-Dieu? pourquoi pas? – ajouta-t-elle; car elle avait rapporté des vieilles guerres au clair de lune des jurons et des mots énergiques qu'elle ne disait pas d'ordinaire, mais qui revenaient à ses lèvres, quand quelque passion la reprenait, comme des oiseaux sauvages et effrontés reviennent à quelque ancien perchoir abandonné depuis longtemps. – Après tout, ce n'est pas impossible! Un homme, qui a fait la guerre des Chouans et qui n'y est pas resté, a la vie dure. Au lieu de débarquer à Granville, il aura pris terre à Portbail ou au havre de Carteret, et il aura passé par Valognes pour retourner dans son pays; car il est, je crois, du côté d'Avranches. Mais, mon frère, – continua-t-elle, en s'arrêtant devant lui comme si elle avait été encore dans ces grosses bottes dont il venait de lui parler, et qu'elle eût eu sur la tête, au lieu de son baril de soie orange et violet, le tricorne qu'elle avait porté dans sa jeunesse sur ses cheveux en catogan; – mais, mon frère, si vous êtes sûr que ce fût lui, le chevalier Des Touches, pourquoi l'avoir laissé vous quitter si vite et ne l'avoir pas contraint, du moins, à vous parler?

– Suivi! parlé! – répondit gaiement l'abbé au ton sérieux et passionné de mademoiselle de Percy. – Mais on ne suit pas un coup de vent quand il passe, et on ne parle pas à un homme qui, comme un farfadet, pst! pst! est déjà bien loin quand on commence à le reconnaître, et tout cela par le temps qu'il fait, mademoiselle ma sœur!

– Oh! vous avez toujours été un peu damoiseau, l'abbé! – reprit ce singulier gendarme en cottes bouffantes, qui n'avait, lui, jamais été une demoiselle. – Moi, j'aurais suivi le chevalier! Pauvre chevalier! – continua-t-elle en marchant toujours, – il ne se doute guère que vous autres, les Touffedelys, vous n'avez plus votre château de Touffedelys, notre ancien quartier général, et que vous êtes devenues des dames de Valognes, chez qui un de ses sauveurs est maintenant réduit à venir faire de la tapisserie tous les soirs!

– Que dites-vous donc là, mademoiselle de Percy?.. – fit le baron de Fierdrap, retirant son nez littéralement enseveli au fond de la boîte de fer-blanc dans laquelle il enfermait son Tea-Pocket, comme il l'appelait; et il le tourna, ce nez frémissant et curieux, vers mademoiselle de Percy, qui marchait toujours d'une encoignure à l'autre du salon, avec le va-et-vient de quelque formidable pendule en vibration.

– Ah! bien oui! tu ne sais pas cela, toi, Fierdrap! – reprit l'abbé; – mais ma sœur, que tu vois là, dans la splendeur de tous ses falbalas, est un des sauveurs de Des Touches, ni plus ni moins, mon cher! Elle a fait partie, pendant que nous chassions le renard en Angleterre, de la fameuse expédition des Douze, qui nous parut si incroyablement héroïque quand Sainte-Suzanne nous la raconta, un soir, chez mon cousin, le duc de Northumberland. Te le rappelles-tu?.. Sainte-Suzanne ne nous dit pas que ma sœur fut un de ces braves. Il ne le savait pas, et je ne l'ai su, moi, que depuis mon retour de l'émigration. Elle avait si bien caché son sexe, ou ces messieurs furent si discrets, qu'elle fut prise pour un de ces gentilshommes qui ne se connaissaient pas tous les uns les autres, mais qui s'appelaient également tous, les uns pour les autres: «Cocarde blanche!» Aurais-tu jamais cru que l'un des Pâris de notre belle Hélène fût… ma sœur?..

– Vraiment! – dit M. de Fierdrap, qui ne prit pas garde au geste comique et théâtral de l'abbé de Percy en disant ces dernières paroles. Les yeux gris-fauve du baron se mirent à jeter des étincelles, comme la pierre à fusil, dont ils avaient la nuance, quand elle tombe dans le bassinet. – Vraiment, – répéta-t-il, – mademoiselle, vous faisiez partie de la fameuse expédition des Douze? Alors, permettez-moi de baiser votre vaillante main, car, sur ma parole de gentilhomme, voilà ce que je ne savais pas!»

Et il se leva, alla rejoindre au beau milieu du salon mademoiselle de Percy, qu'il prit par la main, une main un peu forte et si virginale que la vieillesse ne l'avait pas blanchie, et il la lui baisa avec un sentiment si chevaleresque qu'il en aurait été tout idéalisé aux yeux d'un poète, cet antique pêcheur à la ligne, avec sa mise hétéroclite et son nez jaspé!

Elle la lui avait donnée comme une reine, et quand il eut fait retentir son hommage, un hommage militaire, car le baiser du vieil enthousiaste fit presque le bruit d'un coup de pistolet, ils s'adressèrent mutuellement une de ces solennelles révérences comme la tradition nous rapporte qu'on en faisait une avant de danser le menuet.

«Ma sœur de Percy, – dit l'abbé, – puisque l'apparition de Des Touches, dont nous aurons sans doute des nouvelles demain, nous fait tisonner dans son histoire, au coin du feu, ici, ce soir, pourquoi ne la raconteriez-vous pas à Fierdrap, qui ne l'a jamais sue que de bric et de broc, comme nous disons en Normandie, par la très bonne raison qu'il ne l'a jamais entendue que dans les versions infidèles et changeantes de l'émigration?

– Je le veux bien, mon frère, – dit mademoiselle de Percy, qui rougit de plaisir à la demande de l'abbé, si cela pouvait s'appeler rougir que de passer de la nuance qu'elle avait à une nuance plus foncée. – Mais il est neuf heures sonnées à la pendule et mademoiselle Aimée va bientôt venir; c'est son heure. Or, voilà l'embarras: comment raconter devant elle l'enlèvement de Des Touches où périt son fiancé d'une manière si fatale? Elle a beau être sourde et préoccupée; la malheureuse fille! il y a des jours où le rideau tendu par la douleur entre elle et le monde est moins épais et laisse passer les bruits et la parole, et c'est peut-être un de ces jours-là qu'aujourd'hui!

– Si l'air est très fin, – dit mademoiselle Ursule de Touffedelys, qui faisait la médecine des pauvres, et qui avait des explications à elle pour expliquer une irrégularité organique à laquelle les médecins ne comprenaient rien, – si l'air est très fin, vous pouvez être bien tranquille, elle n'entendra pas une syllabe de tout ce que vous nous direz!

– Et il est très fin, – dit l'abbé, en passant ses mains le long de ces jambes, – car je sens une vraie tempête de vents coulis sur mes bas de soie. Quand donc ferez-vous descendre votre paravent dans le salon, mesdemoiselles?

– Eh bien, – dit le baron de Fierdrap, suivant son idée, – ne commençons que quand elle sera venue, afin de n'avoir pas à nous interrompre…» Et, précisément, la pendule se mit à marquer le quart après neuf heures avec un bruit sec…

Cette pendule était un Bacchus d'or moulu, vêtu de sa peau de tigre, qui, debout, tenait sur son genou divin, ni plus ni moins qu'un simple tonnelier de la terre, un tonneau dont le fond était le cadran où l'on voyait les heures, et dont le balancier figurait une grappe de raisin picorée d'abeilles. Sur le soc enguirlandé de pampres et de lierres, à trois pas du dieu aux courts cheveux bouclés, il y avait un thyrse renversé, une amphore et une coupe… Drôle de pendule chez de vieilles filles, qui ne buvaient guère que du lait et de l'eau, et se souciaient moins que l'abbé de mythologie!

Or, presque au même instant, la sonnette de la porte répondit au tac de la pendule en tintant avec son bruit aigrelet au fond du corridor qui conduisait à la rue:

«La voici! Nous n'avons pas eu longtemps à l'attendre,» ajouta le baron.

Et celle qu'ils nommaient mademoiselle Aimée, et qui allait décider de leur soirée, ouvrit la porte sans qu'on l'annonçât, et entra.

III
UNE JEUNE VIEILLE AU MILIEU DE VÉRITABLES VIEILLARDS

«C'est vous, Aimée! – crièrent du plus haut de leurs gosiers les deux Touffedelys, qui, dans leurs bergères capitonnées, ressemblaient à ces montres à répétition que l'on plaçait autrefois sur un coussinet de soie piqué, aux deux côtés de la glace de la cheminée, et qui auraient sonné l'heure en même temps. – Mon Dieu! n'êtes-vous pas traversée, ma chère?..» reprirent-elles d'une seule haleine, toujours confondant leurs sonneries, virant toutes deux autour de mademoiselle Aimée, tenant leurs écrans et remuées d'un esprit de maîtresse de maison qui semblait, à leurs agitations, souffler en elles comme un Borée.

Du reste, tout le petit cercle s'était levé d'un mouvement unanime, comme s'il eût cédé à la pression du même ressort. C'était le ressort fort et doux de la sympathie, un acier bien fin qui ne s'était pas rouillé dans tous ces vieux cœurs.

«Ne vous dérangez donc pas! – fit une voix fraîche du fond de la cape rabattue d'un mantelet; car la nouvelle arrivée était entrée dans le salon comme elle était venue, n'ayant laissé dans le corridor que ses patins. Elle répondait plus aux mouvements qu'aux paroles de ses amies. – Je ne suis pas mouillée, – ajouta-t-elle, – je suis venue si vite et le couvent est si près!»

Et, pour prouver ce qu'elle disait, elle pencha, dans le jour ambré de la lampe, son épaule, où quelques gouttes d'eau perlaient sur la soie de son mantelet. Le mantelet était d'un violet sombre, l'épaule était ronde, et les gouttes d'eau tremblaient bien, à cette lueur de lampe, sur cette rondeur soyeuse. On eût dit une grosse touffe de scabieuses où fussent tombés les pleurs du soir.

«Ce n'est que les gouttes du larmier, – fit judicieusement la grande observatrice, mademoiselle Sainte.

– Aimée, vous êtes une imprudente, ma Délicate-et-Blonde! – se mit à rugir mademoiselle de Percy, jouant de sa basse-taille aux oreilles de mademoiselle Aimée. – C'était un essai: l'entendrait-elle? – La sœur de l'abbé tenait beaucoup à raconter son histoire au baron de Fierdrap, et elle la croyait compromise… – Vous vous êtes exposée – continua-t-elle – à vous rendre malade; car, en venant, si vous n'avez pas eu la pluie, vous avez eu le vent, mon amour!»

Mais, pour toute réponse à cette tonnante observation, machiavéliquement bienveillante, la Délicate-et-Blonde avait détaché l'améthyste qui agrafait son mantelet autour de son cou, et, des plis de ce dessus reployé, sortit une grande personne, blonde, il est vrai, mais plus forte que délicate. Quand elle se retourna après avoir jeté là languissamment son mantelet au dos d'une chaise, et qu'elle vit mademoiselle de Percy, rouge comme un homard dans son court bouillon, et qui de sa main faisait un cornet:

 

«Pardon, – dit-elle, – mademoiselle, car je crois que vous me parliez; mais, ce soir, je suis…»

Dans sa touchante pudeur d'infirme, elle n'osa pas dire le mot qui exprimait son infirmité. Mais, montrant, d'un geste triste, son oreille et son front:

«Madame est dans sa tour, au plus haut de sa tour, – dit-elle en souriant, – et je crains bien que, ce soir, elle n'en puisse descendre!»

Mot poétique et enfantin qu'elle avait trouvé et qu'elle répétait les jours où sa surdité était complète. Elle avait une manière de les prononcer, qui faisait de ces mots: «Madame est dans sa tour», tout un poème de mélancolie!

«Ce qui veut dire qu'elle est sourde comme un pot, – risqua l'abbé d'un ton sarcastique et cynique. – Tu auras ton histoire, Fierdrap! et ma sœur ne sera pas obligée d'avaler sa langue comme les sauvages… ce qui doit être un rude supplice, même pour les héroïnes de votre force, mademoiselle de Percy!»

Pendant qu'il parlait, la cadette des Touffedelys avait pris par ses coudes, nus au-dessus de ses longues mitaines, mademoiselle Aimée, et l'avait doucement poussée dans sa bergère, tandis que mademoiselle Ursule, approchant un carreau, avait posé aimablement dessus les pieds de cette fille, qui semblait si bien porter ce nom d'Aimée qu'ils lui donnaient tous, sans y ajouter d'autre nom.

«Mais vous voulez donc que je m'en retourne, mes trop aimables?.. – fit celle-ci, en prenant sur ses pieds les mains de mademoiselle Ursule et en les gardant dans les siennes. – Vous voilà tous debout! Vous voilà tous en l'air parce que j'arrive! Est-ce là me traiter en voisine et en amie?.. Sont-ce là nos conventions? Vous m'avez autorisée à venir sans cérémonie, en douillette et en pantoufles, travailler près de vous chaque soir; car voici le mois où je ne puis rester chez moi toute seule, quand la nuit est tombée…»

Elle dit cela comme si l'on avait su ce qu'elle voulait dire; et, de fait, les deux Touffedelys s'inclinèrent d'adhésion, comme ces magots chinois qui baissent la tête ou tirent la langue quand on les met en branle et qu'on les approche… Seulement, elles s'arrêtèrent au premier de ces deux mouvements.

«Vraiment, je regretterai d'être venue – continua-t-elle – si je vois que je vous dérange, que j'interromps ce que vous disiez… Avec une fille d'aussi peu de ressource que moi dans la causerie, il faut toujours, mes chères amies, faire comme si je n'y étais pas!»

Mais il semblait précisément que ce ne fût pas si facile de faire ce qu'elle disait là d'une voix légère et résignée! Ni dans cette partie indifférente du monde qui s'appelle le grand ou le beau monde, ni dans le petit monde de l'intimité, ni nulle part enfin dans la vie, cette femme, cette sourde, cette Aimée, ne pouvait passer inaperçue. Et, bien loin qu'on pût faire jamais, quand elle était là, comme si elle n'y était pas, on sentait, tant elle était charmante! que même là où elle n'était plus, elle semblait être encore et rester toujours!

Oui! elle était charmante, quoique, hélas! aussi sans jeunesse. Mais parmi tous ces vieillards plus ou moins chenus, sur ce fond de chevelures blanchies étagées autour d'elle, elle ressortait bien et elle se détachait comme une étoile d'or pâlie sur un glacis d'argent, qui en aurait relevé l'or. De belle qu'elle avait été, elle n'était plus que charmante; car elle avait été d'une beauté célèbre dans sa province et même à Paris, quand elle y venait avec son oncle, le colonel Walter de Spens, vers 18… et quand elle accaparait, en se montrant au bord d'une loge, toutes les lorgnettes d'une salle de spectacle. Aimée-Isabelle de Spens, de l'illustre famille écossaise de ce nom, qui portait dans son écu le lion rampant du grand Macduff, était le dernier rejeton de cette race antique, venue en France sous Louis XI et dont les divers membres s'étaient établis, les uns en Guyenne et les autres en Normandie. Sortie des anciens comtes de Fife, cette branche de Spens qui, pour se distinguer des autres branches, ajoutait à son nom et à ses armes le nom et les armes de Lathallan, s'éteignait en la personne de la comtesse Aimée-Isabelle, qu'on appelait si simplement mademoiselle Aimée dans le salon des Touffedelys, et devait mourir sous les bandeaux blancs et noirs de la virginité et du veuvage, ces doubles bandelettes des grandes victimes! Aimée de Spens avait perdu son fiancé au moment où, devenue pauvre par le fait de la spoliation révolutionnaire, elle cousait elle-même sa modeste robe de noces de ses mains féodales; et même on ajoutait tout bas qu'elle avait fait de cette robe inachevée et inutile le suaire de son malheureux fiancé… Depuis ce temps-là, et il y avait longtemps, le monde intime au sein duquel elle vivait l'appelait souvent la Vierge-Veuve, et ce nom exprimait bien, dans ses deux nuances, sa destinée. Comme il faut avoir vu les choses pour les peindre ressemblantes, le groupe de vieillards qui l'entourait et qui l'avait vue en pleine jeunesse, donnera peut-être en parlant d'elle, dans cette histoire, une idée de sa beauté passée; mais il paraît que cette beauté avait été surnaturelle.

Lorsque le vent de la poésie romantique soufflait dans la tête classique de l'abbé de Percy, qui était poète, mais qui tournait ses vers au tour en l'air de Jacques Delille, il disait, sans trop croire tomber dans le galimatias moderne:

 
Ce fut longtemps l'Astre du jour;
Mais c'est l'Astre des nuits encore!
 

Et, quelle que fût la valeur métaphorique de ces deux vers, ils ne manquaient pas de justesse. En effet, Aimée, la belle Aimée, était une puissance métamorphosée, mais non détruite. Tout ce qui avait été splendide en elle autrefois, tout ce qui foudroyait les yeux et les cœurs, était devenu, à son déclin, doux, touchant, désarmé, mais suavement invincible. Sidérale d'éclat, sa beauté, en mûrissant, s'était amortie. Comme les rayons de la lune, elle s'était veloutée…

L'abbé disait d'elle encore ce joli mot à la Fontenelle, pour exprimer le charme attachant de sa personne: «Autrefois, elle faisait des victimes; à présent, elle ne fait plus que des captifs.» Le foisonnant buisson de roses s'était éclairci, les fleurs avaient pâli et se dépouillaient, mais en se dépouillant, le parfum de tant de roses ne s'était pas évaporé. Elle était donc toujours Aimée… L'outre-mer de ses longs yeux de «fille des flots», qui distinguait, comme un signe de race, cette descendante des anciens rois de la mer, ainsi que les Chroniques désignent les Normands, nos ancêtres, n'avait plus, il est vrai, la radieuse pureté de ce regard de Fée, ondé de bleu et de vert, comme les pierres marines et comme les étoiles, et où semblaient chanter, car les couleurs chantent au regard, la Sérénité et l'Espérance! Mais la profondeur d'un sentiment blessé, qui teignait tout de noir dans l'âme d'Aimée, y versait une ombre sublime. Le gris et l'orangé, ces deux couleurs du soir, y descendaient et y jetaient je ne sais quels voiles comme il y en a sur les lacs de saphir de l'Écosse, sa primitive patrie. Moins heureuse que les montagnes, qui ne connaissent pas leur bonheur et qui retiennent longtemps à leurs sommets les feux du soleil couchant et les caresses de la lumière, les femmes, elles, s'éteignent par la cime. Des deux blonds différents qui avaient, pendant tant d'années, joué et lutté dans les ondes d'une chevelure «du poids de sa dot de comtesse», disait orgueilleusement le père d'Aimée de Spens avant sa ruine, le blond mat et morne l'emportait maintenant sur le blond étincelant et joyeux qui avait jadis poudré son front, si mollement rosé, de l'or agaçant de ses paillettes; et c'est ainsi que, comme toujours, le feu, une fois de plus, mourait sous la cendre! Si mademoiselle Aimée avait été brune, pas de doute que déjà, sur ces nobles tempes qu'elle aimait à découvrir, quoique ce ne fût pas la mode alors comme aujourd'hui, on eût pu voir germer ces premières fleurs du cimetière, comme on dit des premiers cheveux blancs que le temps, dans de cruels essais, nous attache au front brin à brin, en attendant que le diadème mortuaire qu'il tresse à nos têtes condamnées soit achevé! Mais mademoiselle Aimée était blonde. Les cheveux blancs des blondes sont des cheveux bruns, qui, peu à peu, viennent tacher, comme de terre, leurs boucles brillantes, dédorées. Ces terribles taches, Aimée les avait à la racine de ses cheveux relevés, et l'âge de cette jeune vieille n'était pas seulement écrit dans ces sinistres meurtrissures…