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Le Chevalier des Touches

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V
LA PREMIÈRE EXPÉDITION

«Le château de Touffedelys – continua mademoiselle de Percy, après un moment de silence ému que les personnes qui l'entouraient avaient respecté, – n'était pas à beaucoup plus de trois heures de marche d'Avranches, pour un homme allant d'un bon pas. Entouré, du côté de cette ville, des masses profondes de ces grands bois dans lesquels les Chouans aimaient à se perdre pour se retrouver dans leurs clairières, et, du côté opposé, par ces espèces de dunes mouvantes nommées bougues qui aboutissaient à la mer et à ces falaises dont les hautes et étroites jointures avaient été souvent, pour Des Touches et son esquif, des havres sauveurs, ce château, qui avait le double avantage des bois et de la mer, fut choisi naturellement par les Douze comme point de retraite ou de refuge dans l'expédition qu'ils projetaient, et il fut convenu parmi eux qu'on y ramènerait le chevalier Des Touches, si on parvenait à l'enlever.

– Mais leurs noms, mademoiselle, leurs noms! – dit M. de Fierdrap, qui, de curiosité et d'impatience, piétinait le parquet de son pied guêtré.

– Leurs noms! baron! – répondit la conteuse, – ah! n'allez pas croire que je pense à vous les cacher! Je suis trop heureuse de les dire. Il y a eu assez d'anonymes et de pseudonymes comme cela dans cette guerre de sublimes dupes que nous avons faite, et, par la mort-Dieu! je n'en veux plus. Croyez-le bien, vous m'en auriez laissé le temps qu'ils auraient tous trouvé leur place dans l'histoire que je vous raconte! Mais, puisque vous le désirez, je m'en vais vous les défiler, tous ces noms, tous ces grains d'un chapelet d'honneur qu'après moi ne dira plus personne! Écoutez-les: C'étaient La Valesnie, ou, comme disaient les paysans, La Varesnerie, La Bochonnière, Cantilly, Beaumont, Saint-Germain, La Chapelle, Campion, Le Planquais, Desfontaines et Vinel-Royal-Aunis, qui n'était que Vinel, en son nom, mais qui s'appelait Royal-Aunis, du nom du régiment dans lequel il avait été officier. Les voilà tous, avec Juste Le Breton et M. Jacques! Comme M. Jacques, dont le nom vrai s'est perdu sous le sobriquet de bataille, ils avaient tous aussi leur nom de guerre, pour cacher leur véritable nom et ne pas faire guillotiner leurs mères ou leurs sœurs, restées à la maison, et trop vieilles ou trop faibles pour faire comme moi la guerre avec eux.»

En entendant ces noms, qui n'étaient pas tous des noms nobles cependant, prononcés par un sentiment si profond qu'il donnait presque à cette vieille fille, coiffée de son baril de soie jaune et violet, la majesté d'une Muse de l'histoire, l'abbé de Percy et M. de Fierdrap eurent, d'instinct de sang, le même mouvement de gentilshommes. Ils ne pouvaient pas se découvrir, puisqu'ils étaient tête nue, mais ils s'inclinèrent à ces noms d'une troupe héroïque, comme s'ils avaient salué leurs pairs.

«Par la pêche miraculeuse! – clama le baron de Fierdrap, – il me semble que j'en connais plusieurs, de ces noms-là, mademoiselle! Et même, – ajouta-t-il, tombant dans la rêverie et comme cherchant dans le fouillis de ses souvenirs, – et même aussi je crois avoir rencontré, je ne sais plus trop où, plusieurs de ceux qui les portèrent. La Varesnerie, Cantilly, Beaumont, je les ai connus. Seulement, lorsque je les ai rencontrés, ni allusion, ni mot, d'eux ou de personne, ne m'a averti une seule fois que j'avais là, devant moi, de ces hardis partisans qui avaient délivré Des Touches!.. Mais, mademoiselle, – fit-il encore, en se ravisant, – je vous demande pardon! je n'y pensais pas… En fait de héros, les Chouans comptaient donc treize à la douzaine, puisque vous n'avez pas dit votre nom parmi les noms des Douze, et que pourtant vous en étiez?

– Non! – répondit la vieille historiographe sans plume, et qui ne l'était que de bec, – je n'en étais pas, monsieur de Fierdrap. Je ne fus point de la première expédition des Douze. Je n'ai été que de la seconde, et vous saurez pourquoi, tout à l'heure, si vous me permettez de continuer.

«La première ne parut d'abord douteuse à personne. On ne comptait, pour toute garnison, à Avranches, que ce bataillon de Bleus qui avaient pris Des Touches et l'avaient amené à la prison de cette ville, la plus rapprochée de l'endroit où ils l'avaient surpris et capturé; car, vertu de ma vie! lorsqu'on parle de ce Des Touches, qui valait bien dans ce moment-là le prix d'un vaisseau de ligne pour le Roi de France, on peut bien, ma foi! dire capturé. Des Touches n'était pas un simple prisonnier, c'était une capture! Juste Le Breton se cassait la tête pour savoir comment ils avaient pu le prendre, lui, ce Samson sans Dalila! lui, la Guêpe! lui, le Farfadet! Mais le fait était là… Il avait été pris! Juste disait l'avoir vu entrer dans Avranches, porté au centre du bataillon des Bleus massés autour de lui, armes chargées. Il l'avait vu, ayant aux poings des chaînes en fer au lieu de menottes, bâillonné avec une baïonnette qui lui coupait les coins de la bouche, durement couché sur une civière de fusils, aux canons desquels on l'avait bouclé avec des ceinturons de sabre, et moins fou de fureur de tous ces supplices que de sentir contre son visage le contact du drapeau exécré de la République, dont, en marchant, ces Bleus insolents souffletaient, pour l'humilier, son front terrible. Certes! de tels gens défendraient avec acharnement le chevalier Des Touches contre ceux qui tenteraient de le leur reprendre; mais il n'y avait, en somme, avec eux, qu'une brigade de gendarmerie et une garde nationale mal armée, qui comptait, disait-on, un grand nombre de royalistes dans ses rangs. Enfin, ce qui donnait surtout à nous autres le grand espoir de réussir, c'est qu'il allait y avoir le lendemain, à Avranches, une grande foire de bœufs et de chevaux qui durait trois jours, et que, d'une vingtaine de lieues à l'entour, il viendrait s'empiler et s'accumuler dans cette petite ville proprette une masse compacte de bêtes et de gens qui rendrait la surveillance d'une police bien plus difficile et qui devait augmenter épouvantablement le désordre à l'aide duquel on voulait exécuter l'enlèvement. Il s'agissait, en effet, de provoquer une de ces rixes qui sont contagieuses, qui finissent par entraîner les plus calmes dans la violence électrique de leur tourbillon. Les Douze eurent bientôt leur plan fait… Ils quittèrent Touffedelys un à un, et gagnèrent Avranches par les bois. Pour n'être pas reconnus, ces hommes suspects, et déconcerter l'œil allumé des espions de la République, ils avaient résolu d'entrer dans la ville par douze côtés différents, habillés en blatiers, vêtus comme eux de vareuses blanches et coiffés de ces grands chapeaux, dits couvertures à cuve, qui engloutissent une figure comme dans l'ombre d'une caverne. Ils les avaient saupoudrés de fleur de farine.

« – Puisque nous ne pouvons pas porter l'autre, ce sera toujours une espèce de cocarde blanche, à laquelle nous nous reconnaîtrons dans la foule,» – avait dit Vinel-Royal-Aunis.

«Il n'y avait pas eu moyen d'emporter des fusils ou des carabines. Mais quelques-uns d'entre eux avaient glissé dans une ceinture, sous leur vareuse blanche, des couteaux et des pistolets… Tous, du reste, tous s'étaient ceints, de l'épaule à la hanche, de ce redoutable fouet des blatiers, lesquels ont toujours deux ou trois chevaux chargés de sacs de blé ou de farine à conduire; arme effroyable, au manche d'épine durci au feu, faite de lanières de cuir tressées, avec une mordante courgée de six pouces, dont chaque coup creusait un sillon. Et, à la main, ils avaient le pied de frêne familier à toute main normande, le bâton-massue de la Normandie, avec lequel des hommes de ce poignet et de cette vaillance auraient pris, Dieu me damne! des pièces de canon.

«C'est armés ainsi que nous les vîmes partir. Ils s'égrenèrent et disparurent isolément dans les bois, comme s'ils allaient à la pipée. Et ils y allaient, en effet, à une pipée sanglante! M. Jacques partit le dernier. Ses blessures, son amour pour Aimée, la pensée mystérieuse qui semblait lui manger le cœur, – car pourquoi être triste comme il l'était, avec l'amour d'Aimée, avec la possession certaine de cette merveille de corps qui lui avait juré d'être sa femme à son retour? – toutes ces choses avaient-elles énervé l'énergie, prouvée en tant de rencontres, de M. Jacques?.. Sa belle fiancée alla le conduire à plus d'une demi-lieue dans les bois, jusqu'à ce vieil abreuvoir où une source bleuissait sur un fond d'ardoises et qu'on appelait: «la Fontaine-aux-Biches», parce qu'entre deux battements de cœur et dans le crochet d'une course forcée, les biches venaient en aspirer, en frissonnant, l'eau frissonnante. Quand Aimée revint seule à Touffedelys, ah! elle fut bien de Spens!.. Elle fut bien d'une race où les femmes ne pleurent pas parce que les hommes sont à la guerre! Nous ne lui surprîmes pas une larme, mais son front d'aurore était devenu pâle comme l'écorce d'un bouleau. J'en eus plus pitié que les autres. Vous savez, j'étais la chirurgienne-major. Je savais toucher les blessures. Pour donner de la force à ce cœur qui saignait et ne se plaignait pas, je lui dis, sans savoir ce que je disais et comme si j'avais eu le sort dans ma main, – mais ce n'est jamais qu'avec des mots insensés qu'on peut apaiser les âmes folles!

« – N'ayez peur, Aimée! dans quatre jours ils seront tous ici pour votre mariage, et Des Touches sera votre témoin!»

«Dieu de ma vie! à ce mot de témoin, de la pâleur de l'ivoire vert, son teint passa, comme un éclair, à la pourpre d'un incendie. Son front, sa joue, son cou, ce qu'on apercevait de ses épaules, jusqu'à la raie nacrée de ces étincelants cheveux d'or, tout s'infusa, s'inonda de ce subit vermillon de flamme; et c'était à se demander si tout ce qu'on ne voyait pas de sa personne se colorait comme ce qu'on voyait, tant cette rougeur semblait partout! tant elle en était immergée!

 

«C'était toujours la même question: Pourquoi rougissait-elle?.. – «Mort de mon âme! – me dis-je en moi-même, – je ne suis guère qu'un homme manqué, et on le voit à ma figure; mais homme manqué ou non, je veux bien que le diable m'emporte sans confession, si je suis assez femme pour comprendre cela!»

– Eh! eh! – dit l'abbé, – je suis obligé de t'avertir que tu n'es plus au temps de tes dragonnades au clair de lune, et que tu continues à jurer comme un dragon, mademoiselle ma sœur!

– Influence des temps de guerre civile sur les époques calmes! – répondit-elle avec une brusquerie comique, en riant dans ses moustaches grises ébouriffées… – Tu es plus sévère que le curé d'Aleaume, l'abbé! Est-ce que je ne me suis pas battue assez de temps en l'honneur de Dieu et de sa sainte Église, pour qu'il ne puisse me passer très bien de mauvaises habitudes contractées à son service et qu'il ne s'en formalise pas?..

– Vous me rappelez, mademoiselle, – dit alors M. de Fierdrap, – le mot fameux de Louis XIV après la bataille de Malplaquet: «J'avais – dit-il – rendu à Dieu assez de services pour avoir le droit d'espérer qu'il se conduirait mieux avec moi!»

– Et il ne fut jamais – repartit vivement l'abbé – meilleur chrétien que quand il a dit cela, Louis XIV! c'est moi qui te le certifie, moi qui suis un ancien docteur de Sorbonne! La foi sincère a souvent de ces familiarités avec Dieu, que des sots prennent pour des irrévérences ridicules, et des âmes de laquais ou de philosophes pour de l'orgueil. Laissons jaboter ces gens-là. Mais entre nous autres, gentilshommes, à qui le respect pour le Roi n'a jamais ôté, que je sache, l'aisance avec le Roi…

– C'est toi qui interromps maintenant! – fit M. de Fierdrap, enchanté de rendre sa petite leçon à l'abbé et de lui couper sa théorie. Laisse donc ta théologie et ta Sorbonne, et vous, mademoiselle, – ajouta-t-il avec une déférence flatteuse, – puisque c'est pour moi particulièrement que vous racontez cette histoire, je vous écoute de mes deux oreilles, et je regrette de n'en avoir pas quatre à vous offrir; daignez continuer!»

Elle fut flattée et se panacha, et les ciseaux ayant un peu battu aux champs sur le guéridon de vieille laque, elle reprit:

«Aimée rentra bientôt dans sa pâleur d'âme en peine. Elle devait, en effet, plus souffrir que nous pendant les trois jours qui suivirent le départ des Douze. Nous, nous n'avions pour les Douze, et même pour le chevalier Des Touches, que le genre d'affection et de sympathie qu'on a, quand on est femme et jeune, pour de nobles jeunes hommes dévoués à leur cause, une cause qui représentait l'honneur, la religion, la royauté, cette triple fortune de la France, et qui, pour elle, s'exposaient journellement à mourir! Nous avions pour ces Douze l'intérêt véhément qu'on se porte entre gens de même parti et de même drapeau! Mais enfin nos cœurs n'étaient pas pris comme celui d'Aimée et le coup de fusil d'un Bleu ne pouvait pas y atteindre à travers un autre cœur…

«Nous nous préoccupions sans doute de l'événement qui devait se produire à Avranches, nous en attendions l'issue avec anxiété, moi surtout, dont le sang a toujours été turbulent dans mes grosses veines, quand il s'est agi de coups à donner et à recevoir! Mais ce n'étaient pas là, ce ne pouvaient pas être les transes d'Aimée. Elle ne les disait pas. Elle engloutissait ses tortures dans ce cœur qui a tout englouti. Mais je les devinais à la fièvre de ses mains brûlantes, au feu sec de ses regards. Une fois, pendant ces jours d'alarme où nous vivions dans l'ignorance et l'incertitude sur le destin de nos amis, je fus obligée de lui arracher son feston; car elle coupait avec ses ciseaux dans la chair de ses doigts, croyant couper autour de sa broderie, et le sang coulait sur ses genoux sans qu'elle sentît, dans sa préoccupation hagarde, qu'elle se massacrait ses belles mains! Je finis par ne plus la quitter. Nous ne nous parlions pas, mais nous restions les mains étreintes à nous regarder fixement dans les yeux. Nous y lisions la même pensée, la question éternelle de l'inquiétude: «A présent, que font-ils?» cette question à laquelle on ne répond jamais; car si on pouvait y répondre, on ne la ferait pas, et ce ne serait plus l'inquiétude! A quel travail de vrille cet horrible sentiment ne se livre-t-il pas dans nos cœurs! Pour nous soustraire à ce rongement perpétuel, à ce creusement sur place, qu'on croit diminuer en s'agitant, nous allions ensemble sur la route qui passait au pied du château de Touffedelys, espérant y rencontrer quelque roulier, quelque marchand forain, quelque voyageur quelconque qui nous donnerait des nouvelles, qui nous parlerait de cette foire d'Avranches où se jouait un drame qui, pour nous, pouvait être une tragédie! Mais ce mouvement que nous nous donnions était inutile.

«Ceux qui, des paroisses circonvoisines, avaient eu affaire à la foire, étaient passés et ils n'en revenaient pas encore. Les routes étaient désertes. On ne voyait poindre personne au bout de leur long ruban blanc solitaire. Nulle âme qui vive n'apparaissait sur cette ligne droite qui s'enfonçait dans le lointain et ne venait nous dire ce qui se faisait tout là-bas, derrière l'horizon, du côté de cette ville dont on n'apercevait rien dans les fumées de l'éloignement, et d'où nous croyions quelquefois, à l'intensité de notre attention, à l'effort de nos oreilles pour recueillir la moindre des ondes sonores qui agitait l'espace, entendre sonner et bourdonner comme un bruit vague de cloches lointaines. Illusion de nos sens, qui nous trompaient à force de se tendre! Il n'y avait pas même de cloches en ce temps-là. On les avait descendues de tous les clochers, et on les avait fondues en canons pour la République. On ne sonnait donc pas; ce n'était donc pas le tocsin. Nous rêvions, les oreilles nous tintaient. Et si la générale battait, – la générale, ce tocsin du tambour! – il nous était impossible d'en démêler les sons contre le vent, à cette distance, au milieu de tous ces bruissements d'insectes et de ces mille fermentations de la terre qui semble susurrer, sous nos pieds, à certains jours chauds, et nous étions dans ces jours-là. Ah! nous nous dévorions… moi, de curiosité, elle, d'angoisse. Lasses d'écouter à fleur de sol et de regarder sur cette route abandonnée et muette, allongée platement dans son immobile poussière, nous voulions parfois écouter et voir mieux, écouter de plus haut et voir plus loin, et nous montions alors sur la plate-forme la plus élevée des tourelles, et nous regardions de là, oh! nous regardions de tous nos yeux! Mais nous avions beau les allonger et les écarter sur les longs massifs de bois qui s'étendaient indéfiniment du côté d'Avranches, nous ne voyions jamais que des abîmes de feuillage, que des océans de verdure, sur lesquels le regard lassé se perdait… De l'autre côté, entre deux récifs, c'était la mer bleue, s'étendant lentement comme une huile lourde sur la grève silencieuse, sans une seule voile qui piquât d'un flocon blanc et animât son azur monotone. Et ce calme de tout, pendant que nous étions si agitées, redoublait nos agitations, agaçait nos nerfs par cette indifférence des choses et, par moments, nous jetait dans l'état suraigu qui doit précéder la folie!

«La nuit même, nous restions perchées sur le haut de notre tourelle, cet observatoire d'où l'on ne voyait rien, si ce n'est le ciel, que nous ne regardions seulement pas! genre de supplice auquel nous revenions, parce qu'à chaque instant, nous nous imaginions qu'il allait cesser. Le soir du deuxième jour de cette foire d'Avranches, qu'on appelait, je crois, la Saint-Paterne, et qu'ils ont pu, depuis, appeler la Flambée, nous vîmes, en tressaillant, monter à l'horizon une longue flamme rouge, et des tourbillons de fumée épaisse, apportés par le vent, déferlèrent et s'étagèrent sur la cime des bois, que la lune éclairait.

« – Aimée, – lui dis-je, – c'est le feu! Nos hommes brûleraient-ils Avranches pour ravoir Des Touches? Il vaut bien Avranches! Ce serait beau!»

«Nous écoutâmes… et, pour cette fois, nous crûmes entendre, mais nous avions la tête montée, des cris indistincts, et comme une masse de sons confus qui seraient sortis d'une ruche immense! Mon oreille de Chouanne exercée, car j'avais déjà fait la guerre et je me connaissais à la musique de la poudre, cherchait à distinguer les coups de fusil sur la basse continue de ce grand tumulte éloigné et assourdi par l'éloignement; mais, tonnerre de Dieu! je n'étais sûre de rien… Je ne distinguais pas. Je m'étais penchée sur la plate-forme! J'avais mis la tête hors de mon capuchon granvillais, que j'avais pris contre le froid de la nuit pour monter si haut et tête nue, l'oreille au vent, l'œil à la flamme qui se réverbérait en tons d'incarnat dans les nuées, calculant que si c'était Avranches qui brûlait, dans deux heures, pas une minute de plus, le temps juste pour revenir à Touffedelys, ils y seraient de retour, vainqueurs ou vaincus, je le dis vivement à Aimée…

«J'avais calculé avec une précision militaire. Juste deux heures après… nous haletions toujours sur notre plate-forme et nous voyions s'éteindre le feu lointain, ce feu qui n'était pas l'incendie d'Avranches; car Avranches à brûler aurait demandé plus de temps, – voilà que tout à coup nous entendîmes sous nos pieds, au bas de la tourelle, le hou-hou mesuré de la chouette, et, magie de l'amour! Aimée reconnut tout de suite de quelles paumes de mains était parti ce hou-hou, qui me parut sinistre, à moi, tant il était plaintif! et qui lui parut joyeux et triomphant, à elle, parce qu'il lui annonçait l'homme qui était devenu sa vie et qui lui rapportait la sienne!

« – C'est lui!» – s'écria-t-elle, et nous descendîmes de la tourelle avec la rapidité de deux hirondelles qui plongent d'un toit vers le sol.

«Et, en effet, c'était M. Jacques! M. Jacques, le visage noirci, les cheveux brûlés, l'air d'un démon, ou plutôt d'un damné échappé de l'enfer; car les démons y restent…

« – Ah! – lui dis-je, incorrigible, toujours prête à rire, même dans les malheurs! – parti blanc comme un sac de farine, revenu noir comme un sac de charbon!

« – Oui! – répondit-il en mordant sa lèvre, – noir de deuil. Le deuil de la défaite! Le coup a manqué, mademoiselle… Il faut recommencer demain.»

«Le coup était manqué, et pourtant, – reprit la vieille Chouanne, animée de plus en plus, en montrant une verve qui fit prendre à l'abbé son frère voluptueusement une prise de tabac, – pourtant l'affaire n'avait pas été mal menée, comme vous allez pouvoir en juger, monsieur de Fierdrap…

«…C'est midi sonnant, au plus fort du tohu-bohu de la foire, que les Douze entrèrent dans Avranches. Ils y marchèrent d'abord vers le champ de foire, éparpillés, nonchalants, flânant, les bras ballants, guignant les sacs de blé ou de farine mis à cul sur le sol, déficelés et ouverts, pour que l'acheteur jugeât la marchandise, jouant leur rôle de blatiers qui ont le temps d'acheter, qui ne se pressent pas, qui attendent, en vrais Normands, que les prix fléchissent; mais, du fond de leurs grands chapeaux rabattus qui leur tombaient sur les épaules, se reconnaissant sans avoir l'air de se reconnaître, se comptant, se coudoyant, et sentant le coude ami qui frémissait contre leur coude. Ils nous dirent plus tard ces détails et ces sensations… Il y avait, et cela leur parut de bon augure, un monde fou à la foire de cette année-là! La ville encombrée était pleine de gens, d'animaux et de voitures de toute forme et de toute grandeur. Les auberges et les cabarets regorgeaient d'Augerons, de bouviers, de porchers, qui amenaient leurs bêtes pour la foire et dont les troupeaux s'amoncelaient dans les rues, rendant le passage impossible, bouchant la porte des maisons, menaçant les fenêtres des rez-de-chaussée, qu'on avait, dans beaucoup d'endroits, calfeutrées de leurs contrevents, par peur d'enfoncement des vitrages sous la corne de quelque bœuf en courroux ou la croupe reculante de quelque cheval effaré. Un instant retardées par leur accumulation aux angles des rues, au resserrement des venelles et aux tourniquets des carrefours, ces puissantes troupes de bœufs et de chevaux reprenaient bientôt leur marche lente sous les pieds de frêne de leurs conducteurs, et s'avançaient serrées si dru les unes contre les autres, qu'on eût dit un fleuve qui coulait. Le mouvement de ces masses de bêtes et de gens se faisait surtout dans un sens, dans la direction du champ de foire, qui était la place du marché, à l'un des angles de laquelle s'élevait la prison où était renfermé Des Touches.

«Il semblait que ce fût là une circonstance menaçante pour le dessein des Douze, que cette foule épaisse, qui, ceignant la prison de tous les côtés, augmentait la difficulté d'y pénétrer ou d'en sortir; mais cela leur parut, au contraire, un heureux hasard, à ces énergiques cœurs, tournés à l'espérance! Avec le génie des petites troupes résolues, n'avaient-ils pas toujours compté, pour faire leur coup, sur l'entremêlement du grand nombre, dont il est si aisé de faire un chaos? D'ailleurs, il y avait cela d'absolument bon dans cette circonstance de la situation de la prison sur le champ de foire, que le bataillon des Bleus qui y avait conduit Des Touches, et qui, tout à côté, s'y était bâti avec des planches un corps de garde, avait été obligé de transporter ce corps de garde à l'autre extrémité de la place et dégager un endroit spécialement réservé aux chevaux de la foire, qu'on rangeait contre la longue muraille de la prison, dans toute sa longueur, et qu'on attachait par de gros anneaux en fer scellés entre les fortes pierres… D'abord, ces Bleus avaient fait des façons, vous vous en doutez bien, quand on leur avait signifié d'aller planter ailleurs leur corps de garde. Ils n'avaient qu'une idée, eux, c'est que Des Touches pouvait s'échapper! Mais les tranquilles Normands, qui, dans toute autre circonstance, pourraient s'en laisser imposer par répugnance pour le dérangement, conséquence de toute lutte, ne s'en laissent plus compter et ne craignent plus leur peine quand le moindre intérêt est en jeu, et sur-le-champ voilà qu'ils redeviennent les âpres contendants connus, les chicaneurs terribles dont le cri de guerre sera jusqu'à leur dernier soupir: Gaignaige! L'écurie en plein vent rapportait de l'argent à la ville. Puis c'était là une coutume autant qu'un péage. Coutume et péage, toute la Normandie tient dans ces deux mots! les Bleus virent bien qu'ils ne seraient pas les plus forts… Ils avaient dégagé la prison.

 

«Cette prison, monsieur de Fierdrap, nos douze blatiers eurent tout le temps de la regarder et de l'étudier en gens de guerre, de la place du marché, qu'elle dominait, et qui était alors couverte de tentes, rangées en files comme les maisons des rues, entre lesquelles s'agitait et écumait le flot de la population foraine, aux rayons d'un soleil cuisant qui était aussi un avantage; car il faisait bouillir ce tas de cerveaux, excités déjà par le débat des prix et le cidre en bouteille qui allument si bien les têtes normandes, ces têtes que, ce jour-là précisément, il fallait faire sauter comme des poudrières, si l'on voulait enlever Des Touches! Là étaient, en effet, tout le secret et le moyen de l'enlèvement: jeter, n'importe comment, toute cette multitude, les uns contre les autres, à travers les tentes renversées et les animaux, fous d'épouvante! Et, pendant cette immense ruée qui pouvait prendre les proportions d'une bataille d'aveugles et devenir une tuerie, se glisser à trois ou quatre dans la prison, y délivrer le chevalier et se replier vivement sur les bois, tel était le plan, simple et hardi, convenu à Touffedelys, mais que l'aspect de la prison pouvait cependant modifier.

– Hure de saumon! je le crois bien! – fit en s'exclamant le baron de Fierdrap. – Je la connais, votre prison, mademoiselle! J'ai eu longtemps à Avranches un vieux compagnon de l'armée de Condé, qui s'appelait le chevalier de la Champagne, lequel, revenu au pigeonnier comme moi et n'ayant plus de poudre à brûler, s'était mis à aimer les vieilles pierres, comme moi je me suis mis à aimer le poisson. Eh bien, c'est à lui que je dois ma connaissance de la prison d'Avranches; car il m'a assez trimbalé, le damné maniaque d'antiquaire qu'il était! par les escaliers en colimaçon de cette forteresse, pour que je me la rappelle parfaitement et que les jambes me chantent encore une chansonnette en pensant à la hauteur de ses deux tours, qui résisteraient, Dieu me pardonne! à du canon.

– Oui! – reprit mademoiselle de Percy, – ces deux tours étaient formidables. Reliées ensemble par d'anciens bâtiments faisant poterne, elles étaient flanquées de constructions d'une date plus récente, qui, certes! n'auraient pas résisté à une attaque vigoureusement poussée. Mais avec les tours! les massives tours qui les épaulaient… bernicle! En les examinant, les Douze comprirent qu'on ne pouvait pénétrer là dedans que par stratagème… Il fallait ruser. Ce fut Vinel-Royal-Aunis qui fut chargé de la geôlière; car – encore un bonheur, à ce qu'il semblait, pour les Douze, – il n'y avait pas de geôlier. Seulement, monsieur de Fierdrap, à la guerre, le hasard est souvent un traître. Vous verrez tout à l'heure que la geôlière de la prison d'Avranches pouvait faire tête d'homme et même plus! On la nommait la Hocson. C'était une femme de quarante-cinq à cinquante ans, sur qui avaient couru dans le temps des bruits dont on n'était pas sûr, mais épouvantables. On avait dit, entre le haut et le bas, qu'elle avait été poissarde au faubourg du Bourg-l'Abbé, à Caen, et qu'elle avait goûté au cœur de M. de Belzunce, quand les autres poissardes du Bourg-l'Abbé et de Vaucelles avaient, après l'émeute où il fut massacré, arraché le cœur à ce jeune officier et l'avaient dévoré tout chaud… Était-ce vrai, cela? On en doutait, mais il paraît que la figure de la Hocson ne démentait pas ces bruits affreux. Son mari, jacobin violent, était mort dans l'exercice de ses fonctions de geôlier à Avranches, et elle lui avait succédé. Louve sinistre, devenue chienne de garde de la République, ce fut à Vinel-Aunis qu'il échut de l'apprivoiser… Cela ne devait pas être facile. Mais Vinel-Aunis était Vinel-Aunis! Son surnom parmi nous était: Doute de rien! et il le portait comme un panache. Il passait pour ce qu'on appelle un loustic de régiment, mais il était, par-dessus le marché, un beau garçon bien découplé, d'une tournure d'officier superbe, et qui, pour l'instant, faisait un blatier très faraud aux larges épaules, comptant sur trois choses qu'il estimait irrésistibles, même séparées: primo, par Dieu! ses avantages physiques; secundo, une langue à laquelle il faisait tout dire et comme de ma vie je n'en ai revu une pareille à personne; et tertio, une bonne poignée d'assignats. C'était un gaillard toujours prêt à tout. Il n'avait qu'un mot: «A la guerre – disait-il – comme à la guerre!» Probablement, le morceau qu'on lui jetait ne le ragoûtait pas, mais il sauta lestement par-dessus ses répugnances. Il eut l'aplomb de se présenter à cette geôlière d'Avranches, dont la physionomie était aussi atroce que la renommée, avec la fleur de fatuité qu'en France, les blatiers peuvent avoir comme les officiers, et ce génie impayable de la Plaisanterie, qu'il avait développé dans Royal-Aunis. Et malgré l'horreur très légitime que devait lui inspirer une créature qui pouvait encore avoir aux lèvres du sang de Belzunce, il débuta par s'élancer sur elle et par l'embrasser, paf! paf! paf! sur les joues, à la manière normande, par trois fois.

« – Et bonjour, ma cousine! – lui dit-il, à cette femme étonnée, figée d'étonnement et qui se laissa faire de stupéfaction. – Comment vous portez-vous, ma chère et honorable cousine?.. Vous ne me remettez donc pas?.. Je suis votre cousin Trépied de Carquebu, qui n'a pas voulu venir à votre foire d'Avranches sans vous souhaiter bien des prospérités et vous embrasser!»

«Il avait dit Trépied, cet improvisateur au pied levé, parce qu'elle avait un trépied devant elle, sur lequel elle récurait, avec une poignée de paille, un chaudron!

« – En fait de trépied, je ne connais que cha, – fit-elle avec colère en lui montrant celui de son chaudron, – et vous mériteriez bien que je vous l'envoyasse par la figure pour vous punir de vos insolentes josteries, méchant attrapeur!»