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L'ensorcelée

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La femme des passions avait vu l’éclair souterrain qu’elles jettent parfois du fond d’une âme.

« Ai-je donc pâli ? – fit Jeanne effrayée à son tour.

– Oui, ma fille, – dit la Clotte, pensive devant cette pâleur, comme le médecin pénétrant devant le premier symptôme du mal caché, – et, Dieu me punisse, je crois même que vous pâlissez encore ! »

Jeanne-Madelaine baissa les yeux et ne répondit pas, car elle sentait que la Clotte disait vrai et que quelque chose de terrifiant et d’indicible lui étreignait le cœur et le lui tordait encore plus fort que la veille aux vêpres, à la même heure. Clouée sur l’escabeau où elle s’était assise, elle ne put pas même, elle, Jeanne la forte, relever ses paupières, lourdes comme d’un plomb mortel, vers la Clotte, qui ne parlait plus.

Maître Louis Tainnebouy, qui n’était pas un moraliste et qui regardait plus au poil de ses bœufs qu’à l’âme humaine, m’avait peint d’un mot rude et terrible, dans son patois de mots et d’idées, ce que je cherche à exprimer avec des nuances.

« Les femmes se perdent avec des histoires ! – me dit-il. – La vieille sorcière de la Clotte avait écopi sur maîtresse Le Hardouey le venin de ses radoteries. À dater de ce moment, elle s’hébéta comme la Malgy, – ajouta-t-il ; – elle avait le sang tourné. »

Chapitre 8

Ce dut être un moment solennel que le silence qui saisit tout à coup ces deux femmes après le récit de la Clotte. La Clotte, se ridant d’attention inquiète devant la pâleur de morte qui avait enveloppé Jeanne et qui semblait s’incruster jusqu’au fond de sa chair, regardait ce visage passant au bloc de marbre, et ces pesantes paupières qui couvraient rigidement de leurs voiles opaques les yeux disparus. L’absorption en elle-même de Jeanne-Madelaine était si complète que, si elle ne se fût pas tenue droite, comme une figure de bas-relief, sur son siège sans dossier, on eût pu la croire évanouie.

La Clotte mit une de ses mains aux doigts ténus comme la serre d’un oiseau de proie sut la paroi de glace de ce front sans sueur, sans frémissement d’épiderme, n’ayant plus rien d’humain, un vrai front de cataleptique.

« Ah ! tu es donc ici, ô Jéhoël de La Croix-Jugan ! » – cria-t-elle.

Cette femme exaltée avait-elle conscience de ce qu’elle disait ?… Parlait-elle de la vision intérieure qu’il y avait sous la coupole de ce front fermé, dans cette tête vivante, sous son écorce momentanée de cadavre, et qu’elle palpait curieusement de ses doigts, comme le fossoyeur d’Hamlet touchait et retournait son crâne vide ?… Ou parlait-elle seulement du retour du moine de Blanchelande dans la contrée ?… Quoi qu’il en pût être, cette espèce d’évocation sembla réussir, car une grande ombre se dressa dans le cadre clair de la porte ouverte, et une voix sonore répondit du seuil :

« Qui donc parle de La Croix-Jugan et peut dire, s’il l’a connu, quel est celui-là qu’on appelait autrefois Jéhoël ? »

Et l’ombre épaissie devint un homme qui entra, enveloppé dans une carapousse portée de manière à lui cacher le bas du visage, comme la visière à moitié levée d’un ancien casque.

« Laquelle de vous a parlé, femmes ? – fit-il en les voyant là toutes les deux. Mais son regard, errant de l’une à l’autre, s’arrêta bientôt sur la Clotte. – Clotilde Mauduit ! – cria-t-il, – c’est donc toi ? Je te cherchais, et je te trouve ! Je te reconnais. Les malheurs du temps n’ont donc pas aboli ta mémoire, puisque tu te rappelles l’ancien moine de Blanchelande, le Jéhoël de La Croix-Jugan…

– J’apprenais, quand vous êtes entré, que vous étiez revenu à Blanchelande, frère Ranulphe, – dit la vieille femme avec un respect troublé dû à la religion de ses souvenirs et aussi à l’ascendant surnaturel de cet homme.

– Il n’y a plus de frère Ranulphe, Clotilde ! – dit le prêtre d’une voix âpre en jetant ces paroles comme la derrière pelletée de terre sur un cercueil. – Le frère Ranulphe est mort avec son ordre. Les puissants chanoines de Saint-Norbert sont finis. En venant ici, il n’y a qu’une heure, j’ai vu la statue mutilée de notre saint fondateur servir de contrefort à la porte d’un cabaret, et les ruines de l’abbaye que je devais gouverner sont en poussière. Il y a devant toi un prêtre obscur, isolé, désarmé, vaincu, qui a répandu le sang des hommes et le sien comme l’eau, et qui n’a rien sauvé, au prix de son sang, et peut-être de son âme, de tout ce qu’il voulait sauver. Vanités folles du vouloir humain ! Il n’y a plus rien du passé, Clotilde ! Te voilà vieille, infirme, m’a-t-on dit, paralysée. Le château des Sang-d’Aiglon de Haut-Mesnil a été rasé, jusque dans le sol, parles Colonnes Infernales. Tiens, vois ! ceci est noir ! – continua-t-il en frappant sa manche de sa main ; – le blanc habit des Prémontrés ne brillera plus dans nos églises appauvries et esclaves. Et ceci… regarde encore ! – fit-il avec un geste d’une majesté tragique, en détachant la mentonnière de velours noir qui lui cachait la moitié du visage, – de quelle couleur et de quelle forme c’est-il devenu ! »

L’espèce de chaperon qu’il portait tomba, et sa tête gorgonienne apparut avec ses larges tempes, que d’inexprimables douleurs avaient trépanées, et cette face où les balles rayonnantes de l’espingole avaient intaillé comme un soleil de balafres. Ses yeux, deux réchauds de pensées allumés et asphyxiants de lumière, éclairaient tout cela, comme la foudre éclaire un piton qu’elle a fracassé. Le sang faufilait, comme un ruban de flamme, ses paupières brûlées, semblables aux paupières à vif d’un lion qui a traversé l’incendie. C’était magnifique et c’était affreux !

La Clotte demeura stupéfaite.

« Eh bien ! – dit-il, orgueilleux peut-être de l’effet que produisait toujours le coup de tonnerre de sa sublime laideur, – reconnais-tu, Clotilde Mauduit, dans ce restant de torture, Ranulphe de Blanchelande et Jéhoël de La Croix-Jugan ? »

Quant à Jeanne, elle n’était plus pâle. Sur sa pâleur sortaient de partout des taches rouges, un semis de plaques ardentes, comme si la vie, un instant refoulée au cœur, revenait frapper contre sa cloison de chair avec furie. À chaque mot, à chaque geste de l’abbé, apparaissaient ces taches effrayantes. Il y en avait sur le front, aux joues. Plusieurs se montraient déjà sur le cou et sur la poitrine, et c’était à croire, à tous ces désordres de teint, que maître Tainnebouy avait raison avec sa grossière physiologie, et qu’elle avait le sang tourné !

« Si, – dit la Clotte, – je vous reconnais, malgré tout. Vous êtes toujours le même Jéhoël qui nous imposait, à nous toutes, dans nos folles jeunesses ! Ah ! vous autres seigneurs, qu’est-ce qui peut effacer en vous la marque de votre race ? Et qui ne reconnaîtrait pas ce que vous étiez, aux seuls os de vos corps, quand ils seraient couchés dans la tombe ? »

Cette vassale idolâtre de ses maîtres, cette fille d’une société finie, disait alors la pensée de Jeanne la mésalliée, qui, depuis l’histoire du curé Caillemer, ne voyant plus dans les cicatrices de l’ancien moine que la parure faite par la guerre et le désespoir au front martial d’un gentilhomme. Ce chêne humain, dévasté par les balles à la cime, avait toujours la forte beauté de son tronc. Jéhoël n’avait perdu que les lignes muettes d’un visage superbe autrefois ; mais il s’était étendu sur ces lignes brisées une surhumaine physionomie, et, partout ailleurs qu’à la face, dans tout le reste de sa personne, l’imposant abbé se distinguait par les formes et les attitudes des anciens Rois de la Mer, de ces immenses races normandes, qui ont tout gardé de ce qu’elles ont conquis, et qui faisaient pousser, à la fin du IXe siècle, ce grand cri dont l’Histoire tressaille : A furore Normanorum libera nos, Domine !

« Oui, bon sang ne saurait mentir ; regardez à votre tour, abbé ! – dit la Clotte. – La femme que voilà, et qui n’a pas honte d’être assise sur l’escabeau de Clotilde Mauduit, ne la reconnaissez-vous pas aux traits de son père ? C’est la fille de Loup de Feuardent.

– Loup de Feuardent ! l’époux de la belle Louisine-à-la-hache ! mort avant nos guerres civiles ! » – reprit l’abbé, regardant attentivement Jeanne, dont le visage n’était plus qu’écarlate du tour de gorge jusqu’aux cheveux.

L’idée de son mariage, de sa chute volontaire dans les bras d’un paysan, lui fondait le front dans le feu de la honte. Elle avait bien souffert déjà de sa mésalliance, mais pas comme aujourd’hui, devant ce prêtre gentilhomme qui avait connu son père. Heureusement pour elle, la nuit, qui venait et envahissait, en s’y glissant, la chaumière enfumée de la Clotte, la sauva du regard de l’abbé, quand la Clotte parla de son mariage avec Le Hardouey et le déplora comme une nécessité cruelle et un éternel chagrin. Si le sentiment de la famille était plus fort dans Jéhoël de La Croix-Jugan que l’esprit de son sacerdoce, Jeanne n’en sut rien, du moins ce jour-là. Le prêtre laissa tomber d’austères paroles sur les malheurs de la noblesse, mais la nuit empêcha de voit le dédain ou la condamnation de l’homme de race, au blason pur, se mouler dans ces traits tatoués par le plomb, le feu et la cendre, et ajouter les froides horreurs du mépris à leurs autres épouvantements. Dans la disposition de son âme, elle n’eût pas supporté une telle vue.

Ferai-je bien comprendre ce caractère ? Si on ne le comprenait pas, ce récit serait incroyable. On serait alors obligé d’en revenir aux idées de Maître Tainnebouy, et ces idées ne sont plus dans la donnée de notre temps. Pour l’observateur qui s’abîme dans le mystère de la passion humaine et de ses sources, elles n’étaient pas plus absurdes qu’autre chose, nais le scepticisme d’un siècle comme le nôtre les repousserait.

Cependant l’abbé de La Croix-Jugan s’était assis chez Clotilde Mauduit avec la simplicité des hommes grandement nés, qui se sentent assez haut placés dans la vie pour ne pouvoir jamais descendre. D’ailleurs la Clotte n’était pas pour lui une vieille bonne femme ordinaire. S’il était aigle, elle était faucon. Elle représentait, à ses yeux des souvenirs de jeunesse, ces premières heures de la vie, si chères aux caractères qui n’oublient pas, qu’elles aient été heureuses, insignifiantes ou coupables ! Puis, on était à une époque où l’infortune sociale avait mêlé tous les rangs et où la pensée politique était le seul milieu réel. La France, rouge de sang, s’essuyait. La Clotte, aristocrate, comme on disait alors de tous ceux qui respectaient la noblesse, aurait, sans sa paralysie, été dans la maison d’arrêt de Coutances, pour, de là, charriée à l’échafaud. L’abbé, Jeanne Le Hardouey elle parlèrent donc des temps qui venaient de s’écouler, et leurs âmes passionnées vibrèrent toutes trois à La Clotte avait des rancunes plus grandes peut-être que celles du terrible défiguré qui était là devant elle, et dont le visage avait été si atrocement déchiré par les Bleus.

 

« Ils vous ont fait bien du mal, – lui dit-elle ; – mais moi, qui les bravais, eux et leur guillotine, et qui n’ai jamais voulu porter leur livrée tricolore, faites état qu’ils ne m’ont pas épargnée ! Ils m’ont prise à quatre, un jour de décade, et ils m’ont tousée sur la place du marché, à Blanchelande, avec les ciseaux d’un garçon d’écurie qui venait de couper le poil à ses juments. »

Et cet outrage rappelé creusa la voix de la vieille et donna à ses yeux pers l’expression d’une indéfinissable cruauté.

« Oui, – reprit-elle, – ils se mirent à quatre pour faire ce coup de lâches ! et, quoique je n’eusse déjà plus l’usage de mes jambes, ils furent obligés de me lier, avec la corde d’un licou, au poteau où l’on attache les chevaux pour les ferrer. J’avais bien aimé et choyé mon corps, mais la maladie et l’âge l’avaient brisé. Qu’étaient, pour moi, quelques poignées de cheveux gris de plus ou de moins ? Je les vis tomber, l’œil sec et sans mot dire ; mais je n’ai jamais oublié le son clair et le froid des ciseaux contre mes oreilles, et cela, que j’entends et je sens toujours, m’empêcherait, même à l’article de la mort, de pardonner.

– Ne te plains pas, Clotilde Mauduit, ils t’ont traitée comme les rois et les reines ! – dit ce singulier prêtre, qui avait le secret de consoler par l’orgueil les âmes ulcérées, comme s’il avait été un ministre de Lucifer au lieu d’être l’humble prêtre de Jésus-Christ.

– Et je ne me plains pas non plus, – fit-elle fièrement, – j’ai été vengée ! Tous les quatre sont morts de malemort, hors de leur lit, violemment et sans confession. Mes cheveux ont repoussé plus gris et ont couvert l’injure faite au front de celle qu’à Haut-Mesnil vous appeliez l’Hérodiade. Mais le cœur outragé est resté plus tousé que ma tête. Rien n’y a repoussé, rien n’y a effacé la trace de l’injure ressentie, et j’ai compris que rien n’arrache du cœur la rage de l’offense, pas même la mort de l’offenseur.

– Et tu as raison », – dit sombrement le prêtre, qui aurait dû, à ce qu’il semblait, faire couler l’huile d’une parole miséricordieuse sur cet opiniâtre ressentiment, et qui ne le faisait pas ; ce qui, par parenthèse, démentait bien un peu l’idée de cette grande pénitence et de cet édifiant repentir dont avait parlé le curé Caillemer, la veille, au repas du soir, chez maître Thomas Le Hardouey.

 …  …  …  …  …  …  …  … . .

Ce soir-là, on attendit Jeanne-Madelaine au Clos. Elle était régulière dans ses habitudes et ordinairement toujours rentrée avant son mari. Ce soir-là, par exception, ce fut le mari qui rentra le premier à la maison. On ne vit point maîtresse Le Hardouey assister au repas de ses gens, et on entendit maître Thomas demander plusieurs fois où donc sa femme était allée. Plus étonné qu’inquiet, cependant, il se mit à table, après un quart d’heure d’attente prolongée. C’est à ce moment qu’elle rentra.

« Vous êtes bien désheurée, Jeanne, – fit Le Hardouey en l’apercevant et pendant qu’elle ôtait ses sabots dans l’angle de la porte.

– Oui, – dit-elle, – la nuit nous a surpris chez la Clotte, et elle est si noire que nous avons perdu deux notre route en venant.

– Qui, vous ? » – répondit Le Hardouey très naturellement.

Elle hésita ; mais, surmontant une répugnance que connaissons tous quand il s’agit de prononcer tout haut le nom que nous lisons éternellement dans notre pensée et dont les syllabes nous effrayent comme si elles allaient trahir notre secret, elle ajouta :

« Moi et cet abbé de La Croix-Jugan dont nous parlait hier M. le curé, et qui est venu chez la Clotte pendant que je m’y trouvais. »

Elle avait posé sa pelisse sur une chaise, et elle s’assit en face de son mari, qui devint soucieux. Elle n’avait pas perdu les couleurs foncées que la vue de Jéhoël avait étendues sur son visage.

« Il m’a quittée au bout de l’avenue, – ajouta-t-elle ; – je l’ai prié d’entrer chez nous, mais il m’a refusée…

– Comme moi hier, – dit Le Hardouey avec amertume. – Sans doute, il s’en allait encore chez la comtesse de Montsurvent. »

L’ironie haineuse de l’homme du peuple qui se croit dédaigné grinçait dans ce peu de paroles. Elles trouvèrent un triste écho dans le cœur de Jeanne, car elle aussi pensait au dédain du prêtre, et elle en souffrait d’autant plus qu’il lui paraissait légitime.

La haine se pressent comme l’amour. Elle est soumise aux mêmes lois mystérieuses. L’ancien Jacobin de village, l’acquéreur des biens d’Église, maître Le Hardouey, avait senti, à la première vue, que le moine dépouillé, le chef de Chouans vaincu, cet abbé de La Croix-Jugan que les évènements ramenaient à Blanchelande, devait être toujours son ennemi, son ennemi implacable, et que les pacifications politiques en avaient menti dans le cœur des hommes.

Il ne disait rien, mais il coupa au chanteau un morceau de pain, qu’il tendit à sa femme avec un mouvement dont la brusquerie agitée et farouche aurait épouvanté un être plus faible et d’une imagination plus nerveuse que Jeanne de Feuardent.

Maître Thomas Le Hardouey n’aimait pas de voir sa femme aller chez la Clotte, sur laquelle il partageait toutes les opinions du pays. Il fallait le caractère de Jeanne et l’empire de ce caractère sur un homme grossièrement passionné comme Le Hardouey pour qu’il supportât les visites que sa femme faisait à cette vieille, qui n’était bonne, pensait-il, qu’à monter la tête à une femme sage, et il n’en parlait jamais qu’avec une rancune concentrée.

« Ah ! la vieille Clotte, c’est une Chouanne, – dit-il, – et c’est trop juste qu’un ancien chef de Chouans aille la visiter dès son débotté dans le pays ! Elle en a caché plus d’un dans ses couvertures, la vieille gouge ! et les chouettes ne s’abattent que sur l’arbre où d’autres chouettes ont déjà perché. – Mais comme Jeanne prenait cet air sévère qui lui imposait toujours : – Vous aussi, Jeannine, – ajouta-t-il en riant d’un air faux, – vous êtes un petit brin aristocrate ; c’est de souche chez vous, et vous ne vous plaisez que trop avec des gens comme cette vision de Bréha de la Clotte et ce nouveau venu d’abbé.

– Ils ont connu mon père », – fit gravement Jeanne.

Ce mot produisit l’effet qu’il produisait toujours entre eux, un silence. Le nom de son père était comme un bouclier sacré que Jeanne-Madelaine dressait entre elle et son mari, et qui la couvrait tout entière ; car, si ennemi des nobles qu’il fût, comme tous les hommes d’extraction populaire qui ne haïssent la noblesse que par vanité ou par jalousie, Thomas Le Hardouey était très flatté, au fond, d’avoir épousé une fille de naissance ; et le respect qu’elle avait pour la mémoire de son père, malgré lui il le partageait.

Du reste, ce jour-là et les jours suivants, il ne fut question, au Clos, ni de l’abbé de La Croix-Jugan ni de la Clotte. On n’en parla plus. Jeanne-Madelaine enferma ses pensées dans son tour de gorge, dit Tainnebouy, et continua de s’occuper de son ménage et de son faire-valoir comme par le passé. Les mois s’écoulèrent ; les temps des foires vinrent, et elle y alla. Elle se montra enfin la même qu’elle avait été jusqu’alors et qu’on l’avait toujours connue. Elle était si forte ! Seulement le sang qu’elle avait tourné, croyait maître Tainnebouy, parla pour elle ! Il lui était monté du cœur à la tête le jour où elle avait rencontré l’abbé de La Croix-Jugan chez la Clotte, et jamais il n’en redescendit. Comme une torche humaine, que les yeux de ce prêtre extraordinaire auraient allumée, une couleur violente, couperose ardente de son sang soulevé, s’établit à poste fixe sur le beau visage de Jeanne-Madelaine.

« Il semblait, Monsieur, – me disait l’herbager Tainnebouy, – qu’on l’eût plongée, la tête la première, dans un chaudron de sang de bœuf. »

Elle était belle encore, mais elle était effrayante tant elle paraissait souffrir ! Et la comtesse Jacqueline de Montsurvent ajoutait qu’il y avait des moments où, sur la pourpre de ce visage incendié, il passait comme des nuées d’un pourpre plus foncé, presque violettes ou presque noires ; et ces nuées, révélations d’affreux troubles dans ce malheureux cœur volcanisé, étaient plus terribles que toutes les pâleurs ! Hors cela, qui touchait à la maladie, et qui finit par inquiéter maître Thomas Le Hardouey et lui faire consulter le médecin de Coutances, on ne sut rien, pendant bien longtemps, du changement de vie de Jeanne-Madelaine ; et cependant cette vie était devenue un enfer caché, dont cette cruelle couleur rouge qu’elle portait au visage était la lueur.

Chapitre 9

En 1611, un prêtre de Provence, nommé Louis Gaufridi, fut accusé d’avoir ensorcelé une jeune fille. Cette fille était noble et s’appelait Madeleine de la Palud. La procédure du procès existe. On y trouve détaillés des faits de possession aussi nombreux qu’extraordinaires. La science moderne, qui a pris connaissance de ces faits et qui les explique ou croit les expliquer, ne trouvera jamais le secret de l’influence d’un être humain sur un autre être humain dans des proportions aussi colossales. En vain prononce-t-on le mot d’amour. On veut éclairer un abîme par un second abîme qu’on creuse dans le fond du premier. Qu’est-ce que l’amour ? Et comment et pourquoi naît-il dans les âmes ?

Madeleine de la Palud, qui appartenait à la société éclairée de son époque, déposa que Gaufridi l’avait ensorcelée seulement en lui soufflant sur le front. Gaufridi était jeune encore, il était beau, il était surtout éloquent. Shakespeare a écrit quelque part : « Je mépriserais l’homme qui, avec une langue, ne persuaderait pas à une femme ce qu’il voudrait. » Et, d’ailleurs, que les motifs de l’abbé Gaufridi fussent d’un fanatique, d’un insensé ou d’un homme qui faisait habilement servir le Diable à ses passions ; qu’ils fussent purs ou impurs, qu’importe ! il avait voulu exercer une action énergique sur Madeleine de la Palud, et on sait la magie invincible, le coup de baguette de la volonté ! Mais l’abbé de La Croix-Jugan était, comme il le disait lui-même, un restant de torture : il effrayait et tourmentait le regard. Il ne voulait pas, il n’a jamais voulu inspirer à Jeanne de la haine ou de l’amour. La comtesse de Montsurvent m’a juré ses grands dieux que, malgré les bruits qui coururent, et dont maître Louis Tainnebouy avait été pour moi l’écho, elle le croyait parfaitement innocent du malheur de Jeanne. Seulement ce que la vieille comtesse croyait savoir, parce qu’elle avait connu l’ancien moine, les gens de Blanchelande l’ignoraient, et c’est surtout ce qu’on ne comprend pas qu’on explique. L’esprit humain se venge de ses ignorances par ses erreurs.

D’un autre côté, la vie de l’abbé de La Croix-Jugan prêtait merveilleusement aux imaginations étranges. Il avait, ainsi que l’avait dit Barbe Causseron, la servante du curé, fieffé la maison du bonhomme Bouët, auprès des ruines de l’Abbaye, et il y vivait solitaire comme le plus sauvage hibou qui ait jamais habité un tronc d’arbre creux. Le jour, on ne l’apercevait guères qu’à l’église de Blanchelande, enroulé, comme le premier jour qu’on l’y vit, dans le capuchon de son manteau noir qu’il portait par-dessus son rochet, et dont les plis profonds, comme des cannelures, lui donnaient quelque chose de sculpté et de monumental. Toujours sous le coup d’une punition épiscopale pour avoir manqué aux Saints Canons et à l’esprit de son état en guerroyant avec un fanatisme qu’on accusait d’avoir été sanguinaire, il ne lui était permis ni de dire la messe ni de confesser. L’Église, qui a le génie de la pénitence, lui avait infligé la plus sévère, en lui interdisant les grandes fonctions militantes du prêtre. Il était tenu seulement d’assister à tous les offices, sans étole, et il n’y manquait jamais. Hors les jours fériés, où il venait à l’église de Blanchelande, on ne le rencontrait guères dans les environs que de nuit ou au crépuscule. Ancienne habitude de Chouan, disaient les uns ; noire mélancolie, disaient les autres ; chose singulière et suspecte, disaient à peu près tous. Quelques esprits, à qui les circonstances politiques d’alors donnaient une défiance raisonneuse, prétendaient que cet abbé-soldat, toujours dangereux, cachait des projets de conspiration et de reprise de guerre civile dans sa solitude, et que, cet isolement calculé servait à voiler des absences, des voyages et des entrevues avec des hommes de son parti. Qui a bu boira, disaient les sages. Par exception à leur immémorial usage, peut-être que les sages ne se trompaient pas. D’un dimanche à l’autre, on voyait la petite maison de l’abbé de La Croix-Jugan fenêtres et porte strictement fermées. Nul bruit ne se faisait entendre de l’écurie, où son cheval entier hennissait, se secouait et frappait si fort la dalle de ses pieds ferrés, quand il y était, qu’on l’entendait à trente pas de là, sur la route.

 

Les malins qui passaient le long de cette maison, morne et muette, se disaient tout bas avec une brusquerie cynique : « Il fait plus de pèlerinages que de prières, cet enragé de moine-là ! » Mais, le dimanche suivant, les malins retrouvaient le noir capuchon dans la stalle de chêne, avec la ponctualité rigide et scrupuleuse du prêtre et du pénitent.

Or, il y avait un peu plus d’un an que le mystérieux abbé menait cette vie impénétrable, quand, un soir de Vendredi Saint, après Ténèbres, deux femmes qui sortaient de l’église, et qui se dirent bonsoir à la grille du cimetière, prirent, en causant, le chemin du bourg.

L’une d’elles était Nônon Cocouan, la couturière en journée ; l’autre, Barbe Causseron, la servante de l’honnête curé Caillemer. C’étaient toutes les deux ce qu’on appelle de ces langues bien pendues qui lapent avidement toutes les nouvelles et tous les propos d’une contrée et les rejettent tellement mêlés à leurs inventions de bavardes que le Diable, avec toute sa chimie, ne saurait comment s’y prendre pour les filtrer. Barbe était plus âgée que Nônon. Elle n’avait jamais eu la beauté de la couturière. Aussi, servante de curé dès sa jeunesse, à cause du peu de tentations qu’elle aurait offertes aux imaginations les moins vertueuses, elle avait le sentiment de son importance personnelle, et, plus qu’avec personne, ce sentiment s’exaltait-il avec une dévote comme l’était Nônon ! « Elle approchait de MM. les prêtres », disait Nônon avec une envie respectueuse. Ce mot-là éclairait bien leurs relations. Que n’eût-elle pas donné, Nônon Cocouan, pour être à la place de Barbe Causseron, eût-elle dû en prendre, par-dessus le marché, le bec pincé, les reins de manche à balai et le teint faune, sec et fripé comme une guezette de l’année dernière ! La Barbe Causseron, cette insupportable précieuse de cuisine, avait des manières si endoctrinantes de dire : « Ma fille » à Nônon Cocouan, que celle-ci ne les eût probablement point souffertes sans cette grande position qui lui consacrait Barbe, « d’approcher MM. les prêtres », et qui était, pour elle, la chimère, caressée dans son cœur, des derniers jours de sa vieillesse, car Nônon voulait mourir servante de curé.

« Barbe, – dit Nônon avec cet air de mystère qui précède tout commérage chez les dévotes, – vous qui êtes d’Eglise, ma très chère fille, est-ce que notre vénérable seigneur de Coutances a relevé de son interdiction M. l’abbé de La Croix-Jugan ?

– D’abord, ma fille, il n’est pas interdit, il n’est que suspens, – répondit la Causseron avec un air de renseignement et de savoir qui faisait de sa coiffe plate le plus bouffon des bonnets de docteur. – Mais nenni ! point que je sache, ma fille. La suspense est toujours maintinte. Nous n’avons rien reçu de l’évêché. Il y a plus de quinze jours que le piéton n’a rien apporté au presbytère, et m’est avis que les pouvoirs, s’ils étaient remis à M. l’abbé de La Croix-Jugan, passeraient par les mains de M. le curé de Blanchelande. Il n’y a pas là-dessus la seule difficulté ! »

Et Barbe se rengorgea sur ce mot, pris au vicaire de la paroisse, qui le bredouillait et en fermait toutes ses démonstrations en chaire quand la difficulté qu’il niait commençait de lui apparaître.

« C’est drôle, alors ! – fit Nônon, marchant de concert avec Barbe et comme se parlant à elle-même.

– Qui ? drôle ? – repartit Barbe curieuse, avec un filet de vinaigre rosat dans la voix.

– C’est que, – dit Nônon en se rapprochant comme si les haies des deux bords du chemin avaient eu des oreilles, – c’est que j’ai vu, il n’y a qu’un moment, maîtresse Le Hardouey, qui n’était point dans son banc pendant qu’on a chanté Ténèbres, se glisser dans la sacristie, et je suis sûre et certaine qu’il n’y avait dans la sacristie que M. l’abbé de La Croix-Jugan.

– Vous vous serez trompée, ma fille, – répondit Barbe compendieusement et les yeux baissés avec discrétion.

– Nenni, – fit Nônon, – je l’ai parfaitement vue, et comme je vous vois, Barbe. J’étais toute seule dans la nef, et ce qui est resté de monde après Ténèbres priait au sépulcre. Les deux confessionnaux de la chapelle de la Vierge et du bas de l’église étaient pleins. Vous savez qu’il y en a un autre tout vermoulu auprès des fonts, qui servait dans le temps à feu le vieux curé de Neufmesnil quand il venait confesser ses pratiques à Blanchelande. Le custo y renferme à présent des bouts de cierges brûlés et les chandeliers de cuivre qui ont été remplacés par les chandeliers d’argent. Eh bien ! sur mon salut éternel, croyez-le si vous voulez maintenant, maîtresse Le Hardouey est sortie de là, bien enveloppée dans sa pelisse, et a gagné tout doucement, à petits pas et en chaussons, par la contre-allée, le chœur de l’église, où M. l’abbé de La Croix-Jugan faisait sa méditation dans sa stalle, et, pour lors, il s’est levé et ils s’en sont allés dans la sacristie tous les deux.

– Si vous êtes bien sûre de l’avoir vue, – reprit Barbe, qui ne voulait pas nier une minute de plus ce qu’elle grillait d’envie de croire vrai, – je dis comme vous, Nônon, que c’est un peu étonnant, ça ! Car quelle affaire peut avoir maîtresse Le Hardouey avec l’abbé de La Croix-Jugan, qui ne confesse pas et qui ne parle pas à trois personnes, en exceptant M. le curé ?

– Vère ! – dit Nônon. – C’est la pure vérité, ce que vous dites. Mais voulez-vous que des trois personnes à qui il parle, je vous en nomme deux auxquelles il cause plus souvent p’t-être que vous ne pensez ? »

Barbe s’arrêta dans le chemin, et regardant Nônon comme une vieille chatte qui regarde une jatte de crème :

« Vous êtes donc instruite ? – fit-elle avec une papelardise ineffable.

– Ah ! ma chère dame Barbe, – s’écria Nônon, – je suis couturière à la journée. Je n’ai pas, comme vous, le bonheur, et l’honneur – ajouta-t-elle en parenthèse ravisée – de rester dans un presbytère, toute la semaine des sept jours du bon Dieu, à soigner le dîner de MM. les prêtres et à raccommoder les effets de M. le curé. Il faut que je me lève matin et que je revienne tard à Blanchelande. Je suis obligée de trotter partout, dans les environs, pour de l’ouvrage, et voilà pourquoi je sais et j’apprends bien des choses que vous, avec tous vos mérites, ma chère et respectable fille, vous ne pouvez réellement pas savoir.

– Est-ce que vous avez appris quelque chose – dit Barbe, que la curiosité démangeait et commençait de cuire – ayant rapport à maîtresse Le Hardouey et à l’abbé de La Croix-Jugan ?

– Oh ! rien du tout ! – répondit Nônon, qui aimait, au fond, Jeanne-Madelaine, mais qui cédait au besoin de commérer ancré au cœur de toutes les femmes ; – seulement l’abbé de La Croix-Jugan et maîtresse Le Hardouey se connaissent plus qu’ils ne paraissent ; c’est moi qui vous le dis ! L’abbé, qui est un ancien Chouan et un seigneur, ne met pas, bien entendu, le bout de son pied chez un acquéreur de biens d’Eglise comme ce Le Hardouey ; mais il voit Jeanne-Madelaine, qui est une Feuardent, une fille de condition, chez la vieille Clotte. Et c’est bien souvent qu’il y va et qu’il l’y rencontre, m’a conté la petite Ingou, qu’on envoie à l’école dès qu’ils arrivent, ou à jouer aux callouets toute seule au fond du courtil.