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L'ensorcelée

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Le non de la Clotte, sa présence inattendue, l’accent et le geste de cet homme firent passer dans la foule cette vibration attentive qui précède, comme un avertissement de ce qui va suivre, les grandes scènes et les grands malheurs.

La Clotte avait pâli à ce nom de Tousée qui lui rappelait brutalement un outrage qu’elle n’avait jamais pu oublier. Mais, comme si elle n’eût pas entendu, ou comme si la douleur de la mort de Jeanne l’eût désarmée de toute colère :

« Donne ! que je la bénisse, – fit-elle lentement, – et n’insulte pas la vieillesse en présence de la mort », – ajouta-t-elle avec une ferme douceur et une imposante mélancolie.

Mais l’homme à qui elle parlait était d’une nature rude et grossière, et les habitudes de son métier augmentaient encore sa férocité habituelle. C’était un boucher de Blanchelande, élevé dans l’exécration de la Clotte. Il s’appelait Augé. Son père, boucher comme lui, était un des quatre qui l’avaient liée au poteau du marché et qui avaient fait tomber sous d’ignobles ciseaux, en 1793, une chevelure dont elle avait été bien fière. Cet homme était mort de mort violente peu de temps après son injure, et la mort, imputée vaguement à la Clotte par des parents superstitieux, passionnés, et en qui les haines de parti s’ajoutaient encore à l’autre haine, devait rendre le fils implacable.

« Non ! – dit-il, – tu ferais tourner l’eau bénite, vieille sorcière ! tu ne mets jamais le pied à l’église, et te v’là ! Es-tu effrontée ! Et est-ce pour maléficier aussi son cadavre que tu t’en viens, toi qui ne peux plus traîner tes os, à l’enterrement d’une femme que tu as ensorcelée, et qui n’est morte peut-être que parce qu’elle avait la faiblesse de te hanter ? »

L’idée qu’il exprimait saisit tout à coup cette foule, qui avait connu Jeanne si malheureuse et qui n’avait pu s’expliquer ni l’égarement de sa pensée, ni la violence de son teint, ni sa mort aussi mystérieuse que les derniers temps de sa vie. Un long et confus murmure circula parmi ces têtes pressées dans le cimetière et qu’un pâle rayon de soleil éclairait. À travers ce grondement instinctif, les mots de sorcière et d’ensorcelée s’entendirent comme des cris sourds qui menaçaient d’être perçants tout à l’heure… Étoupes qui commençaient de prendre et qui allaient mettre tout à feu.

Il n’y avait plus là de prêtres ; ils étaient rentrés dans l’église ; il n’y avait plus là d’homme qui, par l’autorité de sa parole et de son caractère, pût s’opposer à cette foule et l’arrêter en la dominant. La Clotte vit-elle le péril qui l’entourait dans les plis épais de cette vaste ceinture d’hommes irrités, ignorants, et depuis des années sans liens avec elle, avec elle qui les regardait du haut de son isolement comme on regarde du haut d’une tour ?

Mais, si elle le vit, son sang d’autrefois, son vieux sang de concubine des seigneurs du pays monta à sa joue sillonnée comme une lueur dernière, en présence de ces hommes qui, pour elle, étaient des manants et qui commençaient de s’agiter. Appuyée sur son bâton d’épine, à pas de cette fosse entr’ouverte, elle jeta à Augé, le boucher, un de ces regards comme elle en avait dans sa jeunesse quand, posée sur la croupe du cheval de Sang-d’Aiglon de Haut-Mesnil, elle passait dans le bourg de Blanchelande, scandalisé et silencieux.

« Tais-toi, fils de bourreau, – dit-elle ; – cela n’a pas tant porté bonheur à ton père de toucher à la tête de Clotilde Mauduit !

– Ah ! j’achèverai l’œuvre de mon père ! – fit le boucher mis hors de lui par le mot de la Clotte. – Il ne t’a que rasée, vieille louve, mais moi, je te prendrai par la tignasse et je t’écalerai comme un mouton. »

Et, joignant le geste à la menace, il leva sa main épaisse, accoutumée à prendre le bœuf par les cornes pour le contenir sous le couteau. La tête menacée resta droite… Mais un coup la sauva de l’injure. Une pierre lancée du sein de cette foule, que l’inflexible dédain de la Clotte outrait, atteignit son front, d’où le sang jaillit, et la renversa.

Mais renversée, les yeux pleins du sang de son front ouvert, elle se releva sur ses poignets de toute la hauteur de son buste.

« Lâches ! » – cria-t-elle, quand une seconde pierre, sifflant d’un autre côté de la foule, la frappa de nouveau à la poitrine et marqua d’une large rosace de sang le mouchoir noir qui couvrait la place de son sein.

Ce sang eut, comme toujours, sa fascination cruelle. Au lieu de calmer cette foule, il l’enivra et lui donna la soif avec l’ivresse. Des cris : « À mort, la vieille sorcière ! » s’élevèrent et couvrirent bientôt les autres cris de ceux qui disaient : « Arrêtez ! non ! ne la tuez pas ! » Le vertige descendait et s’étendait, contagieux, dans ces têtes rapprochées, dans toutes ces poitrines qui se touchaient. Le flot de la foule remuait et ondulait, compacte à tout étouffer. Nulle fuite n’était possible qu’à ceux qui étaient placés au dernier rang de cette tassée d’hommes ; et ceux-là curieux, et qui discernaient mal ce qui se passait au bord de la fosse, regardaient par-dessus les épaules des autres et augmentaient la poussée. Le curé et les prêtres, qui entendirent les cris de cette foule en émeute, sortirent de l’église et voulurent pénétrer jusqu’à la tombe, théâtre d’un drame qui devenait sanglant. Ils ne le purent. « Rentrez, monsieur le curé, – disaient des voix ; vous n’avez que faire là ! C’est la sorcière de la Clotte, C’est cette profaneuse dont on fait justice ! je vous rendrons demain votre cimetière purifié. »

Et, en disant cela, chacun jetait son caillou du côté de la Clotte, au risque de blesser ceux qui étaient rangés près d’elle. La seconde pierre, qui avait brisé sa poitrine, l’avait roulée dans la poussière, abattue aux pieds d’Augé, mais non évanouie. Impatient de se mêler à ce martyre, mais trop près d’elle pour la lapider, le boucher poussa du pied ce corps terrassé.

Alors, comme la tête coupée de Charlotte Corday qui rouvrit les yeux quand le soufflet du bourreau souilla sa joue virginale, la Clotte rouvrit ses yeux pleins de sang à l’outrage d’Augé, et d’une voix défaillante :

« Augé, – dit-elle, – je vais mourir ; mais je te pardonne si tu veux me traîner jusqu’à la fosse de Mlle de Feuardent et m’y jeter avec elle, pour que la vassale dorme avec les maîtres qu’elle a tant aimés !

– I’ g’n’a pus de maîtres ni de demoiselles de Feuardent, – répondit Augé, redevenu Bleu tout à coup et brûlant des passions de son père. – Non ! tu ne seras pas enterrée avec celle que tu as envoûtée par tes sortilèges, fille maudite du diable, et je te donnerai à mes chiens ! »

Et il la refrappa de son soulier ferré au-dessus du cœur. Puis, avec une voix éclatante :

« La v’là écrasée dans son venin, la vipère ! – fit-il. – Allons, garçons ! qui a une claie que je puissions traîner sa carcasse dessus ? »

La question glissa de bouche en bouche, et soudain, avec cette électricité qui est plus rapide et encore plus incompréhensible que la foudre, des centaines de bras rapportèrent pour réponse, en la passant des uns aux autres, la grille du cimetière, arrachée de ses gonds, sur laquelle on jeta le corps inanimé de la Clotte. Des hommes haletants s’attelèrent à cette grille et se mirent à traîner, comme des chevaux sauvages ou des tigres, le char de vengeance et d’ignominie, qui prit le galop sur les tombes, sur les pierres, avec son fardeau. Éperdus de férocité, de haine, de peur révoltée, car l’homme réagit contre la peur de son âme, et alors il devient fou d’audace ! Ils passèrent comme le vent rugissant d’une trombe devant le portail de l’église, où se tenaient les prêtres rigides d’horreur et livides ; et renversant tout sur leur passage, en proie à ce delirium tremens des foules redevenues animales et sourdes comme les fléaux, ils traversèrent en hurlant la bourgade épouvantée et prirent le chemin de la lande… Où allaient-ils ? ils ne le savaient pas. Ils allaient comme va l’ouragan. Ils allaient comme la lave s’écoule.

Seulement, chose moins rare qu’on ne croirait si on connaissait les convulsifs changements des masses, à mesure qu’ils s’avançaient dans leur exécution terrible ils devenaient moins nombreux, moins ardents, moins furieux. Cette foule, cette légion, cet immense animal multiple, à plusieurs têtes, à plusieurs bras, perdait de sa toison d’hommes aux halliers du chemin. Ses rangs s’éclaircissaient. On voyait les uns se détacher des autres et s’enfuir en silence. On en voyait rester au détour d’une route et ne pas rejoindre la troupe effrénée et clamante, pris de frisson, de remords, d’horreur lentement venue, mais enfin ressentie et glacée. Ce n’était plus qu’une poignée d’hommes, la lie du flot qui écumait il n’y avait qu’un moment. La conscience du crime revenait eux, sur ce fond et bas-fond humain qui s’opiniâtre au crime quand les coups de violence sont passés ! et toujours allant, mais moins vite, elle grandit si fort en eux, cette conscience, qu’elle les arrêta court, de son bras fort et froid comme l’acier. La peur du crime qu’ils venaient de commettre, et qui peu à peu avait décimé leur nombre, prit aussi ces derniers qui traînaient sur sa claie de fer cette femme tuée par eux, assassinée ! Une autre peur s’ajouta à cette peur. Ils entraient dans la lande, la lande, le terrain des Mystères, la possession des esprits, la lande incessamment arpentée par les pâtres rôdeurs et sorciers ! Ils n’osèrent plus regarder ce cadavre souillé de sang et de boue qui leur battait les talons. Ils le laissèrent et s’enfuirent, se dispersant comme les nuées qui ont versé le ravage sur une contrée se dispersent sans qu’on sache où elles ont passé.

Le silence s’étendit dans ces campagnes, devenues tout coup solitaires. Il était d’autant plus profond qu’il succédait à des cris. Le clocher de Blanchelande, dont la sonnerie bruyante s’était arrêtée après vingt-quatre heures de continuelles volées, ne fut plus qu’une flèche muette sur laquelle l’ombre montait à mesure que le soleil penchait à l’horizon. Nul bruit ne venait du bourg. L’affreux spectacle qui l’avait sillonné, comme une vision de sang et de colère, avait laissé comme le poids d’une consternation sur ces maisons dont la terreur du matin semblait encore garder les portes. L’après-midi s’allongea dans une morne tristesse ; et, quand le soir de ce jour de funeste mémoire commença de tomber sur la terre, on n’entendit, dans les lointains bleuâtres, ni le chant mélancoliquement joyeux des vachères, ni les cris des enfants au seuil des portes, ni les claquements fringants du fouet des meuniers regagnant le moulin, assis sur leurs sacs, les pieds ballant au flanc de leurs juments d’allure. On eût dit Blanchelande mort au bout de sa chaussée… Pour qui pratiquait ce pays d’ordinaire vivant et animé à ces heures, il y avait quelque chose d’extraordinaire qui ne se voyait pas, mais qui se sentait… L’abbé de La Croix-Jugan, revenant ce soir-là de chez la comtesse Jacqueline, eut peut-être le sentiment que j’essaye de faire comprendre. Il avait traversé la lande de Lessay sur sa pouliche, noire comme ses vêtements, et, depuis qu’il s’avançait vers l’endroit de cette lande où la solitude finissait, il n’avait rencontré âme qui vive. Tout à coup son ardente monture, qui portait au vent, fit un écart et se cabra en hennissant… Cela le tira de sa rêverie, car cet homme renversé sous les débris d’une cause ruinée, cette espèce de Marius vaincu, trouvait son marais de Minturnes dans l’abîme de sa propre pensée… Il regarda alors l’obstacle qui faisait dresser le crin sur le cou de sa noire pouliche, et il vit, devant les pieds levés de l’animal, la Clotte sanglante, inanimée, étendue dans la route sur sa claie d’acier.

 

« Voilà de la besogne de Bleus ! – dit-il, mettant le doigt sur la moitié de la vérité par le fait de sa préoccupation éternelle, – les bandits auront tué la vieille Chouanne. »

Et il vida l’étrier, s’approcha du corps de la Clotte, ôta son gant de daim et tourna vers lui la face saignante. Un instant s’écoula, il interrogea les artères. Par un prodige de force vitale comme il s’en rencontre parfois dans d’exceptionnelles organisations, la Clotte, évanouie, remua. Elle n’était pas encore morte, mais elle se mourait.

« Clotilde Mauduit ! – fit le prêtre de sa voix sonore.

– Qui m’appelle ? – murmura-t-elle d’une voix faible. – Qui ? Je n’y vois plus.

– C’est Jéhoël de La Croix-Jugan, Clotilde, – répondit l’abbé. Et il la souleva et lui appuya la tête contre une butte. – Oui ! c’est moi. Reconnais-moi, Clotilde. Je viens pour te sauver.

– Non ! – dit-elle, toujours faible, et elle sourit d’un dédain qui n’avait plus d’amertume, – vous venez pour me voir mourir… Ils m’ont tuée…

– Qui t’a tuée ? qui ? – dit impétueusement le prêtre. – Ce sont les Bleus, n’est-ce pas, ma fille ? – insista-t-il avec une ardeur dans laquelle brûlait toute sa haine.

– Les Bleus ! – fit-elle comme égarée, – les Bleus ! Augé, c’est un Bleu ; c’est le fils de son père. Mais tous y étaient… tous m’ont accablée… Blanchelande… tout entier. »

Sa voix devint inintelligible ; les noms ne sortaient plus. Seul, son menton remuait encore… Elle ramenait sa main à sa poitrine et faisait ce geste épouvantable de ceux qui agonisent, quand ils semblent écarter de leurs doigts convulsifs les araignées de leur cercueil. Quia vu mourir connaît cette effroyable trépidation.

L’abbé la connaissait. Il voyait que la mort était proche.

Il interrogea encore la mourante, mais elle ne l’entendit pas. Elle avait l’absorption de l’agonie… Lui, qui ne savait pas la raison de cette mort terrible qu’il avait là devant les yeux, pensait aux Bleus, sa fixe pensée, et il se disait que tout crime de parti pouvait rallumer la guerre éteinte. Le cadavre mutilé de la vieille Clotte lui paraissait aussi bon qu’un autre pour mettre au bout d’une fourche et faire un drapeau qui ramenât les paysans normands au combat.

« Que se passe-t-il donc ? » – fit-il avec explosion, déjà frémissant, palpitant et frappant la terre de ses bottes à l’écuyère aux éperons d’argent. Le chef, l’inflexible partisan, se dressa, redevenu indomptable, dans le prêtre, et, oubliant, lui, le ministre d’un Dieu de miséricorde, qu’il y avait là une mourante qui n’était pas encore trépassée, il s’enleva à cheval comme s’il eût entendu battre la charge. Lorsqu’il retomba sur sa selle, sa main caressa fiévreusement la crosse des pistolets qui garnissaient les fontes… Le soleil, qui se couchait en face de lui, éclairait en plein son visage cerclé de sa jugulaire de velours noir et haché par d’infernales blessures, auxquelles le feu de sa pensée faisait monter cette écarlate qu’un aveugle célèbre comparait au son de la trompette. Il enfonça ses éperons dans les flancs de la pouliche, qui bondit à casser sa sangle. Par un mouvement plus prompt que la pensée, il tira un des pistolets de ses fontes et le leva en l’air, le doigt à la languette, comme si l’ennemi avait été à quatre pas, visionnaire à force de belliqueuse espérance ! Ces pistolets étaient ses vieux compagnons. Ils n’avaient, durant la guerre, jamais quitté sa ceinture. Quand la mère Hecquet l’avait sauvé, elle les avait enfouis dans sa cabane. C’étaient ses pistolets de Chouan. Sur leur canon rayé, il y avait une croix ancrée de fleurs de lys qui disait que le Chouan se battait pour le Sauveur, son Dieu, et son seigneur le roi de France.

Cette croix que le soleil couchant fit étinceler à ses yeux lui rappela l’austère devoir de toute sa vie, auquel il avait si souvent manqué.

« Ah ! – dit-il, replongeant l’arme aux fontes de la selle, – tu seras donc toujours le même pécheur, insensé Jéhoël ! La soif du sang de l’ennemi desséchera donc toujours ta bouche impie ! Tu oublieras donc toujours que tu es un prêtre ! Cette femme va mourir et tu songes à tuer, au lieu de lui parler de son Dieu et de l’absoudre. À bas de cheval, bourreau, et prie ! »

Et il descendit de sa pouliche comme la première fois.

« Clotilde Mauduit, es-tu morte ? » – lui dit-il en s’approchant d’elle.

Fut-ce une convulsion suprême, mais elle se tordit sur la poussière comme une branche de bois sec dans le feu. Il semblait que la voix du prêtre galvanisât sa dernière heure.

« Si tu m’entends, – dit-il, – ô ma fille ! pense au Dieu terrible vers lequel tu t’en vas monter. Fais, par la pensée, un acte de contrition, ô pécheresse ! et, quoique indigne moi-même et pénitent, mais prêtre du Dieu qui lie et qui délie, je vais t’absoudre et te bénir. »

Et, les mains étendues, il prononça lentement les paroles sacramentelles de l’absolution sur ce front offusqué déjà des ombres de la mort. Singulier prêtre, qui rappelait ces évêques de Pologne, lesquels disent la messe, bottés et éperonnés comme des soldats, avec des pistolets sur l’autel. Jamais être plus hautain debout n’avait récité de plus miséricordieuses paroles sur un être plus hautain renversé. Quand ce fut fini : « Elle a passé », dit-il, et il détacha son manteau et l’étendit sur le cadavre. Puis il prit deux branches cassées dans un ravin et les posa en forme de croix par-dessus le manteau. Le soleil s’était couché dans un banc de brume sombre : « Adieu, Clotilde Mauduit, – dit-il. – Ô complice de ma folle jeunesse, te voilà ensevelie de mes mains ! Si un grand cœur sauvait, tu serais sauvée ; mais l’orgueil a égaré ta vie comme la mienne. Dors en paix, cette nuit, sous le manteau du moine de Blanchelande. Nous viendrons te chercher demain. » Il remonta à cheval, regarda encore cette forme noire qui jonchait le sol. Son cheval, qui connaissait son genou impérieux, frémissait d’être contenu et voulait s’élancer, mais il le retenait… Sa main baissée sur le pommeau de la selle rencontra par hasard la crosse des pistolets : « Taisez-vous, – dit-il, – tentations de guerre ! » Et, conduisant au pas cette pouliche qu’il précipitait d’ordinaire dans des galops qu’on appelait insensés, il s’en alla, récitant à demi-voix, dans les ombres qui tombaient, les prières qu’on dit pour les morts.

Chapitre 14

Il était nuit noire quand l’abbé de La Croix-Jugan traversa Blanchelande et rentra dans sa maison, sise à l’écart du bourg. Il n’avait rencontré personne. En Normandie, comme ils disent, les paysans se couchent avec les poules, et, d’ailleurs, la scène effrayante du matin avait vidé la rue de Blanchelande, car les hommes se blottissent dans leur maison comme les bêtes dans leur tanière, quand ils ont peur. Rappelé par la mort de la Clotte au sentiment de ses devoirs de prêtre, l’abbé de La Croix-Jugan attendit le lendemain, malgré les impatiences naturelles à son caractère, pour s’informer d’un évènement dans lequel l’ardeur de sa tête lui avait fait entrevoir la possibilité d’une reprise d’armes. Il sut alors, par la mère Mahé, les détails des horribles catastrophes qui venaient de plonger Blanchelande dans la stupéfaction et l’effroi.

L’une de ces catastrophes avait un tel caractère que l’autorité, qui se refaisait alors en France, au sortir de la Révolution, dut s’inquiéter et sévir. Les meurtriers de la Clotte furent poursuivis. Augé, qui fut jugé selon les lois du temps, passa plusieurs mois dans les prisons de Coutances. Quant à ses complices, ils étaient trop nombreux pour pouvoir être poursuivis. La législation était énervée, et, en frappant sur une trop grande surface, on aurait craint de rallumer une guerre dans un pays dont on n’était pas sûr. Quant à la mort de Jeanne Le Hardouey, on la considéra comme un suicide. Nulle charge, en effet, au sens précis de la loi, ne s’élevait contre personne. La seule chose qui, dans le mystère profond de la mort de Jeanne, ressemblât à une présomption, fut la disparition de maître Thomas Le Hardouey. S’il était entièrement innocent du meurtre de sa femme, pourquoi avait-il quitté si soudainement un pays où il avait de gros biens et sa bonne terre du Clos, l’admiration et la jalousie des autres cultivateurs du Cotentin ?

Était-il mort ? S’il l’était, pourquoi sa famille n’avait-elle pas entendu parler de son décès ? S’il vivait, et si réellement, coupable ou non, il avait craint d’être inquiété sur le meurtre de sa femme, les jours et les mois s’accumulant les uns sur les autres avec l’oubli à leur suite et les distractions qui forment le train de la vie et empêchent les hommes de penser longtemps à la même chose, pourquoi ne reparaissait-il pas ? Plusieurs disaient l’avoir vu aux îles, à l’île d’Aurigny et à Guernesey, mais ils n’avaient pas osé lui parler. Était-ce une vérité ? Était-ce une méprise, ou une vanterie ? car il est des gens qui ont toujours vu ce dont on parle, pour peu qu’ils aient fait quatre pas. Dans tous les cas, maître Le Hardouey restait absent. On mit ses biens sous le séquestre, et un si long temps s’écoula qu’on finit par désespérer de son retour.

Mais ce que le train ordinaire de la vie ne diminua point et n’emporta point comme le reste, ce fut l’impression de terreur mystérieuse, redoublée encore par les évènements de cette histoire, qu’inspirait à tout le pays le grand abbé de La Croix-Jugan. Si, comme maître Thomas Le Hardouey, l’abbé avait quitté la contrée, peut-être aurait-on perdu à peu près ces idées qui, dans l’opinion générale du pays, avaient fait de lui la cause du malheur de Jeanne-Madelaine. Mais il resta sous les yeux qu’il avait attirés si longtemps et dont il semblait braver la méfiance. Cette circonstance de son séjour à Blanchelande, l’inflexible solitude dans laquelle il continua de vivre, et, qu’on me passe le mot, la noirceur de sa physionomie, sur laquelle des ténèbres nouvelles s’épaississaient de plus en plus, voilà ce qui fixa et dut éterniser à Blanchelande et à Lessay la croyance au pouvoir occulte et mauvais que l’abbé avait exercé sur Jeanne, croyance que maître Louis Tainnebouy avait trouvée établie dans tous les esprits. La mort de Jeanne avait-elle atteint l’âme du prêtre ?

« Quand vous lui avez appris qu’elle s’était périe, – avait dit Nônon à la mère Mahé un matin qu’elles puisaient de l’eau au puits Colibeaux – qué qu’vous avez remarqué en lui, mère Mahé ?

– Ren pus qu’à l’ordinaire, – répondit la mère Mahé.

– Il était dans son grand fauteuil, au bord de l’âtre. Mé, j’étais assise sur mes sabots, et je soufflais le feu. J’avais sa voix qui me parlait au-dessus de ma tête et je n’osais guère me retourner pour le voir, car, quoiqu’un chien regarde bien un évêque, che n’est pas un homme bien commode à dévisager. I’ m’ demanda qué qu’il était arrivé à la Clotte, et quand j’ lui eus dit qu’elle avait eu le cœur d’aller à l’enterrement de maîtresse Le Hardouey, et que ch’était au bénissement de la tombe qu’ils avaient commencé à la pierrer, oh ! alors… savait-il déjà c’te mort de maîtresse Le Hardouey, ou l’ignorait-il ? mais qui m’attendais à un apitoiement de la part de qui, comme lui, avait connu, et trop connu, maîtresse Le Hardouey, je fus toute saisie du silence qui se fit dans la salle, car il ne répondit pas tant seulement une miette de parole. Le bois qui prenait craquait, craquait, et je soufflais toujours. La flamme ronflait ; mais je n’entendais que cha, et i’ n’ remuait pas pus qu’une borne ; si bien que j’ m’ risquai à m’ retourner, mais je n’ m’y attardai guère, ma pauvre Nônon, quand j’eus vu ses deux yeux de cat sauvage. Je visai encore un tantet dans la salle ; mais ses yeux et son corps ne bougèrent et je le laissai, regardant toujours le feu avec ses deux yeux fixes, qui auraient mieux valu que mes vieux soufflets pour allumer mon fagot.

 

– V’là tout ? – fit Nônon triste et déçue.

– V’là tout, vère ! – reprit la Mahé en laissant glisser la chaîne du puits, qui emporta le seau au fond du trou frais et sonore, en retentissant le long de ses parois verdies.

– Il n’est donc pas une créature comme les autres ? » – dit Nônon rêveuse, son beau bras que dessinait la manche étroite de son juste appuyé à sa cruche de grès, placée sur la margelle du puits.

Et elle emporta lentement la cruche remplie, pensant que de tous ceux qui avaient aimé Jeanne-Madelaine de Feuardent elle était la seule, elle, qui l’eût aimée et ne lui eût pas fait de mal.

Et peut-être avait-elle raison. En effet, la Clotte avait profondément aimé Jeanne-Madelaine, mais son affection avait eu son danger pour la malheureuse femme. Elle avait exalté des facultés et des regrets inutiles, par le respect passionné qu’elle avait pour l’ancien nom de Feuardent. Il n’est pas douteux, pour ceux qui savent la tyrannie des habitudes de notre âme, que cette exaltation, entretenue par les conversations de la Clotte, n’ait prédisposé Jeanne-Madelaine au triste amour qui finit sa vie. Quant à l’abbé lui-même, à cette âme fermée comme une forteresse sans meurtrières et qui ne donnait à personne le droit de voir dans ses pensées et ses sentiments, est-il téméraire de croire qu’il avait eu pour Jeanne de Feuardent ce sentiment que les âmes dominatrices éprouvent pour les âmes dévouées qui les servent ? Il est vrai qu’à l’époque de la mort de Jeanne le dévouement de cette noble femme était devenu inutile par le fait d’une pacification que tous les efforts et les vastes intrigues de l’ancien moine ne purent empêcher. Mais, quoi qu’il en fût, du reste, la vie de l’abbé n’en subit aucune modification extérieure, et l’on ne put tirer d’induction nouvelle d’habitudes qui ne changèrent pas. L’abbé de La Croix-Jugan resta ce qu’on l’avait toujours connu, et ni plus ni moins. Cloîtré dans sa maison de granit bleuâtre, où il ne recevait personne, il n’en sortait que pour aller à Montsurvent, dont les tourelles, disaient les Bleus du pays, renfermaient encore plus d’un nid de chouettes royalistes ; mais jamais il n’y passait de semaine entière, car une des prescriptions de la pénitence qui lui avait été infligée était t’assister à tous les offices du dimanche dans l’église paroissiale de Blanchelande, et non ailleurs. Que de fois, quand on le croyait retenu à Montsurvent par une de ces circonstances inconnues qu’on prenait toujours pour des complots, on le vit apparaître au chœur, sa place ordinaire, enveloppé dans sa fière capuce : et les éperons qui relevaient les bords de son aube et de son manteau disaient assez qu’il venait de quitter la selle. Les paysans se montraient les uns aux autres ces éperons si peu faits pour chausser les talons d’un prêtre, et que celui-ci faisait vibrer d’un pas si hardi et si ferme ! Hors ces absences de quelques jours, l’abbé Jéhoël, ce sombre oisif auquel l’imagination du peuple ne comprenait rien, tuait le temps de ses jours vides à se promener, des heures durant, les bras croisés et la tête basse, d’un bout de la salle à l’autre bout. On l’y apercevait à travers les vitres de ses fenêtres ; et il lassa plus d’une fois la patience de ceux qui, de loin, regardaient cet éternel et noir promeneur.

Souvent aussi il montait à cheval, au déclin du jour, et il s’enfonçait intrépidement dans cette lande de Lessay qui faisait tout trembler à dix lieues alentour. Comme on procédait par étonnement et par questions à propos d’un pareil homme, on se demandait ce qu’il allait chercher dans ce désert, à des heures si tardives, et d’où il ne revenait que dans la nuit avancée, et si avancée qu’on ne l’en voyait pas revenir. Seulement on se disait dans le bourg, d’une porte à l’autre, le matin : « Avez-vous entendu c’te nuit la pouliche de l’abbé de La Croix-Jugan ? » Les bonnes têtes du pays, qui croyaient que jamais l’ancien moine de Blanchelande ne parviendrait à se dépouiller de sa vieille peau de partisan, avaient plusieurs fois essayé de le suivre et de l’épier de loin dans ses promenades vespérales et nocturnes, afin de s’assurer si, dans ce steppe immense et désert, il ne se tenait pas, comme autrefois il s’en était tenu, des conseils de guerre au clair de lune ou dans les ombres. Mais la pouliche noire de l’abbé de La Croix-Jugan allait comme si elle eût eu la foudre dans les veines et désorientait bientôt le regard en se perdant dans ces espaces. Et par ce côté, comme par tous les autres, l’ancien moine de Blanchelande restait la formidable énigme dont maître Louis Tainnebouy, bien des années après sa mort aussi mystérieuse que sa vie, n’avait pas encore trouvé le mot.

Or, une de ces nuits, m’affirma maître Tainnebouy sur le dire des pâtres qui l’avaient raconté quelque temps après le dénouement de cette histoire, une de ces nuits pendant lesquelles l’abbé de La Croix-Jugan errait dans la lande selon ses coutumes, plusieurs de la tribu de ces bergers sans feu ni lieu, qu’on prenait pour des coureurs de sabbat, se trouvaient assis en rond sur des pierres carrées qu’ils avaient roulées avec leurs sabots jusqu’au pied d’un petit tertre qu’on appelait la Butte aux sorciers. Quand ils n’avaient pas de troupeaux à conduire et par conséquent d’étables à partager avec les moutons qu’ils rentraient le soir, les bergers couchaient dans la lande, à la belle étoile. S’il faisait froid ou humide, ils y formaient une espèce de tente basse et grossière avec leurs limousines et la toile de leurs longs bissacs étendus sur leurs bâtons ferrés, plantés dans le sol. Cette nuit-là, ils avaient allumé du feu avec des plaques de marc de cidre, ramassées aux portes des pressoirs, et de la tourbe volée dans les fermes, et ils se chauffaient à ce feu sans flamme qui ne donne qu’une braise rouge et fumeuse, mais persistante. La lune, dans son premier quartier, s’était couchée de bonne heure.

« La blafarde n’est plus là ! – dit l’un d’eux. – L’abbé doit être dans la lande. C’est lui qui l’aura épeurée.

– Vère ! – dit un autre, qui colla son oreille contre la terre, – j’ouïs du côté du sû les pas de son quevâ, mais il est loin ! »

Et il écouta encore.

« Tiens ! – dit-il, – il y a un autre pas pus près, et un pas d’homme ; quelqu’un de hardi pour rôder dans la lande à pareille heure après nous et cet enragé d’abbé de La Croix-Jugan ! »

Et, comme il cessait de parler, les deux chiens qui dormaient au bord de la braise, le nez allongé sur leurs pattes, se mirent à grogner.

« Paix, Gueule-Noire ! – dit le pâtre qui avait parlé le premier et qui n’était autre que le pâtre du Vieux Presbytère. – A gn’y a pas de moutons à voler, mes bêtes ; dormez. »