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Les moments perdus de John Shag

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35
LA DOUZAINE

Je crois que je vous aime toutes les douze: Kitty, Mary, Nelly, Dolly, Susy, Lucy, Polly, Flory, Ann, les deux Jenny, et Grace qui ne cesse de rire! oui, toutes les douze, avec vos douze perruques blondes et vos vingt-quatre pieds dansants!

Douze fleurs roses, mais qui se renversaient pour devenir soudain douze fleurs vertes… et tout cela formait des parterres, puis des gerbes, puis des bouquets mouvants,—et le cœur me battait à les voir!

Roses, vous dansiez dans des rayons roses, et vous leviez la jambe droite en vous penchant sur elle, tandis que les douze pieds droits faisaient de mystérieux petits signes aériens et que les vingt-quatre mains troussaient le bord des calices.

Et vous avez chanté d'incompréhensibles choses, dans la langue de votre pays, mais, sans doute, ces chansons parlaient-elles d'amour, car il m'a bien semblé que vos regards s'attristaient un peu, comme font les regards passionnés.

Et vous avez encore dansé avec douze parasols, puis avec douze flots de rubans, puis avec douze lanternes chinoises et vous cherchiez quelqu'un d'un air affecté, et vous ne le cherchiez bientôt plus, et, quand les cymbales de l'orchestre battirent, toutes, vous vous êtes assises dans vos jupes.

Enfin, vous êtes parties, en souriant du coin des yeux, joyeuses, charmantes, impondérables, sans savoir que vous m'aviez fait au cœur une blessure, car je vous aime toutes les douze! toutes les douze! oui! toutes les douze en même temps!

Folies-Bergère.

36
VOCABLES

Connais-tu la source d'Aïn-el-Hout dont le délice est infini?

Elle sourd au fond d'une vallée. Par son épanchement, elle forme un petit lac, au bord duquel, la lyre aux doigts, je vais souvent m'asseoir.—Non point que je chante! (rêvez-vous?) mais une nymphe habite les eaux secrètes de ce lieu, et ma lyre, que je tends à la brise, donne à sa voix un accompagnement.

C'est la nuit et c'est l'automne (bien entendu), un automne roux, comme il convient, une nuit transparente.—Et la nymphe chante son chant.

Elle ne m'a guère parlé encore que des étoiles, mais elle les connaît mieux que moi et me les nomme par des noms inventés que je tâche de retenir.—L'une, que je crois être le Cygne, s'appelle, en vérité, la Prestigieuse; une autre, que le commun nomme Aldébaran, se nomme le Regard de la Fournaise, et cette autre qui brille d'un feu vert, savez-vous son vrai nom? Elle se nomme le Regard à travers l'Onde.

Maintenant, je connais beaucoup d'étoiles: le Ver-Luisant, les Prunelles de la Bergère, Daïda surprise et Daïda délaissée, le Puits, l'Œil de Nacre, la Fumée d'Argent qui traverse, route divine, le ciel entier.

Je sais aussi qu'un certain nuage se nomme l'Aile en Fuite, un autre, l'Aile sur la Brise, un autre, enfin, l'Aile perdue, et celui-là est le frère du Soupir de Neige.

Pourtant, j'aime mieux les étoiles. Il me semble que je les connais toutes, et, de la plus vieille qui est la Lanterne obscure, jusqu'à la plus jeune, qui vagit encore, je pourrais vous les énumérer, mais cela serait long comme une nuit d'hiver.

Plus tard, la nymphe me parlera des plantes (elle me l'a promis), une autre fois, elle me nommera par des noms nouveaux toutes les fleurs, puis tous les oiseaux, puis toutes les ceintures défaites, puis toutes les vapeurs, puis toutes les petites filles nues; un jour, enfin, elle me nommera moi-même, et, déjà, je connais ce nom; elle me nommera: le Jeune Homme au Linceul.

Tlemcen.

37
LA VISITE

«C'est par ici?

–Oui, madame, dit le faunillon, qui tenait au coin de sa bouche un coquelicot. Tout droit, et puis à gauche. La gueule de l'antre est un peu obstruée par le lierre, mais, en écartant les branches, on pénètre facilement… et, d'ailleurs, je puis, tout aussi bien, vous accompagner jusque-là.

–Merci, dit la dame d'une voix un peu hésitante. Souffrez seulement que je répare, au creux de cette source, le désordre de ma toilette. Je ne suis pas habituée à marcher en forêt. J'aurais dû mettre un voile, car la brise m'ébouriffe.»

Elle fit quelques pas sur l'herbe et se mira dans les ondes limpides qui s'épanchaient au pied d'un chêne. D'abord, elle glissa deux doigts dans ses cheveux sombres, rectifia la pose de son grand chapeau noir, autour duquel s'enroulait une très blanche plume d'autruche, mesura sa taille précise en la serrant des mains, puis cingla ses bottes d'un coup de badine. Un sourire passa dans son regard. Oui, ce costume d'amazone avait de la grâce, et l'harmonie en noir était bien concertée. Pas un bijou; rien qui brillât… un fourreau d'ombre… et l'éclatante plume touchait presque l'épaule mate.

«Cher faune! dit-elle, donnez-moi mon réticule.»

Le satyreau le lui tendit et elle aviva ses lèvres avec un bâton de rouge.

«Madame, vous semblez un peu pâle…

–Ce n'est rien…»

Et, tout aussitôt:

«Voilà… je suis prête», dit-elle.

Ils marchèrent, quelque temps encore, sous bois. La brise chantait agréablement, les oiseaux se dépensaient beaucoup et les grenouilles firent de leur mieux au passage de la belle amazone.

Soudain, montrant du doigt un monceau de roches pourprées où grimpaient du lierre et de la vigne:

«Nous sommes arrivés! déclara le satyreau.

–Ah! mon Dieu! dit la belle amazone… déjà!»

Puis, retrouvant son calme:

«Pensez-vous qu'il pourra me recevoir.

–Je le pense», dit le satyreau.

Et il courut en avant.

Il ne tarda pas à revenir, conduisit la dame vers le monceau de roches, et là, écartant le rideau du lierre, démasqua rentrée d'une vaste grotte d'où fuyait un ruisselet.

«Entrez, madame!» fit-il en saluant.

Or, dans cette grotte, habitait un centaure, un beau centaure chenu, blanc de neige par le poil et la chevelure. Il était occupé à cueillir un bouquet de misérables fleurs et l'offrit à la dame.

«Vous m'excuserez, madame, dit-il avec un bon sourire triste, de vous présenter un si pauvre sélam, mais la flore des cavernes est, comme vous le savez sans doute, à la fois malingre et tardive. De grâce, prenez un siège».

Elle s'assit, et il y eut un moment de silence. Le centaure ne savait au juste que dire à sa visiteuse et la visiteuse ne savait au juste comment s'adresser à un demi-dieu.

«Votre aimable accueil, dit enfin l'amazone, me rend assez hardie pour…

–Certainement!… oh! certainement!…» interrompit le centaure…

Et il y eut un second silence.

«Faunillon! dit la dame, attendez-moi dehors, je vous prie. Je dois avoir, avec monsieur le centaure, une conversation toute personnelle.

–Il peut même regagner ses pénates, dit le centaure. Je me ferai un plaisir, madame, de vous reconduire jusqu'à la frontière des temps modernes.

–Vous êtes très aimable, monsieur le centaure», fit la dame en rougissant quelque peu.

Le faune sortit à regret, et comme le centaure ni la dame ne disaient mot, il se lassa vite d'écouter au rideau de lierre et s'en retourna chez lui.

«Je crois que nous sommes seuls, dit enfin le centaure. Si vous vous intéressez, madame, aux gravures en taille douce, j'ai, là, dans mon arrière-grotte, quelques petits livres qui sauront, je pense, vous divertir.

–Je… je veux bien», dit la dame.

Et ils disparurent tous deux.

38
L'INCONSTANT

Je demandais au rossignol de m'enseigner une chanson.

Quand il me répondit, déjà, je parlais à la rose.

Je demandais à la rose de me confier ses parfums du soir.

Quand elle me répondit, déjà, je parlais au nuage.

Je demandais au nuage de me présenter à une étoile.

Quand il me répondit, déjà je vous parlais, mon amie…

Mais vous m'avez répondu tout aussitôt, et vous m'avez tendu vos lèvres, pour que je n'eusse pas le temps de parler au papillon.

39
LA TRAGÉDIENNE

Pierrot travaille dans sa mansarde. Il est seul. La lune même s'est cachée derrière un toit. Je gage qu'elle se prostitue, près d'une cheminée, à l'un des chats qui menait grand train de miaulements, tout à l'heure.

Colombine ne viendra pas, ce soir. Pierrot pense qu'elle est allée joindre Arlequin, ce qui prête tout de suite à des suppositions inconvenantes, et Pierrot, gêné par les images qui se déplacent devant ses yeux et ne trouvant rien qui l'en éloigne, est plus triste qu'un poète à qui échappe l'envoi de sa ballade. Il mordille le bout de cette plume qu'il dit avoir enlevée, au passage, à l'aile d'un cygne, mais qui, jadis, faisait partie intégrante d'une oie de Toulouse.

Soudain, la porte de la mansarde s'entr'ouvre et une femme entre, admirablement belle et mieux parée qu'un soleil d'automne qui se couche. Elle pose sa main, où il y a des tas de bagues, sur l'épaule de Pierrot, et, d'une voix un peu théâtrale, mais qui semble bien sincère, murmure:

«Monsieur Pierrot, je vous aime de tout mon cœur.»

Et Pierrot, se retournant, voit Lucrèce, la tragédienne, pour qui, avant d'aimer Colombine, il brûla de si beaux feux.

Il est ému, mais tâche de ne point le laisser paraître, et répond, d'une voix posée:

«Madame, vous êtes fort aimable. Viendriez-vous me consoler? J'aime Colombine qui, à cette heure même, doit aimer Arlequin, et je suis très malheureux. Je vous sais gré d'avoir pensé à moi. Asseyez-vous sur mon lit de sangle, car il n'y a ici qu'une chaise, et je l'occupe en ce moment.»

Alors la tragédienne, qui était bonne fille, s'assit sur le lit de sangle, et, jusqu'aux petites heures du matin, dit à Pierrot de belles histoires enflammées. Elle allait en commencer une nouvelle quand le docteur Bolonais, qui sortait du lit de sa maîtresse, monta chez Pierrot, ayant vu de la lumière à sa lucarne, et, comme Pierrot le priait de s'en aller, il s'en fut, mais emmena Lucrèce, la tragédienne…

 

Et je ne sais plus du tout ce qui advint ensuite.

40
UN PETIT MONDE

Il y avait là trois brins d'herbe, un champignon, une escouade de fourmis, la trace d'une patte de gerboise, quelques graines tombées, un narcisse neuf et bien verni.

Alentour, un papillon vint faire des coquetteries japonaises, puis de sa trompe, il toucha la fleur.

Les fourmis se livrèrent un terrible combat.

Une coccinelle, qui méditait depuis quelque temps sans bouger, voulut atteindre les pétales du narcisse. Elle fit l'ascension de la haute tige, dépassa le champignon, les trois brins d'herbe, et se trouva dans le vent du matin.—Elle lui ouvrit ses ailes…

Il chut une goutte de rosée, et, soudain, tout le grand ciel se mit à sourire.

Biskra.

Livre Troisième

Les cygnes et les poètes déçoivent de près.

A. S

41
A UN BARRISTE

Mon ami, je vous enviais, ce soir. Vous voliez autour de cette barre fixe, vous la quittiez par un invraisemblable saut, vous la retrouviez sans effort, de façon toujours aventureuse et toujours imprévue. En vérité, vous vous jouiiez et les détentes de vos muscles avaient l'impétuosité subite qui nous étonne chez la sauterelle.—Bravo! mon ami! Soufflez un peu, reposez-vous en ayant l'air d'essayer les fils de votre barre, mettez sur vos mains un rien de colophane, et faites-moi rêver encore.

De grâce, ne perdez pas cet air d'insolence tranquille, ce sourire supérieur, cette manière d'être que je ne saurais exactement définir, mais qui nous laisse entendre que la voltige où vous vous complaisez n'est point, pour ardue qu'elle paraisse, le fin mot de votre talent et que vous feriez, à l'occasion, mieux encore.—Voler autour d'une barre flexible et qui semble devoir céder, mais ne cédera pas, culbuter périlleusement, les reins cambrés, tomber dans le vide et se raccrocher à du vide pour se trouver enfin debout devant la rampe et toujours souriant, ce serait donc là l'ordinaire divertissement d'un honnête homme?—Je le veux bien, mais il faut que ce soit vous!

Et j'aime aussi votre façon de saluer le pauvre public qui vous applaudit si fort et ne jouit pourtant pas, et n'a pas le temps de jouir de ce festin de beaux gestes.—Excusez-le! ne le méprisez pas avec trop d'amertume! Il vient d'entendre une dame charnue hurler la louange du printemps et des hirondelles, il a vu les maigres jambes d'une maigre Américaine dessiner en l'air quelques arabesques, et un homme gras, trop musclé, trop bête et trop blond, a soulevé devant lui des masses de fer d'un poids peut-être prodigieux… N'était-il pas mal préparé, ce pauvre public, à la fête où vous nous conviez?…

Dix minutes,—dix minutes à peine! si vite passées! Hélas! c'est déjà fini!—Vous venez de tourbillonner autour de votre barre, follement, fantaisistement, en poète!… La musique s'était tue. Le public se tenait coi… Dans la grande salle lumineuse et enfumée, on n'entendait que le grincement mince de vos paumes contre le bois de la barre… Puis il y eut une admirable culbute finale, la signature, le paraphe, si j'ose dire, de votre acrobatie… et le rideau se ferma.—Par son entre-bâillement, vous êtes venu reconnaître notre enthousiasme. Ce fut tout.—Bravo! mon ami! Vous êtes un parfait artiste!…

Une critique, cependant, si vous le permettez,—une seule: vous portez, sur votre maillot, des paillettes d'un trop vif éclat.

Folies-Bergère.

42
NARCISSE DISSIMULÉ

Oui, je sais où tu l'as placé, le narcisse que je t'avais mis à l'oreille, mais je ne le chercherai pas.

J'ai vu, sur la route qui descend vers la mer, près de la villa mi-construite où les maçons siciliens chantent ou content des contes, une jeune femme de mon pays qui tenait un bouquet de roses.

Mieux que l'odeur musquée de ta belle peau, mieux que ta senteur de bête libre et mieux que l'encens lourd du narcisse, j'aime l'encens de ces roses que serrait une pâle main.

Et, que veux-tu! je songe au ciel natal, à ma petite fiancée qui s'éprit d'un lieutenant de hussards, et je ne chercherai pas le narcisse.

Tu me fais signe?… Tu m'appelles?

Roses d'Europe! seriez-vous donc fanées? ne respirerais-je en vous qu'une agonie de roses?

Viens t'étendre sur mon lit! Viens! Je veux perdre en ta chair mes souvenirs de jouvenceau qu'un chaste amour fit pleurer sous la lune et… et je trouverai le narcisse!

Biskra.

43
UN ANCIEN REGARD

La pluie tombait comme s'il pleuvait depuis toujours. Il tombait, ce soir-là, une pluie immortelle, et c'était un juste accompagnement pour mon songe que, dans l'eau du fossé, le bruit de cette incessante pluie, grise comme mes pensées, mais obstinée comme l'est notre si grand amour.

Et, me prenant la main d'un geste très tendre, tu me regardas fixement… La pendule tintait des heures improbables, en manière de raillerie… Ton regard se posa au plus profond de moi et, depuis, il n'est plus sorti.

Oui! d'autres yeux m'ont souri et j'ai souri à d'autres yeux, sans doute parce qu'on est de chair et qu'aussi bien il faut vivre, mais ton regard demeure en moi, dans l'obscurité sourde qui est le for de mon être, ainsi que ces humidités tenaces qui ne cessent de hanter les caves où elles sont nées.

Et ton regard vieillit, ton regard s'améliore; il devient plus beau, plus riche et plus enivrant, comme le vin de ma folie qui se change peu à peu en vin de sagesse… sagesse un peu triste, à coup sûr, oui, et moins colorée que les raisins du coteau, mais douce et savoureuse, chaque jour davantage.

44
LETTRES D'AMOUR

Oh! comme on voudrait savoir que ce sont là des lettres d'amour!

Je les ai trouvées dans une maison presque entièrement détruite. Le feu et les obus avaient fait leur devoir. Elles étaient sous une pierre, au milieu des décombres. En passant, je poussai la pierre et les aperçus. Le papier était bien un peu roussi, un peu sali, un peu taché, mais l'invention du plus lourd trésor m'eût donné moins de joie. Des lettres! des lettres dans les ruines d'une maison arabe!

Je regardais ces signes bleus que je ne comprenais point, et le cœur me battait avec violence. La belle écriture dessinée faiblissait parfois au bas des pages, comme pour un aveu… et j'imaginais tant de choses en m'aidant des Mille et une Nuits «Mille et une Nuits» et du souvenir des promenades imaginaires que, si souvent, je fais sous les palmes.

Des lettres d'amour! à coup sûr! des lettres d'amour écrites dans le plus grand secret et transmises en fraude à l'amant; des lettres où l'on parlerait de fleurs et d'oiseaux, où le personnage d'Achmet répugnerait par sa fourberie, où Daïda se montrerait délicieuse, El Hadj sévère et Bou Aziz séduisant, où les gennis du mal occuperaient l'air noir de la nuit, où le voile de Doniazade se lèverait furtivement, où les baisers auraient le goût du miel, où des jasmins embaumeraient la brise!

Et, depuis lors, je n'ose demander à un arabe de me traduire ces lettres, par crainte de savoir que ce sont là des papiers d'affaires.

Casablanca.

45
LE NOM

J'ai demandé votre nom aux rayons de la lune, mais ils n'ont su que frissonner.

Je l'ai demandé aux fleurs d'un cerisier, mais il a secoué ses branches.

Je l'ai demandé au ruisseau qui passait, mais il n'a pas interrompu sa chanson.

Alors j'ai demandé votre nom à l'écho de la montagne et il me l'a répété, car vous veniez de le lui dire.

46
LE SERPENT BLEU

Elle s'était assise, toute nue, sur mes genoux et m'avait demandé de lui conter un conte.

Le conte en était à son quinzième jour, et, ce matin, quand elle prit sa place habituelle et me serra la jambe de ses petites cuisses, j'avais tout à fait oublié pourquoi la vieille femme s'était métamorphosée en œuf, pourquoi l'œuf avait été couvé par la cigogne querelleuse, et, particulièrement, où se rattachait la digression du jeune homme blond qui perdait toujours son œil.

Je priai donc mon amie de vouloir bien s'intéresser à une fiction nouvelle. Elle s'y résigna, me baisa la main et se prit à écouter mon histoire.

Je contai:

«Il était une fois, au temps où les bêtes ne parlaient pas encore, un puits, profond comme le trou dans lequel, chaque soir, le soleil s'enfonce, et, tout au fond du puits, vivait un serpent bleu.

«L'eau du puits était verte. Le serpent était bleu. C'était ainsi.

«Autour du puits, poussaient des cactus, des plantes épineuses et d'autres verdures piquantes, ce qui rendait toute approche malaisée. La très haute margelle de marbre lisse et blanc éblouissait un peu, car jamais on n'y avait frotté de cordes.

«Or, il advint que des hommes voulurent considérer ce puits et tâchèrent de l'atteindre. Il y eut des vieillards fort respectables, et des femmes fort bien habillées, et des rois dont la couronne était un plaisir pour les yeux, et des princes montés sur des chevaux couleur d'aurore. Mais, avant que de toucher à la margelle de marbre, ils eurent à se battre contre les ronces qui les déchirèrent. Leurs vêtements de pourpre tombaient en loques, les branches découronnaient leurs têtes et les beaux vieillards laissaient leur barbe aux épines, de sorte qu'ils revenaient avec l'allure déconfite et un peu niaise qu'ont parfois les petits jeunes gens. En conséquence, toutes ces personnes opulentes, dont le prestige était bien établi, s'enfuyaient, montrant leurs blessures et se plaignant d'avoir perdu leurs joyaux. On laissa chacun retourner en son pays, mais sans donner les marques du respect, et l'on rit beaucoup des vieillards imberbes. Quand ils furent tous rentrés chez eux, les pauvres gens s'étonnèrent que de si grands seigneurs, de si belles princesses, des sages de si haut renom se fussent ainsi laissé défaire, et l'on en parlait durant les veillées.

«Alors des mendiants tentèrent l'aventure. Ils allèrent plus loin que les autres, leurs robes de toile épaisse les garantissant mieux. Quelques-uns parvinrent même jusqu'à la margelle, mais ils ne purent voir l'eau verte, car la margelle, était, ainsi que je l'ai dit plus haut, fort lisse et fort élevée. Ils revinrent, pour la plupart, et ceux-là pleurèrent toujours, n'écoutant même pas les cris et les huées qui marquaient leur passage, mais il en fut qui, près de la margelle, restèrent en songerie, et, bien qu'ils n'eussent rien vu, ni rien appris de plus que les autres, ils affirmèrent, à leur retour, qu'ils connaissaient l'eau verte ainsi que le serpent bleu. Suivant leur imagination, ils décrivirent sa forme et ses coutumes, tout en se traitant, l'un l'autre, d'imposteur, de faux prophète, voire de charlatan. Le plus jeune eut même l'âme assez impudente pour dire que le serpent bleu n'était qu'un serpent rouge.

«A cause de ces récits, certains furent mis sur un trône et tout le peuple se rassembla pour assister à leur triomphe, d'autres furent mis à la torture, et le peuple se rassembla pareillement, mais cela ne différa guère au point de vue de la justice, puisque l'on n'a point encore découvert de substance assez fine pour distinguer les faux prophètes d'avec les vrais.

«Depuis lors, personne ne s'est aperçu que le puits était si profond, si profond, que, même en franchissant la margelle, on ne saurait voir le serpent bleu, et que, d'ailleurs, le serpent bleu ne sort sa merveilleuse tête qu'aux nuits sans lune, à l'instant où nul homme ne serait assez fou pour tâcher de le découvrir.... et si quelqu'un l'aperçoit jamais, ce sera, sans doute, une fillette aveugle et sentimentale.»

Mais ma petite amie, peu contente de mon histoire, avait sauté de mes genoux et touchait et considérait longuement sa poitrine, où naissait presque une espérance de seins.

Biskra.