История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut

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Je pris un jour la hardiesse de lui demander si c’était de lui que mon élargissement dépendait. Il me dit qu’il n’en était pas absolument le maître, mais que, sur son témoignage, il espérait que monsieur de G*** M***, à la sollicitation duquel monsieur le lieutenant général de police m’avait fait renfermer, consentirait à me rendre la liberté. « Puis-je me flatter, repris-je doucement, que deux mois de prison que j’ai déjà essuyés lui paraîtront une expiation suffisante ? » Il me promit de lui en parler si je le souhaitais. Je le priai instamment de me rendre ce bon office.

Il m’apprit, deux jours après, que monsieur de G*** M*** avait été si touché du bien qu’il avait entendu dire de moi, que non seulement il paraissait être dans le dessein de me laisser voir le jour, mais qu’il avait même marqué beaucoup d’envie de me connaître plus particulièrement, et qu’il se proposait de me rendre une visite dans ma prison. Quoique sa présence ne pût m’être agréable, je la regardai comme un acheminement prochain à ma liberté.

Il vint effectivement à Saint-Lazare. Je lui trouvai l’air plus grave et moins sot qu’il ne l’avait eu dans la maison de Manon. Il me tint quelques discours de bon sens sur ma mauvaise conduite. Il ajouta, pour justifier apparemment ses propres désordres, qu’il était permis à la faiblesse des hommes de se procurer certains plaisirs que la nature exige, mais que la friponnerie et les artifices honteux méritaient d’être punis.

Je l’écoutai avec un air de soumission dont il parut satisfait. Je ne m’offensai pas même de lui entendre lâcher quelques railleries sur ma fraternité avec Lescaut et Manon, et sur les petites chapelles dont il supposait, me dit-il, que j’avais dû faire un grand nombre à Saint-Lazare, puisque je trouvais tant de plaisir à cette pieuse occupation. Mais il lui échappa, malheureusement pour lui et pour moi-même, de me dire que Manon en aurait fait aussi sans doute de fort jolies à l’hôpital. Malgré le frémissement que le nom d’hôpital me causa, j’eus encore le pouvoir de le prier avec douceur de s’expliquer : « Hé oui ! reprit-il, il y a deux mois qu’elle apprend la sagesse à l’Hôpital Général, et je souhaite qu’elle en ait tiré autant de profit que vous à Saint-Lazare. »

Quand j’aurais eu une prison éternelle ou la mort même présente à mes yeux, je n’aurais pas été le maître de mon transport à cette furieuse nouvelle. Je me jetai sur lui avec une si affreuse rage, que j’en perdis la moitié de mes forces. J’en eus assez néanmoins pour le renverser par terre et pour le prendre à la gorge. Je l’étranglais, lorsque le bruit de sa chute et quelques cris aigus que je lui laissais à peine la liberté de pousser attirèrent le supérieur et plusieurs religieux dans ma chambre. On le délivra de mes mains.

Le supérieur, ayant ordonné à ses religieux de le conduire, demeura seul avec moi. Il me conjura de lui apprendre promptement d’où venait ce désordre. « O mon père ! lui dis-je, en continuant de pleurer comme un enfant, figurez-vous la plus horrible cruauté, imaginez-vous la plus détestable de toutes les barbaries, c’est l’action que l’indigne G*** M*** a eu la lâcheté de commettre. Oh ! il m’a percé le cœur. Je n’en reviendrai jamais. Je veux vous raconter tout, ajoutai-je en sanglatant. Vous êtes bon, vous aurez pitié de moi. »

Je lui fis un récit abrégé de la longue et insurmontable passion que j’avais pour Manon, de la situation florissante de notre fortune avant que nous eussions été dépouillés par nos propres domestiques, des offres que G*** M*** avait faites à ma maîtresse, de lа conclusion de leur marché, et de la manière dont il avait été rompu. Je lui représentai les choses, à la vérité, du côté le plus favorable pour nous. « Voilà, continuai-je, de quelle source est venu le zèle de M. de G*** M*** pour ma conversion. Il a eu le crédit de me faire renfermer ici par un pur motif de vengeance. Je le lui pardonne ; mais, mon père, ce n’est pas tout : il a fait enlever cruellement la plus chère moitié de moi-même ; il l’a fait mettre honteusement à l’hôpital ; il a eu l’impudence de me l’annoncer aujourd’hui de sa propre bouche. A l’hôpital, mon père ! O ciel ! ma charmante maîtresse, ma chère reine à l’hôpital, comme la plus infâme de toutes les créatures ! Où trouverai-je assez de force pour ne pas mourir de douleur et de honte ? »

Le bon père, me voyant dans cet excès d’affliction, entreprit de me consoler. Il me dit qu’il n’avait jamais compris mon aventure de la manière dont je la racontais ; qu’il avait su, à la vérité, que je vivais dans le désordre, mais qu’il s’était figuré que ce qui avait obligé monsieur de G*** M*** d’y prendre intérêt était quelque liaison d’estime et d’amitié avec ma famille ; qu’il ne s’en était expliqué à lui-même que sur ce pied ; que ce que je venais de lui apprendre mettrait beaucoup de changement dans mes affaires, et qu’il ne doutait pas que le récit fidèle qu’il avait dessein d’en faire à monsieur le lieutenant général de police ne pût contribuer à ma liberté.

Il me demanda ensuite pourquoi je n’avais pas encore pensé à donner de mes nouvelles à ma famille, puisqu’elle n’avait point eu de part à ma captivité. Je satisfis à cette objection par quelques raisons prises de la douleur que j’avais appréhendé de causer à mon père et de la honte que j’en aurais ressentie moi-même. Enfin il me promit d’aller de ce pas chez le lieutenant général de police : « Ne fût-ce, ajouta-t-il, que pour prévenir quelque chose de pis de la part de M. de G*** M***, qui est sorti de cette maison fort mal satisfait, et qui est assez considéré pour se faire redouter. »

J’attendis le retour du père avec toutes les agitations d’un malheureux qui touche au moment de sa sentence. Il ne tarda point à revenir. Je ne vis pas sur son visage les marques de joie qui accompagnent une bonne nouvelle. « J’ai parlé, me dit-il, à monsieur le lieutenant général de police, mais je lui ai parlé trop tard. Monsieur de G*** M*** l’est allé voir en sortant d’ici, et l’a si fort prévenu contre vous, qu’il était sur le point de m’envoyer de nouveaux ordres pour vous resserrer davantage.

Cependant, lorsque je lui ai appris le fond de vos affaires, il a paru s’adoucir beaucoup ; et, riant un peu de l’incontinence du vieux monsieur de G*** M***, il m’a dit qu’il fallait vous laisser ici six mois pour le satisfaire : d’autant mieux, a-t-il dit, que cette demeure ne saurait vous être inutile. Il m’a recommandé de vous traiter honnêtement, et je vous réponds que vous ne vous plaindrez point de mes manières. »

Cette explication du bon supérieur fut assez longue pour me donner le temps de faire une sage réflexion. Je conçus que je m’exposerais à renverser mes desseins, si je lui marquais trop d’empressement, pour ma liberté. Je lui témoignai, au contraire, que, dans la nécessité de demeurer, c’était une douce consolation pour moi d’avoir quelque part à son estime. Je le priai ensuite, sans affectation, de m’accorder une grâce qui n’était de nulle importance pour personne, et qui servirait beaucoup à ma tranquillité : c’était de faire avertir un de mes amis, un saint ecclésiastique qui demeurait à Saint-Sulpice, que j’étais à Saint-Lazare, et de permettre que je reçusse quelquefois sa visite. Cette faveur me fut accordée sans délibérer.

C’était mon ami Tiberge dont il était question, non que j’espérasse de lui des secours nécessaires pour ma liberté, mais je voulais l’y faire servir comme un instrument éloigné, sans qu’il en eût même connaissance. En un mot, voici mon projet : je voulais écrire à Lescaut, et le charger, lui et nos amis communs, du soin de me délivrer. La première difficulté était de lui faire tenir ma lettre ; ce devait être l’office de Tiberge. Cependant, comme il le connaissait pour le frère de ma maîtresse, je craignais qu’il n’eût peine à se charger de cette commission. Mon dessein était de renfermer ma lettre à Lescaut dans une autre lettre que je devais adressera un honnête homme de ma connaissance, en le priant de rendre promptement la première à son adresse ; et comme il était nécessaire que je visse Lescaut pour nous accorder dans nos mesures, je voulais lui marquer de venir à Saint-Lazare, et de demander à me voir sous le nom de mon frère aîné, qui était venu exprès à Paris pour prendre connaissance de mes affaires. Je remettais à convenir avec lui des moyens qui nous paraîtraient les plus expéditifs et les plus sûrs. Le père supérieur fit avertir Tiberge du désir que j’avais de l’entretenir. Ce fidèle ami ne m’avait pas tellement perdu de vue qu’il ignorât mon aventure ; il savait que j’étais à Saint-Lazare, et peut-être n’avait-il pas été fâché de cette disgrâce, qu’il croyait capable de me ramener au devoir. Il accourut aussitôt à ma chambre.

Notre entretien fut plein d’amitié. Il voulut être informé de mes dispositions. Je lui ouvris mon cœur sans réserve, excepté sur le dessein de ma fuite. « Ce n’est pas à vos yeux, cher ami, lui-dis-je, que je veux paraître ce que je ne suis point. Si vous avez cru trouver ici un ami sage et réglé dans ses désirs, un libertin réveillé par les châtiments du ciel, en un mot, un cœur dégagé de l’amour et revenu des charmes de Manon, vous avez jugé trop favorablement de moi. Vous me revoyez tel que vous me laissâtes il y a quatre mois, toujours tendre et toujours malheureux par cette fatale tendresse dans laquelle je ne me lasse point de chercher mon bonheur. »

Cette conversation servit du moins à renouveler la pitié de mon ami. Il comprit qu’il y avait plus de faiblesse que de malignité dans mes désordres. Son amitié en fut plus disposée, dans la suite, à me donner des secours, sans lesquels j’aurais péri infailliblement de misère. Cependant, je ne lui fis pas la moindre ouverture du dessein que j’avais de m’échapper de Saint-Lazare. Je le priai seulement de se charger de ma lettre. Je l’avais préparée, avant qu’il fût venu, et je ne manquai point de prétextes pour colorer la nécessité où j’étais d’écrire. Il eut la fidélité de la porter exactement, et Lescaut reçut, avant la fin du jour, celle qui était pour lui.

 

Il vint me voir le lendemain, et il passa heureusement sous le nom de mon frère. Ma joie fut extrême en l’apercevant dans ma chambre. J’en fermai la porte avec soin. « Ne perdons pas un seul moment, lui dis-je ; apprenez-moi d’abord des nouvelles de Manon, et donnez-moi ensuite un bon conseil pour rompre mes fers. » Il m’assura qu’il n’avait pas vu sa sœur depuis le jour qui avait précédé mon emprisonnement ; qu’il n’avait appris son sort et le mien qu’à force d’informations et de soins ; que s’étant présenté deux ou trois fois à l’hôpital, on lui avait refusé la liberté de lui parler. « Malheureux G*** M***, m’écriai-je, que tu me le payeras cher !

« Pour ce qui regarde votre délivrance, continua Lescaut, c’est une entreprise moins facile que vous ne pensez. Nous passâmes hier la soirée, deux de mes amis et moi, à observer toutes les parties extérieures de cette maison, et nous jugeâmes que, vos fenêtres donnant sur une cour entourée de bâtiments, comme vous nous l’aviez marqué, il y aurait bien de la difficulté à vous tirer de là. Vous êtes d’ailleurs au troisième étage, et nous ne pouvons introduire ici ni cordes ni échelles. Je ne vois donc nulle ressource du côté du dehors. C’est dans la maison même qu’il faudrait imaginer quelque artifice. »

« Non, repris-je ; j’ai tout examiné, surtout depuis que ma clôture est un peu moins rigoureuse par l’indulgence du supérieur. La porte de ma chambre ne se ferme plus avec la clef ; j’ai la liberté de me promener dans les galeries des religieux ; mais tous les escaliers sont bouchés par des portes épaisses, qu’on a soin de tenir fermées la nuit et le jour, de sorte qu’il est impossible que la seule adresse puisse me sauver. »

« Attendez, repris-je après avoir un peu réfléchi sur une idée qui me parut excellente, pourriez-vous m’apporter un pistolet ? – Aisément, me dit Lescaut ; mais voulez-vous tuer quelqu’un ? » Je l’assurai que j’avais si peu dessein de tuer, qu’il n’était pas même nécessaire que le pistolet fût chargé. « Apportez-le-moi demain, ajoutai-je, et ne manquez pas de vous trouver le soir, à onze heures, vis-à-vis la porte de cette maison, avec deux ou trois de nos amis: j’espère que je pourrai vous y rejoindre. » Il me pressa en vain de lui en apprendre davantage.

Je lui dis qu’une entreprise telle que je la méditais ne pouvait paraître raisonnable qu’après avoir réussi. Je le priai d’abréger sa visite, afin qu’il trouvât plus de facilité à me revoir le lendemain. Il fut admis avec aussi peu de peine que la première fois. Son air était grave, il n’y a personne qui ne l’eût pris pour un homme d’honneur.

Lorsque je me trouvai muni de l’instrument de ma liberté, je ne doutai presque plus du succès de mon projet. Il était bizarre et hardi ; mais de quoi n’étais-je pas capable avec les motifs qui m’animaient ? J’avais remarqué, depuis qu’il m’était permis de sortir de ma chambre et de me promener dans les galeries, que le portier apportait chaque soir les clefs de toutes les portes au supérieur, et qu’il régnait ensuite un profond silence dans la maison, qui marquait que tout le monde était retiré. Je pouvais aller sans obstacle, par une galerie de communication, de ma chambre à celle de ce père. Ma résolution était de lui prendre ses clefs, en l’épouvantant avec mon pistolet s’il faisait difficulté de me les donner, et de m’en servir pour gagner la rue. J’en attendis le temps avec impatience. Le portier vint à l’heure ordinaire, c’est-à-dire un peu après neuf heures. J’en laissai passer encore une, pour m’assurer que tous les religieux et les domestiques étaient endormis. Je partis enfin, avec mon arme et une chandelle allumée. Je frappai d’abord doucement à la porte du père, pour l’éveiller sans bruit. Il m’entendit au second coup ; et, s’imaginant sans doute que c’était quelque religieux qui se trouvait mal et qui avait besoin de secours, il se leva pour m’ouvrir. Il eut néanmoins la précaution de demander au travers de la porte qui c’était et ce qu’on voulait de lui. Je fus obligé de me nommer ; mais j’affectai un ton plaintif, pour lui faire comprendre que je ne me trouvais pas bien. « Ha ! c’est vous, mon cher fils ? me dit-il en ouvrant la porte ; qu’est-ce donc qui vous amène si tard ? » J’entrai dans sa chambre ; et l’ayant tiré à l’autre bout opposé à la porte, je lui déclarai qu’il m’était impossible de demeurer plus longtemps à Saint-Lazare ; que la nuit était un temps commode pour sortir sans être aperçu, et que j’attendais de son amitié qu’il consentirait à m’ouvrir les portes ou à me prêter ses clefs pour les ouvrir moi-même.

Ce compliment devait le surprendre. Il demeura quelque temps à me considérer sans me répondre. Comme je n’en avais pas à perdre, je repris la parole pour lui dire que j’étais fort touché de toutes ses bontés, mais que la liberté étant le plus cher de tous les biens, surtout pour moi à qui on la ravissait si injustement, j’étais résolu de me la procurer cette nuit même, à quelque prix que ce fût ; et, de peur qu’il ne lui prît envie d’élever la voix pour appeler du secours, je lui fis voir une honnête raison de silence, que je tenais sous mon just-au-corps. « Un pistolet ! me dit-il. Quoi ! mon fils, vous voulez m’ôter la vie pour reconnaître la considération que j’ai eue pour vous ? – Dieu ne plaise ! lui répondis-je. Vous avez trop d’esprit et de raison pour me mettre dans cette nécessité ; mais je veux être libre, et j’y suis si résolu, que si mon projet manque par votre faute, c’est fait de vous absolument. – Mais, mon cher fils, reprit-il d’un air pâle et effrayé, que vous ai-je fait ? quelle raison avez-vous de vouloir ma mort ? – Eh, non ! répliquai-je avec impatience. Je n’ai pas dessein de vous tuer : si vous voulez vivre, ouvrez-moi la porte, et je suis le meilleur de vos amis. » J’aperçus les clés qui étaient sur la table ; je les pris, et je le priai de me suivre en faisant le moins de bruit qu’il pourrait.

Il fut obligé de s’y résoudre. A mesure que nous avancions et qu’il ouvrait une porte, il me répétait avec un soupir : « Ah ! mon fils, ah ! qui l’aurait jamais cru ? – Point de bruit, mon père, » répétais-je de mon côté à tout moment. Enfin nous arrivâmes à une espèce de barrière qui est avant la grande porte de la rue. Je me croyais déjà libre, et j’étais derrière le père, tenant ma chandelle d’une main et mon pistolet de l’autre.

Pendant qu’il s’empressait d’ouvrir, un domestique qui couchait dans une petite chambre voisine, entendant le bruit de quelques verrous, se lève et met la tête à sa porte. Le bon père le crut apparemment capable de m’arrêter. Il lui ordonna avec beaucoup d’imprudence de venir à son secours. C’était un puissant coquin, qui s’élança sur moi sans balancer. Je ne le marchandai point, je lui lâchai le coup au milieu de la poitrine. « Voilà de quoi vous êtes cause, mon père, dis-je assez fièrement à mon guide. Mais que cela ne vous empêche point d’achever, » ajoutai-je en le poussant vers la dernière porte. Il n’osa refuser de l’ouvrir. Je sortis heureusement, et je trouvai à quatre pas Lescaut qui m’attendait avec deux amis, suivant sa promesse.

Nous nous éloignâmes. Lescaut me demanda s’il n’avait pas entendu tirer un pistolet. « C’est votre faute, lui dis-je ; pourquoi me l’apportiez-vous chargé ? » Cependant je le remerciai d’avoir eu cette précaution, sans laquelle j’étais sans doute à Saint-Lazare pour longtemps. Nous allâmes passer la nuit chez un traiteur, où je me remis un peu de la mauvaise chère que j’avais faite depuis près de trois mois. Je ne pus néanmoins m’y livrer au plaisir ; je souffrais mortellement sans Manon. « Il faut la délivrer, disais-je à mes amis. Je n’ai souhaité la liberté que dans cette vue. Je vous demande le secours de votre adresse: pour moi, j’y emploierai jusqu’à ma vie. »

Lescaut, qui ne manquait pas d’esprit et de prudence, me représenta qu’il fallait aller bride en main ; que mon évasion de Saint-Lazare et le malheur qui m’était arrivé en sortant causeraient infailliblement du bruit ; que le lieutenant général de police me ferait chercher, et qu’il avait le bras longs ; enfin que si je ne voulais pas être exposé à quelque chose de pis que Saint-Lazare, il était à propos de me tenir couvert et renfermé pendant quelques jours, pour laisser au premier feu de mes ennemis le temps de s’éteindre. Son conseil était sage ; mais il aurait fallu l’être aussi pour le suivrе. Tant de lenteur et de ménagements ne s’accordaient pas avec ma passion. Toute ma complaisance se réduisit à lui promettre que je passerais le jour suivant à dormir. Il m’enferma dans sa chambre, où je demeurai jusqu’au soir.

J’employai une partie de ce temps à former des projets et des expédients pour secourir Manon. J’étais bien persuadé que sa prison était encore plus impénétrable que n’avait été la mienne. Il n’était pas question de force et de violence, il fallait de l’artifice ; mais la déesse même de l’invention n’aurait pas su par où commencer. J’y vis si peu de jour, que je remis à considérer mieux les choses lorsque j’aurais pris quelques informations sur l’arrangement intérieur de l’hôpital.

Aussitôt que la nuit m’eût rendu la liberté, je priai Lescaut de m’accompagner. Nous liâmes conversation avec un des portiers, qui nous parut homme de bon sens. Je feignis d’être un étranger qui avait entendu parler avec admiration de l’Hôpital Général et de l’ordre qui s’y observe. Je l’interrogeai sur les plus minces détails, et de circonstance en circonstance nous tombâmes sur les administrateurs, dont je le priai de m’apprendre les noms et les qualités. Les réponses qu’il me fit sur ce dernier article me firent naître une pensée dont je m’applaudis aussitôt, et que je ne tardai point à mettre en œuvre. Je lui demandai, comme une chose essentielle à mon dessein, si ces messieurs avait des enfants. Il me dit qu’il ne pouvait pas m’en rendre un compte certain, mais que pour monsieur de T***, qui était un des principaux, il lui connaissait un fils en âge d’être marié, qui était venu plusieurs fois à l’hôpital avec son père. Cette assurance me suffisait.

Je rompis presque aussitôt notre entretien, et je fis part à Lescaut, en retournant chez lui, du dessein que j’avais conçu. « Je m’imagine, lui dis-je, que monsieur de T*** le fils, qui est riche et de bonne famille, est dans un certain goût de plaisirs, comme la plupart des jeunes gens de son âge. Il ne saurait être ennemi des femmes, ni ridicule au point de refuser ses services pour une affaire d’amour. J’ai formé le dessein de l’intéresser à la liberté de Manon. S’il est honnête homme et qu’il ait des sentiments, il nous accordera son secours par générosité. S’il n’est point capable d’être conduit par ce motif, il fera du moins quelque chose pour une fille aimable, ne fût-ce que par l’espérance d’avoir part à ses faveurs. Je ne veux pas différer de le voir, ajoutai-je, plus longtemps que jusqu’à demain. Je me sens si consolé par ce projet, que j’en tire un bon augure. »

Lescaut convint lui-même qu’il y avait de la vraisemblance dans mes idées, et que nous pouvions espérer quelque chose par cette voie. J’en passai la nuit moins tristement.

Le matin étant venu, je m’habillai le plus proprement qu’il me fut possible dans l’état d’indigence où j’étais et je me fis conduire dans un fiacre à la maison de monsieur de T***. Il fut surpris de recevoir la visite d’un inconnu. J’augurai bien de sa physionomie et de ses civilités. Je m’expliquai naturellement avec lui ; et, pour échauffer ses sentiments naturels, je lui parlai de ma passion et du mérite de ma maîtresse comme de deux choses qui ne pouvaient être égalées que l’une par l’autre. Il me dit que quoiqu’il n’eût jamais vu Manon, il avait entendu parler d’elle, du moins s’il s’agissait de celle qui avait été la maîtresse du vieux G*** M***. Je ne doutai point qu’il ne fût informé de la part que j’avais eue à cette aventure ; et, pour le gagner de plus en plus en me faisant un mérite de ma confiance, je lui racontai le détail de tout ce qui était arrivé à Manon et à moi. « Vous voyez, monsieur, continuai-je, que l’intérêt de ma vie et celui de mon cœur sont entre vos mains. L’un ne m’est pas plus cher que l’autre. Je n’ai point de réserve avec vous, parce que je suis informé de votre générosité, et que la ressemblance de nos âges me fait espérer qu’il s’en trouvera quelqu’une dans nos inclinations. »

Il parut fort sensible à cette marque d’ouverture et de candeur. Sa réponse fut celle d’un homme qui a du monde et des sentiments ; ce que le monde ne donne pas toujours, et qu’il fait perdre souvent. Il me dit qu’il mettait ma visite au rang de ses bonnes fortunes, qu’il regarderait mon amitié comme une de ses plus heureuses acquisitions, et qu’il s’efforcerait de la mériter par l’ardeur de ses services.

 

Nous ne nous séparâmes qu’après être convenus du temps et du lieu où nous devions nous retrouver. Il eut la complaisance de ne pas me remettre plus loin que l’après-midi du même jour.

Je l’attendis dans un café, où il vint me rejoindre vers les quatre heures, et nous prîmes ensemble le chemin de l’hôpital.

Monsieur de T*** parla à quelques concierges de la maison, qui s’empressèrent de lui offrir tout ce qui dépendait d’eux pour sa satisfaction. Il se fit montrer le quartier où Manon avait sa chambre, et l’on nous y conduisit avec une clef d’une grandeur effroyable qui servit à ouvrir sa porte. Je demandai au valet qui nous menait, et qui était celui qu’on avait chargé du soin de la servir, de quelle manière elle avait passé le temps dans cette demeure. Il nous dit que c’était une douceur angélique ; qu’il n’avait jamais reçu d’elle un mot de dureté ; qu’elle avait versé continuellement des larmes pendant les six premières semaines après son arrivée ; mais que depuis quelque temps elle paraissait prendre son malheur avec plus de patience, et qu’elle était occupée à coudre du matin jusqu’au soir, à la réserve de quelques heures qu’elle employait à la lecture. Je lui demandai encore si elle avait été entretenue proprement. Il m’assura que le nécessaire du moins ne lui avait jamais manqué.

Nous approchâmes de sa porte. Mon cœur battait violemment. Je dis à monsieur de T*** ; « Entrez seul et prévenez-la sur ma visite, car j’appréhende qu’elle ne soit trop saisie en me voyant tout d’un coup. » La porte nous fut ouverte. Je demeurai dans la galerie. J’entendis néanmoins leurs discours. Il lui dit qu’il venait lui apporter un peu de consolation ; qu’il était de mes amis, et qu’il prenait beaucoup d’intérêt à notre bonheur. Elle lui demanda avec le plus vif empressement si elle apprendrait de lui ce que j’étais devenu. Il lui promit de m’amener à ses pieds, aussi tendre, aussi fidèle qu’elle pouvait le désirer. « Quand ? reprit-elle. – Aujourd’hui même, lui dit-il : ce bienheureux moment ne tardera point ; il va paraître à l’instant si vous le souhaitez. » Elle comprît que j’étais à la porte. J’entrai lorsqu’elle y accourait avec précipitation. Nous nous embrassâmes avec cette effusion de tendresse qu’une absence de trois mois fait trouver si charmante à de parfaits amants. Nos soupirs, nos exclamations interrompues, mille noms d’amour répétés languissamment de part et d’autre, formèrent pendant un quart d’heure une scène qui attendrissait monsieur de T***. « Je vous porte envie, me dit-il en nous faisant asseoir ; il n’y a point de sort glorieux auquel je ne préférasse une maîtresse si belle et si passionnée. – Aussi mépriserais-je tous les empires du monde, lui répondis-je, pour m’assurer le bonheur d’être aimé d’elle. »

Tout le reste d’une conversation si désirée ne pouvait manquer d’être infiniment tendre. La pauvre Manon me raconta ses aventures, et je lui appris les miennes. Nous pleurâmes amèrement en nous entretenant de l’état où elle était, et de celui d’où je ne faisais que de sortir. Monsieur de T*** nous consola par de nouvelles promesses de s’employer ardemment pour finir nos misères. Il nous conseilla de ne pas rendre cette première entrevue trop longue, pour lui donner plus de facilité à nous en procurer d’autres. Il eut beaucoup de peine à nous faire goûter ce conseil. Manon surtout ne pouvait se résoudre à me laisser partir. Elle me fit remettre cent fois sur ma chaise. Elle me retenait par les habits et par les mains. « Hélas ! dans quel lieu me laissez vous ! disait-elle. Qui peut m’assurer de vous revoir ? Monsieur de T*** lui promit de la venir voir souvent avec moi. « Pour le lieu, ajouta-t-il agréablement, il ne faut plus l’appeler l’hôpital ; c’est Versailles depuis qu’une personne qui mérité l’empire de tous les cœurs y est renfermée. »

Je fis en sortant quelques libéralités au valet qui la servait, pour l’engager à lui rendre ses soins avec zèle. Ce garçon avait l’âme moins basse et moins dure que ses pareils. Il avait été témoin de notre entrevue. Ce tendre spectacle l’avait touché. Un louis d’or dont je lui fis présent acheva de me l’attacher. Il me prit à l’écart en descendant dans les cours : « Monsieur, me dit-il, si vous me voulez prendre à votre service ou me donner une honnête récompense pour me dédommager de la perte de l’emploi que j’occupe ici, je crois qu’il me sera facile de délivrеr mademoiselle Manon. »

Je voulus savoir quels moyens il avait dessein d’employer. « Nul autre, me dit-il, que de lui ouvrir le soir la porte de sa chambre et de vous la conduire jusqu’à celle de la rue, où il faudra que vous soyez prêt à la recevoir. « Je lui demandai s’il n’était point à craindre qu’elle ne fût reconnue en traversant les galeries et les cours. Il confessa qu’il y avait quelque danger ; mais il me dit qu’il fallait bien risquer quelque chose.

Nous convînmes donc avec le valet de ne pas remettre son entreprise plus loin qu’au jour suivant ; et, pour la rendre aussi certaine qu’il était en notre pouvoir, nous résolûmes d’apporter des habits d’homme, dans la vue de faciliter notre sortie. Il n’était pas aisé de les faire entrer ; mais je ne manquai pas d’invention pour en trouver le moyen. Je priai seulement monsieur de T*** de mettre le lendemain deux vestes légères l’une sur l’autre, et je me chargeai de tout le reste.

Nous retournâmes le matin à l’hôpital. J’avais avec moi, pour Manon, du linge, des bas, etc., et par-dessus mon just-au-corps un surtout qui ne laissait rien voir de trop enflé dans mes poches. Nous ne fûmes qu’un moment dans sa chambre. Monsieur de T*** lui laissa une de ses deux vestes. Je lui donnai mon just-au-corps, le surtout me suffisant pour sortir. Il ne se trouva rien de manque à son ajustement, excepté la culotte, que j’avais malheureusement oubliée.

L’oubli de cette pièce nécessaire nous eût sans doute apprêté à rire, si l’embarras où il nous mettait eût été moins sérieux. J’étais au désespoir qu’une bagatelle de cette nature fût capable de nous arrêter. Cependant je pris mon parti, qui fut de sortir moi-même sans culotte. Je laissai la mienne à Manon. Mon surtout était long, et je me mis, à l’aide de quelques épingles, en état de passer décemment à la porte.

Le reste du jour me parut d’une longueur insupportable. Enfin, la nuit étant venue, nous nous rendîmes dans un carrosse un peu au-dessous de la porte de l’hôpital. Nous n’y fûmes pas longtemps sans voir Manon paraître avec son conducteur. Notre portière étant ouverte, ils montèrent tous deux à l’instant. Je reçus ma chère maîtresse dans mes bras. Elle tremblait comme une feuille. Le cocher me demanda où il fallait toucher : « Touche au bout du monde, lui dis-je, et mène-moi quelque part où je ne puisse jamais être séparé de Manon. »

Ce transport, dont je ne fus pas le maître, faillit de m’atirer un fâcheux embarras. Le cocher fit réflexion à mon langage, et lorsque je lui dis ensuite le nom de la rue où nous voulions être conduits, il me répondit qu’il craignait que je ne l’еngageasse dans une mauvaise affaire ; qu’il voyait bien que ce beau jeune homme qui s’appelait Manon était une fille que j’enlevais de l’hôpital, et qu’il n’était pas d’humeur à se perdre pour l’amour de moi.

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