Le Grand Ski-Lift

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Quand ils rentrèrent à l’hôtel pour déjeuner, elle l’aida à défaire ses valises dans la chambre des grands-parents, où il avait déjà dormi la nuit passée. Elle alluma du feu dans la petite cheminée, qui n’était pas utilisée depuis des années : la pièce se remplit de fumée, et tous deux essayèrent alors de nettoyer le conduit en s’aidant du manche d’un balais.

Dans la cuisine de l’hôtel, les propriétaires avaient déjà fini de manger.

— Bonjour Monsieur Zerbi ! dit l’homme en souriant. Ma femme et moi préférons manger tôt, nous avons des horaires à respecter. Mais ne vous inquiétez pas, ma fille vous tiendra compagnie.

— Alors, que dis-tu de rester à Valle Chiara pour Noël ? lui proposa Clara après le repas, tandis qu’elle mettait les assiettes dans l’évier.

— D'accord. Je n’ai pas encore pris ma décision pour le téléphérique qui monte aux plateaux… honnêtement je ne m’attendais pas à ce que les choses soient si compliquées. Mais je pense que je resterai encore quelques jours avec vous.

Clara semblait heureuse de cette décision. Mais lui était contrarié : son programme initial pour les vacances de Noël était compromis, et il se sentait d’autant moins enclin à prendre de nouvelles initiatives. Il était découragé, en somme, il voyait devant lui une trame très serrée qui ne lui laisserait aucune liberté.

Il retourna dans sa chambre, l’esprit fatigué, et le cerveau piqué par des milliers d’épingles. Il s’allongea sur le lit, fixant dans la pénombre les objets anciens éparpillés sur les meubles et accrochés aux murs, des objets de mauvais goût que, de toute évidence, les propriétaires avaient acheté dans des foires de campagne. C’étaient des souvenirs qui n’auraient rien dû signifier pour lui, mais que, conditionné par sa mémoire, il sentait pourtant comme familiers, exactement comme la cuisine de l’hôtel. C’était la part « archaïque » de son Être.

Tout commence dans l’enfance : sans aucune défense, sans avoir la possibilité de choisir les situations favorables, par définition. Le fait que les souvenirs ne soient sélectionnés qu’au cours de la « vie » était un fait qu’Oskar tenait pour un aspect étrange de l’existence. Cela voulait dire que l’Être est enfermé pour toujours dans une espèce d’aquarium. Une banalité à laquelle il n’avait jamais réfléchi sérieusement. Il avait parfois examiné la possibilité de vies prénatales ou de réincarnations, mais il était convaincu qu’il s’agissait d’évocations qui n’allaient pas au-delà des explications sur le « déjà vu ».

Il s’endormit et rêva qu’il glissait sur une longue vague, parfaitement lisse, sans la moindre strie. C’était certainement un rêve important, dont il ne voulait pas se détacher, il s’agissait peut-être d’un Archétype incarné dans des signaux purs, comme le mouvement ondulatoire, par exemple.

Quand il ouvrit les yeux, il faisait encore nuit noire, la pièce lui apparut à la seule clarté irrégulière des braises de la cheminée. Il se sentait épuisé. Il regretta d’avoir quitté la Ville, même s’il se rendait compte qu’il y vivait mal, noyé dans l’inutilité qui lui avait rongé l’âme. Il était malade depuis trop longtemps, du reste, pour pouvoir espérer une résurrection et, pour survivre, il avait abusé des émotions, qui avaient fini par se déformer. Il décida donc qu’il rentrerait en Ville le lendemain. Il ne pouvait pas rester dans cet hôtel à mendier la compagnie de la fille des propriétaires, qui s’étaient peut-être entendus entre eux pour ne pas le laisser seul. Clara était charmante, ou du moins elle lui paraissait charmante dans ces circonstances. Il lui semblait qu’elle vivait une vie plutôt compacte, de celles où les pensées existent à l’état solide.

L’idée d’accéder au Grand Ski-lift était maintenant devenue un exploit hors de sa portée. Oskar n’était plus en mesure d’emprunter seul le téléphérique, et encore moins de passer la nuit en altitude dans un chalet d’alpage perdu. Il pensa qu’il en serait certainement mort, anéanti par une immensité qu’il ne pouvait assimiler.

Malgré sa fragilité, il oubliait parfois son mal-être et rêvait de parcourir le vaste monde, seul, sans destination précise, comme aurait pu le faire n’importe quel sage capable d’identifier les infinies nuances de la liberté.

Il était maintenant tout à fait réveillé, et ne se sentait plus fatigué. Ses yeux s’étaient habitués à la pénombre, la chambre commençait à lui procurer une sensation de bien-être, car il était allongé sur une surface sur laquelle glissaient les sentiments de sécurité et de continuité : un lieu lunaire, la Mer de la Tranquillité.

Clara ouvrit lentement la porte, s’approchant du lit pour vérifier si Oskar dormait : en le voyant les yeux ouverts, elle sourit et lui posa une main sur le front.

— Je suis venue il y a un bon moment pour t’emmener aux sources voir le coucher de soleil. Tu te plaignais dans ton sommeil, tu as dû faire un cauchemar.

— C’est vrai ?

— Tu avais le front brûlant, dit-elle à voix basse.

— Quelle heure est-il ?

— Presque minuit.

Oskar fut surpris, il devait être très fatigué pour avoir dormi autant. Mais il se sentait mieux.

Ils trouvèrent une lampe à pétrole et l’allumèrent, puis s’assirent près de la cheminée, restant l’un à côté de l’autre devant le feu, sans rien dire. Ce fut Oskar qui rompit le silence :

— Qu’est-ce que tu faisais, quand tu étais en Ville ?

— J’étais inscrite à l’Académie des Beaux-Arts, et tant que je faisais mes études, je me suis amusée. J’avais plein d’amis, j’ai même joué dans un bar, j’aime la musique.

— Bien ! Bravo, tu ne pouvais pas faire mieux. Et qu’est-ce qu’il s’est passé, ensuite ?

Clara se fit sérieuse, s’installa plus confortablement dans son fauteuil.

— Les problèmes sont apparus quand j’ai commencé à travailler. Le travail est quelque chose d’incompréhensible, en Ville. Je crois qu’il n’y a que très peu de gens qui comprennent comment cela fonctionne.

— Je pense que tu as raison, le travail est une chose vraiment mystérieuse…. Et tu es donc rentrée à Valla Chiara ?

— Bien sûr. Quel sens ça avait de rester en Ville ? J’aurais fini par avoir une existence plate.

C’était vrai, pensa Oskar. Par certains aspects, les impressions de Clara n’étaient pas très différentes des siennes.

— Toi, par contre, tu es ingénieur, pas vrai ? Où travailles-tu ?

— À la H.M.C. comme expert des matériaux.

— Ça doit être intéressant, comme travail.

— Assez. Mais les derniers temps, j’ai trop travaillé, c’est pour ça que je suis en vacances.

Il y avait une place qu’il connaissait bien, en Ville, et c’est là qu’il avait retrouvé un homme qui ne lui avait pas proposé de partir en vacances, mais… de s’insérer dans le Grand Ski-lift, comme si c’était un travail à accomplir.

Clara se tourna vers lui et lui posa délicatement une main sur le front, et le caressa.

— Je sais tout. J’ai compris que quelque chose n’allait pas dès que je t’ai vu dans la salle à manger. Je me suis intéressée à toi parce que j’ai pensé que tu avais besoin de quelqu’un.

Ils s’embrassèrent longuement, puis s’endormirent dans les bras l’un de l’autre.

Il se réveilla en sursaut. La jeune femme dormait. Clara lui sembla très belle, il sentit qu’il s’attachait. Cette pièce pleine de souvenirs de famille lui plaisait, et il aimait parler avec Clara : il ne se sentait plus seul, et ressentait même quelque chose de plus essentiel, la Protection.

Le lendemain, ils partirent se promener dans la forêt, le soleil apparaissait de temps à autres entre deux nuages, et ses rayons illuminaient alors le paysage ; puis il disparaissait à nouveau, laissant les arbres dans une pénombre opaque.

Oskar et Clara passèrent quelques jours ensemble. La nuit, ils parlaient longuement dans la chambre des souvenirs, puis ils s’endormaient, enlacés. Un jour ils allèrent jusqu’à l’esplanade du téléphérique. C’était le matin, la lumière était forte, Oskar regarda les câbles d’acier monter au-dessus de la forêt : on voyait les petites cabines émerger après une deuxième crête, puis, de plus en plus haut, les câbles s’enfiler dans un passage qui disparaissait contre le ciel. On devinait que l’installation continuait ensuite à monter pour atteindre une altitude invisible de là. Mais, aussi loin que portaient les yeux, on n’apercevait aucune trace de neige, à l’exception de quelques taches blanches près des buissons.

Il n’éprouva aucune répulsion, cette fois-ci, et observa même avec curiosité la chaîne interminable de pylônes qui s’étirait le long des pentes de la montagne. De leur point d’observation, l’existence des plateaux semblait invraisemblable...L’installation ressemblait à une échelle magique pour s’élever vers le Ciel, et Oskar émit l’hypothèse que son promoteur avait peut-être voulu ouvrir une espèce de trappe vers un autre Monde.

Il pensa qu’en cet instant, il aurait pu monter seul sur les plateaux ; mais au village, il avait rencontré Clara, la fille du propriétaire de l’hôtel.

Il la prit dans ses bras :

— Clara, je t’aime.

 

— Tu vas rester encore quelques jours ? demanda la jeune femme en souriant.

— Tu sais, maintenant que je te connais, j’aime cet endroit. Mais oui, Valle Chiara est un endroit magnifique ! s’exclama-t-il.

Ce soir-là, le coucher du soleil le surprit alors qu’il était derrière l’hôtel, à fendre du bois. Les eaux d’un étang tout proche s’étaient teintées de rouge. En levant les yeux, il vit les murs de la maison, les fenêtres, les pots de fleurs et les tuiles s’envelopper d’une lumière feutrée. À l’est, le ciel mourait dans des langues de feu, et de l’autre côté, là où le soleil se couchait, le paysage hivernal s’était illuminé de façon presque impérieuse. Il entendit un par un les bruits de la vallée : les aboiements d’un chien, le cri d’un enfant, des coups de marteau sur une planche de bois, une charrette qui s’éloignait… il pensa alors qu’elle devait déjà être ailleurs. Elle devait s’être arrêtée, à certains bruits. C’était le monde, quoi qu’il en soit, et il tournait. Ce qu’il voyait et entendait était-il le résultat d’un fonctionnement ? Oui, il se souvenait parfaitement qu’un jour il avait écrit quelque part :

Le Monde existe parce qu’il fonctionne.

Ce n’était pas le vers d’une poésie, mais un aphorisme par lequel il avait commencé une recherche scientifique, peut-être révolutionnaire, qu’il avait bizarrement oubliée. Il ne se rappela de rien d’autre.

Il voyait peu les propriétaires à l’hôtel, il mangeait en général avec Clara après que le patron et sa femme étaient allés se coucher.

Il était sûr qu’ils en avaient parlé entre eux et qu’ils avaient décidé d’encourager l’idylle. Oskar présentait bien, il était citadin, il travaillait dans un cadre professionnel. Tout était en règle.

Ce soir-là aussi, en entrant dans la cuisine, Oskar remarqua que les propriétaires l’avaient déjà quittée. La jeune femme mettait la table avec une expression concentrée, trop sérieuse.

— L’autre jour, tu m’as dit que tu m’aimes.

Oskar s’approcha, lui prit les deux mains en murmurant :

— Avec toi, je suis heureux.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu crois que tu pourrais vivre avec moi ?

— Pendant les quelques jours passés ici, j’ai pensé à rester dans la vallée pour toujours, parce que je suis serein ici. Ce soir, j’ai vu le coucher du soleil. Dans la Ville, il n’y en a pas.

La jeune femme ne dit rien, mit le couvert, et tous deux s’assirent pour manger.

— Je pense que je pourrais être heureux avec toi, répéta enfin Oskar.

Quand il eut fini de manger, il se versa à boire. Il resta absorbé dans ses pensées, sans rien dire. Clara l’avait écouté attentivement, mais avec une expression qui ne lui était pas habituelle.

— Alors tu serais prêt à rester à Valle Chiara ? lui demanda-t-elle, et, hochant la tête, elle ajouta :

— Je ne te demande pas de quitter la Ville et ton travail.

Il vit une forte détermination dans son regard. Clara acceptait donc l’idée de se mettre avec lui, mais l’idée de rester dans la vallée ne lui plaisait pas.

— Je croyais que ta vie ici te plaisait bien.

— Oui, c’est vrai, dans un certain sens. Tu vois, seule, je préfère rester là où je suis née. Mais dans le cas d’un mariage, c’est différent… je ne trouve pas ça bien de vivre ici, isolés.

Il sourit un instant à l’idée que Clara pensait au mariage, puis s’écria :

— Tu m’as dit que quand tu m’as vu la première fois j’avais un air abattu... Eh bien, je suis arrivé ici épuisé, parce que je vivais mal en Ville.

— Mais moi je te tiendrais compagnie !

Les façons directes de la jeune femme troublaient Oskar.

Ils restèrent silencieux quelques minutes. Il se sentit comme quand il était arrivé sur l’esplanade de l’installation, le premier soir : un paysage désolé s’était formé dans cette cuisine.

— Qu’est-ce que tu trouves d’étrange à ma proposition ? Tu es un homme mûr, maintenant, tu as peur de la solitude, et moi, je te tiendrais compagnie. Quand je t’ai vu dans la salle à manger, tu avais l’air perdu, et j’ai décidé de t’aider, je t’ai introduit dans ma famille, je t’ai même logé dans la chambre de mes grands-parents. Tu ne vois pas que je t’ai aidé en te faisant vivre dans une atmosphère chaleureuse ? Avec des objets familiers qui t’ont aidé à ne pas te sentir seul. Eh bien, j’ai été utile ! Tu ne crois pas ? J’ai joué un rôle important, que seules les femmes peuvent jouer, avec leur douceur innée.

Ce discours sembla logique à Oskar, mais il eut cependant la sensation que quelque chose d’important y manquait. Elle sourit, et ajouta :

— Tu vois, c’est bien d’être sincère dans les rapports humains. Il n’y a rien de magique dans la vie en commun. Je crois que j’ai présenté la situation sous ses aspects concrets.

Il dut reconnaître que Clara avait correctement posé le problème, mais il relevait de la Tradition, qu’il fuyait.

— Ce que tu as dit sur la solitude est vrai, et je te félicite d’avoir compris mon état d’esprit. Ce n’est malheureusement pas qu’une question de solitude, il s’agit de quelque chose de pire : je vis dans l’isolement.

— De quoi t’occupes-tu en Ville ? Si je ne suis pas trop indiscrète…

Oskar réfléchit avant de répondre. Il n’avait jamais été lucide sur ce sujet. D’une voix mal assurée, il essaya de l’expliquer d’une phrase :

— Je crois que je fais un travail inutile.

Il se leva pour prendre la chope de bière posée sur le buffet, retourna à sa place, et ajouta :

— Quelques fois, j’ai été jusqu’à penser que mon travail n’était même pas utilisé. Des feuilles de papier qu’on pose sur des étagères et qu’on brûle quelques mois après.

Oskar remarqua des signes de fatigue sur le visage de la jeune femme, et dit alors :

— Quand je suis arrivé sur l’esplanade du téléphérique je me suis rendu compte que j’avais commis une erreur… et je me suis senti perdu. Mais quand je t’ai vue ici, à l’hôtel, j’ai cru que tu allais pouvoir me sauver.

— Te sauver de quoi ?

— C’est difficile à expliquer. Peut-être que j’ai pensé que tu avais la solution à portée de main…

— C’est étrange, j’ai pensé la même chose ! s’exclama Clara.

La connexion

Oskar était sur l’esplanade du téléphérique, avec un sac à dos de montagne et ses skis. Un léger vent froid, qui soufflait du nord, avait balayé les nuages pendant la nuit.

Le directeur avait accueilli sa demande avec satisfaction ; après lui avoir remis une carte pluriannuelle du Grand Ski-lift, il n’avait demandé que quelques heures pour effectuer les derniers contrôles sur l’installation. Oskar monterait sur les plateaux avec un guide qui l’accompagnerait en altitude, jusqu’en bordure des pistes : c’était un homme de la vallée, jeune, trapu, qui avait lui aussi un sac à dos sur les épaules, et un bonnet de laine.

— Bonjour, Monsieur l’ingénieur, je m’appelle Mario. Le directeur m’a chargé de vous accompagner jusqu’aux plateaux.

— Bien. Quand penses-tu que nous pourrons partir ?

— Le machiniste a téléphoné au bureau pour dire que tout était prêt. On peut déjà entrer dans la cabine.

D’une petite fenêtre de la baraque du départ, un homme fit un signe de la main. On entendit les moteurs électriques se mettre en marche. L’installation ressemblait à un manège qui s’étirait vers le haut, à perte de vue. Les deux hommes montèrent dans une cabine ovale et s’assirent l’un en face de l’autre, sur deux strapontins de plastique. Le guide ferma la porte d’une secousse, et la cabine commença son ascension.

— Si j’ai bien compris, cette installation arrive jusqu’aux plateaux, fit Oskar, pour dire quelque chose.

— Oui, Monsieur.

— Et le circuit du Grand Ski-lift est encore loin, après ?

— Il faut traverser le plateau jusqu’à un col, puis on descend dans une cuvette : une des pistes périphériques du Grand Ski-lift passe de l’autre côté. Disons qu’il faudra partir demain à l’aube pour arriver en bordure du Circuit après midi.

Oskar regardait vers le haut, vers le dernier pylône visible qui brillait d’une lumière particulière. Au fur et à mesure que la cabine montait, le panorama du fond de la vallée se dévoilait dans son immensité. De cette hauteur, le village n’était déjà plus qu’une tache de maisons marron d’où montaient des rubans de fumée. Une fumée qui, en altitude, semblait se fondre dans une auréole évanescente qui flottait sur la vallée tout entière. Lentement, une forêt de conifères émergea, s’étendant à perte de vue, envahissant presque tout le champ de vision ; le village était maintenant de la dimension d’un petit rectangle irrégulier. Un cadre d’une beauté remarquable, qui devait avoir frappé son ami, redescendant dans la vallée après avoir laissé le Grand Ski-lift derrière lui.

La cabine arriva au dernier pylône visible, et la nuée disparut, révélant un monde vierge aux couleurs vives. Oskar était entré dans un univers à haute résolution, incroyablement lumineux. On apercevait, encore plus haut, le ruban blanc des glaces éternelles.

En bas, Valle Chiara était condensée en une tache rougeâtre entourée d’une énorme forêt à la parure d’hiver ; de l’autre côté, alors que la cabine montait toujours, les grands massifs de la Sierra apparaissaient lentement sur la ligne de l’horizon. Une étendue de neige de plus en plus uniforme courait sous la cabine, alors que les conifères se clairsemaient avec l’altitude, jusqu’à ce que la végétation ne disparaisse complètement pour céder la place à un manteau blanc. Un manteau blanc absolu.

Oskar vit enfin les plateaux. Il s’agissait probablement d’alpages de haute montagne qui s’élevaient doucement jusqu’aux pieds de deux cimes pointues, entre lesquelles on apercevait un autre pylône, peut-être le dernier. Il montra à son guide le point sur l’horizon :

— C’est l’arrivée ?

— Pas encore. Nous traversons le premier plateau, qui finit sous ces sommets. Puis le deuxième plateau commence après ce pylône, et la baraque d’arrivée est au bout de celui-là, répondit le guide.

Oskar était curieux de voir le type de paysage qui allait apparaître derrière le col, dont ils s’approchaient rapidement. Ils quittèrent le premier plateau dans une secousse, puis la cabine passa au-dessus d’une espèce de cuvette ensevelie sous la neige ; le ciel était d’un bleu extrême, irréel. Il sentit une distance impossible à combler entre lui et la Ville, les lieux de la peine, les visages souffreteux de ses relations. L’image de Clara s’était entièrement résorbée dans une immense tache verte qui s’aplatissait contre la ligne d’horizon.

Du monde de l’hôtel, de la fille de son propriétaire, il ne restait que des figurines imaginaires, qui rejoignaient un paysage enfantin, animé d’une vache qui paissait, d’un cochon, de poules, et de la fumée qui sortait des cheminées des maisons aux balcons fleuris… Il ne restait rien d’autre.

Le trajet en téléphérique, interminable, s’acheva enfin ; le froid était pénétrant, l’air léger. Un homme, le machiniste, probablement, vint à leur rencontre.

— Bonjour, Monsieur Zerbi. On m’a averti par téléphone que vous arriveriez avec un guide.

— Bonjour, répondit Oskar.

Puis, regardant autour de lui, il ajouta :

— Vous êtes vraiment tranquille, dirait-on !

Le machiniste hocha la tête :

— Ça, pour la tranquillité, je ne peux pas me plaindre. Mais je préfèrerais être au village avec ma famille. L’hiver, les nuits sont longues, ici.

Oskar pensa que dans le fond, les gens simples disent toujours les mêmes choses. Ces phrases élémentaires dans lesquelles les mots sont liés par le bon sens, une espèce de barrière de protection de l’espèce.

L’arrivée était une construction de béton armé, protégée par une ligne de sommets. Vers l’ouest, à quelques centaines de mètres de la construction, il y avait un autre col d’où on accédait au dernier plateau ; il s’agissait probablement de la cuvette mentionnée par le guide, celle qu’ils traverseraient à pied le lendemain, jusqu’aux pistes périphériques du Grand Ski-lift.

 

Le machiniste actionna une sonnette et le bruit des moteurs de l’installation cessa aussitôt. Un grand silence tomba.

— Je vous accompagne à vos chambres, dit le machiniste en indiquant un escalier de bois qui conduisait à un long couloir. Ce n’est pas vraiment un refuge, ici, mais le directeur a fait aménager deux petites chambres pour les skieurs de passage.

La chambre attribuée à Oskar était chauffée par un poêle électrique sûrement allumé depuis peu ; la petite pièce était encore glacée. Le plafond bas reposait presque sur le mobilier composé de lits superposés en fer, de deux chaises et d’une table supportant une bougie.

La vitre de la petite fenêtre était couverte d’une mince couche de glace transparente qui déformait la vue que l’on avait de l’extérieur : on aurait dit qu’un océan bleu ondoyait, chaotique.

— Mettez-vous à l’aise, il n’y a pas grand-chose à faire, ici. La salle à manger est en bas, il y a une cheminée. On mangera tôt, si ça ne vous dérange pas, mettons à sept heures.

Oskar pensa que le machiniste devait être aigri par la vie solitaire qu’il menait. Peut-être l’homme aurait-il été encore plus malheureux au village, aux côtés d’une vieille épouse. Il n’avait vu personne de gai, à Valle Chiara, les gens marchaient en général en silence, l’air brisé. Il se rappela des Mangeurs de pommes de terre de Van Gogh.

Il faisait froid dans la pièce, aussi posa-t-il ses bagages pour sortir aussitôt ; le soleil brillait encore. Derrière la construction de béton, au nord, le paysage était borné par les cimes des montagnes, qui empêchaient de voir les territoires du Grand Ski-lift. Au sud, par contre, un demi-cercle blanc s’étendait, coupé en deux par les câbles d’acier du téléphérique qui arrivaient en faisant une saillie de la vallée qu’il avait quittée.

Il se rendait compte que, de l’esplanade de Valle Chiara, il n’aurait jamais pu imaginer trouver en altitude un spectacle naturel aussi imposant. Il était sans aucun doute entré dans un autre monde. Il n’aurait pas été étonné si, au coucher du soleil, deux lunes s’étaient levées.

Il se trouvait dans le territoire des monts de la Sierra, en bordure du Grand Circuit. Un endroit encore vierge. Oskar n’avait qu’une connaissance vague de la géographie, et il n’était encore jamais venu dans cette région. Cela faisait d’ailleurs plusieurs années qu’il n’allait plus à la montagne : c’était une activité exigeante, pour laquelle il fallait un état d’esprit favorable. Enfant, il allait souvent skier, mais c’était une autre époque, antérieure aux grands Attachements au sein desquels la Chaleur lui montrait les traces qu’il devait suivre. C’était comme si, à cette époque, sa conscience n’avait été sensible qu’aux infrarouges. En fait, face aux mystérieux champs de neige, il avait toujours ressenti une sensation d’égarement, se demandant, en proie à une sensation de mystère : « Que peut-il y avoir derrière ces sommets ? »

Il fut encore une fois sidéré par le panorama grandiose des plateaux, immenses et sans limites : pour lui, ces lieux auraient aussi bien pu avoir été montés la nuit précédente par de mystérieux architectes.

Le soleil était bas, effleurant à peine le manteau neigeux ; les plaques de glace brillaient sous la lumière qu’il réfléchissait. Le paysage pénétra avec force dans le cerveau d’Oskar, et balaya toute la mélancolie accumulée dans les petites rues boueuses de Valle Chiara, dans lesquelles il avait subi l’envoûtement d’un Archétype.

La salle à manger du machiniste avait été confortablement aménagée, il y avait quelques meubles de bonne facture. Une grande cheminée était allumée sur le côté. La table était mise, le machiniste annonça qu’il avait préparé un ragoût de viande :

— Du gibier, déclara-t-il, l’air satisfait. Il y a beaucoup de cerfs par ici, les bois sont pleins d’animaux parce que plus personne ne vit ici, sur la Sierra, ajouta-t-il.

— Tu veux dire qu’il n’y a pas âme qui vive aux alentours ? demanda Oskar.

— Ces sont des zones dépeuplées, maintenant ! L’élevage a été abandonné, les montagnes sont retournées à l’état sauvage. Pas vrai, Mario ?

Au signe d’assentiment du guide, il poursuivit :

— Il y a quelques années, des touristes venaient l’été pour des randonnées, mais ça a été une mode passagère, c’est trop dur, la montagne. Ils allaient aussi loin qu’une jeep pouvait se traîner, mais le gouvernement les a interdites, parce qu’elles perturbent le Grand Ski-lift.

— Pas de mouvement, donc, par ici. Mais la construction de l’installation amènera sûrement des touristes ! affirma Oskar pour dire quelque chose, bien qu’il connût déjà la réponse.

Le machiniste mâchait son fromage, mais il répondit quand même, la bouche pleine :

— Pour ce que j’en sais, ils sont en train de faire une période d’essai. Il n’y aura en tout et pour tout qu’une dizaine de personnes qui sont passées jusqu’à aujourd’hui. Un peu à la montée, dont le maire, et le reste à la descente. Certains viennent du Grand Ski-lift, en général des skieurs perdus en hors-piste -l’homme se mit un nouveau morceau de fromage à la bouche- mais les illegales sont arrivés presque tout de suite, ils prenaient les cabines d’assaut dès qu’elles avaient passé le col.

— C’est-à-dire ? Oskar était intrigué.

— Eh bien ces singes-là s’agrippaient aux cabines en se jetant des pylônes, et puis, avant d’arriver dans la vallée, à l’endroit où le câble passe en traînant presque au sol, ils se jetaient dans les arbres de la forêt.

— Qu’est-ce que vous avez fait ?

— Nous avons arrêté les installations qui tournaient à vide toute la journée pour attirer les touristes, c’est du moins ce qu’espérait le directeur. Mais avec ces Asiatiques qui rodent dans la Sierra, toutes les voies de communication doivent être attentivement surveillées.

— Il y a vraiment des clandestins partout !

Oskar hochait la tête.

— Ces maudites gens sont partout. Je les entends même la nuit : ils tournent autour de l’installation et même les tempêtes ne les arrêtent pas, quelques fois j’en trouve un mort, gelé, sous les pylônes.

Le machiniste avait mis les petits plats dans les grands, sans rien oublier.

— Pour ce qui est de boire et de manger, je n’ai pas à me plaindre. Mais je suis mieux au village, avec ma famille.

— Mais alors, excusez-moi, pourquoi avez-vous accepté ce poste ? demanda Oskar.

— J’avais besoin de travailler. Et puis je ne pensais pas que la vie serait si dure, ici, sur la Sierra.

Le guide ne disait rien, il s’était installé devant le feu et fumait sa pipe.

— Vous n’aimez pas être seul, alors ?

— Ah non, vraiment pas. Quand les nuits sont tranquilles, ça va, bien sûr, mais vous devriez voir ce que c’est quand ça tourne à la tempête. On dirait que toutes les âmes du purgatoire frappent à votre porte.

L’homme continua une bonne heure encore à parler de ses problèmes ; sa crainte véritable était d’avoir un malaise pendant une tempête, de nuit, et de mourir seul. Oskar pensa que pour lui, le meilleur endroit devait être le bar du village, où il pouvait jouer aux cartes avec ses amis.