Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке

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“C’est par un tel raisonnement que X, dans mon livre, s’efforcera de se détacher de Z – et surtout s’efforcera de la détacher de lui.

“28 octobre. – On parle sans cesse de la brusque cristallisation de l’amour. La lente décristallisation, dont je n’entends jamais parler, est un phénomène psychologique qui m’intéresse bien davantage. J’estime qu’on le peut observer, au bout d’un temps plus ou moins long, dans tous les mariages d’amour. Il n’y aura pas à craindre cela pour Laura, certes (et c’est tant mieux), si elle épouse Félix Bouviers, ainsi que le lui conseillent la raison, sa famille et moi-même. Douviers est un très honnête professeur, plein de mérites, et très capable dans sa partie (il me revient qu’il est très apprécié par ses élèves) – en qui Laura va découvrir, à l’usage, d’autant plus de vertus qu’elle s’illusionnera moins par avance; quand elle parle de lui, je trouve même que, dans la louange, elle reste plutôt en deçà. Douviers vaut mieux que ce qu’elle croit.

“Quel admirable sujet de roman: au bout de quinze ans, de vingt ans de vie conjugale, la décristallisation progressive et réciproque des conjoints! Tant qu’il aime et veut être aimé, l’amoureux ne peut se donner pour ce qu’il est vraiment, et, de plus, il ne voit pas l’autre – mais bien, en son lieu, une idole qu’il pare, et qu’il divinise, et qu’il crée.

“J’ai donc mis en garde Laura, et contre elle, et contre moi-même. J’ai tâché de lui persuader que notre amour ne saurait nous assurer à l’un ni à l’autre de durable honneur. J’espère l’avoir à peu près convaincue.”

Edouard hausse les épaules, referme le journal sur la lettre et remet le tout dans la valise. Il y dépose également son portefeuille après y avoir prélevé un billet de cent francs qui lui suffira certainement jusqu’au moment où il ira reprendre sa valise, qu’il compte laisser à la consigne en arrivant. L’embêtant c’e^t qu’elle ne ferme pas à clef, sa valise; ou du moins qu’il n’a plus la clef pour la fermer. Il perd toujours les clefs de ses valises. Bah! les employés de la consigne sont trop affairés durant le jour, et jamais seuls. Il la dégagera, cette valise, vers quatre heures; la portera chez lui; puis ira consoler et secourir Laura; il tâchera de l’emmener dîner.

Edouard somnole; ses pensées insensiblement prennent un autre cours. Il se demande s’il aurait deviné, à la seule lecture de la lettre de Laura, qu’elle a les cheveux noirs? Il se dit que les romanciers, par la description trop exaâe de leurs personnages, gênent plutôt l’imagination qu’ils ne la servent et qu’ils devraient laisser chaque leâeur se représenter chacun de ceux-ci comme il lui plaît. Il songe au roman qu’il prépare, qui ne doit ressembler à rien de ce qu’il a écrit jusqu’alors. Il n’est pas assuré que Les Faux-Monnayeurs soit un bon titre. Il a eu tort de l’annoncer. Absurde, cette coutume d’indiquer les “en préparation” afin d’allécher les lefteurs. Cela n’allèche personne et cela vous lie… Il n’est pas assuré non plus que le sujet soit très bon. Il y pense sans cesse et depuis longtemps; mais il n’en a pas écrit encore une ligne. Par contre, il transcrit sur un carnet ses notes et ses réflexions.

Il sort de sa valise ce carnet. De sa poche, il sort un stylo. Il écrit:

“Dépouiller le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman. De même que la photographie, naguère, débarrassa la peinture du souci de certaines exactitudes, le phonographe nettoiera sans doute demain le roman de ses dialogues rapportés, dont le réaliste souvent se fait gloire. Les événements extérieurs, les accidents, les traumatismes, appartiennent au cinéma; il sied que le roman les lui laisse. Même la description des personnages ne me paraît point appartenir proprement au genre. Oui vraiment, il ne me paraît pas que le roman pur (et en art, comme partout, la pureté seule m’importe) ait à s’en occuper. Non plus que ne fait le drame. Et qu’on ne vienne point dire que le dramaturge ne décrit pas ses personnages parce que le spectateur est appelé à les voir portés tout vivants sur la scène; car combien de fois n’avons-nous pas été gênés au théâtre, par l’acteur, et souffert de ce qu’il ressemblât si mal à celui que, sans lui, nous nous représentions si bien. – Le romancier, d’ordinaire, ne fait point suffisamment crédit à l’imagination du lecteur.”

Quelle Station vient de passer en coup de vent? Asnières. Il remet le carnet dans la valise. Mais décidément le souvenir de Passavant le tourmente. Il ressort le carnet. Il y écrit encore:

“Pour Passavant, l’oeuvre d’art n’est pas tant un but qu’un moyen. Les convictions artistiques dont il fait montre ne s’affirment si véhémentes que parce qu’elles ne sont pas profondes; nulle secrète exigence de tempérament ne les commande; elles répondent à la dictée de l’époque; leur mot d’ordre est: opportunité.

“La Barre fixe. Ce qui paraîtra bientôt le plus vieux, c’est ce qui d’abord aura paru le plus moderne. Chaque complaisance, chaque affeâation est la promesse d’une ride. Mais c’est par là que Passavant plaît aux jeunes. Peu lui chaut l’avenir. C’est à la génération d’aujourd’hui qu’il s’adresse (ce qui vaut certes mieux que de s’adresser à celle d’hier) – mais comme il ne s’adresse qu’à elle, ce qu’il écrit risque de passer avec elle. Il le sait et ne se promet pas la survie; et c’est là ce qui fait qu’il se défend si âprement, non point seulement quand on l’attaque, mais qu’il proteste même à chaque restriction des critiques. S’il sentait son oeuvre durable, il la laisserait se défendre elle-même et ne chercherait pas sans cesse à la justifier. Que dis-je? Il se féliciterait des mécompréhensions, des injustices. Autant de fil à retordre pour les critiques de demain.”

Il consulte sa montre. Onze heures trente-cinq. On devrait être arrivé. Curieux de savoir si par impossible Olivier l’attend à la sortie du train? Il n’y compte absolument pas. Comment supposer même qu’Olivier ait pu prendre connaissance de la carte où il annonçait aux parents d’Olivier son retour – et où incidemment, négligemment, distraitement en apparence, il précisait le jour et l’heure – comme on tendrait un piège au sort, et par amour des embrasures.

Le train s’arrête. Vite, un porteur! Non; sa valise n’est pas si lourde, et la consigne n’est pas si loin… A supposer qu’il soit là sauront-ils seulement, dans la foule, se reconnaître? Ils se sont si peu vus. Pourvu qu’il n’ait pas trop changé!.. Ah! juste ciell serait-ce lui?

IX

Nous n’aurions à déplorer rien de ce qui arriva par la suite, si seulement la joie qu’Edouard et Olivier eurent à se retrouver eût été plus démonstrative; mais une singulière incapacité de jauger son crédit dans le coeur et l’esprit d’autrui leur était commune et les paralysait tous deux; de sorte que chacun se croyant seul ému, tout occupe par sa joie propre et comme confus de la sentir si vive, n’avait souci que de ne point en trop laisser paraître l’excès.

Cest là ce qui fit qu’Olivier, loin d’aider à la joie d’Edouard en hu disant l’empressement qu’il avait mis à venir à sa rencontre, crut séant de parler de quelque course que précisément il avait eu à faire dans le quartier ce matin même, comme pour s’excuser d’être venu. Scrupuleuse à l’excès, son âme était habile à se persuader que peut-être Edouard trouvait sa présence importune. Il n’eut pas plus tôt menti, qu’il rougit. Edouard surprit cette rougeur, et, comme d’abord il avait saisi If bras d’Olivier d’une étreinte: passionnée, crut, par scrupule également, que c’était là ce qui le faisait rougir.

Il avait dit d’abord:

– Je m’efforçais de croire que tu ne serais pas là; mais au fond j’étais sûr que tu viendrais.

Il put croire qu’Olivier voyait de la présomption dans cette phrase. En l’entendant répondre d’un air dégagé: – “J’avais justement une course à faire dans ce quartier”, il lâcha le bras d’Olivier, et son exaltation tout aussitôt retomba. Il eût voulu demander à Olivier s’il avait compris que cette carte adressée à ses parents, c’était pour lui qu’il l’avait écrite; sur le point de l’interroger, le coeur lui manquait. Olivier, craignant d’ennuyer Edouard ou de se faire méjuger en parlant de soi, se taisait. Il regardait Edouard et s’étonnait d’un certain tremblement de sa lèvre, puis aussitôt baissait les yeux. Edouard tout à la fois souhaitait ce regard et craignait qu’Olivier ne le jugeât trop vieux. Il roulait nerveusement entre ses doigts un bout de papier. C’était le bulletin qu’on venait de lui remettre à la consigne, mais il n’y faisait pas attention.

– Si c’était son bulletin de consigne – se disait Olivier, en le lui voyant froisser ainsi, puis jeter distraitement – il ne le jetterait pas ainsi. Et il ne se retourna qu’un instant pour voir le vent emporter ce bout de papier loin derrière eux sur le trottoir. S’il avait regardé plus longtemps, il aurait pu voir un jeune homme le ramasser. C’était Bernard qui, depuis leur sortie de la gare, les suivait… Cependant, Olivier se désolait de ne rien trouver à dire à Edouard, et le silence entre eux lui devenait intolérable.

– Quand nous arriverons devant Condoroet, se répétait-il, je lui dirai: “A présent, il faut que je rentre; au revoir.” Puis, devant le lycée, il se donna jusqu’au coin de la rue de Provence. Mais Edouard, à qui ce silence pesait également, ne pouvait admettre qu’ils se quittassent ainsi. Il entraîna son compagnon dans un café. Peut-être le porto qu’on leur servit les aiderait-il à triompher de leur gêne.

Ils trinquèrent.

– A tes succès, dit Edouard, en levant son verre. Quand est l’examen?

– Dans dix jours.

– Et tu te sens prêt? Olivier haussa les épaules.

– Est-ce qu’on sait jamais. Il suffit d’être mal en train ce jour-là.

Il n’osait répondre: “oui”, par crainte de montrer trop d’assurance. Ce qui le gênait aussi, c’était à la fois le désir et la crainte de tutoyer Edouard; il se contentait de donner à chacune de ses phrases un tour indireâ: d’où, du moins, le “vous” était exclu, de sorte qu’il enlevait par cela même à Edouard l’occasion de solliciter un tutoiement qu’il souhaitait; qu’il avait obtenu pourtant, il s’en souvenait bien, quelques jours avant son départ.

 

– As-tu bien travaillé ?

– Pas mal. Mais pas si bien que j’aurais pu.

– Les bons travailleurs ont toujours le sentiment qu’ils pourraient travailler davantage, dit Edouard sentencieusement.

Il avait dit cela malgré lui; puis, aussitôt, avait trouvé sa phrase ridicule.

– Fais-tu toujours des vers?

– De temps en temps… J’aurais grand besoin de conseils. Il levait les yeux vers Edouard; c’est “de vos conseils” qu’il voulait dire; “de tes conseils”. Et le regard, à défaut de la voix, le disait si bien, qu’Edouard crut qu’il disait cela par déférence ou par gentillesse. Mais quel besoin eut-il de répondre, et avec tant de brusquerie:

– Oh! les conseils, il faut savoir se les donner à soi-même ou les chercher auprès de camarades! ceux des aînés ne valent rien.

Olivier pensa:

– Je ne lui en ai pourtant pas demandé; pourquoi proteste-t-il?

Chacun d’eux se dépitait à ne sortir de soi rien que de sec, de contraint; et chacun d’eux, sentant la gêne et l’agacement de l’autre, s’en croyait l’objet et la cause. De tels entretiens ne peuvent donner rien de bon, si rien ne vient à la rescousse. Rien ne vint.

Olivier s’était mal levé ce matin. La tristesse qu’il avait eue à son réveil, de ne plus voir Bernard à son côté, de l’avoir laissé partir sans adieu, cette tristesse, un infant dominée par la joie de retrouver Edouard, montait en lui comme un flot sombre, submergeait toutes ses pensées. Il eût voulu parler de Bernard, raconter à Edouard tout et je ne sais quoi, l’intéresser à son ami.

Mais le moindre sourire d’Edouard l’eût blessé, et Fexpression eût trahi les sentiments passionnés et tumultueux qui l’agitaient, si elle n’eût risqué de paraître exagérée. Il se taisait; il sentait ses traits se durcir; il eût voulu se jeter dans les bras d’Edouard et pleurer. Edouard se méprenait à ce silence, à l’expression de ce visage contracté; il aimait beaucoup trop pour ne point perdre toute aisance. A peine s’il osait regarder Olivier, qu’il eût voulu serrer dans ses bras et dorloter comme un enfant; et quand il rencontrait son regard morne:

– C’est cela, pensait-il. Je l’ennuie… Je le fatigue, je l’excède. Pauvre petit! il n’attend qu’un mot de moi pour partir. Et ce mot, irrésistiblement, Edouard le dit, par pitié pour l’autre:

– A présent, tu dois me quitter. Tes parents t’attendent pour déjeuner, j’en suis sûr.

Olivier, qui pensait de même, se méprit à son tour. Il se leva précipitamment, tendit la main. Du moins voulait-il dire à Edouard: – Quand te reverrai-je? Quand vous reverrai-je? Quand est-ce qu’on se revoit?.. Edouard attendait cette phrase. Rien ne vint qu’un banal: – Adieu.

X

Le soleil avait réveillé Bernard. Il s’était levé de son banc avec un violent mal de tête. Sa belle vaillance du matin l’avait quitté. Il se sentait abominablement seul et le coeur tout gonflé de je ne sais quoi de sau-mâtre qu’il se refusait à appeler de la tristesse, mais qui remplissait de larmes ses yeux. Que faire? et où aller?.. S’il s’achemina vers la gare Saint-Lazare, à l’heure où il savait que devait s’y rendre Olivier, ce fut sans intention précise, et sans autre désir que de retrouver son ami. Il se reprochait son brusque départ au matin. Olivier pouvait en avoir été peiné. N’était-il pas l’être que Bernard préférait sur terre?… Quand il le vit au bras d’Edouard, un sentiment bizarre tout à la fois lui fit suivre le couple, et le retint de se montrer. Péniblement il se sentait de trop, et pourtant eût voulu se glisser entre eux. Edouard lui paraissait charmant; à peine un peu plus grand qu’Olivier, d’allure à peine un peu moins jeune. C’est lui qu’il résolut d’aborder; il attendait pour cela qu’Olivier l’eût quitté. Mais l’aborder sous quel prétexte?

Cest à ce moment qu’il vit le petit bout de papier froissé s’échapper de la main distraite d’Edouard. Quand il l’eut ramassé, qu’il eut vu que c’était un bulletin de consigne… parbleu, le voilà bien le prétexte cherché!

Il vit entrer les deux amis dans le café; demeura perplexe un instant; puis, reprenant son monologue:

– Un adipeux normal n’aurait rien de plus pressé que de lui rapporter ce papier, se dit-il.

 
How weary stale, flât and unprofitable
Seems to me all the uses of this world
 

ai-je entendu dire à Hamlet. Bernard, Bernard, quelle pensée t’effleure? Hier déjà tu fouillais un tiroir. Sur quel chemin t’engages-tu? Fais bien attention, mon garçon… Fais bien attention qu’à midi l’employé de la consigne à qui Edouard a eu affaire, va déjeuner, et qu’il est remplacé par un autre. Et n’as-tu pas promis à ton ami de tout oser?

Il réfléchit pourtant que trop de précipitation risquait de tout compromettre. Surpris au débotté, l’employé pouvait trouver suspeâ cet empressement; consultant le registre du dépôt, il pouvait trouver peu naturel qu’un bagage, mis à la consigne quelques minutes avant midi, en fût retiré sitôt après. Enfin, si tel passant, tel fâcheux, l’avait vu ramasser le papier… Bernard prit sur lui de redescendre jusqu’à la Concorde, sans se presser; le temps qu’eût mis un autre à déjeuner. Cela se fait souvent, n’est-ce pas, de mettre sa valise à la consigne durant le temps que Ton déjeune et d’aller la reprendre ensuite? Il ne sentait plus sa migraine. En passant devant une terrasse de restaurant, il s’empara sans façons d’un cure-dent (ils étaient en petits faisceaux sur les tables), qu’il allait grignoter devant le bureau de consigne, pour avoir l’air rassasié. Heureux d’avoir pour lui sa bonne mine, l’élégance de son coutume, la distinction de sa tenue, la franchise de son sourire et de son regard, enfin ce je ne sais quoi dans l’allure où l’on sent ceux qui, nourris dans le bien-être, n’ont besoin de rien, ayant tout. Mais tout cela se fripe, â dormir sur les bancs.

Il eut une souleur, quand l’employé lui demanda dix centimes de garde. Il n’avait plus un sou. Que faire? La valise était là, sur le butoir. Le moindre manque d’assurance allait donner l’éveil; et aussi le manque d’argent. Mais le démon ne permettra pas qu’il se perde; il glisse sous les doigts anxieux de Bernard, qui vont fouillant de poche en poche, dans un simulacre de recherche désespérée, une petite pièce de dix sous oubliée depuis on ne sait quand, là, dans le gousset de son gilet. Bernard la tend à l’employé. Il n’a rien laissé paraître de son trouble. Il s’empare de la valise et d’un geste simple et honnête, empoche les sous qu’on lui rend. Ouf! Il a chaud. Où va-t-il aller? Ses jambes se dérobent sous lui et la valise lui paraît lourde. Que va-t-il en faire?.. Il songe tout à coup qu’il n’en a pas la clef. Et non; et non; et non; il ne forcera pas la serrure; il n’est pas un voleur, que diable!… Si du moins il savait ce qu’il y a dedans. Elle pèse à son bras. Il est en nage. Il s’arrête un instant; pose son faix sur le trottoir. Certes, il entend bien la rendre, cette valise; mais il voudrait l’interroger d’abord. Il presse à tout hasard la serrure. Oh! miracle! les valves s’entr’ouvrent, laissant entrevoir cette perle: un portefeuille, qui laisse entrevoir des billets. Bernard s’empare de la perle et referme l’huître aussitôt.

Et maintenant qu’il a de quoi, vite! un hôtel. Rue d’Amsterdam, il en sait un tout près. Il meurt de faim. Mais avant de s’asseoir à table, il veut mettre la valise à l’abri. Un garçon qui la porte le précède dans l’escalier. Trois étages; un couloir… une porte, qu’il ferme à cacher sur son trésor… Il redescend.

Attablé devant un bifteck, Bernard n’osait tirer le portefeuille de sa poche (sait-on jamais qui vous observe?) mais, dans le fond de cette poche intérieure, sa main gauche amoureusement le palpait.

– Faire comprendre à Edouard que je ne suis pas un voleur, se disait-il, voilà le hic. Quel genre de type est Edouard? La valise nous renseignera peut-être. Séduisant, c’est un fait acquis. Mais il y a des tas de types séduisants qui comprennent fort mal la plaisanterie. S’il croit sa valise volée, il ne laissera pas sans doute d’être content de la revoir. Il me sera reconnaissant de la lui rapporter, ou n’est qu’un mufle. Je saurai l’intéresser à moi. Prenons vite un dessert et remontons examiner la situation. L’addition; et laissons un émouvant pourboire au garçon.

Quelques instants plus tard, il était de nouveau dans la chambre.

– Maintenant, valise, à nous deux!.. Un complet de rechange; à peine un peu trop grand pour moi, sans doute. L’étoffe en est seyante et de bon goût. Du linge; des affaires de toilette. Je ne suis pas bien sûr de lui rendre jamais tout cela. Mais ce qui prouve que je ne suis pas un voleur, c’est que les papiers que voici vont m’occuper bien davantage. Lisons d’abord Ceci:

C’était le cahier dans lequel Edouard avait serré la triste lettre de Laura. Nous en connaissons déjà les premières pages; voici ce qui suivait aussitôt.

XI

JOURNAL D’EDOUARD

“I-er novembre. – Il y a quinze jours… – j’ai eu tort de ne pas noter cela aussitôt. Ce n’est pas que le temps m’ait manqué, mais j’avais le coeur encore plein de Laura – ou plus exactement je voulais ne point distraire d’elle ma pensée; et puis je ne me plais à noter ici rien d’épisodique, de fortuit, et il ne me paraissait pas encore que ce que je vais raconter pût avoir une suite, ni comme l’on dit: tirer à conséquence; du moins, je me refusais à l’admettre et c’était pour me le prouver, en quelque sorte, que je m’abstenais d’en parler dans mon journal; mais je sens bien, et j’ai beau m’en défendre, que la figure d’Olivier aimante aujourd’hui mes pensées, qu’elle incline leur cours et que, sans tenir compte de lui, je ne pourrais ni tout à fait bien m’expliquer, ni tout à fait bien me comprendre.

“Je revenais au matin de chez Perrin, où j’allais surveiller le service de presse pour la réédition de mon vieux livre. Comme le temps était beau, je flânais le long des quais en attendant l’heure du déjeuner.

“Un peu avant d’arriver devant Vanier, je m’arrêtai près d’un étalage de livres d’occasion. Les livres ne m’intéressaient point tant qu’un jeune lycéen, de treize ans environ, qui fouillait les rayons en plein vent sous l’oeil placide d’un surveillant assis sur une chaise de paille dans la porte de la boutique. Je feignais de contempler l’étalage, mais, du coin de l’oeil, moi aussi je surveillais le petit. Il était vêtu d’un pardessus usé jusqu’à la corde et dont les manches trop courtes laissaient passer celles de la veste. La grande poche de côté reétait bâillante, bien qu’on sentît qu’elle était vide; dans le coin l’étoffe avait cédé. Je pensai que ce pardessus avait déjà dû servir à plusieurs frères, et que ses frères et lui avaient l’habitude de mettre beaucoup trop de choses dans leurs poches. Je pensai aussi que sa mère était bien négligente, ou bien occupée, pour n’avoir pas réparé cela. Mais, à ce moment, le petit s’étant un peu tourné, je vis que l’autre poche était toute reprisée, grossièrement, avec un gros solide fil noir. Aussitôt, j’entendis les admonestations maternelles: “Ne mets donc pas deux livres à la fois dans ta poche; tu vas ruiner ton pardessus. Ta poche est encore déchirée. La prochaine fois, je t’avertis que je n’y ferai pas de reprises. Regarde-moi de quoi tu as l’air!…” Toutes choses que me disait également ma pauvre mère, et dont je ne tenais pas compte non plus. Le pardessus, ouvert, laissait voir la veste, et mon regard fut attiré par une sorte de petite décoration, un bout de ruban, ou plutôt une rosette jaune qu’il portait à la boutonnière. Je note tout cela par discipline, et précisément parce que cela m’ennuie de le noter.

“Aun certain moment, le surveillant fut appelé à Pintérieur de la boutique; il n’y resta qu’un instant, puis revint s’asseoir sur sa chaise; mais cet instant avait suffi pour permettre à l’enfant de glisser dans la poche de son manteau le livre qu’il tenait en main; puis, tout aussitôt, il se remit à fouiller les rayons, comme si de rien n’était. Pourtant il était inquiet; il releva la tête, remarqua mon regard et comprit que je l’avais vu. Du moins, il se dit que j’avais pu le voir; il n’en était sans doute pas bien sûr; mais, dans le doute, il perdit toute assurance, rougit et commença de se livrer à un petit manège, où il tâchait de se montrer tout à fait à son aise, mais qui marquait une gêne extrême. Je ne le quittais pas des yeux. Il sortit de sa poche le livre dérobé; l’y renfonça; s’écarta de quelques pas; tira de Pintérieur de son veston un pauvre petit portefeuille élimé, où il fit mine de chercher l’argent qu’il savait fort bien ne pas y être; fît une grimace significative, une moue de théâtre, à mon adresse évidemment, qui voulait dire: “Zut! je n’ai pas de quoi”, avec cette petite nuance en surplus: “C’est curieux, je croyais avoir de quoi”, tout cela un peu exagéré, un peu gros, comme un aâeur qui a peur de ne pas se faire entendre. Puis enfin, je puis presque dire: sous la pression de mon regard, il se rapprocha de nouveau de l’étalage, sortit enfin le livre de sa poche et brusquement le remit à la place que d’abord il occupait. Ce fut fait si naturellement que le surveillant ne s’aperçut de rien. Puis l’enfant releva la tête de nouveau, espérant cette fois être quitte. Mais non; mon regard était toujours là; comme l’oeil de Caïn; seulement mon oeil à moi souriait. Je voulais lui parler; j’attendais qu’il quittât la devanture pour l’aborder; mais il ne bougeait pas et restait en arrêt devant les livres, et je compris qu’il ne bougerait pas tant que je le fixerais ainsi. Alors, comme on fait à “quatre coins” pour inviter le gibier fictif à changer de gîte, je m’écartai de quelques pas, comme si j’en avais assez vu. Il partit de son côté; mais il n’eut pas plus tôt gagné le large que je le rejoignis.

 

“– Qu’est-ce que c’était que ce livre? lui demandai-je à brûle-pourpoint, en mettant toutefois dans le ton de ma voix et sur mon visage le plus d’aménité que je pus.

“Il me regarda bien en face et je sentis tomber sa méfiance. Il n’était peut-être pas beau, mais quel joli regard il avait! J’y voyais toute sorte de sentiments s’agiter comme des herbes au fond d’un ruisseau.

“– C’est un guide d’Algérie. Mais ça coûte trop cher. Je ne suis pas assez riche.

“– Combien?

“– Deux francs cinquante.

“– N’empêche que si tu n’avais pas vu que je te regardais, tu filais avec le livre dans ta poche.

“Le petit eut un mouvement de révolte et, se rebiffant, sur un ton très vulgaire:

“– Non, mais, des fois… que vous me prendriez pour un voleur… – avec une convidion, à me faire douter de ce que j’avais vu. Je sentis que j’allais perdre prise si j’insislais. Je sortis trois pièces de ma poche:

“– Allons! va l’acheter. Je t’attends.

“Deux minutes plus tard, il ressortait de la boutique, feuilletant l’objet de sa convoitise. Je le lui pris des mains. C’était un vieux guide Joanne, de 71.

“– Qu’est-ce que tu veux faire avec ça? dis-je en le lui rendant. C’est trop vieux. Ça ne peut plus servir.

“Il protesta que si; que, du reste, les guides plus récents coûtaient beaucoup trop cher, et que “pour ce qu’il en ferait” les cartes de celui-ci pourraient tout aussi bien lui servir. Je ne cherche pas à transcrire ses propres paroles, car elles perdraient leur caractère, dépouillées de l’extraordinaire accent faubourien qu’il y mettait et qui m’amusait d’autant plus que ses phrases n’étaient pas sans élégance.

“Nécessaire d’abréger beaucoup cet épisode. La précision ne doit pas être obtenue par le détail du récit, mais bien, dans l’imagination du leéleur, par deux ou trois traits, exactement à la bonne place. Je crois du resite qu’il y aurait intérêt à faire raconter tout cela par l’enfant; son point de vue est plus significatif que le mien. Le petit est à la fois gêné et flatté de l’attention que je lui porte. Mais la pesée de mon regard fausse un peu sa direction. Une personnalité trop tendre et inconsciente encore se défend et dérobe derrière une attitude. Rien n’est plus difficile à observer que les êtres en formation. Il faudrait pouvoir ne les regarder que de biais, de profil.

“Le petit déclara soudain que “ce qu’il aimait le mieux” c’était “la géographie”. Je soupçonnai que derrière cet amour se dissimulait un instinct: de vagabondage.

“– Tu voudrais aller là-bas? lui demandai-je.

“– Parbleu! fit-il en haussant un peu les épaules.

“L’idée m’effleura qu’il n’était pas heureux auprès des siens. Je lui demandai s’il vivait avec ses parents. – Oui. – Et s’il ne se plaisait pas avec eux? – Il protesta mollement. Il paraissait quelque peu inquiet de s’être trop découvert tout à l’heure. Ils jouta:

“– Pourquoi est-ce que vous me demandez ça?

“– Pour rien, dis-je aussitôt; puis, touchant du bout du doigt le ruban jaune de sa boutonnière:

“– Qu’est-ce que c’est que ça?

“– C’est un ruban; vous le voyez bien.

“Mes questions manifestement l’importunaient. Il se tourna brusquement vers moi, comme hostilement, et sur un ton gouailleur et insolent, dont je ne l’aurais jamais cru capable et qui proprement me décomposa:

“– Dites donc… ça vous arrive souvent de reluquer les lycéens?

“Puis, tandis que je balbutiais confusément un semblant de réponse, il ouvrit la serviette d’écolier qu’il portait sous son bras, pour y glisser son emplette. Là se trouvaient des livres de classe et quelques cahiers recouverts uniformément de papier bleu. J’en pris un; c’était celui d’un cours d’histoire. Le petit avait écrit, dessus, son nom en grosses lettres. Mon coeux bondit en y reconnaissant le nom de mon neveu:

“GEORGES MOLINIER”

(Le coeur de Bernard bondit également en lisant ces lignes, et toute cette histoire commença de l’intéresser prodigieusement.)

“Il sera difficile, dans Les Faux-Monnayeurs, de faire admettre que celui qui jouera ici mon personnage ait pu, tout en restant en bonnes relations avec sa soeur, ne connaître point ses enfants. J’ai toujours eu le plus grand mal à maquiller la vérité. Même changer la couleur des cheveux me paraît une tricherie qui rend pour moi le vrai moins vraisemblable. Tout se tient et je sens, entre tous les faits que m’offre la vie, des dépendances si subtiles qu’il me semble toujours qu’on n’en saurait changer un seul sans modifier tout l’ensemble. Je ne puis pourtant pas raconter que la mère de cet enfant n’est que ma demi-soeur, née d’un premier mariage de mon père; que je suis resté sans la voir aussi longtemps que mes parents ont vécu; que des affaires de succession ont forcé nos rapports… Tout cela est pourtant indispensable et je ne vois pas ce que je pourrais inventer d’autre pour éluder l’indiscrétion. Je savais que ma demi-soeur avait trois fils; je ne connaissais que l’aîné, étudiant en médecine; encore n’avais-je fait que l’entrevoir, car, atteint de tuberculose, il avait dû interrompre ses études et se soignait quelque part dans le Midi. Les deux autres n’étaient jamais là aux heures où j’allais voir Pauline; celui que j’avais devant moi était assurément le dernier. Je ne laissai rien paraître de mon étonnement, mais, quittant le petit Georges brusquement, après avoir appris qu’il rentrait déjeuner chez lui, je sautai dans un taxi, pour le devancer rue Notre-Dame-des-Champs. Je pensai qu’arrivant à cette heure, Pauline me retiendrait pour déjeuner, ce qui ne manqua pas d’arriver; mon livre, dont j’emportais de chez Perrin un exemplaire, et que je pourrais lui offrir, servirait de prétexte à cette visite intempestive.

“C’était la première fois que je prenais un repas chez Pauline. J’avais tort de me méfier de mon beau-frère. Je doute qu’il soit un bien remarquable juriste, mais il sait ne parler pas plus de son métier que je ne parle du mien quand nous sommes ensemble, de sorte que nous nous entendons fort bien.

“Naturellement, quand j’arrivai ce matin-là, je ne soufflai mot de la rencontre que je venais de faire:

“– Ça me permettra, j’espère, de faire la connaissance de mes neveux, dis-je quand Pauline me pria de rester à déjeuner. Car vous savez qu’il y en a deux que je ne connais pas encore.

“– Olivier, me dit-elle, ne rentrera qu’un peu tard, car il a une répétition; nous nous mettrons à table sans lui. Mais je viens d’entendre rentrer Georges. Je vais l’appeler. Et, courant à la porte de la pièce voisine:

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