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Les Dieux ont soif

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IV

Il était dix heures du matin. Le soleil d'avril trempait de lumière les tendres feuilles des arbres. Allégé par l'orage de la nuit, l'air avait une douceur délicieuse. A longs intervalles, un cavalier, passant sur l'allée des Veuves, rompait le silence de la solitude. Au bord de l'allée ombreuse, contre la chaumière de La Belle Lilloise, sur un banc de bois, Évariste attendait Élodie. Depuis le jour où leurs doigts s'étaient rencontrés sur le linon de l'écharpe, où leurs souffles s'étaient mêlés, il n'était plus revenu à l'Amour peintre. Pendant toute une semaine, son orgueilleux stoïcisme et sa timidité, qui devenait sans cesse plus farouche, l'avaient tenu éloigné d'Élodie. Il lui avait écrit une lettre grave, sombre, ardente, dans laquelle, exposant les griefs dont il chargeait le citoyen Blaise et taisant son amour, dissimulant sa douleur, il annonçait sa résolution de ne plus retourner au magasin d'estampes et montrait à suivre cette résolution plus de fermeté que n'en pouvait approuver une amante.

D'un naturel contraire, Élodie, encline à défendre son bien en toute occasion, songea tout de suite à rattraper son ami. Elle pensa d'abord à l'aller voir chez lui, dans l'atelier de la place de Thionville. Mais, le sachant d'humeur chagrine, jugeant, par sa lettre, qu'il avait l'âme irritée, craignant qu'il n'enveloppât dans la même rancune la fille et le père et ne s'étudiât à ne la plus revoir, elle pensa meilleur de lui donner un rendez-vous sentimental et romanesque auquel il ne pourrait se dérober, où elle aurait tout loisir de persuader et de plaire, où la solitude conspirerait avec elle pour le charmer et le vaincre.

Il y avait alors, dans tous les jardins anglais et sur toutes les promenades à la mode, des chaumières construites par de savants architectes, qui flattaient ainsi les goûts agrestes des citadins. La chaumière de La Belle Lilloise, occupée par un limonadier, appuyait sa feinte indigence sur les débris artistement imités d'une vieille tour, afin d'unir au charme villageois la mélancolie des ruines. Et, comme s'il n'eût point suffi, pour émouvoir les âmes sensibles, d'une chaumière et d'une tour écroulée, le limonadier avait élevé sous un saule un tombeau, une colonne surmontée d'une urne funèbre et qui portait cette inscription: "Cléonice à son fidèle Azor." Chaumières, ruines, tombeaux: à la veille de périr, l'aristocratie avait élevé dans les parcs héréditaires ces symboles de pauvreté, d'abolition et de mort. Et maintenant les citadins patriotes se plaisaient à boire, à danser, à aimer dans de fausses chaumières, à l'ombre de faux cloîtres faussement ruinés et parmi de faux tombeaux, car ils étaient les uns comme les autres amants de la nature et disciples de Jean-Jacques et ils avaient pareillement des cœurs sensibles et pleins de philosophie.

Arrivé au rendez-vous avant l'heure fixée, Évariste attendait, et, comme au balancier d'une horloge, il mesurait le temps aux battements de son cœur. Une patrouille passa, conduisant des prisonniers. Dix minutes après, une femme tout habillée de rose, un bouquet de fleurs à la main, selon l'usage, accompagnée d'un cavalier en tricorne, habit rouge, veste et culotte rayés, se glissèrent dans la chaumière, tous deux si semblables aux galants de l'ancien régime qu'il fallait bien croire, avec le citoyen Blaise, qu'il y a dans les hommes des caractères que les révolutions ne changent point.

Quelques instants plus tard, venue de Rueil ou de Saint-Cloud, une vieille femme, qui portait au bout du bras une boîte cylindrique, peinte de couleurs vives, alla s'asseoir sur le banc où attendait Gamelin. Elle avait posé devant elle sa boîte, dont le couvercle portait une aiguille pour tirer les sorts. Car la pauvre femme offrait, dans les jardins, la chance aux petits enfants. C'était une marchande de "plaisirs", vendant sous un nom nouveau une antique pâtisserie, car, soit que le terme immémorial d'"oublie" donnât l'idée importune d'oblation et de redevance, soit qu'on s'en fût lassé par caprice, les "oublies" s'appelaient alors des "plaisirs".

La vieille essuya, d'un coin de son tablier, la sueur de son front et exhala ses plaintes au ciel, accusant Dieu d'injustice quand il faisait une dure vie à ses créatures. Son homme tenait un bouchon, au bord de la rivière, à Saint-Cloud, et elle montait tous les jours aux Champs-Élysées, agitant sa cliquette et criant: "Voilà le plaisir, mesdames!" Et de tout ce travail ils ne tiraient pas de quoi soutenir leur vieillesse.

Voyant le jeune homme du banc disposé à la plaindre, elle exposa abondamment la cause de ses maux. C'était la république qui, en dépouillant les riches, ôtait aux pauvres le pain de la bouche. Et il n'y avait pas à espérer un meilleur état de choses. Elle connaissait, au contraire, à plusieurs signes, que les affaires ne feraient qu'empirer. A Nanterre, une femme avait accouché d'un enfant à tête de vipère; la foudre était tombée sur l'église de Rueil et avait fondu la croix du clocher; on avait aperçu un loup-garou dans le bois de Chaville. Des hommes masqués empoisonnaient les sources et jetaient dans l'air des poudres qui donnaient des maladies…

Évariste vit Élodie qui sautait de voiture. Il courut à elle. Les yeux de la jeune femme brillaient dans l'ombre transparente de son chapeau de paille; ses lèvres, aussi rouges que les œillets qu'elle tenait à la main, souriaient. Une écharpe de soie noire, croisée sur la poitrine, se nouait sur le dos. Sa robe jaune faisait voir les mouvements rapides des genoux et découvrait les pieds chaussés de souliers plats. Les hanches étaient presque entièrement dégagées: car la Révolution avait affranchi la taille des citoyennes; cependant la jupe, enflée encore sous les reins, déguisait les formes en les exagérant et voilait la réalité sous son image amplifiée.

Il voulut parler et ne put trouver ses mots, et se reprocha cet embarras qu'Élodie préférait au plus doux accueil. Elle remarqua aussi et tint pour un bon signe qu'il avait noué sa cravate avec plus d'art qu'à l'ordinaire. Elle lui tendit la main.

"Je voulais vous voir, dit-elle, causer avec vous. Je n'ai pas répondu à votre lettre: elle m'a déplu; je ne vous y ai pas retrouvé. Elle aurait été plus aimable, si elle avait été plus naturelle. Ce serait faire tort à votre caractère et à votre esprit que de croire que vous ne voulez pas retourner à l'Amour peintre parce que vous y avez eu une altercation légère sur la politique, avec un homme beaucoup plus âgé que vous. Soyez sûr que vous n'avez nullement à craindre que mon père vous reçoive mal, quand vous reviendrez chez nous. Vous ne le connaissez pas: il ne se rappelle ni ce qu'il vous a dit, ni ce que vous lui avez répondu. Je n'affirme pas qu'il existe une grande sympathie entre vous deux; mais il est sans rancune. Je vous le dis franchement, il ne s'occupe pas beaucoup de vous… ni de moi. Il ne pense qu'à ses affaires et à ses plaisirs."

Elle s'achemina vers les bosquets de la chaumière, où il la suivit avec quelque répugnance, parce qu'il savait que c'était le rendez-vous des amours vénales et des tendresses éphémères. Elle choisit la table la plus cachée.

"Que j'ai de choses à vous dire, Évariste! L'amitié a des droits: vous me permettez d'en user? Je vous parlerai beaucoup de vous… et un peu de moi, si vous le voulez bien."

Le limonadier ayant apporté une carafe et des verres, elle versa elle-même à boire, en bonne ménagère; puis elle lui conta son enfance, elle lui dit la beauté de sa mère, qu'elle aimait à célébrer, par piété filiale et comme l'origine de sa propre beauté; elle vanta la vigueur de ses grands-parents, car elle avait l'orgueil de son sang bourgeois. Elle conta comment, ayant perdu à seize ans cette mère adorable, elle avait vécu sans tendresse et sans appui. Elle se peignit telle qu'elle était, vive, sensible, courageuse, et elle ajouta:

"Évariste, j'ai passé une jeunesse trop mélancolique et trop solitaire pour ne pas savoir le prix d'un cœur comme le vôtre, et je ne renoncerai pas de moi-même et sans efforts, je vous en avertis, à une sympathie sur laquelle je croyais pouvoir compter et qui m'était chère."

Évariste la regarda tendrement:

"Se peut-il, Élodie, que je ne vous sois pas indifférent? Puis-je croire?.."

Il s'arrêta, de peur d'en trop dire et d'abuser par là d'une amitié si confiante.

Elle lui tendit une petite main honnête, qui sortait à demi des longues manches étroites garnies de dentelle. Son sein se soulevait en longs soupirs.

"Attribuez-moi, Évariste, tous les sentiments que vous voulez que j'aie pour vous, et vous ne vous tromperez pas sur les dispositions de mon cœur.

–Élodie, Élodie, ce que vous dites là, le répéterez-vous encore quand vous saurez…"

Il hésita.

Elle baissa les yeux.

Il acheva plus bas:

"… que je vous aime?"

En entendant ces derniers mots, elle rougit: c'était de plaisir. Et, tandis que ses yeux exprimaient une tendre volupté, malgré elle, un sourire comique soulevait un coin de ses lèvres. Elle songeait:

"Et il croit s'être déclaré le premier!.. et il craint peut-être de me fâcher!.."

Et elle lui dit avec bonté:

"Vous ne l'aviez donc pas vu, mon ami, que je vous aimais?"

Ils se croyaient seuls au monde. Dans son exaltation, Évariste leva les yeux vers le firmament étincelant de lumière et d'azur:

"Voyez: le ciel nous regarde! Il est adorable et bienveillant comme vous, ma bien-aimée; il a votre éclat, votre douceur, votre sourire."

Il se sentait uni à la nature entière, il l'associait à sa joie, à sa gloire. A ses yeux, pour célébrer ses fiançailles, les fleurs des marronniers s'allumaient comme des candélabres, les torches gigantesques des peupliers s'enflammaient.

Il se réjouissait de sa force et de sa grandeur. Elle, plus tendre et aussi plus fine, plus souple et plus ductile, se donnait l'avantage de la faiblesse et, aussitôt après l'avoir conquis, se soumettait à lui; maintenant qu'elle l'avait mis sous sa domination, elle reconnaissait en lui le maître, le héros, le dieu, brûlait d'obéir, d'admirer et de s'offrir. Sous l'ombrage du bosquet, il lui donna un long baiser ardent sous lequel elle renversa la tête, et, dans les bras d'Évariste, elle sentit toute sa chair se fondre comme une cire.

 

Ils s'entretinrent longtemps encore d'eux-mêmes, oubliant l'univers. Évariste exprimait surtout des idées vagues et pures, qui jetaient Élodie dans le ravissement. Élodie disait des choses douces, utiles et particulières. Puis, quand elle jugea qu'elle ne pouvait tarder davantage, elle se leva avec décision, donna à son ami les trois œillets rouges fleuris à sa fenêtre et sauta lestement dans le cabriolet qui l'avait amenée. C'était une voiture de place peinte en jaune, très haute sur roues, qui n'avait certes rien d'étrange, non plus que le cocher. Mais Gamelin ne prenait pas de voitures et l'on n'en prenait guère autour de lui. De la voir sur ces grandes roues rapides, il eut un serrement de cœur et se sentit assailli d'un douloureux pressentiment: par une sorte d'hallucination tout intellectuelle, il lui semblait que le cheval de louage emportait Élodie au-delà des choses actuelles et du temps présent vers une cité riche et joyeuse, vers des demeures de luxe et de plaisirs où il ne pénétrerait jamais.

La voiture disparut. Le trouble d'Évariste se dissipa; mais il lui restait une sourde angoisse et il sentait que les heures de tendresse et d'oubli qu'il venait de vivre, il ne les revivrait plus.

Il passa par les Champs-Élysées, où des femmes en robes claires cousaient ou brodaient, assises sur des chaises de bois, tandis que leurs enfants jouaient sous les arbres. Une marchande de plaisirs, portant sa caisse en forme de tambour, lui rappela la marchande de plaisirs de l'allée des Veuves, et il lui sembla qu'entre ces deux rencontres tout un âge de sa vie s'était écoulé. Il traversa la place de la Révolution. Dans le jardin des Tuileries, il entendit gronder au loin l'immense rumeur des grands jours, ces voix unanimes que les ennemis de la Révolution prétendaient s'être tues pour jamais. Il hâta le pas dans la clameur grandissante, gagna la rue Honoré et la trouva couverte d'une foule d'hommes et de femmes, qui criaient: "Vive la République! Vive la Liberté!" Les murs des jardins, les fenêtres, les balcons, les toits étaient pleins de spectateurs qui agitaient des chapeaux et des mouchoirs. Précédé d'un sapeur qui faisait place au cortège, entouré d'officiers municipaux, de gardes nationaux, de canonniers, de gendarmes, de hussards, s'avançait lentement, sur les têtes des citoyens, un homme au teint bilieux, le front ceint d'une couronne de chêne, le corps enveloppé d'une vieille lévite verte à collet d'hermine. Les femmes lui jetaient des fleurs. Il promenait autour de lui le regard perçant de ses yeux jaunes, comme si, dans cette multitude enthousiaste, il cherchait encore des ennemis du peuple à dénoncer, des traîtres à punir. Sur son passage, Gamelin, tête nue, mêlant sa voix à cent mille voix, cria:

"Vive Marat!"

Le triomphateur entra comme le Destin dans la salle de la Convention. Tandis que la foule s'écoulait lentement, Gamelin, assis sur une borne de la rue Honoré, contenait de sa main les battements de son cœur. Ce qu'il venait de voir le remplissait d'une émotion sublime et d'un enthousiasme ardent.

Il vénérait, chérissait Marat qui, malade, les veines en feu, dévoré d'ulcères, épuisait le reste de ses forces au service de la République, et, dans sa pauvre maison, ouverte à tous, l'accueillait les bras ouverts, lui parlait avec le zèle du bien public, l'interrogeait parfois sur les desseins des scélérats. Il admirait que les ennemis du juste, en conspirant sa perte, eussent préparé son triomphe; il bénissait le tribunal révolutionnaire qui, en acquittant l'Ami du peuple, avait rendu à la Convention le plus zélé et le plus pur de ses législateurs. Ses yeux revoyaient cette tête brûlée de fièvre, ceinte de la couronne civique, ce visage empreint d'un vertueux orgueil et d'un impitoyable amour, cette face ravagée, décomposée, puissante, cette bouche crispée, cette large poitrine, cet agonisant robuste qui, du haut du char vivant de son triomphe, semblait dire à ses concitoyens: "Soyez, à mon exemple, patriotes jusqu'à la mort."

La rue était déserte, la nuit la couvrait de son ombre; l'allumeur de lanternes passait avec son falot, et Gamelin murmurait:

"Jusqu'à la mort!.."

V

A neuf heures du matin, Évariste trouva dans le jardin du Luxembourg Élodie qui l'attendait sur un banc.

Depuis un mois qu'ils avaient échangé leurs aveux d'amour, ils se voyaient tous les jours, à l'Amour peintre ou à l'atelier de la place de Thionville, très tendrement, et toutefois avec une réserve qu'imposait à leur intimité le caractère d'un amant grave et vertueux, déiste et bon citoyen, qui, prêt à s'unir à sa chère maîtresse devant la loi ou devant Dieu seul, selon les circonstances, ne le voulait faire qu'au grand jour et publiquement. Élodie reconnaissait tout ce que cette résolution avait d'honorable; mais, désespérant d'un mariage que tout rendait impossible et se refusant à braver les convenances sociales, elle envisageait au-dedans d'elle-même une liaison que le secret eût rendue décente jusqu'à ce que la durée l'eût rendue respectable. Elle pensait vaincre, un jour, les scrupules d'un amant trop respectueux; et, ne voulant pas tarder à lui faire des révélations nécessaires, elle lui avait demandé une heure d'entretien dans le jardin désert, près du couvent des Chartreux.

Elle le regarda d'un air de tendresse et de franchise, lui prit la main, le fit asseoir à son côté et lui parla avec recueillement:

"Je vous estime trop pour rien vous cacher, Évariste. Je me crois digne de vous, je ne le serais pas si je ne vous disais pas tout. Entendez-moi et soyez mon juge. Je n'ai à me reprocher aucune action vile, basse ou seulement intéressée. J'ai été faible et crédule… Ne perdez pas de vue, mon ami, les circonstances difficiles dans lesquelles j'étais placée. Vous le savez: je n'avais plus de mère; mon père, encore jeune, ne songeait qu'à ses amusements et ne s'occupait pas de moi. J'étais sensible; la nature m'avait douée d'un cœur tendre et d'une âme généreuse; et, bien qu'elle ne m'eût pas refusé un jugement ferme et sain, le sentiment alors l'emportait en moi sur la raison. Hélas! il l'emporterait encore aujourd'hui, s'ils ne s'accordaient tous deux, Évariste, pour me donner à vous entièrement et à jamais!"

Elle s'exprimait avec mesure et fermeté. Ses paroles étaient préparées; depuis longtemps elle avait résolu de faire sa confession, parce qu'elle était franche, parce qu'elle se plaisait à imiter Jean-Jacques et parce qu'elle se disait raisonnablement: "Évariste saura, quelque jour, des secrets dont je ne suis pas seule dépositaire; il vaut mieux qu'un aveu, dont la liberté est toute à ma louange, l'instruise de ce qu'il aurait appris un jour à ma honte." Tendre comme elle était et docile à la nature, elle ne se sentait pas très coupable et sa confession en était moins pénible; elle comptait bien, d'ailleurs, ne dire que le nécessaire.

"Ah! soupira-t-elle, que n'êtes-vous venu à moi, cher Évariste, à ces moments où j'étais seule, abandonnée?.."

Gamelin avait pris à la lettre la demande que lui avait faite Élodie d'être son juge. Préparé de nature et par éducation littéraire à l'exercice de la justice domestique, il s'apprêtait à recevoir les aveux d'Élodie.

Comme elle hésitait, il lui fit signe de parler.

Elle dit très simplement:

"Un jeune homme, qui parmi de mauvaises qualités en avait de bonnes et ne montrait que celles-là, me trouva quelque attrait et s'occupa de moi avec une assiduité qui surprenait chez lui: il était à la fleur de la vie, plein de grâce et lié avec des femmes charmantes qui ne se cachaient point de l'adorer. Ce ne fut pas par sa beauté ni même par son esprit qu'il m'intéressa… Il sut me toucher en me témoignant de l'amour, et je crois qu'il m'aimait vraiment. Il fut tendre, empressé. Je ne demandai d'engagements qu'à son cœur, et son cœur était mobile… Je n'accuse que moi; c'est ma confession que je fais, et non la sienne. Je ne me plains pas de lui, puisqu'il m'est devenu étranger. Ah! je vous jure, Évariste, il est pour moi comme s'il n'avait jamais été!"

Elle se tut. Gamelin ne répondit rien. Il croisait les bras; son regard était fixe et sombre. Il songeait en même temps à sa maîtresse et à sa sœur Julie. Julie aussi avait écouté un amant; mais, bien différente, pensait-il, de la malheureuse Élodie, elle s'était fait enlever, non point dans l'erreur d'un cœur sensible, mais pour trouver, loin des siens, le luxe et le plaisir. En sa sévérité, il avait condamné sa sœur et il inclinait à condamner sa maîtresse.

Élodie reprit d'une voix très douce:

"J'étais imbue de philosophie; je croyais que les hommes étaient naturellement honnêtes. Mon malheur fut d'avoir rencontré un amant qui n'était pas formé à l'école de la nature et de la morale, et que les préjugés sociaux, l'ambition, l'amour-propre, un faux point d'honneur avaient fait égoïste et perfide."

Ces paroles calculées produisirent l'effet voulu. Les yeux de Gamelin s'adoucirent. Il demanda:

"Qui était votre séducteur? Est-ce que je le connais?

–Vous ne le connaissez pas.

–Nommez-le-moi."

Elle avait prévu cette demande et était résolue à ne pas la satisfaire.

Elle donna ses raisons.

"Épargnez-moi, je vous prie. Pour vous comme pour moi, j'en ai déjà trop dit."

Et, comme il insistait:

"Dans l'intérêt sacré de notre amour, je ne vous dirai rien qui précise à votre esprit cet… étranger. Je ne veux pas jeter un spectre à votre jalousie; je ne veux pas mettre une ombre importune entre vous et moi. Ce n'est pas quand j'ai oublié cet homme que je vous le ferai connaître."

Gamelin la pressa de lui livrer le nom du séducteur: c'est le terme qu'il employait obstinément, car il ne doutait pas qu'Élodie n'eût été séduite, trompée, abusée. Il ne concevait même pas qu'il en eût pu être autrement, et qu'elle eût obéi au désir, à l'irrésistible désir, écouté les conseils intimes de la chair et du sang; il ne concevait pas que cette créature voluptueuse et tendre, cette belle victime, se fût offerte; il fallait, pour contenter son génie, qu'elle eût été prise par force ou par ruse, violentée, précipitée dans des pièges tendus sous tous ses pas. Il lui faisait des questions mesurées dans les termes, mais précises, serrées, gênantes. Il lui demandait comment s'était formée cette liaison, si elle avait été longue ou courte, tranquille ou troublée, et de quelle manière elle s'était rompue. Et il revenait sans cesse sur les moyens qu'avait employés cet homme pour la séduire, comme s'il avait dû en employer d'étranges et d'inouïs. Toutes ces questions, il les fit en vain. Avec une obstination douce et suppliante, elle se taisait, la bouche serrée et les yeux gros de larmes.

Pourtant, Évariste ayant demandé où était à présent cet homme, elle répondit:

"Il a quitté le royaume."

Elle se reprit vivement:

"… la France.

–Un émigré!" s'écria Gamelin.

Elle le regarda, muette, à la fois rassurée et attristée de le voir se créer lui-même une vérité conforme à ses passions politiques, et donner à sa jalousie gratuitement une couleur jacobine.

En fait, l'amant d'Élodie était un petit clerc de procureur très joli garçon, chérubin saute-ruisseau, qu'elle avait adoré et dont le souvenir après trois ans lui donnait encore une chaleur dans le sein. Il recherchait les femmes riches et âgées: il quitta Élodie pour une dame expérimentée qui récompensait ses mérites. Entré, après la suppression des offices, à la mairie de Paris, il était maintenant un dragon sans-culotte et le greluchon d'une ci-devant.

"Un noble! un émigré! répétait Gamelin, qu'elle se gardait bien de détromper, n'ayant jamais souhaité qu'il sût toute la vérité. Et il t'a lâchement abandonnée?"

Elle inclina la tête.

Il la pressa sur son cœur:

"Chère victime de la corruption monarchique, mon amour te vengera de cet infâme. Puisse le ciel me le faire rencontrer! Je saurai le reconnaître!"

Elle détourna la tête, tout ensemble attristée et souriante, et déçue. Elle l'aurait voulu plus intelligent des choses de l'amour, plus naturel, plus brutal. Elle sentait qu'il ne pardonnait si vite que parce qu'il avait l'imagination froide et que la confidence qu'elle venait de lui faire n'éveillait en lui aucune de ces images qui torturent les voluptueux, et qu'enfin il ne voyait dans cette séduction qu'un fait moral et social.

 

Ils s'étaient levés et suivaient les vertes allées du jardin. Il lui disait que, d'avoir souffert, il l'en estimait plus. Élodie n'en demandait pas tant; mais, tel qu'il était, elle l'aimait, et elle admirait le génie des arts qu'elle voyait briller en lui.

Au sortir du Luxembourg, ils rencontrèrent des attroupements dans la rue de l'Égalité et tout autour du Théâtre de la Nation, ce qui n'était point pour les surprendre: depuis quelques jours une grande agitation régnait dans les sections les plus patriotes; on y dénonçait la faction d'Orléans et les complices de Brissot, qui conjuraient, disait-on, la ruine de Paris et le massacre des républicains. Et Gamelin lui-même avait signé, peu auparavant, la pétition de la Commune qui demandait l'exclusion des Vingt et un.

Près de passer sous l'arcade qui reliait le théâtre à la maison voisine, il leur fallut traverser un groupe de citoyens en carmagnole que haranguait, du haut de la galerie, un jeune militaire beau comme l'Amour de Praxitèle sous son casque de peau de panthère. Ce soldat charmant accusait l'Ami du peuple d'indolence. Il disait:

"Tu dors, Marat, et les fédéralistes nous forgent des fers!"

A peine Élodie eut-elle tourné les yeux sur lui:

"Venez, Évariste!" fit-elle vivement.

La foule, disait-elle, l'effrayait, et elle craignait de s'évanouir dans la presse.

Ils se quittèrent sur la place de la Nation, en se jurant un amour éternel.

Ce matin-là, de bonne heure, le citoyen Brotteaux avait fait à la citoyenne Gamelin le présent magnifique d'un chapon. C'eût été de sa part une imprudence de dire comment il se l'était procuré: car il le tenait d'une dame de la Halle à qui, sur la pointe Eustache, il servait parfois de secrétaire, et l'on savait que les dames de la Halle nourrissaient des sentiments royalistes et correspondaient avec les émigrés. La citoyenne Gamelin avait reçu le chapon d'un cœur reconnaissant. On ne voyait guère de telles pièces alors: les vivres enchérissaient. Le peuple craignait la famine; les aristocrates, disait-on, la souhaitaient, les accapareurs la préparaient.

Le citoyen Brotteaux, prié de manger sa part du chapon au dîner de midi, se rendit à cette invitation et félicita son hôtesse de la suave odeur de cuisine qu'on respirait chez elle. Et, de fait, l'atelier du peintre sentait le bouillon gras.

"Vous êtes bien honnête, monsieur, répondit la bonne dame. Pour préparer l'estomac à recevoir votre chapon, j'ai fait une soupe aux herbes avec une couenne de lard et un gros os de bœuf. Il n'y a rien qui embaume un potage comme un os à moelle.

–Cette maxime est louable, citoyenne, répliqua le vieux Brotteaux. Et vous ferez sagement de remettre demain, après-demain et tout le reste de la semaine, ce précieux os dans la marmite, qu'il ne manquera point de parfumer. La sibylle de Panzoust procédait de la sorte: elle faisait un potage de choux verts avec une couenne de lard jaune et un vieil savorados. Ainsi nomme-t-on dans son pays, qui est aussi le mien, l'os médullaire si savoureux et succulent.

–Cette dame dont vous parlez, monsieur, fit la citoyenne Gamelin, n'était-elle pas un peu regardante, de faire servir si longtemps le même os?

–Elle menait petit train, répondit Brotteaux. Elle était pauvre, bien que prophétesse."

A ce moment, Évariste Gamelin rentra, tout ému des aveux qu'il venait de recevoir et se promettant de connaître le séducteur d'Élodie, pour venger en même temps sur lui la République et son amour.

Après les politesses ordinaires, le citoyen Brotteaux reprit le fil de son discours:

"Il est rare que ceux qui font métier de prédire l'avenir s'enrichissent. On s'aperçoit trop vite de leurs supercheries. Leur imposture les rend haïssables. Mais il faudrait les détester bien davantage s'ils annonçaient vraiment l'avenir. Car la vie d'un homme serait intolérable, s'il savait ce qui lui doit arriver. Il découvrirait des maux futurs, dont il souffrirait par avance, et il ne jouirait plus des biens présents, dont il verrait la fin. L'ignorance est la condition nécessaire du bonheur des hommes, et il faut reconnaître que, le plus souvent, ils la remplissent bien. Nous ignorons de nous presque tout; d'autrui, tout. L'ignorance fait notre tranquillité; le mensonge, notre félicité."

La citoyenne Gamelin mit la soupe sur la table, dit le Benedicite, fit asseoir son fils et son hôte, et commença de manger debout, refusant la place que le citoyen Brotteaux lui offrait à côté de lui, car elle savait, disait-elle, à quoi la politesse l'obligeait.