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Les Dieux ont soif

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XXI

Cependant Julie Gamelin, vêtue de son carrick vert bouteille, allait tous les jours dans le jardin du Luxembourg et là, sur un banc, au bout d'une allée, attendait le moment où son amant paraîtrait à une des lucarnes du palais. Ils se faisaient des signes et échangeaient leurs pensées dans un langage muet qu'ils avaient imaginé. Elle savait par ce moyen que le prisonnier occupait une assez bonne chambre, jouissait d'une agréable compagnie, avait besoin d'une couverture et d'une bouillotte et aimait tendrement sa maîtresse.

Elle n'était pas seule à épier un visage aimé dans ce palais changé en prison. Une jeune mère près d'elle tenait ses regards attachés sur une fenêtre close et, dès qu'elle voyait la fenêtre s'ouvrir, elle élevait son petit enfant dans ses bras, au-dessus de sa tête. Une vieille dame, voilée de dentelle, se tenait de longues heures immobile sur un pliant, espérant en vain apercevoir un moment son fils qui, pour ne pas s'attendrir, jouait au palet dans la cour de la prison, jusqu'à ce qu'on eût fermé le jardin.

Durant ces longues stations sous le ciel gris ou bleu, un homme d'un âge mûr, assez gros, très propre, se tenait sur un banc voisin, jouant avec sa tabatière et ses breloques, et dépliant un journal qu'il ne lisait jamais. Il était vêtu, à la vieille mode bourgeoise, d'un tricorne à galon d'or, d'un habit zinzolin et d'un gilet bleu, brodé d'argent. Il avait l'air honnête; il était musicien, à en juger par la flûte dont un bout dépassait sa poche. Pas un moment il ne quittait des yeux le faux jeune garçon, il ne cessait de lui sourire et, le voyant se lever, il se levait lui-même et le suivait de loin. Julie, dans sa misère et dans sa solitude, se sentait touchée de la sympathie discrète que lui montrait ce bon homme.

Un jour, comme elle sortait du jardin, la pluie commençant à tomber, le bon homme s'approcha d'elle et, ouvrant son vaste parapluie rouge, lui demanda la permission de l'en abriter. Elle lui répondit doucement, de sa voix claire, qu'elle y consentait. Mais au son de cette voix et averti, peut-être, par une subtile odeur de femme, il s'éloigna vivement, laissant exposée à la pluie d'orage la jeune femme, qui comprit et, malgré ses soucis, ne put s'empêcher de sourire.

Julie logeait dans une mansarde de la rue du Cherche-Midi et se faisait passer pour un commis drapier qui cherchait un emploi: la citoyenne veuve Gamelin, persuadée enfin que sa fille ne courait nulle part de si grand danger que près d'elle, l'avait éloignée de la place de Thionville et de la section du Pont-Neuf, et l'entretenait de vivres et de linge autant qu'elle pouvait. Julie faisait un peu de cuisine, allait au Luxembourg voir son cher amant et rentrait dans son taudis; la monotonie de ce manège berçait ses chagrins et, comme elle était jeune et robuste, elle dormait toute la nuit d'un profond sommeil. D'un caractère hardi, habituée aux aventures et excitée, peut-être, par l'habit qu'elle portait, elle allait quelquefois, la nuit, chez un limonadier de la rue du Four, à l'enseigne de la Croix rouge, que fréquentaient des gens de toutes sortes et des femmes galantes. Elle y lisait les gazettes et jouait au trictrac avec quelque courtaud de boutique ou quelque militaire, qui lui fumait sa pipe au nez. Là, on buvait, on jouait, on faisait l'amour et les rixes étaient fréquentes. Un soir, un buveur, au bruit d'une chevauchée sur le pavé du carrefour, souleva le rideau et, reconnaissant le commandant en chef de la garde nationale, le citoyen Hanriot, qui passait au galop avec son état-major, murmura entre ses dents:

"Voilà la bourrique à Robespierre!"

A ce mot, Julie poussa un grand éclat de rire.

Mais un patriote à moustaches releva vertement le propos:

"Celui qui parle ainsi, s'écria-t-il, est un f… aristocrate, que j'aurais plaisir à voir éternuer dans le panier à Samson. Sachez que le général Hanriot est un bon patriote qui saura défendre, au besoin, Paris et la Convention. C'est cela que les royalistes ne lui pardonnent point."

Et le patriote à moustaches, dévisageant Julie qui ne cessait pas de rire:

"Toi, blanc-bec, prends garde que je ne t'envoie mon pied dans le derrière, pour t'apprendre à respecter les patriotes."

Cependant des voix s'élevaient:

"Hanriot est un ivrogne et un imbécile!

–Hanriot est un bon jacobin! Vive Hanriot!"

Deux partis se formèrent. On s'aborda, les poings s'abattirent sut les chapeaux défoncés, les tables se renversèrent, les verres volèrent en éclats, les quinquets s'éteignirent, les femmes poussèrent des cris aigus. Assaillie par plusieurs patriotes, Julie s'arma d'une banquette, fut terrassée, griffa, mordit ses agresseurs. De son carrick ouvert et de son jabot déchiré sa poitrine haletante sortait. Une patrouille accourut au bruit, et la jeune aristocrate s'échappa entre les jambes des gendarmes.

Chaque jour, les charrettes étaient pleines de condamnés.

"Je ne peux pourtant pas laisser mourir mon amant!" disait Julie à sa mère.

Elle résolut de solliciter, de faire des démarches, d'aller dans les comités, dans les bureaux, chez des représentants, chez des magistrats, partout où il faudrait. Elle n'avait point de robe. Sa mère emprunta une robe rayée, un fichu, une coiffe de dentelle à la citoyenne Blaise, et Julie, vêtue en femme et en patriote, se rendit chez le juge Renaudin, dans une humide et sombre maison de la rue Mazarine.

Elle monta en tremblant l'escalier de bois et de carreau et fut reçue par le juge dans son cabinet misérable, meublé d'une table de sapin et de deux chaises de paille. Le papier de tenture pendait en lambeaux. Renaudin, les cheveux noirs et collés, l'œil sombre, les babines retroussées et le menton saillant, lui fit signe de parler et l'écouta en silence.

Elle lui dit qu'elle était la sœur du citoyen Chassagne, prisonnier au Luxembourg, lui exposa le plus habilement qu'elle put les circonstances dans lesquelles il avait été arrêté, le représenta innocent et malheureux, se montra pressante.

Il demeura insensible et dur.

Suppliante, à ses pieds, elle pleura.

Dès qu'il vit des larmes, son visage changea: ses prunelles, d'un noir rougeâtre, s'enflammèrent, et ses énormes mâchoires bleues remuèrent comme pour ramener la salive dans sa gorge sèche.

"Citoyenne, on fera le nécessaire. Ne vous inquiétez pas."

Et, ouvrant une porte, il poussa la solliciteuse dans un petit salon rose, où il y avait des trumeaux peints, des groupes de biscuit, un cartel et des candélabres dorés, des bergères, un canapé de tapisserie décoré d'une pastorale de Boucher. Julie était prête à tout pour sauver son amant.

Renaudin fut brutal et rapide. Quand elle se leva, rajustant la belle robe de la citoyenne Élodie, elle rencontra le regard cruel et moqueur de cet homme; elle sentit aussitôt qu'elle avait fait un sacrifice inutile.

"Vous m'avez promis la liberté de mon frère", dit-elle.

Il ricana.

"Je t'ai dit, citoyenne, qu'on ferait le nécessaire, c'est-à-dire qu'on appliquerait la loi, rien de plus, rien de moins. Je t'ai dit de ne point t'inquiéter, et pourquoi t'inquiéterais-tu? Le Tribunal révolutionnaire est toujours juste."

Elle pensa se jeter sur lui, le mordre, lui arracher les yeux. Mais, sentant qu'elle achèverait de perdre Fortuné Chassagne, elle s'enfuit et courut enlever dans sa mansarde la robe souillée d'Élodie. Et là, seule, elle hurla, toute la nuit, de rage et de douleur.

Le lendemain, étant retournée au Luxembourg, elle trouva le jardin occupé par des gendarmes qui chassaient les femmes et les enfants. Des sentinelles, placées dans les allées, empêchaient les passants de communiquer avec les détenus. La jeune mère, qui venait, chaque jour, portant son enfant dans ses bras, dit à Julie qu'on parlait de conspiration dans les prisons et que l'on reprochait aux femmes de se réunir dans le jardin pour émouvoir le peuple en faveur des aristocrates et des traîtres.

XXII

Une montagne s'est élevée subitement dans le jardin des Tuileries. Le ciel est sans nuages. Maximilien marche devant ses collègues en habit bleu, en culotte jaune, ayant à la main un bouquet d'épis, de bleuets et de coquelicots. Il gravit la montagne et annonce le dieu de Jean-Jacques à la République attendrie. O pureté! ô douceur! ô foi! ô simplicité antique! ô larmes de pitié! ô rosée féconde! ô clémence! ô fraternité humaine!

En vain l'athéisme dresse encore sa face hideuse: Maximilien saisit une torche; les flammes dévorent le monstre et la Sagesse apparaît, d'une main montrant le ciel, de l'autre tenant une couronne d'étoiles.

Sur l'estrade dressée contre le palais des Tuileries, Évariste, au milieu de la foule émue, verse de douces larmes et rend grâces à Dieu. Il voit s'ouvrir une ère de félicité.

Il soupire:

"Enfin nous serons heureux, purs, innocents, si les scélérats le permettent."

Hélas! les scélérats ne l'ont pas permis. Il faut encore des supplices; il faut encore verser des flots de sang impur. Trois jours après la fête de la nouvelle alliance et la réconciliation du ciel et de la terre, la Convention promulgue la loi de prairial qui supprime, avec une sorte de bonhomie terrible, toutes les formes traditionnelles de la loi, tout ce qui a été conçu depuis le temps des Romains équitables pour la sauvegarde de l'innocence soupçonnée. Plus d'instructions, plus d'interrogatoires, plus de témoins, plus de défenseurs: l'amour de la patrie supplée à tout. L'accusé, qui porte renfermé en lui son crime ou son innocence, passe muet devant le juré patriote. Et c'est dans ce temps qu'il faut discerner sa cause parfois difficile, souvent chargée et obscurcie. Comment juger maintenant? Comment reconnaître en un instant l'honnête homme et le scélérat, le patriote et l'ennemi de la patrie?..

 

Après un moment de trouble, Gamelin comprit ses nouveaux devoirs et s'accommoda à ses nouvelles fonctions. Il reconnaissait dans l'abréviation de la procédure les vrais caractères de cette justice salutaire et terrible dont les ministres n'étaient point des chats-fourrés pesant à loisir le pour et le contre dans leurs gothiques balances, mais des sans-culottes jugeant par illumination patriotique et voyant tout dans un éclair. Alors que les garanties, les précautions eussent tout perdu, les mouvements d'un cœur droit sauvaient tout. Il fallait suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère, qui ne se trompe jamais; il fallait juger avec le cœur, et Gamelin faisait des invocations aux mânes de Jean-Jacques:

"Homme vertueux, inspire-moi, avec l'amour des hommes, l'ardeur de les régénérer!"

Ses collègues, pour la plupart, sentaient comme lui. C'était surtout des simples; et, quand les formes furent simplifiées, ils se trouvèrent à leur aise. La justice abrégée les contentait. Rien, dans sa marche accélérée, ne les troublait plus. Ils s'enquéraient seulement des opinions des accusés, ne concevant pas qu'on pût sans méchanceté penser autrement qu'eux. Comme ils croyaient posséder la vérité, la sagesse, le souverain bien, ils attribuaient à leurs adversaires l'erreur et le mal. Ils se sentaient forts: ils voyaient Dieu.

Ils voyaient Dieu, ces jurés du Tribunal révolutionnaire. L'Être suprême, reconnu par Maximilien, les inondait de ses flammes. Ils aimaient, ils croyaient.

Le fauteuil de l'accusé avait été remplacé par une vaste estrade pouvant contenir cinquante individus: on ne procédait plus que par fournées. L'accusateur public réunissait dans une même affaire et inculpait comme complices des gens qui souvent, au Tribunal, se rencontraient pour la première fois. Le Tribunal jugea avec les facilités terribles de la loi de prairial ces prétendues conspirations des prisons qui, succédant aux proscriptions des dantonistes et de la Commune, s'y rattachaient par les artifices d'une pensée subtile. Pour qu'on y reconnût en effet les deux caractères essentiels d'un complot fomenté avec l'or de l'étranger contre la République, la modération intempestive et l'exagération calculée, pour qu'on y vît encore le crime dantoniste et le crime hébertiste, on y avait mis deux têtes opposées, deux têtes de femmes, la veuve de Camille, cette aimable Lucile, et la veuve de l'hébertiste Momoro, déesse d'un jour et joyeuse commère. Toutes deux avaient été renfermées par symétrie dans la même prison, où elles avaient pleuré ensemble sur le même banc de pierre; toutes deux avaient, par symétrie, monté sur l'échafaud. Symbole trop ingénieux, chef-d'œuvre d'équilibre imaginé sans doute par une âme de procureur et dont on faisait honneur à Maximilien. On rapportait à ce représentant du peuple tous les événements heureux ou malheureux qui s'accomplissaient dans la République, les lois, les mœurs, le cours des saisons, les récoltes, les maladies. Injustice méritée, car cet homme, menu, propret, chétif, à face de chat, était puissant sur le peuple…

Le Tribunal expédiait, ce jour-là, une partie de la grande conspiration des prisons, une trentaine de conspirateurs du Luxembourg, captifs très soumis, mais royalistes ou fédéralistes très prononcés. L'accusation reposait tout entière sur le témoignage d'un seul délateur. Les jurés ne savaient pas un mot de l'affaire; ils ignoraient jusqu'aux noms des conspirateurs. Gamelin, en jetant les yeux sur le banc des accusés, reconnut parmi eux Fortuné Chassagne. L'amant de Julie, amaigri par une longue captivité, pâle, les traits durcis par la lumière crue qui baignait la salle, gardait encore quelque grâce et quelque fierté. Ses regards rencontrèrent ceux de Gamelin et se chargèrent de mépris.

Gamelin, possédé d'une fureur tranquille, se leva, demanda la parole, et, les yeux fixés sur le buste de Brutus l'ancien, qui dominait le Tribunal:

"Citoyen président, dit-il, bien qu'il puisse exister entre un des accusés et moi des liens qui, s'ils étaient déclarés, seraient des liens d'alliance, je déclare ne me point récuser. Les deux Brutus ne se récusèrent pas quand, pour le salut de la république ou la cause de la liberté, il leur fallut condamner un fils, frapper un père adoptif."

Il se rassit.

"Voilà un beau scélérat", murmura Chassagne entre ses dents.

Le public restait froid, soit qu'il fût enfin las des caractères sublimes, soit que Gamelin eût triomphé trop facilement des sentiments naturels.

"Citoyen Gamelin, dit le président, aux termes de la loi, toute récusation doit être formulée par écrit, dans les vingt-quatre heures avant l'ouverture des débats. Au reste, tu n'as pas lieu de te récuser: un juré patriote est au-dessus des passions."

Chaque accusé fut interrogé pendant trois ou quatre minutes. Le réquisitoire conclut à la peine de mort pour tous. Les jurés la votèrent d'une parole, d'un signe de tête et par acclamation. Quand ce fut le tour de Gamelin d'opiner:

"Tous les accusés sont convaincus, dit-il, et la loi est formelle."

Tandis qu'il descendait l'escalier du Palais, un jeune homme vêtu d'un carrick vert bouteille et qui semblait âgé de dix-sept ou dix-huit ans, l'arrêta brusquement au passage. Il portait un chapeau rond, rejeté en arrière, et dont les bords faisaient à sa belle tête pâle une auréole noire. Dressé devant le juré, il lui cria, terrible de colère et de désespoir:

"Scélérat! monstre! assassin! Frappe-moi, lâche! Je suis une femme! Fais-moi arrêter, fais-moi guillotiner, Caïn! Je suis ta sœur."

Et Julie lui cracha au visage.

La foule des tricoteuses et des sans-culottes se relâchait alors de sa vigilance révolutionnaire; son ardeur civique était bien attiédie: il n'y eut autour de Gamelin et de son agresseur que des mouvements incertains et confus. Julie fendit l'attroupement et disparut dans le crépuscule.

XXIII

Évariste Gamelin était las et ne pouvait se reposer; vingt fois dans la nuit, il se réveillait en sursaut d'un sommeil plein de cauchemars. C'était seulement dans la chambre bleue, entre les bras d'Élodie, qu'il pouvait dormir quelques heures. Il parlait et criait en dormant et la réveillait; mais elle ne pouvait comprendre ses paroles.

Un matin, après une nuit où il avait vu les Euménides, il se réveilla brisé d'épouvante et faible comme un enfant. L'aube traversait les rideaux de la chambre de ses flèches livides. Les cheveux d'Évariste, mêlés sur son front, lui couvraient les yeux d'un voile noir: Élodie, au chevet du lit, écartait doucement les mèches farouches. Elle le regardait, cette fois, avec une tendresse de sœur et, de son mouchoir, essuyait la sueur glacée sur le front du malheureux. Alors il se rappela cette belle scène de l'Oreste d'Euripide, dont il avait ébauché un tableau qui, s'il avait pu l'achever, aurait été son chef-d'œuvre: la scène où la malheureuse Électre essuie l'écume qui souille la bouche de son frère. Et il croyait entendre aussi Élodie dire d'une voix douce: "Écoute-moi, mon frère chéri, pendant que les Furies te laissent maître de ta raison…"

Et il songeait:

"Et pourtant, je ne suis point parricide. Au contraire, c'est par piété filiale que j'ai versé le sang impur des ennemis de ma patrie."

XXIV

On n'en finissait pas avec la conspiration des prisons. Quarante-neuf accusés remplissaient les gradins. Maurice Brotteaux occupait la droite du plus haut degré, la place d'honneur. Il était vêtu de sa redingote puce, qu'il avait soigneusement brossée la veille, et reprisée à l'endroit de la poche que le petit Lucrèce, à la longue, avait usée. A son côté, la femme Rochemaure, peinte, fardée, éclatante, horrible. On avait placé le Père Longuemare entre elle et la fille Athénaïs, qui avait retrouvé, aux Madelonnettes, la fraîcheur de l'adolescence.

Les gendarmes entassaient sur les gradins des gens que ceux-ci ne connaissaient pas, et qui, peut-être, ne se connaissaient pas entre eux, tous complices cependant, parlementaires, journaliers, ci-devant nobles, bourgeois et bourgeoises. La citoyenne Rochemaure aperçut Gamelin au banc des jurés. Bien qu'il n'eût pas répondu à ses lettres pressantes, à ses messages répétés, elle espéra en lui, lui envoya un regard suppliant et s'efforça d'être pour lui belle et touchante. Mais le regard froid du jeune magistrat lui ôta toute illusion.

Le greffier lut l'acte d'accusation qui, bref sur chacun des accusés, était long à cause de leur nombre. Il exposait à grands traits le complot ourdi dans les prisons pour noyer la République dans le sang des représentants de la nation et du peuple de Paris, et, faisant la part de chacun, il disait:

"L'un des plus pernicieux auteurs de cette abominable conjuration est le nommé Brotteaux, ci-devant des Ilettes, receveur des finances sous le tyran. Cet individu, qui se faisait remarquer, même au temps de la tyrannie, par sa conduite dissolue, est une preuve certaine que le libertinage et les mauvaises mœurs sont les plus grands ennemis de la liberté et du bonheur des peuples: en effet, après avoir dilapidé les finances publiques et épuisé en débauches une notable partie de la substance du peuple, cet individu s'associa avec son ancienne concubine, la femme Rochemaure, pour correspondre avec les émigrés et informer traîtreusement la faction de l'étranger de l'état de nos finances, des mouvements de nos troupes, des fluctuations de l'opinion.

"Brotteaux qui, à cette période de sa méprisable existence, vivait en concubinage avec une prostituée qu'il avait ramassée dans la boue de la rue Fromenteau, la fille Athénaïs, la gagna facilement à ses desseins et l'employa à fomenter la contre-révolution par des cris impudents et des excitations indécentes.

"Quelques propos de cet homme néfaste vous indiqueront clairement ses idées abjectes et son but pernicieux. Parlant du tribunal patriotique, appelé aujourd'hui à le châtier, il disait insolemment: "Le Tribunal révolutionnaire ressemble à une pièce de Guillaume Shakespeare, qui mêle aux scènes les plus sanglantes les bouffonneries les plus triviales." Sans cesse il préconisait l'athéisme, comme le moyen le plus sûr d'avilir le peuple et de le rejeter dans l'immoralité. Dans la prison de la Conciergerie, où il était détenu, il déplorait à l'égal des pires calamités les victoires de nos vaillantes armées, et s'efforçait de jeter la suspicion sur les généraux les plus patriotes en leur prêtant des desseins tyrannicides. "Attendez-vous, disait-il, dans un langage atroce, que la plume hésite à reproduire, attendez-vous à ce que, un jour, un de ces porteurs d'épée, à qui vous devez votre salut, vous avale tous comme la grue de la fable avala les grenouilles."

Et l'acte d'accusation poursuivait de la sorte.

"La femme Rochemaure, ci-devant noble, concubine de Brotteaux, n'est pas moins coupable que lui. Non seulement elle correspondait avec l'étranger et était stipendiée par Pitt lui-même, mais, associée à des hommes corrompus, tels que Julien (de Toulouse) et Chabot, en relations avec le ci-devant baron de Batz, elle inventait, de concert avec ce scélérat, toutes sortes de machinations pour faire baisser les actions de la Compagnie des Indes, les acheter à vil prix et en relever le cours par des machinations opposées aux premières, frustrant ainsi la fortune privée et la fortune publique. Incarcérée à la Bourbe et aux Madelonnettes, elle n'a pas cessé de conspirer dans sa prison, d'agioter et de se livrer à des tentatives de corruption à l'égard des juges et des jurés.

"Louis Longuemare, ex-noble, ex-capucin, s'était depuis longtemps essayé à l'infamie et au crime avant d'accomplir les actes de trahison dont il a à répondre ici. Vivant dans une honteuse promiscuité avec la fille Gorcut, dite Athénaïs, sous le toit même de Brotteaux, il est le complice de cette fille et de ce ci-devant noble. Durant sa captivité à la Conciergerie, il n'a pas cessé un seul jour d'écrire des libelles attentatoires à la liberté et à la paix publiques.

"Il est juste de dire, à propos de Marthe Gorcut, dite Athénaïs, que les filles prostituées sont le plus grand fléau des mœurs publiques, auxquelles elles insultent, et l'opprobre de la société qu'elles flétrissent. Mais à quoi bon s'étendre sur des crimes répugnants, que l'accusée avoue sans pudeur?.."

L'accusation passait ensuite en revue les cinquante-quatre autres prévenus, que ni Brotteaux, ni le Père Longuemare, ni la citoyenne Rochemaure ne connaissaient, sinon pour en avoir vu plusieurs dans les prisons, et qui étaient enveloppés avec les premiers dans "cette conjuration exécrable, dont les annales des peuples ne fournissent point d'exemple".

L'accusation concluait à la peine de mort pour tous les inculpés.

 

Brotteaux fut interrogé le premier.

"Tu as conspiré?

–Non, je n'ai pas conspiré. Tout est faux dans l'acte d'accusation que je viens d'entendre.

–Tu vois: tu conspires encore en ce moment contre le Tribunal."

Et le président passa à la femme Rochemaure, qui répondit par des protestations désespérées, des larmes et des arguties.

Le Père Longuemare s'en remettait entièrement à la volonté de Dieu. Il n'avait pas même apporté sa défense écrite.

A toutes les questions qui lui furent posées, il répondit avec un esprit de renoncement. Toutefois, quand le président le traita de capucin, le vieil homme en lui se ranima:

"Je ne suis pas capucin, dit-il, je suis prêtre et religieux de l'ordre des Barnabites.

–C'est la même chose", répliqua le président avec bonhomie.

Le Père Longuemare le regarda, indigné:

"On ne peut concevoir d'erreur plus étrange, fit-il, que de confondre avec un capucin un religieux de cet ordre des Barnabites qui tient ses constitutions de l'apôtre saint Paul lui-même."

Les éclats de rire et les huées éclatèrent dans l'assistance.

Et le Père Longuemare, prenant ces moqueries pour des signes de dénégation, proclamait qu'il mourrait membre de cet ordre de Saint-Barnabé, dont il portait l'habit dans son cœur.

"Reconnais-tu, demanda le président, avoir conspiré avec la fille Gorcut, dite Athénaïs, qui t'accordait ses méprisables faveurs?"

A cette question, le Père Longuemare leva vers le ciel un regard douloureux et répondit par un silence qui exprimait la surprise d'une âme candide et la gravité d'un religieux qui craint de prononcer de vaines paroles.

"Fille Gorcut, demanda le président à la jeune Athénaïs, reconnais-tu avoir conspiré avec Brotteaux?"

Elle répondit doucement:

"Monsieur Brotteaux, à ma connaissance, n'a fait que du bien. C'est un homme comme il en faudrait beaucoup et comme il n'y a pas meilleur. Ceux qui disent le contraire se trompent. C'est tout ce que j'ai à dire."

Le président lui demanda si elle reconnaissait avoir vécu en concubinage avec Brotteaux. Il fallut lui expliquer ce terme qu'elle n'entendait pas. Mais, dès qu'elle eut compris de quoi il s'agissait, elle répondit qu'il n'aurait tenu qu'à lui, mais qu'il ne le lui avait pas demandé.

On rit dans les tribunes et le président menaça la fille Gorcut de la mettre hors des débats si elle répondait encore avec un tel cynisme.

Alors elle l'appela cafard, face de carême, cornard, et vomit sur lui, sur les juges et les jurés des potées d'injures, jusqu'à ce que les gendarmes l'eussent tirée de son banc et emmenée hors de la salle.

Le président interrogea ensuite brièvement les autres accusés, dans l'ordre où ils étaient placés sur les gradins. Un nommé Navette répondit qu'il n'avait pu conspirer dans une prison où il n'avait séjourné que quatre jours. Le président fit cette observation que la réponse était à considérer et qu'il priait les citoyens jurés d'en tenir compte. Un certain Bellier répondit de même et le président adressa en sa faveur la même observation au jury. On interpréta cette bienveillance du juge comme l'effet d'une louable équité ou comme un salaire dû à la délation.

Le substitut de l'accusateur public prit la parole. Il ne fit qu'amplifier l'acte d'accusation et posa ces questions:

"Est-il constant que Maurice Brotteaux, Louise Rochemaure, Louis Longuemare, Marthe Gorcut, dite Athénaïs, Eusèbe Rocher, Pierre Guyton-Fabulet, Marcelline Descourtis, etc., etc., ont formé une conjuration dont les moyens sont l'assassinat, la famine, la fabrication de faux assignats et de fausse monnaie, la dépravation de la morale et de l'esprit public, le soulèvement des prisons; le but: la guerre civile, la dissolution de la représentation nationale, le rétablissement de la royauté?

Les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations. Ils se prononcèrent à l'unanimité pour l'affirmative en ce qui concernait tous les accusés, à l'exception des dénommés Navette et Bellier, que le président et, après lui, l'accusateur public avaient mis, en quelque sorte, hors de cause. Gamelin motiva son verdict en ces termes:

"La culpabilité des accusés crève les yeux: leur châtiment importe au salut de la Nation et ils doivent eux-mêmes souhaiter leur supplice comme le seul moyen d'expier leurs crimes."

Le président prononça la sentence en l'absence de ceux qu'elle concernait. Dans ces grandes journées, contrairement à ce qu'exigeait la loi, on ne rappelait pas les condamnés pour leur lire leur arrêt, sans doute parce qu'on craignait le désespoir d'un si grand nombre de personnes. Vaine crainte, tant la soumission des victimes était alors grande et générale! Le greffier descendit lire le verdict, qui fut entendu dans ce silence et cette tranquillité qui faisaient comparer les condamnés de prairial à des arbres mis en coupe.

La citoyenne Rochemaure se déclara enceinte. Un chirurgien, qui était en même temps juré, fut commis pour la visiter. On la porta évanouie dans son cachot.

"Ah! soupira le Père Longuemare, ces juges sont des hommes bien dignes de pitié: l'état de leur âme est vraiment déplorable. Ils brouillent tout et confondent un barnabite avec un franciscain."

L'exécution devait avoir lieu, le jour même, à la "barrière du Trône-Renversé". Les condamnés, la toilette faite, les cheveux coupés, la chemise échancrée, attendirent le bourreau, parqués comme un bétail dans la petite salle séparée du greffe par une cloison vitrée.

A l'arrivée de l'exécuteur et de ses valets, Brotteaux, qui lisait tranquillement son Lucrèce, mit le signet à la page commencée, ferma le livre, le fourra dans la poche de sa redingote et dit au barnabite:

"Mon révérend Père, ce dont j'enrage, c'est que je ne vous persuaderai pas. Nous allons dormir tous deux notre dernier sommeil, et je ne pourrai pas vous tirer par la manche et vous réveiller pour vous dire: "Vous voyez: vous n'avez plus ni sentiment ni connaissance; vous êtes inanimé. Ce qui suit la vie est comme ce qui la précède."

Il voulut sourire; mais une atroce douleur lui saisit le cœur et les entrailles et il fut près de défaillir.

Il reprit toutefois:

"Mon Père, je vous laisse voir ma faiblesse. J'aime la vie et ne la quitte point sans regret.

–Monsieur, répondit le moine avec douceur, prenez garde que vous êtes plus brave que moi et que pourtant la mort vous trouble davantage. Que veut dire cela, sinon que je vois la lumière, que vous ne voyez pas encore?

–Ce pourrait être aussi, dit Brotteaux, que je regrette la vie parce que j'en ai mieux joui que vous, qui l'avez rendue aussi semblable que possible à la mort.

–Monsieur, dit le Père Longuemare en pâlissant, cette heure est grave. Que Dieu m'assiste! Il est certain que nous mourrons sans secours. Il faut que j'aie jadis reçu les sacrements avec tiédeur et d'un cœur ingrat, pour que le Ciel me les refuse aujourd'hui que j'en ai un si pressant besoin."

Les charrettes attendaient. On y entassa les condamnés, les mains liées. La femme Rochemaure, dont la grossesse n'avait pas été reconnue par le chirurgien, fut hissée dans un des tombereaux. Elle retrouva un peu de son énergie pour observer la foule des spectateurs, espérant contre toute espérance y rencontrer des sauveurs. Ses yeux imploraient. L'affluence était moindre qu'autrefois et les mouvements des esprits moins violents. Quelques femmes seulement criaient: "A mort!" ou raillaient ceux qui allaient mourir. Les hommes haussaient les épaules, détournaient la tête et se taisaient, soit par prudence, soit par respect des lois.

Il y eut un frisson dans la foule quand Athénaïs passa le guichet. Elle avait l'air d'un enfant.

Elle s'inclina devant le religieux:

"Monsieur le curé, lui dit-elle, donnez-moi l'absolution."