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Athos ne perdait pas de vue les deux discoureurs. Aramis ouvrit la porte et s'effaça pour que d'Artagnan et Porthos pussent entrer. En entrant, d'Artagnan engagea la poignée de son épée dans la grille et fut forcé d'écarter son manteau. En écartant son manteau il découvrit la crosse luisante de ses pistolets, sur lesquels se refléta un rayon de la lune.

– Voyez-vous, dit Aramis en touchant l'épaule d'Athos d'une main et en lui montrant de l'autre l'arsenal que d'Artagnan portait à sa ceinture.

– Hélas! oui, dit Athos avec un profond soupir.

Et il entra le troisième. Aramis entra le dernier et ferma la grille derrière lui. Les deux valets restèrent dehors; mais comme si eux aussi se méfiaient l'un de l'autre, ils restèrent à distance.

XXXI. La place Royale

On marcha silencieusement jusqu'au centre de la place; mais comme en ce moment la lune venait de sortir d'un nuage, on réfléchit qu'à cette place découverte on serait facilement vu, et l'on gagna les tilleuls, où l'ombre était plus épaisse.

Des bancs étaient disposés de place en place; les quatre promeneurs s'arrêtèrent devant l'un d'eux. Athos fit un signe, d'Artagnan et Porthos s'assirent. Athos et Aramis restèrent debout devant eux.

Au bout d'un moment de silence dans lequel chacun sentait l'embarras qu'il y avait à commencer l'explication:

– Messieurs, dit Athos, une preuve de la puissance de notre ancienne amitié, c'est notre présence à ce rendez-vous; pas un n'a manqué, pas un n'avait donc de reproches à se faire.

– Écoutez, monsieur le comte, dit d'Artagnan, au lieu de nous faire des compliments que nous ne méritons peut-être ni les uns ni les autres, expliquons-nous en gens de coeur.

– Je ne demande pas mieux, répondit Athos. Je suis franc; parlez avec toute franchise: avez-vous quelque chose à me reprocher, à moi ou à M. l'abbé d'Herblay?

– Oui, dit d'Artagnan; lorsque j'eus l'honneur de vous voir au château de Bragelonne, je vous portais des propositions que vous avez comprises; au lieu de me répondre comme à un ami, vous m'avez joué comme un enfant, et cette amitié que vous vantez ne s'est pas rompue hier par le choc de nos épées, mais par votre dissimulation à votre château.

– D'Artagnan! dit Athos d'un ton de doux reproche.

– Vous m'avez demandé de la franchise, dit d'Artagnan, en voilà; vous demandez ce que je pense, je vous le dis. Et maintenant j'en ai autant à votre service, monsieur l'abbé d'Herblay. J'ai agi de même avec vous et vous m'avez abusé aussi.

– En vérité, monsieur, vous êtes étrange, dit Aramis; vous êtes venu me trouver pour me faire des propositions, mais me les avez- vous faites? Non, vous m'avez sondé, voilà tout. Eh bien! que vous ai-je dit? que Mazarin était un cuistre et que je ne servirais pas Mazarin. Mais voilà tout. Vous ai-je dit que je ne servirais pas un autre? Au contraire, je vous ai fait entendre, ce me semble, que j'étais aux princes. Nous avons même, si je ne m'abuse, fort agréablement plaisanté sur le cas très probable où vous recevriez du cardinal mission de m'arrêter. Étiez-vous homme de parti? Oui, sans doute. Eh bien! pourquoi ne serions-nous pas à notre tour gens de parti? Vous aviez votre secret comme nous avions le nôtre; nous ne les avons pas échangés, tant mieux: cela prouve que nous savons garder nos secrets.

– Je ne vous reproche rien, monsieur, dit d'Artagnan, c'est seulement parce que M. le comte de La Fère a parlé d'amitié que j'examine vos procédés.

– Et qu'y trouvez-vous? demanda Aramis avec hauteur.

Le sang monta aussitôt aux tempes de d'Artagnan, qui se leva et répondit:

– Je trouve que ce sont bien ceux d'un élève des jésuites.

En voyant d'Artagnan se lever, Porthos s'était levé aussi. Les quatre hommes se retrouvaient donc debout et menaçants en face les uns des autres.

À la réponse de d'Artagnan, Aramis fit un mouvement comme pour porter la main à son épée.

Athos l'arrêta.

– D'Artagnan, dit-il, vous venez ce soir ici encore tout furieux de notre aventure d'hier. D'Artagnan, je vous croyais assez grand coeur pour qu'une amitié de vingt ans résistât chez vous à une défaite d'amour-propre d'un quart d'heure. Voyons, dites cela à moi. Croyez-vous avoir quelque chose à me reprocher? Si je suis en faute, d'Artagnan, j'avouerai ma faute.

Cette voix grave et harmonieuse d'Athos avait toujours sur d'Artagnan son ancienne influence, tandis que celle d'Aramis, devenue aigre et criarde dans ses moments de mauvaise humeur, l'irritait. Aussi répondit-il à Athos:

– Je crois, monsieur le comte, que vous aviez une confidence à me faire au château de Bragelonne, et que monsieur, continua-t-il en désignant Aramis, en avait une à me faire à son couvent; je ne me fusse point jeté alors dans une aventure où vous deviez me barrer le chemin; cependant, parce que j'ai été discret, il ne faut pas tout à fait me prendre pour un sot. Si j'avais voulu approfondir la différence des gens que M. d'Herblay reçoit par une échelle de corde avec celle des gens qu'il reçoit par une échelle de bois, je l'aurais bien forcé de me parler.

– De quoi vous mêlez-vous? s'écria Aramis, pâle de colère au doute qui lui vint dans le coeur qu'épié par d'Artagnan, il avait été vu avec madame de Longueville.

– Je me mêle de ce qui me regarde, et je sais faire semblant de ne pas avoir vu ce qui ne me regarde pas, mais je hais les hypocrites, et, dans cette catégorie, je range les mousquetaires qui font les abbés et les abbés qui font les mousquetaires, et, ajouta-t-il en se tournant vers Porthos, voici monsieur qui est de mon avis.

Porthos, qui n'avait pas encore parlé, ne répondit que par un mot et un geste.

Il dit «Oui», et mit l'épée à la main.

Aramis fit un bond en arrière et tira la sienne. D'Artagnan se courba, prêt à attaquer ou à se défendre.

Alors Athos étendit la main avec le geste de commandement suprême qui n'appartenait qu'à lui, tira lentement épée et fourreau tout à la fois, brisa le fer dans sa gaine en le frappant sur son genou, et jeta les deux morceaux à sa droite.

Puis se retournant vers Aramis:

– Aramis, dit-il, brisez votre épée.

Aramis hésita.

– Il le faut, dit Athos. Puis d'une voix plus basse et plus douce: Je le veux.

Alors Aramis, plus pâle encore, mais subjugué par ce geste, vaincu par cette voix, rompit dans ses mains la lame flexible, puis se croisa les bras et attendit frémissant de rage.

Ce mouvement fit reculer d'Artagnan et Porthos; d'Artagnan ne tira point son épée, Porthos remit la sienne au fourreau.

– Jamais, dit Athos en levant lentement la main droite au ciel, jamais, je le jure devant Dieu qui nous voit et nous écoute pendant la solennité de cette nuit, jamais mon épée ne touchera les vôtres, jamais mon oeil n'aura pour vous un regard de colère, jamais mon coeur un battement de haine. Nous avons vécu ensemble, haï et aimé ensemble; nous avons versé et confondu notre sang; et peut-être, ajouterai-je encore, y a-t-il entre nous un lien plus puissant que celui de l'amitié, peut-être y a-t-il le pacte du crime; car, tous quatre, nous avons condamné, jugé, exécuté un être humain que nous n'avions peut-être pas le droit de retrancher de ce monde, quoique plutôt qu'à ce monde il parût appartenir à l'enfer. D'Artagnan, je vous ai toujours aimé comme mon fils. Porthos, nous avons dormi dix ans côte à côte; Aramis est votre frère comme il est le mien, car Aramis vous a aimés comme je vous aime encore, comme je vous aimerai toujours. Qu'est-ce que le cardinal de Mazarin peut être pour nous, qui avons forcé la main et le coeur d'un homme comme Richelieu? Qu'est-ce que tel ou tel prince pour nous qui avons consolidé la couronne sur la tête d'une reine? D'Artagnan, je vous demande pardon d'avoir hier croisé le fer avec vous; Aramis en fait autant pour Porthos. Et maintenant, haïssez-moi si vous pouvez, mais, moi, je vous jure que, malgré votre haine, je n'aurai que de l'estime et de l'amitié pour vous. Maintenant répétez mes paroles, Aramis, et après, s'ils le veulent, et si vous le voulez, quittons nos anciens amis pour toujours.

Il se fit un instant de silence solennel qui fut rompu par Aramis.

– Je le jure, dit-il avec un front calme et un regard loyal, mais d'une voix dans laquelle vibrait un dernier tremblement d'émotion, je jure que je n'ai plus de haine contre ceux qui furent mes amis; je regrette d'avoir touché votre épée, Porthos. Je jure enfin que non seulement la mienne ne se dirigera plus sur votre poitrine, mais encore qu'au fond de ma pensée la plus secrète, il ne restera pas dans l'avenir l'apparence de sentiments hostiles contre vous. Venez, Athos.

Athos fit un mouvement pour se retirer.

– Oh! non, non! ne vous en allez pas! s'écria d'Artagnan, entraîné par un de ces élans irrésistibles qui trahissaient la chaleur de son sang et la droiture native de son âme, ne vous en allez pas; car, moi aussi, j'ai un serment à faire, je jure que je donnerais jusqu'à la dernière goutte de mon sang, jusqu'au dernier lambeau de ma chair pour conserver l'estime d'un homme comme vous, Athos, l'amitié d'un homme comme vous, Aramis.

Et il se précipita dans les bras d'Athos.

– Mon fils! dit Athos en le pressant sur son coeur.

– Et moi, dit Porthos, je ne jure rien, mais j'étouffe, sacrebleu! S'il me fallait me battre contre vous, je crois que je me laisserais percer d'outre en outre, car je n'ai jamais aimé que vous au monde.

Et l'honnête Porthos se mit à fondre en larmes en se jetant dans les bras d'Aramis.

– Mes amis, dit Athos, voilà ce que j'espérais, voilà ce que j'attendais de deux coeurs comme les vôtres; oui, je l'ai dit et je le répète, nos destinées sont liées irrévocablement, quoique nous suivions une route différente. Je respecte votre opinion, d'Artagnan; je respecte votre conviction, Porthos; mais quoique nous combattions pour des causes opposées, gardons-nous amis; les ministres, les princes, les rois passeront comme un torrent, la guerre civile comme une flamme, mais nous, resterons-nous? j'en ai le pressentiment.

 

– Oui, dit d'Artagnan, soyons toujours mousquetaires, et gardons pour unique drapeau cette fameuse serviette du bastion de Saint- Gervais, où le grand cardinal avait fait broder trois fleurs de lis.

– Oui, dit Aramis, cardinalistes ou frondeurs, que nous importe! Retrouvons nos bons seconds pour les duels, nos amis dévoués dans les affaires graves, nos joyeux compagnons pour le plaisir!

– Et chaque fois, dit Athos, que nous nous rencontrerons dans la mêlée, à ce seul mot: Place Royale! passons nos épées dans la main gauche et tendons-nous la main droite, fût-ce au milieu du carnage!

– Vous parlez à ravir, dit Porthos.

– Vous êtes le plus grand des hommes, dit d'Artagnan, et, quant à nous, vous nous dépassez de dix coudées.

Athos sourit d'un sourire d'ineffable joie.

– C'est donc conclu, dit-il. Allons, messieurs, votre main. Êtes- vous quelque peu chrétiens?

– Pardieu! dit d'Artagnan.

– Nous le serons dans cette occasion, pour rester fidèles à notre serment, dit Aramis.

– Ah! je suis prêt à jurer par ce qu'on voudra, dit Porthos, même par Mahomet! Le diable m'emporte si j'ai jamais été si heureux qu'en ce moment.

Et le bon Porthos essuyait ses yeux encore humides.

– L'un de vous a-t-il une croix? demanda Athos.

Porthos et d'Artagnan se regardèrent en secouant la tête comme des hommes pris au dépourvu.

Aramis sourit et tira de sa poitrine une croix de diamants suspendue à son cou par un fil de perles.

– En voilà une, dit-il.

– Eh bien! reprit Athos, jurons sur cette croix, qui malgré sa matière est toujours une croix, jurons d'être unis malgré tout et toujours; et puisse ce serment non seulement nous lier nous-mêmes, mais encore lier nos descendants! Ce serment vous convient-il?

– Oui, dirent-ils tout d'une voix.

– Ah! traître! dit tout bas d'Artagnan en se penchant à l'oreille d'Aramis, vous nous avez fait jurer sur le crucifix d'une frondeuse.

XXXII. Le bac de l'Oise

Nous espérons que le lecteur n'a point tout à fait oublié le jeune voyageur que nous avons laissé sur la route de Flandre.

Raoul, en perdant de vue son protecteur, qu'il avait laissé le suivant des yeux en face de la basilique royale, avait piqué son cheval pour échapper d'abord à ses douloureuses pensées, et ensuite pour dérober à Olivain l'émotion qui altérait ses traits.

Une heure de marche rapide dissipa bientôt cependant toutes ces sombres vapeurs qui avaient attristé l'imagination si riche du jeune homme. Ce plaisir inconnu d'être libre, plaisir qui a sa douceur, même pour ceux qui n'ont jamais souffert de leur dépendance, dora pour Raoul le ciel et la terre, et surtout cet horizon lointain et azuré de la vie qu'on appelle l'avenir.

Cependant il s'aperçut, après plusieurs essais de conversation avec Olivain, que de longues journées passées ainsi seraient bien tristes, et la parole du comte, si douce, si persuasive et si intéressante, lui revint en mémoire à propos des villes que l'on traversait, et sur lesquelles personne ne pouvait plus lui donner ces renseignements précieux qu'il eût tirés d'Athos, le plus savant et le plus amusant de tous les guides.

Un autre souvenir attristait encore Raoul: on arrivait à Louvres, il avait vu, perdu derrière un rideau de peupliers, un petit château qui lui avait si fort rappelé celui de La Vallière, qu'il s'était arrêté à le regarder près de dix minutes, et avait repris sa route en soupirant, sans même répondre à Olivain, qui l'avait interrogé respectueusement sur la cause de cette attention. L'aspect des objets extérieurs est un mystérieux conducteur, qui correspond aux fibres de la mémoire et va les réveiller quelquefois malgré nous; une fois ce fil éveillé, comme celui d'Ariane, il conduit dans un labyrinthe de pensées où l'on s'égare en suivant cette ombre du passé qu'on appelle le souvenir. Or, la vue de ce château avait rejeté Raoul à cinquante lieues du côté de l'occident, et lui avait fait remonter sa vie depuis le moment où il avait pris congé de la petite Louise jusqu'à celui où il l'avait vue pour la première fois, et chaque touffe de chêne, chaque girouette entrevue au haut d'un toit d'ardoises, lui rappelaient qu'au lieu de retourner vers ses amis d'enfance, il s'en éloignait chaque instant davantage, et que peut-être même il les avait quittés pour jamais.

Le coeur gonflé, la tête lourde, il commanda à Olivain de conduire les chevaux à une petite auberge qu'il apercevait sur la route à une demi-portée de mousquet à peu près en avant de l'endroit où l'on était parvenu. Quant à lui, il mit pied à terre, s'arrêta sous un beau groupe de marronniers en fleurs, autour desquels murmuraient des multitudes d'abeilles, et dit à Olivain de lui faire apporter par l'hôte du papier à lettres et de l'encre sur une table qui paraissait là toute disposée pour écrire.

Olivain obéit et continua sa route, tandis que Raoul s'asseyait le coude appuyé sur cette table, les regards vaguement perdus sur ce charmant paysage tout parsemé de champs verts et de bouquets d'arbres, et faisant de temps en temps tomber de ses cheveux ces fleurs qui descendaient sur lui comme une neige.

Raoul était là depuis dix minutes à peu près, et il y en avait cinq qu'il était perdu dans ses rêveries, lorsque dans le cercle embrassé par ses regards distraits il vit se mouvoir une figure rubiconde qui, une serviette autour du corps, une serviette sur le bras, un bonnet blanc sur la tête, s'approchait de lui, tenant papier, encore et plume.

– Ah! ah! dit l'apparition, on voit que tous les gentilshommes ont des idées pareilles, car il n'y a qu'un quart d'heure qu'un jeune seigneur, bien monté comme vous, de haute mine comme vous, et de votre âge à peu près, a fait halte devant ce bouquet d'arbres, y a fait apporter cette table et cette chaise, et y a dîné, avec un vieux monsieur qui avait l'air d'être son gouverneur, d'un pâté dont ils n'ont pas laissé un morceau, et d'une bouteille de vieux vin de Mâcon dont ils n'ont pas laissé une goutte; mais heureusement nous avons encore du même vin et des pâtés pareils, et si monsieur veut donner ses ordres…

– Non, mon ami, dit Raoul en souriant, et je vous remercie, je n'ai besoin pour le moment que des choses que j'ai fait demander; seulement je serais bien heureux que l'encre fût noire et que la plume fût bonne; à ces conditions je paierai la plume au prix de la bouteille, et l'encre au prix du pâté.

– Eh bien! monsieur, dit l'hôte, je vais donner le pâté et la bouteille à votre domestique, de cette façon-là vous aurez la plume et l'encre par-dessus le marché.

– Faites comme vous voudrez, dit Raoul, qui commençait son apprentissage avec cette classe toute particulière de la société qui, lorsqu'il y avait des voleurs sur les grandes routes, était associée avec eux, et qui, depuis qu'il n'y en a plus, les a avantageusement remplacés.

L'hôte, tranquillisé sur sa recette, déposa sur la table papier, encre et plume. Par hasard, la plume était passable, et Raoul se mit à écrire.

L'hôte était resté devant lui et considérait avec une espèce d'admiration involontaire cette charmante figure si sérieuse et si douce à la fois. La beauté a toujours été et sera toujours une reine.

– Ce n'est pas un convive comme celui de tout à l'heure, dit l'hôte à Olivain, qui venait rejoindre Raoul pour voir s'il n'avait besoin de rien, et votre jeune maître n'a pas d'appétit.

– Monsieur en avait encore il y a trois jours, de l'appétit, mais que voulez-vous! il l'a perdu depuis avant-hier.

Et Olivain et l'hôte s'acheminèrent vers l'auberge. Olivain, selon la coutume des laquais heureux de leur condition, racontant au tavernier tout ce qu'il crut pouvoir dire sur le compte du jeune gentilhomme.

Cependant Raoul écrivait:

Monsieur,

«Après quatre heures de marche, je m'arrête pour vous écrire, car vous me faites faute à chaque instant, et je suis toujours prêt à tourner la tête, comme pour répondre lorsque vous me parliez. J'ai été si étourdi de votre départ, et si affecté du chagrin de notre séparation, que je ne vous ai que bien faiblement exprimé tout ce que je ressentais de tendresse et de reconnaissance pour vous. Vous m'excuserez, monsieur, car votre coeur est si généreux, que vous avez compris tout ce qui se passait dans le mien. Écrivez- moi, monsieur, je vous en prie, car vos conseils sont une partie de mon existence; et puis, si j'ose vous le dire, je suis inquiet, il m'a semblé que vous vous prépariez vous-même à quelque expédition périlleuse, sur laquelle je n'ai point osé vous interroger, car vous ne m'en avez rien dit. J'ai donc, vous le voyez, grand besoin d'avoir de vos nouvelles. Depuis que je ne vous ai plus là, près de moi, j'ai peur à tout moment de manquer. Vous me souteniez puissamment, monsieur, et aujourd'hui, je le jure, je me trouve bien seul.

«Aurez-vous l'obligeance, monsieur, si vous recevez des nouvelles de Blois, de me toucher quelques mots de ma petite amie Mlle de La Vallière, dont, vous le savez, la santé, lors de notre départ, pouvait donner quelque inquiétude? Vous comprenez, monsieur et cher protecteur, combien les souvenirs du temps que j'ai passé près de vous me sont précieux et indispensables. J'espère que parfois vous penserez aussi à moi, et si je vous manque à de certaines heures, si vous ressentez comme un petit regret de mon absence, je serais comblé de joie en songeant que vous avez senti mon affection et mon dévouement pour vous, et que j'ai su vous les faire comprendre pendant que j'avais le bonheur de vivre auprès de vous.»

Cette lettre achevée, Raoul se sentit plus calme; il regarda bien si Olivain et l'hôte ne le guettaient pas, et il déposa un baiser sur ce papier, muette et touchante caresse que le coeur d'Athos était capable de deviner en ouvrant la lettre.

Pendant ce temps, Olivain avait bu sa bouteille et mangé son pâté; les chevaux aussi s'étaient rafraîchis. Raoul fit signe à l'hôte de venir, jeta un écu sur la table, remonta à cheval, et à Senlis, jeta la lettre à la poste.

Le repos qu'avaient pris cavaliers et chevaux leur permettait de continuer leur route sans s'arrêter. À Verberie, Raoul ordonna à Olivain de s'informer de ce jeune gentilhomme qui les précédait; on l'avait vu passer il n'y avait pas trois quarts d'heure, mais il était bien monté, comme l'avait déjà dit le tavernier, et allait bon train.

– Tâchons de rattraper ce gentilhomme, dit Raoul à Olivain, il va comme nous à l'armée, et ce nous sera une compagnie agréable.

Il était quatre heures de l'après-midi lorsque Raoul arriva à Compiègne; il y dîna de bon appétit et s'informa de nouveau du jeune gentilhomme qui le précédait: il s'était arrêté comme Raoul à l'Hôtel de la Cloche et de la Bouteille, qui était le meilleur de Compiègne, et avait continué sa route en disant qu'il voulait aller coucher à Noyon.

– Allons coucher à Noyon, dit Raoul.

– Monsieur, répondit respectueusement Olivain, permettez-moi de vous faire observer que nous avons déjà fort fatigué les chevaux ce matin. Il sera bon, je crois, de coucher ici et de repartir demain de bon matin. Dix-huit lieues suffisent pour une première étape.

– M. le comte de La Fère désire que je me hâte, répondit Raoul, et que j'aie rejoint M. le Prince dans la matinée du quatrième jour: poussons donc jusqu'à Noyon, ce sera une étape pareille à celles que nous avons faites en allant de Blois à Paris. Nous arriverons à huit heures. Les chevaux auront toute la nuit pour se reposer, et demain, à cinq heures du matin, nous nous remettrons en route.

Olivain n'osa s'opposer à cette détermination; mais il suivit en murmurant.

– Allez, allez, disait-il entre ses dents, jetez votre feu le premier jour; demain, en place d'une journée de vingt lieues, vous en ferez une de dix, après-demain, une de cinq, et dans trois jours vous serez au lit. Là, il faudra bien que vous vous reposiez. Tous ces jeunes gens sont de vrais fanfarons.

On voit qu'Olivain n'avait pas été élevé à l'école des Planchet et des Grimaud.

Raoul se sentait las en effet; mais il désirait essayer ses forces, et nourri des principes d'Athos, sûr de l'avoir entendu mille fois parler d'étapes de vingt-cinq lieues, il ne voulait pas rester au-dessous de son modèle. D'Artagnan, cet homme de fer qui semblait tout bâti de nerfs et de muscles, l'avait frappé d'admiration.

Il allait donc toujours pressant de plus en plus le pas de son cheval, malgré les observations d'Olivain, et suivant un charmant petit chemin qui conduisait à un bac et qui raccourcissait d'une lieue la route, à ce qu'on lui avait assuré, lorsque, en arrivant au sommet d'une colline, il aperçut devant lui la rivière. Une petite troupe d'hommes à cheval se tenait sur le bord et était prête à s'embarquer. Raoul ne douta point que ce ne fût le gentilhomme et son escorte; il poussa un cri d'appel, mais il était encore trop loin pour être entendu; alors, tout fatigué qu'était son cheval, Raoul le mit au galop; mais une ondulation de terrain lui déroba bientôt la vue des voyageurs, et lorsqu'il parvint sur une nouvelle hauteur, le bac avait quitté le bord et voguait vers l'autre rive.

 

Raoul, voyant qu'il ne pouvait arriver à temps pour passer le bac en même temps que les voyageurs, s'arrêta pour attendre Olivain.

En ce moment on entendit un cri qui semblait venir de la rivière. Raoul se retourna du côté d'où venait le cri, et mettant la main sur ses yeux qu'éblouissait le soleil couchant:

– Olivain! s'écria-t-il, que vois-je donc là-bas?

Un second cri retentit plus perçant que le premier.

– Eh! monsieur, dit Olivain, la corde du bac a cassé et le bateau dérive. Mais que vois-je donc dans l'eau? cela se débat.

– Eh! sans doute, s'écria Raoul, fixant ses regards vers un point de la rivière que les rayons du soleil illuminaient splendidement, un cheval, un cavalier.

– Ils enfoncent, cria à son tour Olivain.

C'était vrai, et Raoul aussi venait d'acquérir la certitude qu'un accident était arrivé et qu'un homme se noyait. Il rendit la main à son cheval, lui enfonça les éperons dans le ventre, et l'animal, pressé par la douleur et sentant qu'on lui livrait l'espace, bondit par-dessus une espèce de garde-fou qui entourait le débarcadère, et tomba dans la rivière en faisant jaillir au loin des flots d'écume.

– Ah! monsieur, s'écria Olivain, que faites-vous donc, Seigneur

Dieu!

Raoul dirigeait son cheval vers le malheureux en danger. C'était, au reste, un exercice qui lui était familier. Élevé sur les bords de la Loire, il avait pour ainsi dire été bercé dans ses flots; cent fois, il l'avait traversée à cheval, mille fois en nageant. Athos, dans la prévoyance du temps où il ferait du vicomte un soldat, l'avait aguerri dans toutes ces entreprises.

– Oh! mon Dieu! continuait Olivain désespéré, que dirait M. le comte s'il vous voyait?

– M. le comte eût fait comme moi, répondit Raoul en poussant vigoureusement son cheval.

– Mais moi! mais moi! s'écriait Olivain pâle et désespéré en s'agitant sur la rive, comment passerai-je, moi?

– Saute, poltron! cria Raoul nageant toujours.

Puis s'adressant au voyageur qui se débattait à vingt pas de lui:

– Courage, monsieur, dit-il, courage, on vient à votre aide.

Olivain avança, recula, fit cabrer son cheval, le fit tourner, et enfin, mordu au coeur par la honte, s'élança comme avait fait Raoul, mais en répétant: «Je suis mort, nous sommes perdus!»

Cependant le bac descendait rapidement, emporté par le fil de l'eau, et on entendait crier ceux qu'il emportait.

Un homme à cheveux gris s'était jeté du bac à la rivière et nageait vigoureusement vers la personne qui se noyait; mais il avançait lentement, car il lui fallait remonter le cours de l'eau.

Raoul continuait sa route et gagnait visiblement du terrain; mais le cheval et le cavalier, qu'il ne quittait pas du regard, s'enfonçaient visiblement: le cheval n'avait plus que les naseaux hors de l'eau, et le cavalier, qui avait quitté les rênes en se débattant, tendait les bras et laissait aller sa tête en arrière. Encore une minute, et tout disparaissait.

– Courage, cria Raoul, courage!

– Trop tard, murmura le jeune homme, trop tard!

L'eau passa par-dessus sa tête et éteignit sa voix dans sa bouche.

Raoul s'élança de son cheval, auquel il laissa le soin de sa propre conservation, et en trois ou quatre brassées fut près du gentilhomme. Il saisit aussitôt le cheval par la gourmette, et lui souleva la tête hors de l'eau; l'animal alors respira plus librement, et comme s'il eût compris que l'on venait à son aide, il redoubla d'efforts; Raoul en même temps saisissait une des mains du jeune homme et la ramenait à la crinière, à laquelle elle se cramponna avec cette ténacité de l'homme qui se noie. Sûr alors que le cavalier ne lâcherait plus prise, Raoul ne s'occupa que du cheval, qu'il dirigea vers la rive opposée en l'aidant à couper l'eau et en l'encourageant de la langue.

Tout à coup l'animal buta contre un bas-fond et prit pied sur le sable.

– Sauvé! s'écria l'homme aux cheveux gris en prenant pied à son tour.

– Sauvé! murmura machinalement le gentilhomme en lâchant la crinière et en se laissant glisser de dessus la selle aux bras de Raoul.

Raoul n'était qu'à dix pas de la rive; il y porta le gentilhomme évanoui, le coucha sur l'herbe, desserra les cordons de son col et déboutonna les agrafes de son pourpoint.

Une minute après, l'homme aux cheveux gris était près de lui.

Olivain avait fini par aborder à son tour après force signes de croix, et les gens du bac se dirigeaient du mieux qu'ils pouvaient vers le bord, à l'aide d'une perche qui se trouvait par hasard dans le bateau.

Peu à peu, grâce aux soins de Raoul et de l'homme qui accompagnait le jeune cavalier, la vie revint sur les joues pâles du moribond, qui ouvrit d'abord deux yeux égarés, mais qui bientôt se fixèrent sur celui qui l'avait sauvé.

– Ah! monsieur, s'écria-t-il, c'est vous que je cherchais: sans vous j'étais mort, trois fois mort.

– Mais on ressuscite, monsieur, comme vous voyez, dit Raoul, et nous en serons quittes pour un bain.

– Ah! monsieur, que de reconnaissance! s'écria l'homme aux cheveux gris.

– Ah! vous voilà, mon bon d'Arminges! je vous ai fait grand'peur, n'est-ce pas? mais c'est votre faute: vous étiez mon précepteur, pourquoi ne m'avez-vous pas fait apprendre à mieux nager?

– Ah! monsieur le comte, dit le vieillard, s'il vous était arrivé malheur, je n'aurais jamais osé me représenter devant le maréchal.

– Mais comment la chose est-elle donc arrivée? demanda Raoul.

– Ah! monsieur, de la manière la plus simple, répondit celui à qui l'on avait donné le titre de comte. Nous étions au tiers de la rivière à peu près quand la corde du bac a cassé. Aux cris et aux mouvements qu'ont faits les bateliers, mon cheval s'est effrayé et a sauté à l'eau. Je nage mal et n'ai pas osé me lancer à la rivière. Au lieu d'aider les mouvements de mon cheval, je les paralysais, et j'étais en train de me noyer le plus galamment du monde lorsque vous êtes arrivé là tout juste pour me tirer de l'eau. Aussi, monsieur, si vous le voulez bien, c'est désormais entre nous à la vie et à la mort.

– Monsieur, dit Raoul en s'inclinant, je suis tout à fait votre serviteur, je vous l'assure.

– Je me nomme le comte de Guiche, continua le cavalier; mon père est le maréchal de Grammont. Et maintenant que vous savez qui je suis, me ferez-vous l'honneur de me dire qui vous êtes?

– Je suis le vicomte de Bragelonne, dit Raoul en rougissant de ne pouvoir nommer son père comme avait fait le comte de Guiche.

– Vicomte, votre visage, votre bonté et votre courage m'attirent à vous; vous avez déjà toute ma reconnaissance. Embrassons-nous, je vous demande votre amitié.

– Monsieur, dit Raoul en rendant au comte son accolade, je vous aime aussi déjà de tout mon coeur, faites donc état de moi, je vous prie, comme d'un ami dévoué.

– Maintenant, où allez-vous, vicomte? demanda de Guiche.

– À l'armée de M. le Prince, comte.

– Et moi aussi, s'écria le jeune homme avec un transport de joie. Ah! tant mieux, nous allons faire ensemble le premier coup de pistolet.

– C'est bien, aimez-vous, dit le gouverneur; jeunes tous deux, vous n'avez sans doute qu'une même étoile, et vous deviez vous rencontrer.

Les deux jeunes gens sourirent avec la confiance de la jeunesse.