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XXIX. Le bonhomme Broussel

Mais malheureusement pour le cardinal Mazarin, qui était en ce moment-là en veine de guignon, le bonhomme Broussel n'était pas écrasé.

En effet, il traversait tranquillement la rue Saint-Honoré quand le cheval emporté de d'Artagnan l'atteignit à l'épaule et le renversa dans la boue. Comme nous l'avons dit, d'Artagnan n'avait pas fait attention à un si petit événement. D'ailleurs d'Artagnan partageait la profonde et dédaigneuse indifférence que la noblesse, et surtout la noblesse militaire, professait à cette époque pour la bourgeoisie. Il était donc resté insensible au malheur arrivé au petit homme noir, bien qu'il fût cause de ce malheur, et avant même que le pauvre Broussel eût eu le temps de jeter un cri, toute la tempête de ces coureurs armés était passée. Alors seulement le blessé put être entendu et relevé.

On accourut, on vit cet homme gémissant, on lui demanda son nom, son adresse, son titre, et aussitôt qu'il eut dit qu'il se nommait Broussel, qu'il était conseiller au Parlement et qu'il demeurait rue Saint-Landry, un cri s'éleva dans cette foule, cri terrible et menaçant, et qui fit autant de peur au blessé que l'ouragan qui venait de lui passer sur le corps.

– Broussel! s'écriait-on, Broussel, notre père! celui qui défend nos droits contre le Mazarin! Broussel, l'ami du peuple, tué, foulé aux pieds par ces scélérats de cardinalistes! Au secours! aux armes! à mort!

En un moment la foule devint immense; on arrêta un carrosse pour y mettre le petit conseiller; mais un homme du peuple ayant fait observer que, dans l'état où était le blessé, le mouvement de la voiture pouvait empirer son mal, des fanatiques proposèrent de le porter à bras, proposition qui fut accueillie avec enthousiasme et acceptée à l'unanimité. Sitôt dit, sitôt fait. Le peuple le souleva, menaçant et doux à la fois, et l'emporta, pareil à ce géant des contes fantastiques qui gronde tout en caressant et en berçant un nain entre ses bras.

Broussel se doutait bien déjà de cet attachement des Parisiens pour sa personne; il n'avait pas semé l'opposition pendant trois ans sans un secret espoir de recueillir un jour la popularité. Cette démonstration, qui arrivait à point, lui fit donc plaisir et l'enorgueillit, car elle lui donnait la mesure de son pouvoir; mais d'un autre côté, ce triomphe était troublé par certaines inquiétudes. Outre les contusions qui le faisaient fort souffrir, il craignait à chaque coin de rue de voir déboucher quelque escadron de gardes et de mousquetaires, pour charger cette multitude, et alors que deviendrait le triomphateur dans cette bagarre?

Il avait sans cesse devant les yeux ce tourbillon d'hommes, cet orage au pied de fer qui d'un souffle l'avait culbuté. Aussi répétait-il d'une voix éteinte:

– Hâtons-nous, mes enfants, car en vérité je souffre beaucoup.

Et à chacune de ces plaintes c'était autour de lui une recrudescence de gémissements et un redoublement de malédictions.

On arriva, non sans peine, à la maison de Broussel. La foule qui bien avant lui avait déjà envahi la rue avait attiré aux croisées et sur les seuils des portes tout le quartier. À la fenêtre d'une maison à laquelle donnait entrée une porte étroite, on voyait se démêler une vieille servante qui criait de toutes ses forces, et une femme, déjà âgée aussi, qui pleurait. Ces deux personnes, avec une inquiétude visible quoique exprimée de façon différente, interrogeaient le peuple, lequel leur envoyait pour toute réponse des cris confus et inintelligibles.

Mais lorsque le conseiller, porté par huit hommes, apparut tout pâle et regardant d'un oeil mourant son logis, sa femme et sa servante, la bonne dame Broussel s'évanouit, et la servante, levant les bras au ciel, se précipita dans l'escalier pour aller au-devant de son maître en criant: «O mon Dieu! mon Dieu! si Friquet était là, au moins, pour aller chercher un chirurgien!»

Friquet était là. Où n'est pas le gamin de Paris?

Friquet avait naturellement profité du jour de la Pentecôte pour demander son congé au maître de la taverne, congé qui ne pouvait lui être refusé, vu que son engagement portait qu'il serait libre pendant les quatre grandes fêtes de l'année.

Friquet était à la tête du cortège. L'idée lui était bien venue d'aller chercher un chirurgien, mais il trouvait plus amusant en somme de crier à tue-tête: «Ils ont tué M. Broussel! M. Broussel le père du peuple! Vive M. Broussel!» que de s'en aller tout seul par des rues détournées dire tout simplement à un homme noir: «Venez, monsieur le chirurgien, le conseiller Broussel a besoin de vous.»

Malheureusement pour Friquet, qui jouait un rôle d'importance dans le cortège, il eut l'imprudence de s'accrocher aux grilles de la fenêtre du rez-de-chaussée, afin de dominer la foule. Cette ambition le perdit; sa mère l'aperçut et l'envoya chercher le médecin.

Puis elle prit le bonhomme dans ses bras et voulut le porter jusqu'au premier; mais au bas de l'escalier le conseiller se remit sur ses jambes et déclara qu'il se sentait assez fort pour monter seul. Il priait en outre Gervaise, c'était le nom de sa servante, de tâcher d'obtenir du peuple qu'il se retirât, mais Gervaise ne l'écoutait pas.

– Oh! mon pauvre maître! mon cher maître, s'écriait-elle. – Oui, ma bonne, oui, Gervaise, murmurait Broussel pour la calmer, tranquillise-toi, ce ne sera rien. – Que je me tranquillise, quand vous êtes broyé, écrasé, moulu! – Mais non, mais non, disait Broussel; ce n'est rien ou presque rien. – Rien, et vous êtes couvert de boue! Rien, et vous avez du sang, vos cheveux! Ah! mon Dieu, mon Dieu, mon pauvre maître! – Chut donc! disait Broussel, chut! – Du sang, mon Dieu, du sang! criait Gervaise. – Un médecin! un chirurgien! un docteur, hurlait la foule; le conseiller Broussel se meurt! Ce sont les Mazarin qui l'ont tué!

– Mon Dieu, disait Broussel, se désespérant, les malheureux vont faire brûler la maison! – Mettez-vous à votre fenêtre et montrez- vous, notre maître. – Je m'en garderai bien, peste! disait Broussel; c'est bon pour un roi de se montrer. Dis-leur que je suis mieux, Gervaise; dis-leur que je vais me mettre, non pas à la fenêtre, mais au lit, et qu'ils se retirent. – Mais pourquoi donc voulez-vous qu'ils se retirent? Mais cela vous fait honneur, qu'ils soient là. – Oh! mais ne vois-tu pas, disait Broussel désespéré, qu'ils me, feront pendre! Allons! voilà ma femme qui se trouve mal!

– Broussel! Broussel! criait la foule; vive Broussel! Un chirurgien pour Broussel!

Ils firent tant de bruit que ce qu'avait prévu Broussel arriva. Un peloton de gardes balaya avec la crosse des mousquets cette multitude, assez inoffensive du reste; mais aux premiers cris de «La garde! les soldats!» Broussel, qui tremblait qu'on ne le prît pour l'instigateur de ce tumulte, se fourra tout habillé dans son lit.

Grâce à cette balayade, la vieille Gervaise, sur l'ordre trois fois réitéré de Broussel, parvint à fermer la porte de la rue. Mais à peine la porte fut-elle fermée et Gervaise remontée près de son maître, que l'on heurta fortement à cette porte.

Mme Broussel, revenue à elle, déchaussait son mari par le pied de son lit, tout en tremblant comme une feuille.

– Regardez qui frappe, dit Broussel, et n'ouvrez qu'à bon escient, Gervaise.

Gervaise regarda.

– C'est M. le président Blancmesnil, dit-elle.

– Alors, dit Broussel, il n'y a pas d'inconvénient, ouvrez.

– Eh bien! dit le président en entrant, que vous ont-ils donc fait, mon cher Broussel? J'entends dire que vous avez failli être assassiné? – Le fait est que, selon toute probabilité, quelque chose a été tramé contre ma vie, répondit Broussel avec une fermeté qui parut stoïque. – Mon pauvre ami! Oui, ils ont voulu commencer par vous; mais notre tour viendra à chacun, et ne pouvant nous vaincre en masse, ils chercheront à nous détruire les uns après les autres. – Si j'en réchappe, dit Broussel, je veux les écraser à leur tour sous le poids de ma parole. – Vous en reviendrez, dit Blancmesnil, et pour leur faire payer cher cette agression.

Mme Broussel pleurait à chaudes larmes; Gervaise se désespérait.

– Qu'y a-t-il donc? s'écria un beau jeune homme aux formes robustes en se précipitant dans la chambre. Mon père blessé? – Vous voyez une victime de la tyrannie, dit Blancmesnil en vrai Spartiate. – Oh! dit le jeune homme en se retournant vers la porte, malheur à ceux qui vous ont touché, mon père! – Jacques, dit le conseiller en le relevant, allez plutôt chercher un médecin, mon ami. – J'entends les cris du peuple, dit la vieille; c'est sans doute Friquet qui en amène un; mais non, c'est un carrosse.

Blancmesnil regarda par la fenêtre. – Le coadjuteur! dit-il.

– M. le coadjuteur! répéta Broussel. Eh! mon Dieu, attendez donc que j'aille au-devant de lui!

Et le conseiller, oubliant sa blessure, allait s'élancer à la rencontre de M. de Retz, si Blancmesnil ne l'eût arrêté.

– Eh bien! mon cher Broussel, dit le coadjuteur en entrant, qu'y a-t-il donc? On parle de guet-apens, d'assassinat? Bonjour, monsieur Blancmesnil. J'ai pris en passant mon médecin, et je vous l'amène. – Ah! monsieur, dit Broussel, que de grâces je vous dois! Il est vrai que j'ai été cruellement renversé et foulé aux pieds par les mousquetaires du roi. – Dites du cardinal, reprit le coadjuteur, dites du Mazarin. Mais nous lui ferons payer tout cela, soyez tranquille. N'est-ce pas, monsieur de Blancmesnil?

Blancmesnil s'inclinait lorsque la porte s'ouvrit tout à coup, poussée par un coureur. Un laquais à grande livrée le suivait, qui annonça à haute voix:

– M. le duc de Longueville.

– Quoi! s'écria Broussel, M. le duc ici? quel honneur à moi! Ah! monseigneur! – Je viens gémir, monsieur, dit le duc, sur le sort de notre brave défenseur. Êtes-vous donc blessé, mon cher conseiller? – Si je l'étais votre visite me guérirait, monseigneur. – Vous souffrez, cependant? – Beaucoup, dit Broussel. – J'ai amené mon médecin, dit le duc, permettez-vous qu'il entre? – Comment donc! dit Broussel.

 

Le duc fit signe à son laquais qui introduisit un homme noir.

– J'avais eu la même idée que vous, mon prince, dit le coadjuteur.

Les deux médecins se regardèrent. – Ah! c'est vous, monsieur le coadjuteur? dit le duc. Les amis du peuple se rencontrent sur leur véritable terrain. – Ce bruit m'avait effrayé et je suis accouru, mais je crois que le plus pressé serait que les médecins visitassent notre brave conseiller. – Devant vous, messieurs? dit Broussel tout intimidé. – Pourquoi pas, mon cher? Nous avons hâte, je vous le jure, de savoir ce qu'il en est. – Eh! mon Dieu, dit Mme Broussel, qu'est-ce encore que ce nouveau tumulte? – On dirait des applaudissements, dit Blancmesnil en courant à la fenêtre. – Quoi? s'écria Broussel pâlissant, qu'y a-t-il encore? – La livrée de M. le prince de Conti! s'écria Blancmesnil. M. le prince de Conti lui-même!

Le coadjuteur et M. de Longueville avaient une énorme envie de rire. Les médecins allaient lever la couverture de Broussel. Broussel les arrêta. En ce moment le prince de Conti entra.

– Ah! messieurs, dit-il en voyant le coadjuteur, vous m'avez prévenu! Mais il ne faut pas m'en vouloir, mon cher monsieur Broussel. Quand j'ai appris votre accident, j'ai cru que vous manqueriez peut-être de médecin, et j'ai passé pour prendre le mien. Comment allez-vous, et qu'est-ce que cet assassinat dont on parle?

Broussel voulut parler, mais les paroles lui manquèrent; il était écrasé sous le poids des honneurs qui lui arrivaient.

– Eh bien! mon cher docteur, voyez, dit le prince de Conti à un homme noir qui l'accompagnait. – Messieurs, dit un des médecins, c'est alors une consultation. – C'est ce que vous voudrez, dit le prince, mais rassurez-moi vite sur l'état de ce cher conseiller.

Les trois médecins s'approchèrent du lit. Broussel tirait la couverture à lui de toutes ses forces; mais malgré sa résistance il fut dépouillé et examiné.

Il n'avait qu'une contusion au bras et l'autre à la cuisse.

Les trois médecins se regardèrent, ne comprenant pas qu'on eût réuni trois des hommes les plus savants de la faculté de Paris pour une pareille misère.

– Eh bien? dit le coadjuteur. – Eh bien? dit le duc. – Eh bien? dit le prince.

– Nous espérons que l'accident n'aura pas de suite, dit l'un des trois médecins. Nous allons nous retirer dans la chambre voisine pour faire l'ordonnance.

– Broussel! des nouvelles de Broussel! criait le peuple. Comment va Broussel?

Le coadjuteur courut à la fenêtre. À sa vue le peuple fit silence.

– Mes amis, dit-il, rassurez-vous, M. Broussel est hors de danger. Cependant sa blessure est sérieuse et le repos est nécessaire.

Les cris Vive Broussel! Vive le coadjuteur! retentirent aussitôt dans la rue.

M. de Longueville fut jaloux et alla à son tour à la fenêtre.

– Vive M. de Longueville! cria-t-on aussitôt.

– Mes amis, dit le duc en saluant de la main, retirez-vous en paix, et ne donnez pas la joie du désordre à nos ennemis.

– Bien! monsieur le duc, dit Broussel de son lit; voilà qui est parlé en bon Français. – Oui, messieurs les Parisiens, dit le prince de Conti allant à son tour à la fenêtre pour avoir sa part des applaudissements; oui, M. Broussel vous en prie. D'ailleurs il a besoin de repos, et le bruit pourrait l'incommoder.

– Vive M. le prince de Conti! cria la foule. Le prince salua.

Tous trois prirent alors congé du conseiller, et la foule qu'ils avaient renvoyée au nom de Broussel leur fit escorte. Ils étaient sur les quais que Broussel de son lit saluait encore.

La vieille servante, stupéfaite, regardait son maître avec admiration. Le conseiller avait grandi d'un pied à ses yeux.

– Voilà ce que c'est que de servir son pays selon sa conscience, dit Broussel avec satisfaction.

Les médecins sortirent après une heure de délibération et ordonnèrent de bassiner les contusions avec de l'eau et du sel.

Ce fut toute la journée une procession de carrosses. Toute la

Fronde se fit inscrire chez Broussel.

– Quel beau triomphe, mon père! dit le jeune homme, qui, ne comprenant pas le véritable motif qui poussait tous ces gens-là chez son père, prenait au sérieux cette démonstration des grands, des princes et de leurs amis. – Hélas! mon cher Jacques, dit Broussel, j'ai bien peur de payer ce triomphe-là un peu cher, et je m'abuse fort, ou M. Mazarin, à cette heure, est en train de me faire la carte des chagrins que je lui cause.

Friquet rentra à minuit, il n'avait pas pu trouver de médecin.

XXX. Quatre anciens amis s'apprêtent à se revoir

– Eh bien! dit Porthos, assis dans la cour de l'hôtel de La Chevrette, à d'Artagnan, qui, la figure allongée et maussade, rentrait du Palais-Cardinal; eh bien! il vous a mal reçu, mon brave d'Artagnan?

– Ma foi, oui! Décidément, c'est une laide bête que cet homme!

Que mangez-vous là, Porthos?

– Eh! vous voyez, je trempe un biscuit dans un verre de vin d'Espagne. Faites-en autant.

– Vous avez raison. Gimblou, un verre!

Le garçon apostrophé par ce nom harmonieux apporta le verre demandé, et d'Artagnan s'assit près de son ami.

– Comment cela s'est-il passé?

– Dame! vous comprenez, il n'y avait pas deux moyens de dire la chose. Je suis entré, il m'a regardé de travers; j'ai haussé les épaules, et je lui ai dit:

« – Eh bien! Monseigneur, nous n'avons pas été les plus forts.

« – Oui, je sais tout cela; mais racontez-moi les détails.

«Vous comprenez, Porthos, je ne pouvais pas raconter les détails sans nommer nos amis, et les nommer, c'était les perdre.

– Pardieu!

– Monseigneur, ai-je dit, ils étaient cinquante et nous étions deux.

« – Oui, mais cela n'empêche pas, a-t-il répondu, qu'il y a eu des coups de pistolet échangés, à ce que j'ai entendu dire.

« – Le fait est que de part et d'autre, il y a eu quelques charges de poudre de brûlées.

« – Et les épées ont vu le jour? a-t-il ajouté.

«C'est-à-dire la nuit, Monseigneur, ai-je répondu.

« – Ah çà! a continué le cardinal, je vous croyais Gascon, mon cher?

« – Je ne suis Gascon que quand je réussis, Monseigneur.

«La réponse lui a plu, car il s'est mis à rire.

« – Cela m'apprendra, a-t-il dit, à faire donner de meilleurs chevaux à mes gardes; car s'ils eussent pu vous suivre, et qu'ils eussent fait chacun autant que vous et votre ami, vous eussiez tenu votre parole et me l'eussiez ramené mort ou vif.

– Eh bien! mais il me semble que ce n'est pas mal, cela, reprit

Porthos.

– Eh! mon Dieu, non, mon cher, mais c'est la manière dont c'est dit. C'est incroyable, interrompit d'Artagnan, combien ces biscuits tiennent de vin! Ce sont de véritables éponges! Gimblou, une autre bouteille.

La bouteille fut apportée avec une promptitude qui prouvait le degré de considération dont d'Artagnan jouissait dans l'établissement. Il continua:

– Aussi je me retirais, lorsqu'il m'a rappelé.

« – Vous avez eu trois chevaux tant tués que fourbus? m'a-t-il demandé.

« – Oui, Monseigneur.

« – Combien valaient-ils?

– Mais, dit Porthos, c'est un assez bon mouvement, cela, il me semble.

– Mille pistoles, ai-je répondu.

– Mille pistoles! dit Porthos; oh! oh! c'est beaucoup, et s'il se connaît en chevaux, il a dû marchander.

– Il en avait, ma foi, bien envie, le pleutre, car il a fait un soubresaut terrible et m'a regardé. Je l'ai regardé aussi; alors il a compris, et mettant la main dans une armoire, il en a tiré des billets sur la banque de Lyon.

– Pour mille pistoles?

– Pour mille pistoles! tout juste, le ladre! pas pour une de plus.

– Et vous les avez?

– Les voici.

– Ma foi! je trouve que c'est agir convenablement, dit Porthos.

– Convenablement! avec des gens qui non seulement viennent de risquer leur peau, mais encore de lui rendre un grand service?

– Un grand service, et lequel? demanda Porthos.

– Dame! il paraît que je lui ai écrasé un conseiller au parlement.

– Comment! ce petit homme noir que vous avez renversé au coin du cimetière Saint-Jean.

– Justement, mon cher. Eh bien! il le gênait. Malheureusement, je ne l'ai pas écrasé à plat. Il paraît qu'il en reviendra et qu'il le gênera encore.

– Tiens! dit Porthos, et moi qui ai dérangé mon cheval qui allait donner en plein dessus! Ce sera pour une autre fois.

– Il aurait dû me payer le conseiller, le cuistre!

– Dame! dit Porthos, s'il n'était pas écrasé tout à fait…

– Ah! M. de Richelieu eût dit: «Cinq cents écus pour le conseiller!» Enfin n'en parlons plus. Combien vous coûtaient vos bêtes, Porthos?

– Ah! mon ami, si le pauvre Mousqueton était là, il vous dirait la chose à livre, sou et denier.

– N'importe! dites toujours, à dix écus près.

– Mais Vulcain et Bayard me coûtaient chacun deux cents pistoles à peu près, et en mettant Phébus à cent cinquante, je crois que nous approcherons du compte.

– Alors, il reste donc quatre cent cinquante pistoles, dit d'Artagnan assez satisfait.

– Oui, dit Porthos, mais il y a les harnais.

– C'est pardieu vrai. À combien les harnais?

– Mais en mettant cent pistoles pour les trois…

– Va pour cent pistoles, dit d'Artagnan. Il reste alors trois cent cinquante pistoles.

Porthos inclina la tête en signe d'adhésion.

– Donnons les cinquante pistoles à l'hôtesse pour notre dépense, dit d'Artagnan, et partageons les trois cents autres.

– Partageons, dit Porthos.

– Piètre affaire! murmura d'Artagnan en serrant ses billets.

– Heu! dit Porthos, c'est toujours cela. Mais dites donc?

– Quoi?

– N'a-t-il en aucune façon parlé de moi?

– Ah! si fait! s'écria d'Artagnan, qui craignait de décourager son ami en lui disant que le cardinal n'avait pas soufflé un mot de lui; si fait! il a dit…

– Il a dit? reprit Porthos.

– Attendez, je tiens à me rappeler ses propres paroles;

il a dit: «Quant à votre ami, annoncez-lui qu'il peut dormir sur ses deux oreilles.»

– Bon, dit Porthos; cela signifie clair comme le jour qu'il compte toujours me faire baron.

En ce moment neuf heures sonnèrent à l'église voisine. D'Artagnan tressaillit.

– Ah! c'est vrai, dit Porthos, voilà neuf heures qui sonnent, et c'est à dix, vous vous le rappelez, que nous avons rendez-vous à la place Royale.

– Ah! tenez, Porthos, taisez-vous! s'écria d'Artagnan avec un mouvement d'impatience, ne me rappelez pas ce souvenir, c'est cela qui m'a rendu maussade depuis hier. Je n'irai pas.

– Et pourquoi? demanda Porthos.

– Parce que ce m'est une chose douloureuse que de revoir ces deux hommes qui ont fait échouer notre entreprise.

– Cependant, reprit Porthos, ni l'un ni l'autre n'ont eu l'avantage. J'avais encore un pistolet chargé, et vous étiez en face l'un de l'autre, l'épée à la main.

– Oui, dit d'Artagnan; mais, si ce rendez-vous cache quelque chose…

– Oh! dit Porthos, vous ne le croyez pas, d'Artagnan.

C'était vrai. D'Artagnan ne croyait pas Athos capable d'employer la ruse, mais il cherchait un prétexte de ne point aller à ce rendez-vous.

– Il faut y aller, continua le superbe seigneur de Bracieux; ils croiraient que nous avons eu peur. Eh! cher ami, nous avons bien affronté cinquante ennemis sur la grande route; nous affronterons bien deux amis sur la place Royale.

– Oui, oui, dit d'Artagnan, je le sais; mais ils ont pris le parti des princes sans nous en prévenir; mais Athos et Aramis ont joué avec moi un jeu qui m'alarme. Nous avons découvert la vérité hier. À quoi sert-il d'aller apprendre aujourd'hui autre chose?

– Vous vous défiez donc réellement? dit Porthos.

– D'Aramis, oui, depuis qu'il est devenu abbé. Vous ne pouvez pas vous figurer, mon cher, ce qu'il est devenu. Il nous voit sur le chemin qui doit le conduire à son évêché, et ne serait pas fâché de nous supprimer peut-être.

– Ah! de la part d'Aramis, c'est autre chose, dit Porthos, et cela ne m'étonnerait pas.

– M. de Beaufort peut essayer de nous faire saisir à son tour.

– Bah! puisqu'il nous tenait et qu'il nous a lâchés. D'ailleurs, mettons-nous sur nos gardes, armons-nous et emmenons Planchet avec sa carabine.

– Planchet est frondeur, dit d'Artagnan.

– Au diable les guerres civiles! dit Porthos; on ne peut plus compter ni sur ses amis, ni sur ses laquais. Ah! si le pauvre Mousqueton était là! En voilà un qui ne me quittera jamais.

 

– Oui, tant que vous serez riche. Eh! mon cher, ce ne sont pas les guerres civiles qui nous désunissent; c'est que nous n'avons plus vingt ans chacun, c'est que les loyaux élans de la jeunesse ont disparu pour faire place au murmure des intérêts, au souffle des ambitions, aux conseils de l'égoïsme. Oui, vous avez raison, allons-y, Porthos, mais allons-y bien armés. Si nous n'y allons pas, ils diraient que nous avons peur.

– Holà! Planchet! dit d'Artagnan.

Planchet apparut.

– Faites seller les chevaux, et prenez votre carabine.

– Mais, monsieur, contre qui allons-nous d'abord!

– Nous n'allons contre personne, dit d'Artagnan; c'est une simple mesure de précaution dans le cas où nous serions attaqués.

– Vous savez, monsieur, qu'on a voulu tuer ce bon conseiller

Broussel, le père du peuple?

– Ah! vraiment? dit d'Artagnan.

– Oui, mais il a été bien vengé, car il a été reporté chez lui dans les bras du peuple. Depuis hier sa maison ne désemplit pas. Il a reçu la visite du coadjuteur, de M. de Longueville et du prince de Conti. Madame de Chevreuse et madame de Vendôme se sont fait inscrire chez lui, et quand il voudra maintenant…

– Eh bien! quand il voudra?

Planchet se mit à chantonner:

Un vent de Fronde S'est levé ce matin; Je crois qu'il gronde Contre le Mazarin. Un vent de Fronde S'est levé ce matin.

– Cela ne m'étonne plus, dit tout bas d'Artagnan à Porthos, que le Mazarin eût préféré de beaucoup que j'eusse écrasé tout à fait son conseiller.

– Vous comprenez donc, monsieur, reprit Planchet, que si c'était pour quelque entreprise pareille à celle qu'on a tramée contre M. Broussel, que vous me priez de prendre ma carabine…

– Non, sois tranquille; mais de qui tiens-tu tous ces détails?

– Oh! de bonne source, monsieur. Je les tiens de Friquet.

– De Friquet? dit d'Artagnan. Je connais ce nom-là.

– C'est le fils de la servante de M. Broussel, un gaillard qui, je vous en réponds, dans une émeute ne donnerait pas sa part aux chiens.

– N'est-il pas enfant de choeur à Notre-Dame! demanda d'Artagnan.

– Oui, c'est cela; Bazin le protège.

– Ah! ah! je sais, dit d'Artagnan. Et garçon de comptoir au cabaret de la rue de la Calandre?

– Justement.

– Que vous fait ce marmot? dit Porthos.

– Heu! dit d'Artagnan, il m'a déjà donné de bons renseignements, et dans l'occasion il pourrait m'en donner encore.

– À vous qui avez failli écraser son maître?

– Et qui le lui dira?

– C'est juste.

À ce même moment, Athos et Aramis entraient dans Paris par le faubourg Saint-Antoine. Ils s'étaient rafraîchis en route et se hâtaient pour ne pas manquer au rendez-vous. Bazin seul les suivait. Grimaud, on se le rappelle, était resté pour soigner Mousqueton, et devait rejoindre directement le jeune vicomte de Bragelonne, qui se rendait à l'armée de Flandre.

– Maintenant, dit Athos, il nous faut entrer dans quelque auberge pour prendre l'habit de ville, déposer nos pistolets et nos rapières, et désarmer notre valet.

– Oh, point du tout, cher comte, et en ceci, vous me permettrez, non seulement de n'être point de votre avis, mais encore d'essayer de vous ramener au mien.

– Et pourquoi cela?

– Parce que c'est à un rendez-vous de guerre que nous allons.

– Que voulez-vous dire, Aramis?

– Que la place Royale est la suite de la grande route du

Vendômois, et pas autre chose.

– Comment! nos amis…

– Sont devenus nos plus dangereux ennemis, Athos; croyez-moi, défions-nous, et surtout défiez-vous.

– Oh! mon cher d'Herblay!

– Qui vous dit que d'Artagnan n'a pas rejeté sa défaite sur nous et n'a pas prévenu le cardinal? Qui vous dit que le cardinal ne profitera pas de ce rendez-vous pour nous faire saisir?

– Eh quoi! Aramis, vous pensez que d'Artagnan, que Porthos prêteraient les mains à une pareille infamie?

– Entre amis, mon cher Athos, vous avez raison, ce serait une infamie; mais entre ennemis, c'est une ruse.

Athos croisa les bras et laissa tomber sa belle tête sur sa poitrine.

– Que voulez-vous, Athos! dit Aramis, les hommes sont ainsi faits, et n'ont pas toujours vingt ans. Nous avons cruellement blessé, vous le savez, cet amour-propre qui dirige aveuglément les actions de d'Artagnan. Il a été vaincu. Ne l'avez-vous pas entendu se désespérer sur la route? Quant à Porthos, sa baronnie dépendait peut-être de la réussite de cette affaire. Eh bien! il nous a rencontrés sur son chemin, et ne sera pas encore baron de cette fois-ci. Qui vous dit que cette fameuse baronnie ne tient pas à notre entrevue de ce soir? Prenons nos précautions, Athos.

– Mais s'ils allaient venir sans armes, eux? Quelle honte pour nous, Aramis!

– Oh! soyez tranquille, mon cher, je vous réponds qu'il n'en sera pas ainsi. D'ailleurs, nous avons une excuse, nous, nous arrivons de voyage et nous sommes rebelles!

– Une excuse à nous! Il nous faut prévoir le cas où nous aurions besoin dune excuse vis-à-vis de d'Artagnan, vis-à-vis de Porthos! Oh! Aramis, Aramis continua Athos en secouant tristement la tête, sur mon âme, vous me rendez le plus malheureux des hommes. Vous désenchantez un coeur qui n'était pas entièrement mort à l'amitié! Tenez, Aramis, j'aimerais presque autant, je vous le jure, qu'on me l'arrachât de la poitrine. Allez-y comme vous voudrez, Aramis. Quant à moi, j'irai désarmé.

– Non pas, car je ne vous laisserai pas aller ainsi. Ce n'est plus un homme, ce n'est plus Athos, ce n'est plus même le comte de La Fère que vous trahirez par cette faiblesse; c'est un parti tout entier auquel vous appartenez et qui compte sur vous.

– Qu'il soit fait comme vous dites, répondit tristement Athos.

Et ils continuèrent leur chemin.

À peine arrivaient-ils par la rue du Pas-de-la-Mule, aux grilles de la place déserte, qu'ils aperçurent sous l'arcade, au débouché de la rue Sainte-Catherine, trois cavaliers.

C'étaient d'Artagnan et Porthos marchant enveloppés de leurs manteaux que relevaient les épées. Derrière eux venait Planchet, le mousquet à la cuisse.

Athos et Aramis descendirent de cheval en apercevant d'Artagnan et

Porthos.

Ceux-ci en firent autant. D'Artagnan remarqua que les trois chevaux, au lieu d'être tenus par Bazin, étaient attachés aux anneaux des arcades. Il ordonna à Planchet de faire comme faisait Bazin.

Alors ils s'avancèrent, deux contre deux, suivis des valets, à la rencontre les uns des autres, et se saluèrent poliment.

– Où vous plaît-il que nous causions, messieurs? dit Athos, qui s'aperçut que plusieurs personnes s'arrêtaient et les regardaient, comme s'il s'agissait d'un de ces fameux duels, encore vivants dans la mémoire des Parisiens, et surtout de ceux qui habitaient la place Royale.

– La grille est fermée, dit Aramis, mais si ces messieurs aiment le frais sous les arbres et une solitude inviolable, je prendrai la clef à l'hôtel de Rohan, et nous serons à merveille.

D'Artagnan plongea son regard dans l'obscurité de la place, et Porthos hasarda sa tête entre deux barreaux pour sonder les ténèbres.

– Si vous préférez un autre endroit, messieurs, dit Athos de sa voix noble et persuasive, choisissez vous-mêmes.

– Cette place, si M. d'Herblay peut s'en procurer la clef, sera, je le crois, le meilleur terrain possible.

Aramis s'écarta aussitôt, en prévenant Athos de ne pas rester seul ainsi à portée de d'Artagnan et de Porthos; mais celui auquel il donnait ce conseil ne fit que sourire dédaigneusement, et fit un pas vers ses anciens amis qui demeurèrent tous deux à leur place.

Aramis avait effectivement été frapper à l'hôtel de Rohan, il parut bientôt avec un homme qui disait:

– Vous me le jurez, monsieur?

– Tenez, dit Aramis en lui donnant un louis.

– Ah! vous ne voulez pas jurer, mon gentilhomme! disait le concierge en secouant la tête.

– Eh! peut-on jurer de rien, dit Aramis. Je vous affirme seulement qu'à cette heure ces messieurs sont nos amis.

– Oui, certes, dirent froidement Athos, d'Artagnan et Porthos.

D'Artagnan avait entendu le colloque et avait compris.

– Vous voyez? dit-il à Porthos.

– Qu'est-ce que je vois?

– Qu'il n'a pas voulu jurer.

– Jurer, quoi?

– Cet homme voulait qu'Aramis lui jurât que nous n'allions pas sur la place Royale pour nous battre.

– Et Aramis n'a pas voulu jurer?

– Non.

– Attention, alors.