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Les Quarante-Cinq — Tome 2

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— Oh! murmura la jeune femme, vous chasser! quel mot avez-vous dit là, Remy?

— Si vous persistez dans cette résolution, continua le jeune homme, comme si elle n'avait point parlé, je sais ce que j'ai à faire, moi, et toutes nos études devenues inutiles aboutiront pour moi à deux coups de poignard: l'un, que je donnerai dans le coeur de celui que vous connaissez, l'autre dans le mien.

— Remy, Remy! s'écria Diane en faisant un pas vers le jeune homme et en étendant impérativement sa main au-dessus de sa tête, Remy, ne dites pas cela. La vie de celui que vous menacez ne vous appartient pas: elle est à moi, je l'ai payée assez cher pour la lui prendre moi-même quand le moment où il doit la perdre sera venu. Vous savez ce qui est arrivé, Remy, et ce n'est point un rêve, je vous le jure, le jour où j'allai m'agenouiller devant le corps déjà froid de celui-ci...

Et elle montra le portrait.

— Ce jour, dis-je, j'approchai mes lèvres des lèvres de cette blessure que vous voyez ouverte, et ces lèvres tremblèrent et me dirent:

— Venge-moi, Diane, venge-moi!

— Madame!

— Remy, je te le répète, ce n'était pas une illusion, ce n'était pas un bourdonnement de mon délire: la blessure a parlé, elle a parlé, te dis-je, et je l'entends encore murmurer:

« Venge-moi, Diane, venge-moi. »

Le serviteur baissa la tête.

— C'est donc à moi et non pas à vous la vengeance, continua Diane; d'ailleurs, pour qui et par qui est-il mort? Pour moi et par moi.

— Je dois vous obéir, madame, répondit Remy, car j'étais aussi mort que lui. Qui m'a fait enlever du milieu des cadavres dont cette chambre était jonchée? vous. Qui m'a guéri de mes blessures? vous. Qui m'a caché? vous, vous, c'est-à-dire la moitié de l'âme de celui pour lequel j'étais mort si joyeusement; ordonnez donc, j'obéirai, pourvu que vous n'ordonniez pas que je vous quitte.

— Soit, Remy, suivez donc ma fortune; vous avez raison, rien ne doit plus nous séparer.

Remy montra le portrait.

— Maintenant, madame, dit-il avec énergie, il a été tué par trahison; c'est par trahison qu'il doit être vengé. Ah! vous ne savez pas une chose, vous avez raison, la main de Dieu est avec nous; vous ne savez pas que, cette nuit, j'ai trouvé le secret de l'aqua tofana, ce poison des Médicis, ce poison de René, le Florentin.

— Oh! dis-tu vrai?

— Venez voir, madame, venez voir.

— Mais Grandchamp, qui attend, que dira-t-il de ne plus nous voir revenir, de ne plus nous entendre? car c'est en bas, n'est-ce pas, que tu veux me conduire?

— Le pauvre vieillard a fait à cheval soixante lieues, madame; il est brisé de fatigue, et vient de s'endormir sur mon lit.

— Venez.

Diane suivit Remy.

LXII
LE LABORATOIRE

Remy emmena la dame inconnue dans la chambre voisine, et, poussant un ressort caché sous une lame du parquet, il fit jouer une trappe qui glissait dans la largeur de la chambre jusqu'au mur.

Cette trappe, en s'ouvrant, laissait apercevoir un escalier sombre, raide et étroit. Remy s'y engagea le premier et tendit son poing à Diane, qui s'y appuya et descendit après lui.

Vingt marches de cet escalier, ou, pour mieux dire, de cette échelle, conduisaient dans un caveau circulaire noir et humide, qui pour tout meuble renfermait un fourneau avec son être immense, une table carrée, deux chaises de jonc, quantité de fioles et de boîtes de fer.

Et pour tous habitants, une chèvre sans bêlements et des oiseaux sans voix, qui semblaient dans ce lieu obscur et souterrain les spectres des animaux dont ils avaient la ressemblance, et non plus ces animaux eux- mêmes.

Dans le fourneau, un reste de feu s'en allait mourant, tandis qu'une fumée épaisse et noire fuyait silencieuse par un conduit engagé dans la muraille.

Un alambic posé sur l'âtre laissait filtrer lentement, et goutte à goutte, une liqueur jaune comme l'or.

Ces gouttes tombaient dans une fiole de verre blanc, épais de deux doigts, mais en même temps de la plus parfaite transparence, et qui était fermée par le tube de l'alambic qui communiquait avec elle.

Diane descendit et s'arrêta au milieu de tous ces objets à l'existence et aux formes étranges sans étonnement et sans terreur; on eût dit que les impressions ordinaires de la vie ne pouvaient plus avoir aucune influence sur cette femme, qui vivait déjà hors de la vie.

Remy lui fit signe de s'arrêter au pied de l'escalier; elle s'arrêta où lui disait Remy.

Le jeune homme alla allumer une lampe qui jeta un jour livide sur tous les objets que nous venons de détailler et qui, jusque-là, dormaient ou s'agitaient dans l'ombre.

Puis il s'approcha d'un puits creusé dans le caveau touchant aux parois d'une des murailles, et qui n'avait ni parapet, ni margelle, attacha un seau à une longue corde et laissa glisser la corde sans poulie dans l'eau, qui sommeillait sinistrement au fond de cet entonnoir, et qui fit entendre un sourd clapotement; enfin il ramena le seau plein d'une eau glacée et pure comme le cristal.

— Approchez, madame, dit Remy.

Diane approcha.

Dans cette énorme quantité d'eau, il laissa tomber une seule goutte du liquide contenu dans la fiole de verre, et la masse entière de l'eau se teignit à l'instant même d'une couleur jaune; puis cette couleur s'évapora, et l'eau, au bout de dix minutes, était devenue transparente comme auparavant.

La fixité des yeux de Diane donnait seule une idée de l'attention profonde qu'elle donnait à cette opération.

Remy la regarda.

— Eh bien? demanda celle-ci.

— Eh bien! trempez maintenant, dit Remy, dans cette eau qui n'a ni saveur ni couleur, trempez une fleur, un gant, un mouchoir; pétrissez avec cette eau des savons de senteur, versez-en dans l'aiguière où l'on puisera pour se laver les dents, les mains et le visage, et vous verrez, comme on le vit naguère à la cour du roi Charles IX, la fleur étouffer par son parfum, le gant empoisonner par son contact, le savon tuer par son introduction dans les pores. Versez une seule goutte de cette huile pure sur la mèche d'une bougie ou d'une lampe, le coton s'en imprégnera jusqu'à un pouce à peu près, et pendant une heure, la bougie ou la lampe exhalera la mort, pour brûler ensuite aussi innocemment qu'une autre lampe ou une autre bougie.

— Vous êtes sûr de ce que vous dites là, Remy? demanda Diane.

— Toutes ces expériences, je les ai faites, madame; voyez ces oiseaux qui ne peuvent plus dormir et qui ne veulent plus manger, ils ont bu de l'eau pareille à cette eau. Voyez cette chèvre qui a brouté de l'herbe arrosée de cette même eau, elle mue, et ses yeux vacillent; nous aurons beau la rendre maintenant à la liberté, à la lumière, à la nature, sa vie est condamnée, à moins que cette nature à laquelle nous la rendrons ne révèle à son instinct quelques-uns de ces contre-poisons que les animaux devinent, et que les hommes ignorent.

— Peut-on voir cette fiole, Remy? demanda Diane.

— Oui, madame, car tout le liquide est précipité, à cette heure; mais attendez.

Remy la sépara de l'alambic avec des précautions infinies; puis, aussitôt, il la boucha d'un tampon de molle cire qu'il aplatit à la surface de son orifice, et, enveloppant cet orifice d'un morceau de laine, il présenta le flacon à sa compagne.

Diane le prit sans émotion aucune, le souleva à la hauteur de la lampe, et, après avoir regardé quelque temps la liqueur épaisse qu'il contenait:

— Il suffit, dit-elle; nous choisirons, lorsqu'il sera temps, du bouquet, des gants, de la lampe, du savon ou de l'aiguière. La liqueur tient-elle dans le métal?

— Elle le ronge.

— Mais alors ce flacon se brisera, peut-être.

— Je ne crois pas; voyez l'épaisseur du cristal; d'ailleurs nous pourrons l'enfermer ou plutôt l'emboîter dans une enveloppe d'or.

— Alors, Remy, reprit la dame, vous êtes content, n'est-ce pas?

Et quelque chose comme un pâle sourire effleura les lèvres de la dame, et leur donna ce reflet de vie qu'un rayon de la lune donne aux objets engourdis.

— Plus que je ne fus jamais, madame, répondit celui-ci; punir les méchants, c'est jouir de la sainte prérogative de Dieu.

— Écoutez, Remy, écoutez!

Et la dame prêta l'oreille.

— Vous avez entendu quelque bruit?

— Le piétinement des chevaux dans la rue, ce me semble; Remy, nos chevaux sont arrivés.

— C'est probable, madame, car il est à peu près l'heure à laquelle ils devaient venir; mais, maintenant, je vais les renvoyer.

— Pourquoi cela?

— Ne sont-ils plus inutiles?

— Au lieu d'aller à Méridor, Remy, nous allons en Flandre; gardez les chevaux.

— Ah! je comprends.

Et les yeux du serviteur, à leur tour, laissèrent échapper un éclair de joie qui ne pouvait se comparer qu'au sourire de Diane.

— Mais Grandchamp, ajouta-t-il, qu'allons-nous en faire?

— Grandchamp a besoin de se reposer, je vous l'ai dit. Il demeurera à Paris et vendra cette maison, dont nous n'avons plus besoin. Seulement vous rendrez la liberté à tous ces pauvres animaux innocents que nous avons fait souffrir par nécessité. Vous l'avez dit: Dieu pourvoira peut- être à leur salut.

— Mais tous ces fourneaux, ces cornues, ces alambics?

— Puisqu'ils étaient ici quand nous avons acheté la maison, qu'importé que d'autres les y trouvent après nous?

— Mais ces poudres, ces acides, ces essences?

 

— Au feu, Remy, au feu!

— Éloignez-vous alors.

— Moi?

— Oui, du moins mettez ce masque de verre.

Et Remy présenta à Diane un masque, qu'elle appliqua sur son visage.

Alors, appuyant lui-même sur sa bouche et sur son nez un large tampon de laine, il pressa le cordon du soufflet, aviva la flamme du charbon; puis, quand le feu fut bien embrasé, il y versa les poudres qui éclatèrent en pétillements joyeux, les unes lançant des feux verts, les autres se volatilisant en étincelles pâles comme le soufre; et les essences, qui, au lieu d'éteindre la flamme, montèrent comme des serpents de feu dans le conduit, avec des grondements pareils à ceux d'un tonnerre lointain.

Enfin, quand tout fut consumé:

— Vous avez raison, madame, dit Remy, si quelqu'un, maintenant, découvre le secret de cette cave, ce quelqu'un pensera qu'un alchimiste l'a habité; aujourd'hui, on brûle encore les sorciers, mais on respecte les alchimistes.

— Eh! d'ailleurs, dit la dame, quand on nous brûlerait, Remy, ce serait justice, ce me semble: ne sommes-nous point des empoisonneurs? Et pourvu qu'au jour où je monterai sur le bûcher, j'aie accompli ma tâche, je ne répugne pas plus à ce genre de mort qu'à un autre: la plupart des anciens martyrs sont morts ainsi.

Remy fit un geste d'assentiment, et, reprenant sa fiole des mains de sa maîtresse, il l'empaqueta soigneusement.

En ce moment on heurta à la porte de la rue.

— Ce sont vos gens, madame, vous ne vous trompiez pas. Vite, remontez et répondez, tandis que je vais fermer la trappe.

La dame obéit.

Une même pensée vivait tellement dans ces deux corps, qu'il eût été difficile de dire lequel des deux pliait l'autre sous sa domination.

Remy remonta derrière elle, et poussa le ressort.

Le caveau se referma.

Diane trouva Grandchamp à la porte; éveillé par le bruit, il était venu ouvrir.

Le vieillard ne fut pas peu surpris quand il connut le prochain départ de sa maîtresse, que lui apprit ce départ sans lui dire où elle allait.

— Grandchamp, mon ami, lui dit-elle, nous allons, Remy et moi, accomplir un pèlerinage, voté depuis longtemps; vous ne parlerez de ce voyage à personne, et vous ne révélerez mon nom à qui que ce soit.

— Oh! je le jure, madame, dit le vieux serviteur. Mais on vous reverra cependant?

— Sans doute, Grandchamp, sans doute; ne se revoit-on pas toujours, quand ce n'est point en ce monde, dans l'autre au moins? Mais, à propos, Grandchamp, cette maison nous devient inutile.

Diane tira d'une armoire une liasse de papiers.

— Voici les titres qui constatent la propriété: vous louerez ou vendrez cette maison. Si d'ici à un mois, vous n'avez trouvé ni locataire, ni acquéreur, vous l'abandonnerez tout simplement et vous retournerez à Méridor.

— Et si je trouve acquéreur, madame, combien la vendrai-je?

— Ce que vous voudrez.

— Alors je rapporterai l'argent à Méridor?

— Vous le garderez pour vous, mon vieux Grandchamp.

— Quoi! madame, une pareille somme?

— Sans doute. Ne vous dois-je pas bien cela pour vos bons services, Grandchamp? et puis, outre mes dettes envers vous, n'ai-je pas aussi à payer celles de mon père?

— Mais, madame, sans contrat, sans procuration, je ne puis rien faire.

— Il a raison, dit Remy.

— Trouvez un moyen, dit Diane.

— Rien de plus simple. Cette maison a été achetée en mon nom; je la revends à Grandchamp, qui, de cette façon, pourra la revendre lui-même à qui il voudra.

— Faites.

Remy prit une plume et écrivit sa donation au bas du contrat de vente.

— Maintenant, adieu, dit la dame de Monsoreau à Grandchamp, qui se sentait tout ému de rester seule en cette maison, adieu, Grandchamp; faites avancer les chevaux tandis que je termine les préparatifs.

Alors Diane remonta chez elle, coupa avec un poignard la toile du portrait, le roula, l'enveloppa dans une étoffe de soie et plaça le rouleau dans la caisse de voyage.

Ce cadre, demeuré vide et béant, semblait raconter plus éloquemment qu'auparavant encore toutes les douleurs qu'il avait entendues.

Le reste de la chambre, une fois ce portrait enlevé, n'avait plus de signification et devenait une chambre ordinaire.

Quand Remy eut lié les deux caisses avec des sangles, il donna un dernier coup d'oeil dans la rue pour s'assurer que nul n'y était arrêté, excepté le guide; puis aidant sa pâle maîtresse à monter à cheval:

— Je crois, madame, lui dit-il tout bas, que cette maison sera la dernière où nous aurons demeuré si longtemps.

— L'avant-dernière, Remy, dit la dame de sa voix grave et monotone.

— Quelle sera donc l'autre?

— Le tombeau, Remy.

LXIII
CE QUE FAISAIT EN FLANDRE MONSEIGNEUR FRANÇOIS DE FLANDRE, DUC D'ANJOU ET DE BRABANT, COMTE DE FLANDRE

Maintenant, il faut que nos lecteurs nous permettent d'abandonner le roi au Louvre, Henri de Navarre à Cahors, Chicot sur la grande route, et la dame de Monsoreau dans la rue, pour aller trouver en Flandre monseigneur le duc d'Anjou, tout récemment nommé duc de Brabant, et au secours duquel nous avons vu s'avancer le grand amiral de France, Anne Daigues, duc de Joyeuse.

A quatre-vingts lieues de Paris, vers le nord, le bruit des voix françaises et le drapeau de France flottaient sur un camp français aux rives de l'Escaut.

C'était la nuit: des feux disposés en un cercle immense bordaient le fleuve si large devant Anvers, et se reflétaient dans ses eaux profondes.

La solitude habituelle des polders à la sombre verdure était troublée par le hennissement des chevaux français.

Du haut des remparts de la ville, les sentinelles voyaient reluire, au feu des bivouacs, le mousquet des sentinelles françaises, éclair fugitif et lointain que la largeur du fleuve jeté entre cette armée et la ville rendait aussi inoffensif que ces éclairs de chaleur qui brillent à l'horizon par un beau soir d'été.

Cette armée était celle du duc d'Anjou.

Ce qu'elle était venue faire là, il faut bien que nous le racontions à nos lecteurs. Ce ne sera peut-être pas bien amusant, mais ils nous pardonneront en faveur de l'avis: tant de gens sont ennuyeux sans prévenir!

Ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu perdre leur temps à feuilleter la Reine Margot et la Dame de Monsoreau, connaissent déjà M. le duc d'Anjou, ce prince jaloux, égoïste, ambitieux et impatient, qui, né si près du trône dont chaque événement semblait le rapprocher, n'avait jamais pu attendre avec résignation que la mort lui fît un chemin libre.

Ainsi l'avait-on vu d'abord désirer le trône de Navarre sous Charles IX, puis celui de Charles IX lui-même, enfin celui de France occupé par son frère, Henri, ex-roi de Pologne, lequel avait porté deux couronnes, à la jalousie de son frère qui n'avait jamais pu en attraper une.

Un instant alors il avait tourné les yeux vers l'Angleterre, gouvernée par une femme, et pour avoir le trône, il avait demandé à épouser la femme, quoique cette femme s'appelât Élisabeth et eût vingt ans de plus que lui.

Sur ce point, la destinée avait commencé de lui sourire, si toutefois c'eût été un sourire de la fortune, que d'épouser l'altière fille de Henri VIII. Celui qui, toute sa vie, dans ses désirs hâtifs, n'avait pu réussir même à défendre sa liberté; qui avait vu tuer, fait tuer peut-être, ses favoris La Mole et Coconnas, et sacrifié lâchement Bussy, le plus brave de ses gentilshommes: le tout sans profit pour son élévation et avec grand dommage pour sa gloire, ce répudié de la fortune se voyait tout à la fois accablé des faveurs d'une grande reine, inaccessible jusque-là à tout regard mortel, et porté par tout un peuple à la première dignité que ce peuple pouvait conférer.

Les Flandres lui offraient une couronne, et Élisabeth lui avait donné son anneau.

Nous n'avons pas la prétention d'être historien; si nous le devenons parfois, c'est quand par hasard l'histoire descend au niveau du roman, ou, mieux encore, quand le roman monte à la hauteur de l'histoire; c'est alors que nous plongeons nos regards curieux dans l'existence princière du duc d'Anjou, laquelle ayant constamment côtoyé l'illustre chemin des royautés, est pleine de ces événements, tantôt sombres, tantôt éclatants, qu'on ne remarque d'habitude que dans les existences royales.

Traçons donc en quelques mots l'histoire de cette existence.

Il avait vu son frère Henri III embarrassé dans sa querelle avec les Guises et il s'était allié aux Guises; mais bientôt il s'était aperçu que ceux-ci n'avaient d'autre but réel que celui de se substituer aux Valois sur le trône de France.

Il s'était alors séparé des Guises; mais, comme on l'a vu, ce n'était pas sans quelque danger que cette séparation avait eu lieu, et Salcède, roué en Grève, avait prouvé l'importance que la susceptibilité de MM. de Lorraine attachait à l'amitié de M. d'Anjou.

En outre, depuis longtemps déjà, Henri III avait ouvert les yeux, et un an avant l'époque où cette histoire commence, le duc d'Alençon, exilé ou à peu près, s'était retiré à Amboise.

C'est alors que les Flamands lui avaient tendu les bras. Fatigués de la domination espagnole, décimés par le proconsulat du duc d'Albe, trompés par la fausse paix de don Juan d'Autriche, qui avait profité de cette paix pour reprendre Namur et Charlemont, les Flamands avaient appelé à eux Guillaume de Nassau, prince d'Orange, et l'avaient fait gouverneur général du Brabant.

Un mot sur ce nouveau personnage, qui a tenu une si grande place dans l'histoire et qui ne fera qu'apparaître chez nous.

Guillaume de Nassau, prince d'Orange, avait alors cinquante à cinquante et un ans; fils de Guillaume de Nassau, dit le Vieux, et de Julienne de Stolberg, cousin de ce René de Nassau tué au siège de Saint-Dizier, ayant hérité de son titre de prince d'Orange, il avait, tout jeune encore, nourri dans les principes les plus sévères de la réforme, il avait, disons-nous, tout jeune encore, senti sa valeur et mesuré la grandeur de sa mission.

Cette mission, qu'il croyait avoir reçue du ciel, à laquelle il fut fidèle toute sa vie, et pour laquelle il mourut comme un martyr, fut de fonder la république de Hollande, qu'il fonda en effet.

Jeune, il avait été appelé par Charles-Quint à sa cour. Charles-Quint se connaissait en hommes; il avait jugé Guillaume, et souvent le vieil empereur, qui tenait alors dans sa main le globe le plus pesant qu'ait jamais porté une main impériale, avait consulté l'enfant sur les matières les plus délicates de la politique des Pays-Bas. Bien plus, le jeune homme avait vingt-quatre ans à peine, quand Charles-Quint lui confia, en l'absence du fameux Philibert-Emmanuel de Savoie, le commandement de l'armée de Flandre. Guillaume s'était alors montré digne de cette haute estime; il avait tenu en échec le duc de Nevers et Coligny, deux des plus grands capitaines du temps, et, sous leurs yeux, il avait fortifié Philippeville et Charlemont; le jour où Charles-Quint abdiqua, ce fut sur Guillaume de Nassau qu'il s'appuya pour descendre les marches du trône, et ce fut lui qu'il chargea de porter à Ferdinand la couronne impériale, que Charles-Quint venait de résigner volontairement.

Alors était venu Philippe II, et, malgré la recommandation de Charles- Quint à son fils, de regarder Guillaume comme un frère, celui-ci avait bientôt senti que Philippe II était un de ces princes qui ne veulent pas avoir de famille. Alors s'était affermie en sa pensée cette grande idée de l'affranchissement de la Hollande et de l'émancipation des Flandres, qu'il eût peut-être éternellement enfermée en son esprit, si le vieil empereur, son ami et son père, n'eût point eu cette étrange idée de substituer la robe du moine au manteau royal. Alors les Pays-Bas, sur la proposition de Guillaume, demandèrent le renvoi des troupes étrangères; alors commença cette lutte acharnée de l'Espagne, retenant la proie qui voulait lui échapper; alors passèrent sur ce malheureux peuple, toujours froissé entre la France et l'Empire, la vice-royauté de Marguerite d'Autriche et le proconsulat sanglant du duc d'Albe; alors s'organisa cette lutte à la fois politique et religieuse, dont la protestation de l'hôtel de Culembourg, qui demandait l'abolition de l'inquisition dans les Pays-Bas, fut le prétexte; alors s'avança cette procession de quatre cents gentilshommes vêtus avec la plus grande simplicité, défilant deux à deux et venant apporter au pied du trône de la vice-gouvernante l'expression du désir général, résumé dans cette protestation; alors, et à la vue de ces gens si graves et si simplement vêtus, échappa à Barlaimont, un des conseillers de la duchesse, ce mot de gueux, qui, relevé par les gentilshommes flamands et accepté par eux, désigna dès lors, dans les Pays-Bas, le parti patriote, qui, jusque-là, était sans appellation.

 

Ce fut à partir de ce moment que Guillaume commença de jouer le rôle qui fit de lui un des plus grands acteurs politiques qu'il y ait au monde. Constamment battu dans cette lutte contre l'écrasante puissance de Philippe II, il se releva constamment, et toujours plus fort après ses défaites, toujours levant une nouvelle armée, qui remplace l'armée disparue, mise en fuite ou anéantie, il reparaît plus fort qu'avant sa défaite, et toujours salué comme un libérateur.

C'est au milieu de ces alternatives de triomphes moraux et de défaites physiques, si cela peut se dire ainsi, que Guillaume apprit à Mons la nouvelle du massacre de la Saint-Barthélemy.

C'était une blessure terrible et qui allait presque au coeur des Pays-Bas; la Hollande et cette portion des Flandres qui était calviniste perdaient par cette blessure le plus brave sang de ses alliés naturels, les huguenots de France.

Guillaume répondit à cette nouvelle, d'abord par la retraite, comme il avait l'habitude de le faire; de Mons où il était, il recula jusqu'au Rhin; il attendit les événements.

Les événements font rarement faute aux nobles causes.

Une nouvelle à laquelle il était impossible de s'attendre, se répandit tout à coup.

Quelques gueux de mer, il y avait des gueux de mer et des gueux de terre, quelques gueux de mer, poussés par le vent contraire dans le port de Brille, voyant qu'il n'y avait aucun moyen pour eux de regagner la haute mer, se laissèrent aller à la dérive, et, poussés par le désespoir, ils prirent la ville qui avait déjà préparé ses potences pour les pendre.

La ville prise, ils chassèrent les garnisons espagnoles des environs, et ne reconnaissant point parmi eux un homme assez fort pour faire fructifier le succès qu'ils devaient au hasard, ils appelèrent le prince d'Orange; Guillaume accourut; il fallait frapper un grand coup; il fallait, en compromettant toute la Hollande, rendre à tout jamais impossible une réconciliation avec l'Espagne.

Guillaume fit rendre une ordonnance qui proscrivait de Hollande le culte catholique, comme le culte protestant était proscrit en France.

A ce manifeste, la guerre recommença: le duc d'Albe envoya contre les révoltés son propre fils, Frédéric de Tolède, qui leur prit Zutphen, Narden et Harlem, mais cet échec, loin d'abattre les Hollandais, sembla leur avoir donné une nouvelle force: tout se souleva; tout prit les armes, depuis le Zuyderzée jusqu'à l'Escaut; l'Espagne eut peur un instant, rappela le duc d'Albe, et lui donna pour successeur don Louis de Requesens, l'un des vainqueurs de Lépante.

Alors s'ouvrit pour Guillaume une nouvelle série de malheurs: Ludovic et Henri de Nassau, qui amenaient un secours au prince d'Orange, furent surpris par un des lieutenants de don Louis, près de Nimègue, défaits et tués; les Espagnols pénétrèrent en Hollande, mirent le siège devant Leyde et pillèrent Anvers.

Tout était désespéré, quand le ciel vint une seconde fois au secours de la république naissante. Requesens mourut à Bruxelles.

Ce fut alors que toutes les provinces, réunies par un seul intérêt, dressèrent d'un commun accord et signèrent, le 8 novembre 1576, c'est-à- dire quatre jours après le sac d'Anvers, le traité connu sous le nom de paix de Gand, par lequel elles s'engageaient à s'entr'aider à délivrer le pays de la servitude des Espagnols et des autres étrangers.

Don Juan reparut, et avec lui la mauvaise fortune des Pays-Bas. En moins de deux mois, Namur et Charlemont furent pris.

Les Flamands répondirent à ces deux échecs en nommant le prince d'Orange gouverneur général du Brabant.

Don Juan mourut à son tour. Décidément Dieu se prononçait en faveur de la liberté des Pays-Bas. Alexandre Farnèse lui succéda.

C'était un prince habile, charmant de façons, doux et fort en même temps, grand politique, bon général; la Flandre tressaillit en entendant pour la première fois cette mielleuse voix italienne l'appeler amie, au lieu de la traiter en rebelle.

Guillaume comprit que Farnèse ferait plus pour l'Espagne avec ses promesses que le duc d'Albe avec ses supplices.

Il fit signer aux provinces, le 29 janvier 1579, l'union d'Utrecht, qui fut la base fondamentale du droit public de la Hollande.

Ce fut alors que, craignant de ne pouvoir exécuter seul ce plan d'affranchissement pour lequel il luttait depuis quinze ans, il fit proposer au duc d'Anjou la souveraineté des Pays-Bas, sous la condition qu'il respecterait les privilèges des Hollandais et des Flamands et respecterait leur liberté de conscience.

C'était un coup terrible porté à Philippe II. Il y répondit en mettant à prix à 25,000 écus la tête de Guillaume.

Les États assemblés à la Haye déclarèrent alors Philippe II déchu de la souveraineté des Pays-Bas, et ordonnèrent que dorénavant le serment de fidélité leur fût prêté à eux, au lieu d'être prêté au roi d'Espagne.

Ce fut en ce moment que le duc d'Anjou entra en Belgique et y fut reçu par les Flamands avec la défiance dont ils accompagnaient tous les étrangers. Mais l'appui de la France promis par le prince français leur était trop important pour qu'ils ne lui fissent pas, en apparence au moins, bon et respectueux accueil.

Cependant la promesse de Philippe II portait ses fruits. Au milieu des fêtes de sa réception, un coup de pistolet partit aux côtés du prince d'Orange; Guillaume chancela: on le crut blessé à mort; mais la Hollande avait encore besoin de lui.

La balle de l'assassin avait seulement traversé les deux joues. Celui qui avait tiré le coup, c'était Jean Jaureguy, le précurseur de Balthasar Gérard, comme Jean Chatel devait être le précurseur de Ravaillac.

De tous ces événements il était resté à Guillaume une sombre tristesse qu'éclairait rarement un sourire pensif. Flamands et Hollandais respectaient ce rêveur, comme ils eussent respecté un Dieu, car ils sentaient qu'en lui, en lui seul, était tout leur avenir; et quand ils le voyaient s'avancer, enveloppé dans son large manteau, le front voilé par l'ombre de son feutre, le coude dans sa main gauche, le menton dans sa main droite, les hommes se rangeaient pour lui faire place, et les mères, avec une certaine superstition religieuse, le montraient à leurs enfants en leur disant:

— Regarde, mon fils, voilà le Taciturne.

Les Flamands, sur la proposition de Guillaume, avaient donc élu François de Valois duc de Brabant, comte de Flandre, c'est-à-dire prince souverain.

Ce qui n'empêchait pas, bien au contraire, Élisabeth de lui laisser espérer sa main. Elle voyait dans cette alliance un moyen de réunir aux calvinistes d'Angleterre ceux de Flandre et de France: la sage Élisabeth rêvait peut-être une triple couronne.

Le prince d'Orange favorisait en apparence le duc d'Anjou, lui faisant un manteau provisoire de sa popularité, quitte à lui reprendre le manteau quand il croirait le temps venu de se débarrasser du pouvoir français, comme il s'était débarrassé de la tyrannie espagnole.

Mais cet allié hypocrite était plus redoutable pour le duc d'Anjou qu'un ennemi; il paralysait l'exécution de tous les plans qui eussent pu lui donner un trop grand pouvoir ou une trop haute influence dans les Flandres.

Philippe II, en voyant cette entrée d'un prince français à Bruxelles, avait sommé le duc de Guise de venir à son aide, et cette aide, il la réclamait au nom d'un traité fait autrefois entre don Juan d'Autriche et Henri de Guise.