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Les mille et un fantômes

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VII
ALBERT

De même qu'à la première interruption du récit de M. Ledru, il se fît un moment de silence.

Silence mieux respecté encore que la première fois, car on sentait qu'on approchait de la fin de l'histoire, et M. Ledru avait dit que, cette histoire, il n'aurait peut-être pas la force de la finir. Mais presque aussitôt il reprit:

– Trois mois s'étaient écoulés depuis cette soirée où il avait été question du départ de Solange, et, depuis cette soirée, pas un mot de séparation n'avait été prononcé.

Solange avait désiré un logement rue Taranne, Je l'avais pris sous le nom de Solange; je ne lui en connaissais pas d'autre, comme elle ne m'en connaissait pas d'autre qu'Albert. Je l'avais fait entrer dans une institution de jeunes filles en qualité de sous-maîtresse, et cela pour la soustraire plus sûrement aux recherches de la police révolutionnaire, devenues plus actives que jamais.

Les dimanches et les jeudis, nous les passions ensemble dans ce petit appartement de la rue Taranne: de la fenêtre de la chambre à coucher, nous voyions la place où nous nous étions rencontrés pour la première fois.

Chaque jour nous recevions une lettre; elle au nom de Solange, moi au nom d'Albert.

Ces trois mois avaient été les plus heureux de ma vie.

Cependant, je n'avais pas renoncé à ce dessein qui m'était venu à la suite de ma conversation avec le valet du bourreau. J'avais demandé et obtenu la permission de faire des expériences sur la persistance de la vie après le supplice, et ces expériences m'avaient démontré que la douleur survivait au supplice, et devait être terrible.

– Ah! voilà ce que je nie! s'écria le docteur.

– Voyons, reprit M. Ledru, nierez-vous que le couteau frappe à l'endroit de notre corps le plus sensible, à cause des nerfs qui y sont réunis? Nierez-vous que le cou renferme tous les nerfs des membres supérieurs: le sympathique, le vagus, le phrémius, enfin la moelle épinière, qui est la source même des nerfs qui appartiennent aux membres inférieurs? Nierez-vous que le brisement, que l'écrasement de la colonne vertébrale osseuse, ne produise une des plus atroces douleurs qu'il soit donné à une créature humaine d'éprouver?

– Soit, dit le docteur; mais cette douleur ne dure que quelques secondes.

– Oh! c'est ce que je nie à mon tour! s'écria M. Ledru avec une profonde conviction; et puis, ne durât-elle que quelques secondes, pendant ces quelques secondes, le sentiment, la personnalité, le moi, restent vivants; la tête entend, voit, sent et juge la séparation de son être, et qui dira si la courte durée de la souffrance peut compenser l'horrible intensité de cette souffrance1?

– Ainsi, à votre avis le décret de l'Assemblée constituante qui a substitué la guillotine à la potence était une erreur philanthropique, et mieux valait être pendu que décapité?

– Sans aucun doute, beaucoup se sont pendus ou ont été pendus, qui sont revenus à la vie. Eh bien! ceux-là ont pu dire la sensation qu'ils ont éprouvée. C'est celle d'une apoplexie foudroyante, c'est-à-dire d'un sommeil profond sans aucune douleur particulière, sans aucun sentiment d'une angoisse quelconque, une espèce de flamme qui jaillit devant les yeux, et qui, peu à peu, se change en couleur bleue, puis en obscurité, lorsque l'on tombe en syncope. Et, en effet, docteur, vous savez cela mieux que personne. L'homme auquel on comprime le cerveau avec le doigt, à un endroit où manque un morceau du crâne, cet homme n'éprouve aucune douleur, seulement il s'endort. Eh bien! le même phénomène arrive quand le cerveau est comprimé par un amoncellement du sang. Or, chez le pendu, le sang s'amoncelle, d'abord parce qu'il entre dans le cerveau par les artères vertébrales, qui, traversant les canaux osseux du cou, ne peuvent être compromises, ensuite parce que, tendant à refluer par les veines du cou, il se trouve arrêté par le lien qui noue le cou et les veines.

– Soit, dit le docteur, mais revenons aux expériences. J'ai hâte d'arriver à cette fameuse tête qui a parlé.

Je crus entendre comme un soupir s'échapper de la poitrine de M. Ledru. Quant à voir son visage, c'était impossible. Il faisait nuit complète.

– Oui, dit-il, en effet, je m'écarte de mon sujet, docteur, revenons à mes expériences.

Malheureusement, les sujets ne me manquaient point.

Nous étions au plus fort des exécutions, on guillotinait trente ou quarante personnes par jour, et une si grande quantité de sang coulait sur la place de la Révolution, que l'on avait été obligé de pratiquer autour de l'échafaud, un fossé de trois pieds de profondeur.

Ce fossé était recouvert de planches.

Une de ces planches tourna sous le pied d'un enfant de huit ou dix ans, qui tomba dans ce hideux fossé et s'y noya.

Il va sans dire que je me gardai bien de dire à Solange à quoi j'occupais mon temps le jour où je ne la voyais pas; au reste, je dois avouer que j'avais d'abord éprouvé une si forte répugnance pour ces pauvres débris humains, que j'avais été effrayé de l'arrière-douleur que mes expériences ajoutaient peut-être au supplice. Mais enfin, je m'étais dit que ces études auxquelles je me livrais étaient faites au profit de la société tout entière, attendu que, si je parvenais jamais à faire partager mes convictions à une réunion de législateurs, j'arriverais peut-être à faire abolir la peine de mort.

Au fur et à mesure que mes expériences donnaient des résultats, je les consignais dans un mémoire.

Au bout de deux mois, j'avais fait sur la persistance de la vie après le supplice toutes les expériences que l'on peut faire. Je résolus de pousser ces expériences encore plus loin s'il était possible, à l'aide du galvanisme et de l'électricité.

On me livra le cimetière de Clamart, et l'on mit à ma disposition toutes les têtes et tous les corps des suppliciés.

On avait changé pour moi en laboratoire une petite chapelle qui était bâtie à l'angle du cimetière. Vous le savez, après avoir chassé les rois de leurs palais, on chassa Dieu de ses églises.

J'avais là une machine électrique, et trois ou quatre de ces instruments appelés excitateurs.

Vers cinq heures arrivait le terrible convoi. Les corps étaient pêle-mêle dans le tombereau, les tètes pêle-mêle dans un sac.

Je prenais au hasard une ou deux têtes et un ou deux corps; on jetait le reste dans la fosse commune.

Le lendemain, les têtes et les corps sur lesquels j'avais expérimenté la veille étaient joints au convoi du jour. Presque toujours mon frère m'aidait dans ces expériences.

Au milieu de tous ces contacts avec la mort, mon amour pour Solange augmentait chaque jour. De son côté, la pauvre enfant m'aimait de toutes les forces de son coeur.

Bien souvent j'avais pensé à en faire ma femme, bien souvent nous avions mesuré le bonheur d'une pareille union; mais, pour devenir ma femme, il fallait que Solange dît son nom, et son nom, qui était celui d'un émigré, d'un aristocrate, d'un proscrit, portait la mort avec lui.

Son père lui avait écrit plusieurs fois pour hâter son départ, mais elle lui avait dit notre amour. Elle lui avait demandé son consentement à notre mariage, qu'il avait accordé; tout allait donc bien de ce côté-là.

Cependant, au milieu de tous ces procès terribles, un procès plus terrible que les autres nous avait profondément attristés tous deux.

C'était le procès de Marie-Antoinette.

Commencé le 4 octobre, ce procès se suivait avec activité: le 14 octobre, elle avait comparu devant le tribunal révolutionnaire, le 16 à quatre heures du matin, elle avait été condamnée; le même jour, à onze heures, elle était montée sur l'échafaud.

Le matin, j'avais reçu une lettre de Solange, qui m'écrivait qu'elle ne voulait point laisser passer une pareille journée sans me voir.

J'arrivai vers deux heures à notre petit appartement de la rue Taranne, et je trouvai Solange toute en pleurs. J'étais moi-même profondément affecté de cette exécution. La reine avait été si bonne pour moi dans ma jeunesse, que j'avais gardé un profond souvenir de cette bonté.

Oh! je me souviendrai toujours de cette journée; c'était un mercredi: il y avait dans Paris plus que de la tristesse, il y avait de la terreur.

Quant à moi, j'éprouvais un étrange découragement, quelque chose comme le pressentiment d'un grand malheur. J'avais voulu essayer de rendre des forces à Solange, qui pleurait, renversée dans mes bras, et les paroles consolatrices m'avaient manqué, parce que la consolation n'était pas dans mon coeur.

Nous passâmes, comme d'habitude, la nuit ensemble; notre nuit fut plus triste encore que notre journée. Je me rappelle qu'un chien, enfermé dans un appartement au-dessous du nôtre, hurla jusqu'à deux heures du matin.

Le lendemain nous nous informâmes: son maître était sorti en emportant la clef; dans la rue, il avait été arrêté, conduit au tribunal révolutionnaire; condamné à trois heures, il avait été exécuté à quatre.

Il fallait nous quitter; les classes de Solange commençaient à neuf heures du matin. Son pensionnat était situé près du Jardin des Plantes. J'hésitai longtemps à la laisser aller. Elle-même ne pouvait se résoudre à me quitter. Mais rester deux jours dehors, c'était s'exposer à des investigations toujours dangereuses dans la situation de Solange.

 

Je fis avancer une voiture, et la conduisis jusqu'au coin de la rue des Fossés-Saint-Bernard; là je descendis pour la laisser continuer son chemin. Pendant toute la route, nous nous étions tenus embrassés sans prononcer une parole, mêlant nos larmes, qui coulaient jusque sur nos lèvres, mêlant leur amertume à la douceur de nos baisers.

Je descendis du fiacre; mais, au lieu de m'en aller de mon côté, je restai cloué à la même place, pour voir plus longtemps la voiture qui l'emportait. Au bout de vingt pas, la voiture s'arrêta, Solange passa sa tête par la portière, comme si elle eût deviné que j'étais encore là. Je courus à elle. Je remontai dans le fiacre; je refermai les glaces. Je la pressai encore une fois dans mes bras. Mais, neuf heures sonnèrent à Saint-Étienne-du-Mont. J'essuyai ses larmes, je fermai ses lèvres d'un triple baiser, et, sautant en bas de la voiture, je m'éloignai tout courant.

Il me sembla que Solange me rappelait; mais toutes ces larmes, toutes ces hésitations pouvaient être remarquées. J'eus le fatal courage de ne pas me retourner.

Je rentrai chez moi désespéré. Je passai la journée à écrire à Solange; le soir, je lui envoyai un volume.

Je venais de faire jeter ma lettre à la poste lorsque j'en reçus une d'elle.

Elle avait été fort grondée; on lui avait fait une foule de questions, et on l'avait menacée de lui retirer sa première sortie.

Sa première sortie était le dimanche suivant; mais Solange me jurait qu'en tout cas, dût-elle rompre avec la maîtresse de pension, elle me verrait ce jour-là.

Moi aussi, je le jurai; il me semblait que, si j'étais sept jours sans la voir, ce qui arriverait si elle n'usait pas de sa première sortie, je deviendrais fou.

D'autant plus que Solange exprimait quelque inquiétude: une lettre qu'elle avait trouvée à sa pension en y rentrant, et qui venait de son père, lui paraissait avoir été décachetée.

Je passai une mauvaise nuit, une plus mauvaise journée le lendemain. J'écrivis comme d'habitude à Solange, et, comme c'était mon jour d'expériences, vers trois heures je passai chez mon frère afin de l'emmener avec moi à Clamart.

Mon frère n'était pas chez lui; je partis seul.

Il faisait un temps affreux; la nature, désolée, se fondait en pluie, de cette pluie froide et torrentueuse qui annonce l'hiver. Tout le long de mon chemin j'entendais les crieurs publics hurler d'une voix éraillée la liste des condamnés du jour; elle était nombreuse: il y avait des hommes, des femmes et des enfants. La sanglante moisson était abondante, et les sujets ne me manqueraient pas pour la séance que j'allais faire le soir.

Les jours finissaient de bonne heure. A quatre heures, j'arrivai à Clamart; il faisait presque nuit.

L'aspect de ce cimetière, avec ses vastes tombes fraîchement remuées, avec ses arbres rares et cliquetant au vent comme des squelettes, était sombre et presque hideux.

Tout ce qui n'était pas terre retournée était herbe, chardons ou orties. Chaque jour la terre retournée envahissait la terre verte.

Au milieu de tous ces boursouflements du sol, la fosse du jour était béante et attendait sa proie; on avait prévu le surcroît de condamnés, et la fosse était plus grande que d'habitude.

Je m'en approchai machinalement. Tout le fond était plein d'eau; pauvres cadavres nus et froids qu'on allait jeter dans cette eau froide comme eux!

En arrivant près de la fosse, mon pied glissa, et je faillis tomber dedans; mes cheveux se hérissèrent. J'étais mouillé, j'avais le frisson, je m'acheminai vers mon laboratoire.

C'était, comme je l'ai dit, une ancienne chapelle; je cherchai des yeux; pourquoi cherchai-je? cela, je n'en sais rien. Je cherchai des yeux s'il restait à la muraille, ou sur ce qui avait été l'autel, quelque signe de culte; la muraille était nue, l'autel était ras. A la place où était autrefois le tabernacle, c'est-à-dire Dieu, c'est-à-dire la vie, il y avait un crâne dépouillé de sa chair et de ses cheveux, c'est-à-dire la mort, c'est-à-dire le néant.

J'allumai ma chandelle; je la posai sur ma table à expériences, toute chargée de ces outils de forme étrange que j'avais inventés moi-même, et je m'assis, rêvant à quoi? à cette pauvre reine que j'avais vue si belle, si heureuse, si aimée; qui, la veille, poursuivie des imprécations de tout un peuple, avait été conduite en charrette à l'échafaud, et qui, à cette heure, la tête séparée du corps, dormait dans la bière des pauvres, elle qui avait dormi sous les lambris dorés des Tuileries, de Versailles et de Saint-Cloud.

Pendant que je m'abîmais dans ces sombres réflexions, la pluie redoublait, le vent passait en larges rafales, jetant sa plainte lugubre parmi les branches des arbres, parmi les tiges des herbes qu'il faisait frissonner.

A ce bruit se mêla bientôt comme un roulement de tonnerre lugubre; seulement ce tonnerre, au lieu de gronder dans les nues, bondissait sur le sol, qu'il faisait trembler.

C'était le roulement du rouge tombereau, qui revenait de la place de la Révolution, et qui entrait à Clamart.

La porte de la petite chapelle s'ouvrit, et deux hommes ruisselait d'eau entrèrent portant un sac.

L'un était ce même Legros que j'avais visité en prison, l'autre était un fossoyeur.

– Tenez, monsieur Ledru, me dit le valet du bourreau, voilà votre affaire; vous n'avez pas besoin de vous presser ce soir; nous vous laissons tout le bataclan; demain, on les enterrera; il fera jour; ils ne s'enrhumeront pas pour avoir passé une nuit à l'air.

Et, avec un rire hideux, ces deux stipendiés de la mort posèrent leur sac dans l'angle, près de l'ancien autel à ma gauche devant moi.

Puis ils sortirent sans refermer la porte, qui se mit à battre contre son chambranle, laissant passer des bouffées de vent qui faisaient vaciller la flamme de ma chandelle, qui montait pâle, et pour ainsi dire mourante, le long de sa mèche noircie.

Je les entendis dételer le cheval, fermer le cimetière et partir, laissant le tombereau plein de cadavres.

J'avais eu grande envie de m'en aller avec eux; mais je ne sais pourquoi quelque chose me retenait à ma place, tout frissonnant. Certes, je n'avais pas peur; mais le bruit de ce vent, le fouettement de cette pluie, le cri de ces arbres qui se tordaient, les sifflements de cet air qui faisait trembler ma lumière, tout cela secouait sur ma tête un vague effroi qui, de la racine humide de mes cheveux, se répandait par tout mon corps.

Tout à coup, il me sembla qu'une voix douce et lamentable à la fois, qu'une voix qui partait de l'enceinte même de la petite chapelle, prononçait le nom d'Albert.

Oh! pour le coup, je tressaillis. Albert!.. Une seule personne au monde me nommait ainsi.

Mes yeux égarés firent lentement le tour de la petite chapelle, dont, si étroite qu'elle fut, ma lumière ne suffisait pas pour éclairer les parois, et s'arrêtèrent sur le sac dressé à l'angle de l'autel, et dont la toile sanglante et bosselée indiquait le funèbre contenu.

Au moment où mes yeux s'arrêtaient sur le sac, la même voix, mais plus faible, mais plus lamentable encore, répéta le même nom:

– Albert!

Je me redressai froid d'épouvante: cette voix semblait venir de l'intérieur du sac.

Je me tâtai pour savoir si je dormais ou si j'étais éveillé; puis, roide, marchant comme un homme de pierre, les bras étendus, je me dirigeai vers le sac, où je plongeai une de mes mains.

Alors, il me sembla que des lèvres encore tièdes s'appuyaient sur ma main.

J'en étais à ce degré de terreur où l'excès de la terreur même nous rend le courage. Je pris cette tête, et, revenant à mon fauteuil, où je tombai assis, je la posai sur la table.

Oh! je jetai un cri terrible. Cette tête, dont les lèvres semblaient tièdes encore, dont les yeux étaient à demi fermés, c'était la tête de Solange!

Je crus être fou.

Je criai trois fois:

– Solange! Solange! Solange!

À la troisième fois, les yeux se rouvrirent, me regardèrent, laissèrent tomber deux larmes, et, jetant une flamme humide comme si l'âme s'en échappait, se refermèrent pour ne plus se rouvrir.

Je me levai fou, insensé, furieux; je voulais fuir; mais, en me relevant, j'accrochai la table avec le pan de mon habit; la table tomba, entraînant la chandelle qui s'éteignit, la tête qui roula, m'entraînant moi-môme éperdu. Alors il me sembla, couché à terre, voir cette tête glisser vers la mienne sur la pente des dalles: ses lèvres touchèrent mes lèvres, un frisson de glace passa par tout mon corps; je jetai un gémissement, et je m'évanouis.

Le lendemain, à six heures du matin, les fossoyeurs me retrouvèrent aussi froid que la dalle sur laquelle j'étais couché.

Solange, reconnue par la lettre de son père, avait été arrêtée le jour même, condamnée le jour même et exécutée le jour même.

Cette tête qui m'avait parlé, ces yeux qui m'avaient regardé, ces lèvres qui avaient baisé mes lèvres, c'étaient les lèvres, les yeux, la tête de Solange.

Vous savez, Lenoir, continua M. Ledru, se retournant vers le chevalier, c'est à cette époque que je faillis mourir.

VIII
LE CHAT, L'HUISSIER ET LE SQUELETTE

L'effet produit par le récit de M. Ledru fut terrible; nul de nous ne songea à réagir contre cette impression, pas même le docteur.

Le chevalier Lenoir, interpellé par M. Ledru, répondait par un simple signe d'adhésion; la dame pâle, qui s'était un instant soulevée sur son canapé, était retombée au milieu de ses coussins, et n'avait donné signe d'existence que par un soupir; le commissaire de police, qui ne voyait pas dans tout cela matière à verbaliser, ne soufflait pas le mot. Pour mon compte, je notais tous les détails de la catastrophe dans mon esprit, afin de les retrouver, s'il me plaisait de les raconter un jour, et, quant à Alliette et à l'abbé Moulle, l'aventure rentrait trop complètement dans leurs idées pour qu'ils essayassent de la combattre.

Au contraire, l'abbé Moulle rompit le premier le silence, et, résumant en quelque sorte l'opinion générale:

– Je crois parfaitement à ce que vous venez de nous raconter, mon cher Ledru, dit-il; mais comment vous expliquez-vous ce fait? comme on dit en langage matériel.

– Je ne me l'explique pas, dit M. Ledru; je le raconte; voilà tout.

– Oui, comment l'expliquez-vous? demanda le docteur, car enfin, quelle que soit la persistance de la vie, vous n'admettez pas qu'au bout de deux heures une tête coupée parle, regarde, agisse?

– Si je me l'étais expliqué, mon cher docteur, dit M. Ledru, je n'aurais pas fait, à la suite de cet événement, une si terrible maladie.

– Mais enfin, docteur, dit le chevalier Lenoir, comment l'expliquez-vous vous-même? car vous n'admettez point que Ledru vienne de nous raconter une histoire inventée à plaisir; sa maladie est un fait matériel aussi.

– Parbleu! la belle affaire! Par une hallucination. M. Ledru a cru voir, M. Ledru a cru entendre; c'est exactement pour lui comme s'il avait vu, entendu. Les organes qui transmettent la perception au sensorium, c'est-à-dire au cerveau, peuvent être troublés par les circonstances qui influent sur eux; dans ce cas-là, ils se troublent, et, en se troublant, transmettent des perceptions fausses: on croit entendre, on entend; on croit voir, et on voit.

Le froid, la pluie, l'obscurité, avaient troublé les organes de M. Ledru, voilà tout. Le fou aussi voit et entend ce qu'il croit voir et entendre; l'hallucination est une folie momentanée; on en garde la mémoire lorsqu'elle a disparu. Voilà tout.

– Mais quand elle ne disparaît pas? demanda l'abbé Moulle.

– Eh bien! alors la maladie rentre dans l'ordre des maladies incurables, et l'on en meurt.

– Et avez-vous traité parfois ces sortes de maladies, docteur?

– Non, mais j'ai connu quelques médecins les ayant traitées, et entre autres un docteur anglais qui accompagnait Walter Scott à son voyage en France.

– Lequel vous a raconté?..

– Quelque chose de pareil à ce que vient de nous dire notre hôte, quelque chose peut-être de plus extraordinaire même.

– Et que vous expliquez par le côté matériel? demanda l'abbé Moulle.

– Naturellement.

– Et ce fait qui vous a été raconté par le docteur anglais, vous pouvez nous le raconter, à nous?

– Sans doute.

– Ah! racontez, docteur, racontez.

– Le faut-il?

– Mais sans doute! s'écria tout le monde.

– Soit. Le docteur qui accompagnait Walter Scott en France se nommait le docteur Sympson: c'était un des hommes les plus distingués de la Faculté d'Édimbourg, et lié, par conséquent, avec les personnes les plus considérables de la ville.

Au nombre de ces personnes était un juge au tribunal criminel dont il ne m'a pas dit le nom. Le nom était le seul secret qu'il trouvât convenable de garder dans toute cette affaire.

 

Ce juge, auquel il donnait des soins habituels comme docteur, sans aucune cause apparente de dérangement dans la santé, dépérissait à vue d'oeil: une sombre mélancolie s'était emparée de lui. Sa famille avait, en différentes occasions, interrogé le docteur, et le docteur, de son côté, avait interrogé son ami sans tirer autre chose de lui que des réponses vagues qui n'avaient fait qu'irriter son inquiétude en lui prouvant qu'un secret existait, mais que, ce secret, le malade ne voulait pas le dire.

Enfin, un jour le docteur Sympson insista tellement pour que son ami lui avouât qu'il était malade, que celui-ci lui prenant les mains avec un sourire triste:

– Eh bien! oui, lui dit-il, je suis malade, et ma maladie, cher docteur, est d'autant plus incurable, qu'elle est tout entière dans mon imagination.

– Comment! dans votre imagination?

– Oui, je deviens fou.

– Vous devenez fou! Et en quoi? je vous le demande. Vous avez le regard lucide, la voix calme (il lui prit la main), le pouls excellent.

– Et voilà justement ce qui fait la gravité de mon état, cher docteur, c'est que je le vois et que je le juge.

– Mais enfin en quoi consiste votre folie?

– Fermez la porte, qu'on ne nous dérange pas, docteur, et je vais vous la dire.

Le docteur ferma la porte et revint s'asseoir près de son ami.

– Vous rappelez-vous, lui dit le juge, le dernier procès criminel dans lequel j'ai été appelé à prononcer un jugement?

– Oui, sur un bandit écossais qui a été par vous condamné à être pendu, et qui l'a été.

– Justement. Eh bien! au moment où je prononçais l'arrêt, une flamme jaillit de ses yeux, et il me montra le poing en me menaçant. Je n'y fis point attention… De pareilles menaces sont fréquentes chez les condamnés. Mais, le lendemain de l'exécution, le bourreau se présenta chez moi, me demandant humblement pardon de sa visite; mais me déclarant qu'il avait cru devoir m'avertir d'une chose: le bandit était mort en prononçant une espèce de conjuration contre moi, et en disant que, le lendemain à six heures, heure à laquelle il avait été exécuté, j'aurais de ses nouvelles.

Je crus à quelque surprise de ses compagnons, à quelque vengeance à main armée, et, lorsque vinrent six heures, je m'enfermai dans mon cabinet, avec une paire de pistolets sur mon bureau.

Six heures sonnèrent à la pendule de ma cheminée. J'avais été préoccupé toute la journée de cette révélation de l'exécuteur. Mais le dernier coup de marteau vibra sur le bronze sans que j'entendisse rien autre chose qu'un certain ronronnement dont j'ignorais la cause. Je me retournai, et j'aperçus un gros chat noir et couleur de feu. Comment était-il entré? c'était impossible à dire; mes portes et mes fenêtres étaient closes. Il fallait qu'il eût été enfermé dans la chambre pendant la journée.

Je n'avais pas goûté; je sonnai, mon domestique vint, mais il ne put entrer, puisque je m'étais enfermé en dedans; j'allai à la porte et je l'ouvris. Alors je lui parlai du chat noir et couleur de feu; mais nous le cherchâmes inutilement, il avait disparu.

Je ne m'en préoccupai point davantage; la soirée se passa, la nuit vint, pais le jour, puis la journée s'écoula, puis six heures sonnèrent. Au même instant, j'entendis le même bruit derrière moi, et je vis le même chat.

Cette fois, il sauta sur mes genoux.

Je n'ai aucune antipathie pour les chats, et cependant cette familiarité me causa une impression désagréable. Je le chassai de dessus mes genoux. Mais à peine fut-il à terre, qu'il sauta de nouveau sur moi. Je le repoussai, mais aussi inutilement que la première fois. Alors, je me levai, je me promenai par la chambre, le chat me suivit pas à pas; impatienté de cette insistance, je sonnai comme la veille, mon domestique entra, Mais le chat s'enfuit sous le lit, où nous le cherchâmes inutilement; une fois sous le lit, il avait disparu.

Je sortis pendant la soirée. Je visitai deux ou trois amis, puis je revins à la maison, où je rentrai, grâce à un passe-partout.

Comme je n'avais point de lumière, je montai doucement l'escalier de peur de me heurter à quelque chose. En arrivant à la dernière marche, j'entendis mon domestique qui causait avec la femme de chambre de ma femme.

Mon nom prononcé fit que je prêtai attention à ce qu'il disait, et alors je l'entendis raconter toute l'aventure de la veille et du jour; seulement il ajoutait: Il faut que monsieur devienne fou, il n'y avait, pas plus de chat noir et couleur de feu dans la chambre qu'il n'y en avait dans ma main.

Ces quelques mots m'effrayèrent: ou la vision: était réelle, ou elle était fausse; si la vision était réelle, j'étais sous le poids d'un fait surnaturel; si la vision était fausse, si je croyais voir une chose, qui n'existait pas, comme l'avait dit mon domestique, je devenais fou.

Vous devinez, mon cher ami, avec quelle impatience, mêlée de crainte, j'attendis six heures. Le lendemain, sous un prétexte de rangement, je retins mon domestique près de moi; six heures sonnèrent tandis qu'il était là; au dernier coup du timbre j'entendis le même bruit et je revis mon chat.

Il était assis à côté de moi.

Je demeurai un instant sans rien dire, espérant que mon domestique apercevrait l'animal et m'en parlerait le premier; mais il allait et venait dans ma chambre sans paraître rien voir.

Je saisis un moment où, dans la ligne qu'il devait parcourir pour accomplir l'ordre que j'allais lui donner, il lui fallait passer presque sur le chat.

– Mettez ma sonnette sur ma table, John, lui dis-je.

Il était à la tête de mon lit, la sonnette était sur la cheminée; pour aller de la tête de mon lit à la cheminée, il lui fallait nécessairement marcher sur l'animal.

Il se mit en mouvement; mais, au moment où son pied allait se poser sur lui, le chat sauta sur mes genoux.

John ne le vit pas, ou du moins ne parut pas le voir.

J'avoue qu'une sueur froide passa sur mon front, et que ces mots: «Il faut que monsieur devienne fou,» se représentèrent d'une façon terrible à ma pensée.

– John, lui dis-je, ne voyez-vous rien sur mes genoux?

John me regarda. Puis, comme un homme qui prend une résolution:

– Si, monsieur, dit-il, je vois un chat.

Je respirai.

Je pris, le chat, et lui dis:

– En ce cas, John, portez-le dehors, je vous prie.

Ses mains vinrent au-devant des miennes; je lui posai l'animal sur les bras; puis, sur un signe de moi, il sortit.

J'étais un peu rassuré; pendant dix minutes, je regardai autour de moi avec un reste d'anxiété; mais, n'ayant aperçu aucun être vivant appartenant à une espèce animale quelconque, je résolus de voir ce que John avait fait du chat.

Je sortis donc de ma chambre dans l'intention de le lui demander, lorsqu'en mettant le pied sur le seuil de la porte du salon j'entendis un grand éclat de rire qui venait du cabinet de toilette de ma femme. Je m'approchai doucement sur la pointe du pied, et j'entendis la voix de John.

– Ma chère amie, disait-il à la femme de chambre, monsieur ne devient pas fou: non, il l'est. Sa folie, tu sais, c'est de voir un chat noir et codeur de feu. Ce soir, il m'a demandé si je ne voyais pas ce chat sur ses genoux.

– Et qu'as-tu répondu? demanda la femme de chambre.

– Pardieu! j'ai répondu que je le voyais, dit John. Pauvre cher homme, je n'ai pas voulu le contrarier; alors devine ce qu'il a fait.

– Comment veux-tu que je devine?

– Eh bien! il a pris le prétendu chat sur ses genoux, il me l'a posé sur les bras, et il m'a dit: «Emporte! emporte!» J'ai bravement emporté le chat, et il a été satisfait.

– Mais, si tu as emporté le chat, le chat existait donc?

– Eh non! le chat n'existait que dans son imagination Mais à quoi cela lui aurait-il servi quand je lui aurais dit la vérité? à me faire mettre à la porte; ma foi non, je suis bien ici, et j'y reste. Il me donne vingt-cinq livres par an pour voir un chat: je le vois. Qu'il m'en donne trente, et j'en verrai deux.

Je n'eus pas le courage d'en entendre davantage. Je poussai un soupir, et je rentrai dans ma chambre.

Ma chambre était vide…

Le lendemain, à six heures, comme d'habitude, mon compagnon se retrouva près de moi, et ne disparut que le lendemain au jour.

Que vous dirai-je? mon ami, continua le malade, pendant un mois, la même apparition se renouvela chaque soir, et je commençais à m'habituer à sa présence quand, le trentième jour après l'exécution, six heures sonnèrent sans que le chat parût.

1Ce n'est pas pour faire de l'horrible à froid que nous nous appesantissons sur un pareil sujet, mais il nous semble qu'au moment où l'on se préoccupe de l'abolition de la peine de mort, une pareille dissertation n'était pas oiseuse.