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Les compagnons de Jéhu

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– J'ai à lui répondre que j'aime, dit Morgan, et que mon coeur est trop étroit pour une haine et deux amours.

Et il continua sa recherche.

Deux jeunes gens qui discutaient, l'un disant: «C'est un Anglais» l'autre disant: «C'est un Allemand» arrêtèrent Morgan:

– Ah! pardieu! dit l'un, voilà l'homme qui peut nous tirer d'embarras.

– Non, répondit Morgan en essayant de rompre la barrière qu'ils lui opposaient, car je suis pressé.

– Il n'y a qu'un mot à répondre, dit l'autre. Nous venons de parier, Saint-Amand et moi, que l'homme jugé et exécuté dans la chartreuse de Seillon était selon lui un Allemand, selon moi un Anglais.

– Je ne sais, répondit Morgan; je n'y étais pas. Adressez-vous à

Hector; c'est lui qui présidait ce soir-là.

– Dis-nous alors où est Hector?

– Dites-moi plutôt où est Tiffauges; je le cherche.

– Là-bas, au fond, dit le jeune homme en indiquant un point de la salle où la contredanse bondissait plus joyeuse et plus animée. Tu le reconnaîtras à son gilet; son pantalon, non plus, n'est point à dédaigner, et je m'en ferai faire un pareil avec la peau du premier mathévon à qui j'aurai affaire.

Morgan ne prit point le temps de demander ce que le gilet de Tiffauges avait de remarquable, et par quelle coupe bizarre ou quelle étoffe précieuse son pantalon avait pu obtenir l'approbation d'un homme aussi expert en pareille matière que l'était celui qui lui adressait la parole. Il alla droit au point indiqué par le jeune homme, et vit celui qu'il cherchait dansant un pas d'été qui semblait, par son habileté et son tricotage, qu'on me pardonne ce terme technique, sorti des salons de Vestris lui-même.

Morgan fit un signe au danseur.

Tiffauges s'arrêta à linstant même, salua sa danseuse, la reconduisit à sa place, s'excusa sur l'urgence de laffaire qui lappelait, et vint prendre le bras de Morgan.

– L'avez-vous vu? demanda Tiffauges à Morgan.

– Je le quitte, répondit celui-ci.

– Et vous lui avez remis la lettre du roi?

– À lui-même.

– L'a-t-il lue?

– À l'instant.

– Et il a fait une réponse?

– Il en a fait deux, une verbale et une écrite; la seconde dispense de la première.

– Et vous lavez?

– La voici.

– Et savez-vous le contenu?

– C'est un refus.

– Positif?

– Tout ce qu'il y a de plus positif.

– Sait-il que, du moment où il nous ôte tout espoir, nous le traitons en ennemi?

– Je le lui ai dit.

– Et il a répondu?

– Il n'a pas répondu, il a haussé les épaules.

– Quelle intention lui croyez-vous donc?

– Ce n'est pas difficile à deviner.

– Aurait-il l'idée de garder le pouvoir pour lui?

– Cela m'en a bien l'air.

– Le pouvoir, mais pas le trône!

– Pourquoi pas le trône?

– Il n'oserait se faire roi.

– Oh! je ne puis pas vous répondre si c'est précisément roi qu'il se fera; mais je vous réponds qu'il se fera quelque chose.

– Mais, enfin, c'est un soldat de fortune.

– Mon cher, mieux vaut en ce moment être le fils de ses oeuvres que le petit-fils d'un roi.

Le jeune homme resta pensif.

– Je rapporterai tout cela à Cadoudal, fit-il.

– Et ajoutez que le premier consul a dit ces propres paroles: «Je tiens la Vendée dans ma main, et, si je veux, dans trois mois, il ne s'y brûlera plus une amorce.»

– C'est bon à savoir.

– Vous le savez; que Cadoudal le sache, et faites-en votre profit.

En ce moment, la musique cessa tout à coup; le bourdonnement des danseurs s'éteignit; il se fit un grand silence, et, au milieu de ce silence, quatre noms furent prononcés par une voix sonore et accentuée.

Ces quatre noms étaient ceux de Morgan, de Montbar, d'Adler et de d'Assas.

– Pardon, dit Morgan à Tiffauges, il se prépare probablement quelque expédition dont je suis; force m'est donc, à mon grand regret, de vous dire adieu: seulement, avant de vous quitter, laissez-moi regarder de plus près votre gilet et votre pantalon, dont on m'a parlé; c'est une curiosité d'amateur, j'espère que vous lexcuserez.

– Comment donc! fit le jeune Vendéen, bien volontiers.

XXVII – LA PEAU DES OURS

Et, avec une rapidité et une complaisance qui faisaient honneur à sa courtoisie, il s'approcha des candélabres qui brûlaient sur la cheminée.

Le gilet et le pantalon paraissaient être de la même étoffe; mais quelle était cette étoffe? c'était là que le connaisseur le plus expérimenté se fût trouvé dans l'embarras.

Le pantalon était un pantalon collant ordinaire, de couleur tendre, flottant entre le chamois et la couleur de chair; il n'offrait rien de remarquable que d'être sans couture aucune et de coller exactement sur la chair.

Le gilet avait, au contraire, deux signes caractéristiques qui appelaient plus particulièrement l'attention sur lui: il était troué de trois balles dont on avait laissé les trous béants, en les ravivant avec du carmin qui jouait le sang à s'y méprendre.

En outre, au côté gauche était peint le coeur sanglant qui servait de point de reconnaissance aux Vendéens.

Morgan examina les deux objets avec la plus grande attention, mais l'examen fut infructueux.

– Si je n'étais pas si pressé, dit-il, je voudrais en avoir le coeur net et ne m'en rapporter qu'à mes propres lumières; mais, vous avez entendu, il est probablement arrivé quelques nouvelles au comité; c'est de l'argent que vous pouvez annoncer à Cadoudal: seulement, il faut l'aller prendre. Je commande d'ordinaire ces sortes d'expéditions, et, si je tardais, un autre se présenterait à ma place. Dites-moi donc quel est le tissu dont vous êtes habillé?

– Mon cher Morgan, dit le Vendéen, vous avez peut-être entendu dire que mon frère avait été pris aux environs de Bressuire et fusillé par les bleus?

– Oui, je sais cela.

– Les bleus étaient en retraite; ils laissèrent le corps au coin d'une haie; nous les poursuivions l'épée dans les reins, de sorte que nous arrivâmes derrière eux. Je retrouvai le corps de mon frère encore chaud. Dans une de ses blessures était plantée une branche d'arbre avec cette étiquette: «Fusillé comme brigand, par moi, Claude Flageolet, caporal au 3e bataillon de Paris.» Je recueillis le corps de mon frère; je lui fis enlever la peau de la poitrine, cette peau qui, trouée de trois balles, devait éternellement crier vengeance devant mes yeux, et j'en fis faire mon gilet de bataille.

– Ah! ah! fit Morgan avec un certain étonnement dans lequel, pour la première fois, se mêlait quelque chose qui ressemblait à de la terreur; ah! ce gilet est fait avec la peau de votre frère? Et le pantalon?

– Oh! répondit le Vendéen, le pantalon, c'est autre chose: il est fait avec celle du citoyen Claude Flageolet, caporal au 3e bataillon de Paris.

En ce moment la même voix retentit, appelant pour la seconde fois, et dans le même ordre, les noms de Morgan, de Montbar, d'Adler et de d'Assas.

Morgan s'élança hors du cabinet.

Morgan traversa la salle de danse dans toute sa longueur et se dirigea vers un petit salon situé de l'autre côté du vestiaire.

Ses trois compagnons, Montbar, Adler et d'Assas l'y attendaient déjà.

Avec eux se trouvait un jeune homme portant le costume d'un courrier de cabinet à la livrée du gouvernement, c'est-à-dire l'habit vert et or.

Il avait les grosses bottes poudreuses, la casquette-visière et le sac de dépêches qui constituent le harnachement essentiel d'un courrier de cabinet.

Une carte de Cassini, sur laquelle on pouvait relever jusqu'aux moindres sinuosités de terrain, était étendue sur une table.

Avant de dire ce que faisait là ce courrier et dans quel but était étendue cette carte, jetons un coup d'oeil sur les trois nouveaux personnages dont les noms venaient de retentir dans la salle du bal, et qui sont destinés à jouer un rôle important dans la suite de cette histoire.

Le lecteur connaît déjà Morgan, l'Achille et le Pâris tout à la fois de cette étrange association. Morgan avec ses yeux bleus, ses cheveux noirs, sa taille haute et bien prise, sa tournure gracieuse, vive et svelte, son oeil qu'on n'avait jamais vu sans un regard animé; sa bouche aux lèvres fraîches et aux dents blanches, qu'on n'avait jamais vue sans un sourire; sa physionomie si remarquable, composée d'un mélange d'éléments qui semblaient étrangers les uns aux autres, et sur laquelle on retrouvait tout à la fois la force et la tendresse, la douceur et l'énergie, et tout cela mêlé à l'étourdissante expression d'une gaieté qui devenait effrayante parfois lorsqu'on songeait que cet homme côtoyait éternellement la mort, et la plus effrayante de toutes les morts, celle de l'échafaud.

Quant à d'Assas, c'était un homme de trente-cinq à trente-huit ans, aux cheveux touffus et grisonnants, mais aux sourcils et aux moustaches d'un noir d'ébène; pour ses yeux, ils étaient de cette admirable nuance des yeux indiens tirant sur le marron. C'était un ancien capitaine de dragons, admirablement bâti pour la lutte physique et morale, dont les muscles indiquaient la force, et la physionomie l'entêtement. Au reste, d'une tournure noble, d'une grande élégance de manières, parfumé comme un petit-maître, et respirant par manie ou par manière de volupté, soit un flacon de sel anglais, soit une cassolette de vermeil contenant les parfums les plus subtils.

Montbar et Adler, dont on ne connaissait pas plus les véritables noms que l'on ne connaissait ceux de d'Assas et de Morgan, étaient généralement appelés dans la compagnie les _inséparables. _Figurez-vous Damon et Pythias, Euryale et Nisus, Oreste et Pylade à vingt-deux ans; l'un joyeux, loquace, bruyant; l'autre triste, silencieux, rêveur, partageant tout, dangers, argent, maîtresses; se complétant l'un par l'autre, atteignant à eux deux les limites de tous les extrêmes; chacun dans le péril s'oubliant lui-même pour veiller sur l'autre, comme les jeunes Spartiates du bataillon sacré, et vous aurez une idée de Montbar et d'Adler.

 

Il va sans dire que tous trois étaient compagnons de Jéhu.

Ils étaient convoqués, comme s'en était douté Morgan, pour affaire de la compagnie.

Morgan, en entrant, alla droit au faux courrier et lui serra la main.

– Ah! ce cher ami! dit celui-ci avec un mouvement de l'arrière- train indiquant qu'on ne fait pas impunément, si bon cavalier que l'on soit, une cinquantaine de lieues à franc étrier sur des bidets de poste; vous vous la passez douce, vous autres Parisiens, et, relativement à vous, Annibal à Capoue était sur des ronces et des épines! Je n'ai fait que jeter un coup d'oeil sur la salle de bal, en passant, comme doit faire un pauvre courrier de cabinet portant les dépêches du général Masséna au citoyen premier consul; mais vous avez là, il me semble, un choix de victimes parfaitement entendu; seulement, mes pauvres amis, il faut pour le moment dire adieu à tout cela; c'est désagréable, c'est malheureux, c'est désespérant, mais la maison de Jéhu avant tout.

– Mon cher Hastier, dit Morgan.

– Holà! dit Hastier, pas de noms propres, s'il vous plaît, messieurs. La famille Hastier est une honnête famille de Lyon faisant négoce, comme on dit, place des Terreaux, de père en fils, et qui serait fort humiliée d'apprendre que son héritier s'est fait courrier de cabinet, et court les grands chemins avec la besace nationale sur le dos. Lecoq, tant que vous voudrez, mais Hastier point; je ne connais pas Hastier. Et vous, messieurs, continua le jeune homme s'adressant à Montbar, à Adler et à d'Assas, le connaissez-vous?

– Non, répondirent les trois jeunes gens, et nous demandons pardon pour Morgan, qui a fait erreur.

– Mon cher Lecoq, fit Morgan.

– À la bonne heure, interrompit Hastier, je réponds à ce nom-là.

Eh bien, voyons, que voulais-tu me dire?

– Je voulais te dire que, si tu n'étais pas l'antipode du dieu Harpocrate, que les Égyptiens représentaient un doigt sur la bouche, au lieu de te jeter dans une foule de divagations plus ou moins fleuries, nous saurions déjà pourquoi ce costume et pourquoi cette carte.

– Eh! pardieu! si tu ne le sais pas encore, reprit le jeune homme, c'est ta faute et non la mienne. S'il n'avait point fallu t'appeler deux fois, perdu que tu étais probablement avec quelque belle Euménide, demandant à un beau jeune homme vivant vengeance pour de vieux parents morts, tu serais aussi avancé que ces messieurs, et je ne serais pas obligé de bisser ma cavatine. Voici ce que c'est: il s'agit tout simplement d'un reste du trésor des ours de Berne, que, par ordre du général Masséna, le général Lecourbe a expédié au citoyen premier consul. Une misère, cent mille francs, qu'on n'ose faire passer par le Jura à cause des partisans de M. Teysonnet, qui seraient, à ce que l'on prétend, gens à s'en emparer, et que l'on expédie par Genève, Bourg, Mâcon, Dijon et Troyes; route bien autrement sûre, comme on s'en apercevra au passage.

– Très bien!

– Nous avons été avisés de la nouvelle par Renard, qui est parti de_ _Gex à franc étrier, et qui la transmise à lHirondelle, pour le moment en station à Châlons-sur-Saône, lequel ou laquelle la transmise à Auxerre, à moi, Lecoq, lequel vient de faire quarante- cinq lieues pour vous la transmettre à son tour. Quant aux détails secondaires, les voici. Le trésor est parti de Berne octodi dernier, 28 nivôse an VIII de la République triple et divisible. Il doit arriver aujourd'hui duodi à Genève; il en partira, demain tridi avec la diligence de Genève à Bourg; de sorte qu'en partant cette nuit même, après-demain quintidi, vous pouvez, mes chers fils d'Israël, rencontrer le trésor de MM. les ours entre Dijon et Troyes, vers Bar-sur-Seine ou Châtillon. Qu'en dites-vous?

– Pardieu! fit Morgan, ce que nous en disons, il me semble qu'il n'y a pas de discussions là-dessus; nous disons que jamais nous ne nous serions permis de toucher à l'argent de messeigneurs les ours de Berne tant qu'il ne serait pas sorti des coffres de Leurs Seigneuries; mais que, du moment où il a changé de destination une première fois, je ne vois aucun inconvénient à ce qu'il en change une seconde. Seulement comment allons-nous partir?

– N'avez-vous donc pas la chaise de poste?

– Si fait, elle est ici, sous la remise.

– N'avez-vous pas des chevaux pour vous conduire jusqu'à la prochaine poste?

– Ils sont à l'écurie.

– N'avez-vous pas chacun votre passeport?

– Nous en avons chacun quatre.

– Eh bien?

– Eh bien, nous ne pouvons pas arrêter la diligence en chaise de poste; nous ne nous gênons guère, mais nous ne prenons pas encore nos aises à ce point-là.

– Bon! pourquoi pas? dit Montbar; ce serait original. Je ne vois pas pourquoi, puisqu'on prend un bâtiment à l'abordage avec une barque, on ne prendrait pas aussi une diligence à l'abordage avec une chaise de poste; cela nous manque comme fantaisie; en essayons-nous, Adler?

– Je ne demanderais pas mieux, répondit celui-ci; mais le postillon, qu'en feras-tu?

– C'est juste, répondit Montbar.

– Le cas est prévu, mes enfants, dit le courrier; on a expédié une estafette à Troyes: vous laisserez votre chaise de poste chez Delbauce; vous y trouverez quatre chevaux tout sellés qui regorgeront d'avoine; vous calculerez votre temps, et, après- demain, ou plutôt demain, car minuit est sonné, demain, entre sept et huit heures du matin, l'argent de MM. Les ours passera un mauvais quart d'heure.

– Allons-nous changer de costumes? demanda d'Assas.

– Pour quoi faire? dit Morgan; il me semble que nous sommes fort présentables comme nous voici; jamais diligence n'aura été soulagée d'un poids incommode par des gens mieux vêtus. Jetons un dernier coup d'oeil sur la carte, faisons apporter du buffet dans les coffres de la voiture un pâté, une volaille froide et une douzaine de bouteilles de vin de Champagne, armons-nous à l'arsenal, enveloppons-nous dans de bons manteaux, et fouette cocher!

– Tiens, dit Montbar, c'est une idée, cela.

– Je crois bien, continua Morgan; nous crèverons les chevaux s'il le faut; nous serons de retour ici à sept heures du soir, et nous nous montrerons à lOpéra.

– Ce qui établira un alibi, dit dAssas.

– Justement, continua Morgan avec son inaltérable gaieté; le moyen d'admettre que des gens qui applaudissent mademoiselle Clotilde et M. Vestris à huit heures du soir, étaient occupés le matin, entre Bar et Châtillon, à régler leurs comptes avec le conducteur d'une diligence? Voyons, mes enfants, un coup d'oeil sur la carte, afin de choisir notre endroit.

Les quatre jeunes gens se penchèrent sur l'oeuvre de Cassini. – Si j'avais un conseil topographique à vous donner, dit le courrier, ce serait de vous embusquer un peu en-deçà de Massu; il y a un gué en face des Riceys… tenez, là!

Et le jeune homme indiqua le point précis sur la carte.

– Je gagnerais Chaource, que voilà; de Chaource, vous avez une route départementale, droite comme un I, qui vous conduit à Troyes; à Troyes, vous retrouvez votre voiture, vous prenez la route de Sens au lieu de celle de Coulommiers; les badauds – il y en a en province – qui vous ont vus passer la veille, ne s'étonnent pas de vous voir repasser le lendemain; vous êtes à lOpéra à dix heures, au lieu d'y être à huit, ce qui est de bien meilleur ton, et ni vu ni connu, je t'embrouille.

– Adopté pour mon compte, dit Morgan.

– Adopté! répétèrent en choeur les trois autres jeunes gens.

Morgan tira une des deux montres dont les chaînes se balançaient à sa ceinture; c'était un chef-d'oeuvre de Petitot comme émail, et sur la double boîte qui protégeait la peinture était un chiffre en diamants. La filiation de ce merveilleux bijou était établie comme celle d'un cheval arabe: elle avait été faite pour Marie- Antoinette, qui lavait donnée à la duchesse de Polastron, laquelle lavait donnée à la mère de Morgan.

– Une heure du matin, dit Morgan; allons, messieurs, il faut qu'à trois heures nous relayions à Lagny.

À partir de ce moment, l'expédition était commencée, Morgan devenait le chef; il ne consultait plus, il ordonnait.

D'Assas – qui en son absence commandait – lui présent, obéissait

tout le premier.

Une demi-heure après, une voiture enfermant quatre jeunes gens enveloppés de leurs manteaux était arrêtée à la barrière

Fontainebleau par le chef de poste, qui demandait les passeports.

– Oh! la bonne plaisanterie! fit l'un d'eux en passant sa tête par la portière et en affectant l'accent à la mode; il faut donc des passeports pour _sasser à Grosbois, chez le citoyen Baas? _Ma _paole _d'honneur _panachée, _vous êtes fou, mon ché ami! Allons, fouette cocher!

Le cocher fouetta et la voiture passa sans difficulté.

XXVIII – EN FAMILLE

Laissons nos quatre _chasseurs _gagner Lagny, où, grâce aux passeports qu'ils doivent à la complaisance des employés du citoyen Fouché, ils troqueront leurs chevaux de maître contre des chevaux de poste, et leur cocher contre un postillon, et voyons pourquoi le premier consul avait fait demander Roland.

Roland s'était empressé, en quittant Morgan, de se rendre aux ordres de son général.

Il avait trouvé celui-ci debout et pensif devant la cheminée.

Au bruit qu'il avait fait en entrant, le général Bonaparte avait levé la tête.

– Que vous êtes-vous dit tous les deux? demanda Bonaparte sans préambule, et se fiant à l'habitude que Roland avait de répondre à sa pensée.

– Mais, dit Roland, nous nous sommes fait toutes sortes de compliments… et nous nous sommes quittés, les meilleurs amis du monde.

– Quel effet te fait-il?

– L'effet d'un homme parfaitement élevé.

– Quel âge lui donnes-tu?

– Mon âge, tout au plus.

– Oui, c'est bien cela; la voix est jeune. Ah çà, Roland, est-ce que je me tromperais? est-ce qu'il y aurait une jeune génération royaliste?

– Eh! mon général, répondit Roland avec un mouvement d'épaules, c'est un reste de la vieille.

– Eh bien, Roland, il faut en faire une autre qui soit dévouée à mon fils, si jamais j'ai un fils.

Roland fit un geste qui pouvait se traduire par ces mots: «Je ne m'y oppose pas.»

Bonaparte comprit parfaitement le geste.

– Ce n'est pas le tout que tu ne t'y opposes pas, dit-il, il faut y contribuer.

Un frissonnement nerveux passa sur le corps de Roland.

– Et comment cela? demanda-t-il.

– En te mariant.

Roland éclata de rire.

– Bon! avec mon anévrisme! dit-il.

Bonaparte le regarda.

– Mon cher Roland, dit-il, ton anévrisme m'a bien l'air d'un prétexte pour rester garçon.

– Vous croyez?

– Oui; et, comme je suis un homme moral, je veux qu'on se marie.

– Avec cela que je suis immoral, moi, répondit Roland, et que je cause du scandale avec mes maîtresses!

– Auguste, reprit Bonaparte, avait rendu des lois contre les célibataires; il les privait de leurs droits de citoyens romains.

– Auguste…

– Eh bien?

– J'attendrai que vous soyez Auguste; vous n'êtes encore que

César.

Bonaparte s'approcha du jeune homme.

– Il y a des noms, mon cher Roland, dit-il en lui posant la main sur l'épaule, que je ne veux pas voir s'éteindre, et le nom de Montrevel est de ceux-là.

– Eh bien! général, est-ce qu'à mon défaut, et en supposant que, par un caprice, une fantaisie, un entêtement, je me refuse à la perpétuer, est-ce qu'il n'y a pas mon frère!

– Comment ton frère? tu as donc un frère?

– Mais oui, j'ai un frère! pourquoi donc n'aurais-je pas un frère?

– Quel âge a-t-il?

– Onze à douze ans.

– Pourquoi ne m'as-tu jamais parlé de lui?

– Parce que j'ai pensé que les faits et gestes d'un gamin de cet âge-là ne vous intéresseraient pas beaucoup.

– Tu te trompes, Roland: je m'intéresse à tout ce qui touche mes amis; il fallait me demander quelque chose pour ce frère.

– Quoi, général?

– Son admission dans un collège de Paris.

– Bah! vous avez assez de solliciteurs autour de vous sans que j'en grossisse le nombre.

– Tu entends, il faut qu'il vienne dans un collège de Paris; quand il aura l'âge, je le ferai entrer à l'École militaire ou à quelque autre école que je fonderai d'ici là.

– Ma foi, général, répondit Roland, à l'heure qu'il est, comme si j'eusse deviné vos bonnes intentions à son égard, il est en route ou bien près de s'y mettre.

– Comment cela?

– J'ai écrit, il y a trois jours, à ma mère d'amener l'enfant à Paris; je comptais lui choisir un collège sans vous en rien dire, et, quand il aurait l'âge, vous en parler… en supposant toutefois que mon anévrisme ne m'ait pas enlevé d'ici là. Mais, dans ce cas…

 

– Dans ce cas?

– Dans ce cas, je laissais un bout de testament à votre adresse, qui vous recommandait la mère, le fils et la fille, tout le bataclan.

– Comment, la fille?

– Oui, ma soeur.

– Tu as donc aussi une soeur?

– Parfaitement:

– Quel âge?

– Dix-sept ans.

– Jolie?

– Charmante!

– Je me charge de son établissement.

Roland se mit à rire.

– Qu'as-tu? lui demanda le premier consul.

– Je dis, général, que je vais faire mettre un écriteau au-dessus de la grande porte du Luxembourg.

– Et sur cet écriteau?

– Bureau de mariages.

– Ah çà! mais, si tu ne veux pas te marier, toi, ce n'est point une raison pour que ta soeur reste fille. Je n'aime pas plus les vieilles filles que les vieux garçons.

– Je ne vous dis pas, mon général, que ma soeur restera vieille fille; c'est bien assez qu'un membre de la famille Montrevel encoure votre mécontentement.

– Eh bien, alors, que me dis-tu?

– Je vous dis que, si vous le voulez bien, comme la chose la regarde, nous la consulterons là-dessus.

– Ah! ah! y aurait-il quelque passion de province?

– Je ne dirais pas non! J'avais quitté la pauvre Amélie fraîche et souriante, je lai retrouvée pâle et triste. Je tirerai tout cela au clair avec elle; et, puisque vous voulez que je vous en reparle, eh bien, je vous en reparlerai.

– Oui, à ton retour de la Vendée; c'est cela.

– Ah! je vais donc en Vendée?

– Est-ce comme pour le mariage? as-tu des répugnances?

– Aucunement.

– Eh bien, alors, tu vas en Vendée.

– Quand cela?

– Oh! rien ne presse, et, pourvu que tu partes demain matin…

– À merveille! plus tôt si vous voulez; dites-moi ce que j'y vais faire.

– Une chose de la plus haute importance, Roland.

– Diable! ce n'est pas une mission diplomatique, je présume?

– Si, c'est une mission diplomatique pour laquelle jai besoin dun homme qui ne soit pas diplomate.

– Oh! général, comme je fais votre affaire! Seulement, vous comprenez, moins je suis diplomate, plus il me faut des instructions précises.

– Aussi vais-je te les donner. Tiens, vois-tu cette carte?

Et il montra au jeune homme une grande carte du Piémont étendue à terre et éclairée par une lampe suspendue au plafond.

– Oui, je la vois, répondit Roland, habitué à suivre son général dans tous les bonds inattendus de son génie; seulement, cest une carte du Piémont.

– Oui, cest une carte du Piémont.

– Ah! Il est donc question de lItalie?

– Il est toujours question de lItalie.

– Je croyais quil sagissait de la Vendée?

– Secondairement.

– Ah çà, général, vous nallez pas menvoyer dans la Vendée et vous en aller en Italie, vous?

– Non, sois tranquille.

– À la bonne heure! Je vous préviens que, dans ce cas là, je déserte et vous rejoins.

– Je te le permets; mais revenons à Mélas.

– Pardon, général, cest la première fois que nous en parlons.

– Oui; mais il y a longtemps que jy pense. Sais-tu où je bats

Mélas?

– Parbleu!

– Où cela?

– Où vous le rencontrerez.

Bonaparte se mit à rire.

– Niais! dit-il avec la plus intime familiarité.

Puis se couchant sur la carte:

– Viens ici, dit-il à Roland.

Roland se coucha à côté de lui.

– Tiens, reprit Bonaparte, voilà où je le bats.

– Près dAlexandrie?

– À deux ou trois lieues. Il a à Alexandrie ses magasins, ses hôpitaux, son artillerie, ses réserves; il ne sen éloignera pas. Il faut que je frappe un grand coup, je n'obtiendrai la paix qu'à cette condition. Je passe les Alpes – il montra le grand Saint- Bernard – je tombe sur Mélas au moment où il s'y attend le moins, et je le bats à plate couture.

– Oh! je m'en rapporte bien à vous pour cela.

– Mais, tu comprends, pour que je m'éloigne tranquille, Roland, pas d'inflammation d'entrailles, c'est-à-dire pas de Vendée derrière moi.

– Ah! voilà votre affaire: pas de Vendée! et vous m'envoyez en

Vendée pour que je supprime la Vendée.

– Ce jeune homme m'a dit de la Vendée des choses très graves. Ce sont de braves soldats que ces Vendéens conduits par un homme de tête; il y a Georges Cadoudal surtout… Je lui ai fait offrir un régiment, qu'il n'acceptera pas.

– Peste! il est bien dégoûté.

– Mais il y a une chose dont il ne se doute point.

– Qui, Cadoudal?

– Cadoudal. C'est que l'abbé Bernier, ma fait des ouvertures.

– L'abbé Bernier?

– Oui.

– Qu'est-ce que c'est que cela, labbé Bernier?

– C'est le fils dun paysan de l'Anjou, qui peut avoir aujourd'hui de trente-trois à trente-quatre ans, qui était curé à Saint-Laud à Angers lors de linsurrection, qui a refusé le serment, et qui s'est jeté parmi les Vendéens. Deux ou trois fois la Vendée a été pacifiée, une ou deux fois on la crue morte. On se trompait: la Vendée était pacifiée; mais labbé Bernier n'avait pas signé la paix; la Vendée était morte, mais labbé Bernier était vivant. Un jour, la Vendée fut ingrate envers lui: il voulait être nommé agent général de toutes les armées royalistes de l'intérieur; Stofflet pesa sur la décision et fit nommer le comte Colbert de Maulevrier, son ancien maître. À deux heures du matin, le conseil s'était séparé, l'abbé Bernier avait disparu. Ce qu'il fit, cette nuit-là, Dieu et lui pourraient seuls le dire; mais, à quatre heures du matin, un détachement républicain entourait la métairie où dormait Stofflet désarmé et sans défense. À quatre heures et demie, Stofflet était pris; huit jours après, il était exécuté à Angers… Le lendemain, d'Autichamp prenait le commandement en chef, et, le même jour, afin de ne pas tomber dans la même faute que son prédécesseur Stofflet, il nommait labbé Bernier agent général… Y es-tu?

– Parfaitement!

– Eh bien, l'abbé Bernier, agent général des puissances belligérantes, fondé des pleins pouvoirs du comte d'Artois, l'abbé Bernier m'a fait faire des ouvertures.

– À vous, à Bonaparte, premier consul, il daigne…? Savez-vous que c'est très bien de la part de l'abbé Bernier? Et vous acceptez les ouvertures de l'abbé Bernier?

– Oui, Roland; que la Vendée me donne la paix, je lui rouvre ses églises, je lui rends ses prêtres.

– Et s'ils chantent le Domine, salvum fac regem?

– Cela vaut encore mieux que de ne rien chanter du tout. Dieu est tout puissant et décidera. La mission te convient-elle, maintenant que je te l'ai expliquée?

– À merveille!

– Eh bien, voilà une lettre pour le général Rédouville. Il traitera avec l'abbé Bernier, comme général en chef de larmée de lOuest; mais tu assisteras à toutes les conférences: lui, ne sera que ma parole; toi, tu es ma pensée. Maintenant, pars le plus tôt possible; plus tôt tu reviendras, plus tôt Mélas sera battu.

– Général, je vous demande le temps d'écrire à ma mère, voilà tout.

– Où doit-elle descendre?

– Hôtel des Ambassadeurs.

– Quand crois-tu qu'elle arrive?

– Nous sommes dans la nuit du 21 au 22 janvier; elle arrivera le 23 au soir ou le 24 au matin.

– Et elle descend hôtel des Ambassadeurs?

– Oui, général.

– Je me charge de tout.

– Comment! vous vous chargez de tout?

– Certainement! ta mère ne peut pas rester à l'hôtel.

– Où voulez-vous donc qu'elle reste?

– Chez un ami.

– Elle ne connaît personne à Paris.

– Je vous demande bien pardon, monsieur Roland: elle connaît le citoyen Bonaparte, premier consul, et la citoyenne Joséphine, sa femme.

– Vous n'allez pas loger ma mère au Luxembourg, général; je vous préviens que cela la gênerait beaucoup.

– Non, mais je la logerai rue de la Victoire.

– Oh! général!

– Allons! allons! c'est décidé. Pars et reviens le plus vite possible.

Roland prit la main du premier consul pour la baiser; mais

Bonaparte, l'attirant vivement à lui:

– Embrasse-moi, mon cher Roland, lui dit-il, et bonne chance.

Deux heures après, Roland roulait en chaise de poste sur la route d'Orléans.

Le lendemain, à neuf heures du matin, il entrait à Nantes après trente-trois heures de voyage.