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Le Speronare

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Ne trouvant pas de casserole, et forcés d'employer de l'huile rance au lieu de beurre, nous arrêtâmes que notre menu se composerait d'un potage à la poule, d'un rôti de gibier, de trois oeufs à la coque en entremets, et de nos grenades flanquées de nos figues d'Inde en dessert; les châtaignes, cuites sous la cendre, devaient remplacer le pain.

Tout cela n'eût rien été, absolument rien, sans l'odieuse saleté du bouge où nous nous trouvions.

A peine nous étions-nous mis à l'oeuvre, que deux enfants couverts de haillons, maigres, hâves et fiévreux, étaient sortis comme des gnomes, je ne sais d'où, et étaient venus s'accroupir de chaque côté de la cheminée, suivant avec des yeux avides nos maigres provisions dans toutes les transformations qu'elles éprouvaient. Nous avions voulu les chasser d'abord de leur poste, afin de n'avoir pas sous les yeux ce dégoûtant tableau; mais la harangue que je leur avais faite et le coup de pied dont à mon grand regret l'avait accompagnée Cama, n'avaient produit qu'un grognement sourd assez semblable à celui d'un marcassin qu'on veut tirer de son trou. Je m'étais alors retourné vers Salvadore, en lui demandant ce qu'ils avaient et ce qu'ils voulaient, et Salvadore m'avait répondu en jetant sur eux un regard d'indicible pitié. – Ce qu'ils ont et ce qu'ils veulent? Ils ont faim et voudraient manger.

Hélas! c'est le cri du peuple sicilien, et je n'ai pas entendu autre chose pendant trois mois que j'ai habité la Sicile. Il y a des malheureux dont la faim n'a jamais été apaisée depuis le jour où, couchés dans leur berceau, ils ont commencé de sucer le sein tari de leur mère, jusqu'au jour où, étendus sur leur lit de mort, ils ont expiré, essayant d'avaler l'hostie sainte que le prêtre venait de poser sur leurs lèvres.

Dès lors on comprend que ces deux pauvres enfants eurent droit à la meilleure part de notre dîner; nous restâmes sur notre faim, mais au moins ils furent rassasiés.

Quelle horrible chose de penser qu'il y a des misérables pour lesquels avoir mangé une fois sera un souvenir de toute la vie!

Le dîner terminé, nous nous occupâmes de notre gîte. Salvadore nous découvrit une espèce de chambre au rez-de-chaussée, sur la terre de laquelle étaient jetées dans deux auges deux paillasses sans draps; c'étaient nos lits.

Cela, joint aux insectes qui couvraient déjà le bas de nos pantalons, et qui couraient impunément le long des murs, ne nous promettait pas un sommeil bien profond; aussi résolûmes-nous d'en essayer le plus tard possible, et allâmes-nous, nos fusils sur l'épaule, faire une promenade par la campagne.

Rien n'était doux, calme et tranquille comme cette solitude: c'était le silence et la poésie du désert; l'air brûlant de la journée avait fait place à une petite brise nocturne qui apportait un reste de saveur marine pleine de voluptueuse fraîcheur; le ciel était un vaste dais de saphir tout étoilé d'or; des météores immenses traversaient l'espace sans bruit, tantôt sous l'aspect d'une flèche qui file vers son but, tantôt pareils à des globes de flammes descendant du ciel sur la terre. De temps en temps une cigale attardée commençait un chant tout à coup interrompu et tout à coup repris; enfin les lucioles scintillaient, étoiles vivantes, pareilles à des étincelles éphémères que font naître les caprices des enfants en frappant sur un foyer à demi éteint.

C'eût été fort doux de passer la nuit ainsi, mais nous avions le lendemain une quarantaine de milles à faire, mais nous avions fait vingt-cinq milles dans la journée, mais là enfin, comme toujours, comme partout, quand l'âme disait oui, le corps disait non.

Nous rentrâmes vers les dix heures, et nous nous jetâmes tout habillés sur nos lits.

D'abord la fatigue l'emporta sur tout autre chose, et je m'endormis; mais, au bout d'une heure, je me réveille, transpercé d'un million d'épingles; autant aurait valu essayer de dormir dans une ruche d'abeilles. Je me remuai, je changeai de place, je me tournai, je me retournai; impossible de me rendormir.

Quand à Jadin, soit fatigue plus grande, soit sensibilité moins exaltée, il dormait comme Epiménide.

Je me souvins alors de ce hangar plein de paille ou j'avais été dénicher des oeufs, et il me parut un lieu de délices, comparé à l'enfer où je me trouvais. En conséquence, comme rien ne s'opposait à ce que j'en usasse à mon plaisir, je pris mon fusil couché à côté de moi sur mon matelas, j'ouvris doucement la fenêtre, je sautai dehors, et j'allai m'étendre sur cette paille tant désirée.

J'y étais depuis dix minutes à peu près, et je commençais à entrer dans cet état qui n'est plus la veille, mais qui n'est pas encore le sommeil, lorsqu'il me sembla que j'entendais parler à quelques pas de moi. Quelques instants encore je doutai, et par conséquent j'essayai de m'enfoncer davantage dans mon assoupissement, lorsque le bruit devint si distinct, que j'ouvris les yeux tout grands, et qu'à la lueur des étoiles je vis trois hommes arrêtés à l'angle de la maison. Mon premier mouvement fut de m'assurer si mon fusil était toujours près de moi. Je le sentis à la place où je l'avais posé, et, plus tranquille, je reportai les yeux sur mes trois individus.

Comme j'étais caché dans l'ombre que projetait le toit du hangar, ils ne pouvaient m'apercevoir, tandis que moi, au contraire, à mesure que mes yeux s'habituaient à l'obscurité, je les distinguais parfaitement. Ils étaient enveloppés de longs manteaux; l'un d'eux avait un fusil, les deux autres étaient seulement armés de bâtons.

Au bout de quelques minutes, pendant lesquelles ils restèrent immobiles en parlant à voix basse, celui des trois qui avait le fusil s'approcha de la fenêtre par laquelle j'étais sorti, entr'ouvrit le contrevent, et passa sa tête avec précaution, de manière à regarder dans la chambre. Comme nous avions laissé brûler une lampe sur la cheminée, il pouvait voir un de nos deux matelas occupé et l'autre vide. Sans doute cette circonstance le préoccupa, car il revint aussitôt à ses deux compagnons et leur parla vivement. Tous trois alors s'approchèrent. Je crus que le moment était venu; je me levai sur un genou et j'armai les deux chiens de mon fusil. Comme les intentions de trois drôles qui entrent par la fenêtre, à minuit, ne peuvent être douteuses, ma résolution était bien arrêtée: au premier acte d'effraction qu'ils tentaient, je faisais coup double, et, si le troisième ne s'enfuyait pas, Jadin, éveillé par le bruit, avait sa carabine.

En ce moment la fenêtre du grenier s'ouvrit et je vis passer la tête de Salvadore.

A cette apparition, je l'avoue, je crus que notre guide en revenait à son ancien métier, et que nous allions avoir affaire à quatre bandits au lieu d'avoir affaire à trois seulement. Mais, avant que ce doute eût le temps de se changer en certitude, j'entendis une voix qui demandait impérieusement en sicilien:

– Qui êtes-vous? que voulez-vous?

– Salvadore! dirent à la fois les trois hommes.

– Oui, Salvadore. Attendez-moi, je descends.

Dix secondes après, la porte s'ouvrit et Salvadore parut.

Il marcha droit aux trois hommes, et entama avec eux une conversation qui, pour avoir lieu à voix basse, ne m'en parut pas moins vive. Pendant dix minutes ils semblèrent disputer, eux parlant avec insistance, lui répondant avec fermeté. Bientôt les trois hommes reculèrent de quelques pas, comme pour tenir conseil entre eux; Salvadore resta où il était, les bras croisés et le regard fixé sur eux. Enfin, celui qui avait un fusil se détacha du groupe, revint à Salvadore, lui donna une poignée de main et, rejoignant ses camarades, s'éloigna avec eux. Au bout de cinq minutes ils étaient perdus tous trois dans l'obscurité, et je n'entendais plus que le bruit de leurs pas sur les herbes sèches.

Salvadore resta encore un quart d'heure à peu près à la même place, dans la même attitude; puis, certain que les visiteurs nocturnes s'étaient retirés réellement, il rentra à son tour et referma la porte derrière lui.

On comprend que la scène dont je venais d'être témoin m'avait ôté, du moins pour le moment, toute envie de dormir. Je restai une demi-heure immobile comme une statue, dans l'attitude où j'étais, et le doigt sur la gâchette de mon fusil; puis, au bout d'une demi-heure, comme rien ne reparaissait, et comme je n'entendais plus aucun bruit, je repris une position un peu moins incommode.

Une autre demi-heure s'était à peine écoulée que, telle est la puissance étrange du sommeil, je m'étais déjà rendormi.

Le froid du matin me réveilla. Si belle que doive être la journée, il tombe toujours en Sicile, quelques minutes avant que le soleil se lève, une rosée fine, pénétrante et glacée. Heureusement le toit sous lequel je m'étais mis à couvert m'en avait garanti; mais je n'en ressentais pas moins ce malaise matinal bien connu de tous les voyageurs.

J'allais rentrer dans la chambre comme j'en étais sorti, lorsque je vis Jadin ouvrir la fenêtre; il venait de se réveiller, et, ne me voyant pas sur mon matelas, il avait conçu quelque inquiétude de ce que j'étais devenu, et me cherchait. Je lui racontai ce qui s'était passé; il n'avait rien entendu. Cela faisait honneur à son sommeil, car non seulement il n'avait pas été plus ménagé que moi par les insectes, mais encore, moi absent, il avait dû payer pour nous deux. C'est, au reste ce que prouvait la simple inspection de sa personne; il était tatoué des pieds à la tête comme un sauvage de la Nouvelle-Zélande.

Nous appelâmes Salvadore, qui nous répondit de l'écurie où il apprêtait ses mules; puis, attendu, comme on le pense bien, qu'il n'était pas question de déjeuner, et qu'il n'y avait sur notre route que la seule ville de Corleone, je crois, où nous comptassions faire un repas quelconque, nous fîmes provision de châtaignes, afin d'amuser notre appétit tout le long de la route.

Quant à la carte à payer, à notre grand étonnement, elle se trouvait, je ne sais comment, monter à trois piastres: nous les donnâmes, mais en recommandant à Salvadore de ne les remettre qu'à titre d'aumône.

 

Nous nous mîmes en route dans le même ordre que la veille, si ce n'est que je marchai d'abord à pied pour deux raisons: la première, c'est que je désirais me réchauffer; et la seconde c'est que je n'étais pas fâché de causer avec Salvadore de ce qui s'était passé dans la nuit. Au premier mot qui m'en échappa, il se mit à rire; puis, voyant que j'avais assisté à ce petit drame depuis le lever de la toile jusqu'au baisser du rideau: – Ah! oui, oui, me dit-il, ce sont d'anciens camarades qui travaillent la nuit au lieu de travailler le jour. Si vous aviez pris un autre guide que moi, il est probable qu'il y aurait eu quelque chose entre vous, et que, d'après ce que vous me dites, cela se serait mal passé pour eux; mais vous avez vu que, quoiqu'ils se soient fait un peu tirer l'oreille, il n'en ont pas moins fini pour nous laisser le champ de bataille. Maintenant nous n'entendrons plus parler de rien avant le passage de Mezzojuso.

– Et au passage de Mezzojuso? demandai-je.

– Oh! là il faudra le voir.

– N'avez-vous point sur ceux que nous rencontrerons la même influence que vous avez eue sur ceux que nous avons déjà rencontrés?

– Dame! répondit Salvadore avec un geste sicilien que rien ne peut rendre, c'est une nouvelle troupe qui vient de se former.

– Et vous ne les connaissez pas beaucoup?

– Non, mais ils me connaissent.

Nous étions arrivés au bord d'un torrent qui, après avoir fait tourner une espèce de moulin qu'on appelle le moulin de l'Olive, coulait d'un mouvement assez doux, et qu'il fallait bien entendu, comme notre fleuve de la veille dont il était peut-être la source, traverser à gué: je remontai donc sur ma mule. Salvadore me demanda la permission de sauter en croupe, ce que je lui accordai, et nous tentâmes le passage, qui s'opéra à notre satisfaction, quoique, malgré nos précautions, nous ne pussions nous empêcher d'être mouillés jusqu'aux genoux. Jadin vint ensuite et gagna comme nous le bord sans accident; mais il n'en fut pas de même du pauvre Cama, qui était évidemment destiné à nous servir de bouc émissaire. A peine son mulet fut-il arrivé au milieu du torrent que, mal dirigé par son conducteur, il dévia de quelques pieds et s'enfonça dans un trou: au cri que jeta Cama nous nous retournâmes, et nous l'aperçûmes dans l'eau jusqu'à la ceinture, tandis que nous ne voyions plus que la tête du mulet: la figure que faisait ce malheureux était si grotesque, il était dans tous les événements funestes qui lui arrivaient si profondément comique, que nous ne pûmes nous empêcher d'éclater de rire.

Cette hilarité intempestive réagit sur Cama, qui voulut faire reprendre à son mulet la route qu'il avait perdue, mais, dans les efforts que l'animal fit lui-même, il rencontra une pierre et buta: la violence du coup fit rompre la sangle, et nous vîmes immédiatement Cama et notre bagage s'en aller au fil de l'eau. Si utile que nous fût le premier, et si nécessaire que nous fût le second, nous courûmes à notre cuisinier, tandis que Salvadore courait à notre bagage: au bout de cinq minutes, homme et roba étaient hors de l'eau, mais tellement mouillés, tellement ruisselants, qu'il n'y avait pas moyen de continuer la route sans faire sécher le tout.

Nous allumâmes un grand feu avec des herbes sèches et des oliviers morts; nous-mêmes en avions besoin; l'air du matin nous avait glacés, et nous nous chauffâmes avec un indicible plaisir à un de ces feux libres et gigantesques comme en allument les bûcherons dans les forêts et les pâtres dans les montagnes; en outre nous y fîmes rôtir chacun une douzaine de châtaignes. Ce fut notre déjeuner.

Pendant que nous faisions cette halte obligée, nous vîmes paraître une litière portée sur deux mules, menée par un conducteur et accompagnée de quatre campieri. Elle renfermait un digne prélat, gros, gras et frais qui, plus prudent que nous, m'eut tout l'air, au regard de mépris qu'il jeta sur notre collation, de porter ses provisions avec lui. Les quatre campieri, armés de fusils et enveloppés de manteaux, donnaient à sa marche un aspect assez pittoresque. Malgré là difficulté du passage où nous avions échoué, grâce à l'adresse de son conducteur, il traversa la petite rivière sans accident.

Au bout d'une heure à peu près nous levâmes le camp. Mais, quelques instances que nous fissions à Cama, il ne voulut jamais remonter sur son mulet. Salvadore profita de ce refus pour s'y installer à sa place; nous nous remîmes en route, Cama nous suivant à pied.

Les plaines que nous traversions, si toutefois des terrains si bouleversés peuvent s'appeler des plaines, offraient toujours un aspect des plus grandioses: chaque fois que nous arrivions au sommet de quelque monticule, nous apercevions de ces lontains immenses et fantastiques comme on en voit en rêves; et si bizarrement colorés par le soleil, qu'ils semblaient mener à quelqu'un de ces pays féeriques que les pas de l'homme ne peuvent atteindre. De temps en temps nous apercevions dans la plaine, où il se recourbait comme un serpent de verdure, quelque ruisseau desséché par la canicule, dont un long ruban de lauriers roses, protégés par un reste de fraîcheur, marquait toutes les sinuosités; puis, ça et là, une de ces petites îles verdoyantes que nous avons déjà décrites, s'élevant sur ce désert d'herbes rougeâtres, au milieu desquelles chantaient désespérément des millions de cigales.

Après six ou huit heures de marche sous un soleil tellement ardent que le cuir de nos bottes nous brûlait les pieds, nous aperçûmes la ville où nous devions dîner: c'étaient deux ou trois rangées de maisons n'ayant que des rez-de-chaussée, bâties à des distances égales les unes des autres, et qui de loin ressemblaient, à s'y méprendre, à des joujoux d'enfants.

En descendant à la porte de la principale auberge, nous remarquâmes avec plaisir qu'elle contenait quelques instruments de cuisine qui ne paraissaient pas trop abandonnés; mais Salvadore vint calmer la joie que nous causait cette vue, en nous invitant à en faire le plus prompt usage qu'il nous serait possible, attendu qu'ayant perdu une heure à nous réchauffer le matin, il fallait rattraper cette heure sur notre dîner, afin de ne point arriver trop tard aux rochers de Mezzojuso. Si affamés que nous fussions, nous comprîmes l'importance de l'avis, et nous pressâmes notre hôte le plus qu'il nous fut possible. Cela n'empêcha point que nous ne perdissions deux heures à faire un exécrable dîner. Un chat, porté sur notre carte au compte de Milord, nous prouva qu'il avait été plus heureux que nous.

Nous nous remîmes en route vers les cinq heures. Comme le défilé qu'il nous fallait franchir n'était guère éloigné que de six milles de Corleone, où nous avions dîné, nous commençâmes à l'apercevoir vers six heures un quart. C'était tout bonnement un passage entre deux montagnes, l'une coupée à pic, l'autre s'inclinant par une pente assez rapide, toute couverte de rocs qui avaient roulé du sommet, et s'étaient arrêtés à différentes distances. Nous devions y être arrivés vers sept heures, c'est-à-dire en plein jour encore. Salvadore nous montra ce passage du bout de son bâton; puis, nous regardant comme pour voir l'effet que ce qu'il allait nous annoncer produirait sur nous:

– S'il y a quelque chose à craindre, dit-il, ce sera là.

– Hâtons donc le pas, répondis-je, car, s'il y a vraiment quelque danger, mieux vaut l'aller chercher au grand jour que d'attendre qu'il vienne nous surprendre pendant la nuit.

– Allons, dit Salvadore.

Et, appuyant la main sur le pommeau de ma selle, il excita de la voix nos mules, qui prirent le trot.

Nous approchâmes rapidement. Cama, pour ne point nous retarder, avait repris sa place au milieu du bagage, et nous suivait, cramponné aux cordes qui le liaient. Il avait entendu quelques mots des craintes émises par Salvadore, et avait paru fort inquiet. Je lui avais alors offert, comme Jadin avait une carabine et moi un fusil à deux coups, de prendre les pistolets, afin de nous donner un coup de main si l'occasion se présentait; mais cette offre avait failli le faire tomber de frayeur du haut de sa mule. Jadin les avait donc gardés dans ses fontes.

A trois cents pas du passage à peu près, Salvadore arrêta ma mule. Comme c'était elle qui tenait la tête du cortège, les deux autre suivirent immédiatement son exemple; puis, nous disant de demeurer à l'endroit où nous étions, attendu qu'il venait d'apercevoir le bout d'un fusil derrière un rocher, Salvadore nous quitta et marcha droit vers le point indiqué.

Nous profitâmes de cette petite halte pour voir si nos armes étaient en état. J'avais, dans chaque canon de mon fusil deux balles mariées, et Jadin en avait autant dans celui de sa carabine et dans ceux de ses pistolets. Comme les pistolets étaient doubles, cela nous faisait sept coups à tirer, sans compter que nos fusils, étant à système, pouvaient se recharger assez promptement pour qu'en cas de besoin une seconde décharge succédât presque immédiatement à la première.

Nous suivions Salvadore des yeux avec une attention que l'on comprendra facilement. Il s'avançait d'un pas ferme et rapide, sans montrer aucune hésitation; bientôt nous vîmes poindre un homme à l'angle d'une pierre; Salvadore l'aborda, et tous deux, après quelques paroles échangées, disparurent derrière le rocher.

Au bout de dix minutes, Salvadore reparut seul et revint vers nous. Nous cherchâmes de loin à lire sur son visage quelles nouvelles il nous apportait, mais c'était chose impossible. Enfin, lorsqu'il fut à quelques pas de nous:

– Eh bien! lui dis-je, qu'y a-t-il?

– Il y a que, comme je l'avais prévu, ils ne veulent pas nous laisser passer.

– Comment! ils ne veulent pas nous laisser passer?

– C'est-à-dire à moins que vous ne payiez le passage.

– Et sont-ils bien exigeants?

– Oh! non. A ma considération, ils n'exigent que cinq piastres.

– Ah! dit Jadin en riant, à la bonne heure! voilà des gens raisonnables, et j'aime presque mieux avoir affaire à eux qu'aux aubergistes.

– Et combien sont-ils, demandai-je, pour avoir la prétention de nous mettre ainsi à contribution?

– Ils sont deux.

– Comment! deux en tout?

– Oui; les autres sont sur la route d'Armianza à Polizzi.

– Que dites-vous de cela, Jadin?

– Eh bien! mais je dis que, puisqu'ils ne sont que deux, et que nous sommes quatre, c'est à nous de leur faire donner cinq piastres.

– Mon cher Salvadore, repris-je alors, faites-moi le plaisir de retourner vers ces messieurs, et de leur dire que nous les invitons à se tenir tranquille.

– Ou sinon, continua Jadin, que je les fais manger par Milord. N'est-ce pas, le chien? Veux-il manger un voleur, le chien? Hein?

Milord fit deux ou trois bonds fort joyeux en signe de parfait consentement.

– C'est votre dernier mot? dit Salvadore.

– Le dernier.

– Eh bien! vous avez raison. Seulement, mettez pied à terre, et marchez de l'autre côté des mules, afin que, si dans un moment de mauvaise humeur il leur prenait l'envie de vous envoyer un coup de fusil, vous leur présentiez le moins de prise possible.

Le conseil était bon; nous le suivîmes aussitôt. Quant à Salvadore, soit qu'il pensât n'avoir rien à craindre, soit qu'il méprisât le danger, il marcha, en sifflant, quatre pas en avant de la première mule, tandis que nous étions chacun derrière la nôtre, et entièrement abrités par elle.

Nous vîmes poindre le chapeau pointu de nos bandits au-dessus du rocher; nous vîmes s'abaisser les deux canons de fusil dans notre direction; mais quoique, à l'endroit où la route était la plus rapprochée du lieu où ils étaient embusqués, il n'y eût guère plus de soixante pas d'eux à nous, toute leur hostilité se borna à cette démonstration, peut-être aussi défensive qu'offensive. Au bout de dix minutes, nous étions hors de portée.

– Eh bien! Cama, dis-je en me retournant vers notre malheureux cuisinier, qui, pâle, comme la mort, marmottait ses prières en baisant une image de la madone qu'il portait au cou, que penses-tu maintenant des voyages par terre?

– Oh! monsieur, s'écria Cama, j'aime encore mieux la mer, parole d'honneur!

– Tenez, dis-je à Salvadore, vous êtes un brave homme; voici les cinq piastres pour boire à notre santé.

Salvadore nous baisa les mains, et nous remontâmes sur nos mules.

Une heure après, nous étions arrivés sans autre accident à l'auberge de San-Lorenzo, où nous devions coucher. Nous y trouvâmes un souper et un lit détestables, pour lesquels on nous demanda le lendemain quatre piastres.

 

Décidément Jadin avait raison: les véritables voleurs, ceux surtout auxquels il n'y avait pas moyen d'échapper, c'étaient les aubergistes.