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Le Speronare

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La crainte de monsieur Politi nous parut donc tant soit peu exagérée, et nous lui dîmes que, ce qu'il nous présentait comme un obstacle étant un attrait de plus, nous choisissions définitivement la route de terre. Comme cette réponse, pour ne point paraître une espèce de forfanterie, nécessitait une explication, nous lui dîmes ce qui nous était arrivé jusque-là, le bonheur que nous avions eu de ne faire aucune mauvaise rencontre, et le désir que nous aurions, ne fût-ce que pour donner à notre voyage le charme de l'émotion, de faire connaissance avec quelque bandit.

– Pardieu! nous dit monsieur Politi, n'est-ce que cela? J'ai votre affaire sous la main.

– Vraiment?

– Oui; seulement c'est un voleur en retraite, un bandit réconcilié, comme on dit. Il est muletier à Palerme, il vient d'amener ici deux Anglais. Si vous voulez le prendre, il a deux bonnes mules de retour, et avec lui vous aurez au moins l'avantage, si vous rencontrez des bandits, de pouvoir traiter. En sa qualité d'ancien confrère, ces messieurs lui font des avantages qu'ils ne font à personne.

– Et cet honnête homme est à Girgenti? m'écriai-je.

– Il y était ce matin encore, et à moins qu'il ne soit parti depuis ce moment, ce dont je doute, nous pouvons l'envoyer chercher.

– A l'instant même, je vous en prie.

Monsieur Politi appela le garçon et lui dit d'aller chercher Giacomo Salvadore de sa part, et de l'amener à l'instant même. Dix minutes après, le garçon reparut, suivi de l'individu demandé.

C'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, qui, sous son costume de paysan sicilien, avait conservé une certaine allure militaire. Il avait sur la tête un bonnet de laine grise brodé de rouge, de forme phrygienne; quant au reste de son accoutrement, il se composait d'un gilet de velours bleu, duquel sortaient des manches de chemise de grosse toile dont les poignets étaient bordés de rouge comme le bonnet, d'une ceinture de laine de différentes couleurs qui lui ceignait la taille, d'une culotte courte de velours pareil à celui du gilet; enfin il avait pour chaussure des espèces de bottes à retroussis ouvertes sur le côté. Le tout se détachait sur un manteau de couleur rougeâtre brodé de vert, qui, jeté sur une de ses épaules seulement, pendait derrière lui et donnait à son aspect quelque chose de pittoresque.

Monsieur Politi nous avait priés de ne faire aucune allusion à la première profession du signor Salvadore, et de nous contenter purement et simplement, dans cette première entrevue, de débattre nos prix et de faire notre accord. Nous lui avions promis de nous tenir dans les bornes de la plus stricte convenance.

Comme l'avait pensé monsieur Politi, le muletier, en voyant débarquer le matin deux étrangers, s'était dit qu'il ne perdrait pas son temps à attendre. Il est vrai que quelquefois, il l'avouait lui-même, il avait été trompé dans un calcul pareil, et qu'il avait rencontré des âmes timorées qui avaient préféré, pour traverser trois jours de désert, une autre compagnie que celle d'un ex-voleur; mais aussi, dans d'autres circonstances, comme par exemple dans celle où nous nous trouvions, il avait été dédommagé de sa peine. Somme toute, il était presque sûr de son affaire quand les voyageurs étaient Anglais ou Français; les chances se balançaient quand le voyageur était Allemand; mais, si le voyageur était Italien, il ne prenait pas même la peine de se présenter et de faire ses ouvertures; il savait d'avance qu'il était refusé.

La discussion ne fut pas longue. D'abord Salvadore, fier comme un roi, avait l'habitude d'imposer les conditions et non de les recevoir. Comme ces conditions se bornaient à deux piastres par mule et à deux piastres pour le muletier, en tout, et y compris la mule qui portait le bagage, huit piastres, ces arrangements nous parurent si raisonnables, que nous arrêtâmes immédiatement mules et muletier pour le surlendemain matin, moyennant lequel accord Salvadore nous donna deux piastres d'arrhes.

Ceci est encore une chose remarquable, que, par toute l'Italie, ce sont les vetturini qui donnent des arrhes aux voyageurs et non les voyageurs qui donnent des arrhes aux vetturini.

Monsieur Politi demanda alors à Salvadore s'il croyait qu'il y eût quelque danger pour nous sur la route. Salvadore répondit que, quant au danger, il n'y en avait pas, et qu'il pouvait en répondre. A un seul endroit peut-être, c'est-à-dire à une lieue et demie ou deux lieues de Castro-Novo, nous aurions quelque négociation à entamer avec une bande qui avait fait élection de domicile dans les environs; mais, en tout cas, Salvadore répondait que le droit de passage qu'on exigerait de nous, en supposant même qu'on l'exigeât, ne s'élèverait pas à plus de dix ou douze piastres. C'était, comme on le voit, une misère qui ne valait pas la peine qu'on s'en occupât.

Ce point posé, nous remplîmes un verre de vin que nous présentâmes à Salvadore, et nous trinquâmes à notre heureux voyage.

Tout était arrêté, il ne s'agissait plus que de donner avis au capitaine Arena de la résolution que nous avions prise, afin qu'il fît le tour de la Sicile avec son bâtiment et vînt nous rejoindre à Palerme. En conséquence, on me chercha un messager qui, moyennant une demi-piastre, se chargea de porter ma dépêche jusqu'au port. Elle contenait l'invitation à notre brave patron de venir nous parler le lendemain avant neuf heures, et la désignation de quelques objets de première nécessité, qui devaient constituer notre bagage de voyageurs, et à l'aide desquels nous attendrions tant bien que mal, à Palerme, le reste de notre roba.

Sur ce, monsieur Politi, voyant que nous paraissions fort désireux de gagner notre chambre, prit congé de nous en s'offrant d'être en personne notre cicerone pour le lendemain, et en nous priant de prévenir notre hôte que nous dînions ce jour-là en ville.

LE COLONEL SANTA-CROCE

Grâce à la discrétion de monsieur Politi, qui nous avait permis de nous retirer de bonne heure, nous étions le lendemain sur pied et prêts à le suivre, lorsqu'il vint nous prendre à six heures. La chaleur, répercutée par les rochers nus sur lesquels nous marchions, avait été si étouffante la veille, que nous avions résolu d'y échapper autant que possible en nous mettant en campagne dès le matin.

Nous sortîmes par la même porte que la veille, accompagnés de monsieur Politi et suivis de notre ami Ciotta, dont nous avions été bien tentés de nous débarrasser, mais qui, pareil au jardinier du Mariage de Figaro, n'avait pas été si sot que de renvoyer de si bons maîtres. En attendant qu'il nous donnât des preuves de son érudition, il nous donnait des marques de sa bonne volonté, en portant le parasol, le tabouret et la boîte à couleurs de Jadin.

La première trace d'antiquités que nous rencontrâmes fut des sépulcres creusés dans le roc même, comme j'en avais déjà rencontré de pareils à Arles et au village de Baux; je laissai Jadin s'enfoncer avec monsieur Politi dans une profonde discussion scientifique, et je m'acheminai avec Ciotta vers un petit édifice carré d'une construction assez élégante, porté sur un soubassement et orné de quatre pilastres. Après avoir inutilement essayé de me rendre compte, par ma propre science archéologique, de l'ancienne destination de cet édifice, force me fut de recourir à l'érudition de Ciotta, et je lui demandai s'il avait une opinion sur cette ruine.

– Certainement, Excellence, me dit-il, c'est la chapelle de Phalaris.

– La chapelle de Phalaris! répondis-je assez étonné de cette singulière alliance de mots. Vous croyez?

– J'en suis sûr, Excellence.

– Mais de quel Phalaris? demandai-je, car, au bout du compte, il pouvait y en avoir eu deux, et la réputation du premier pouvait avoir nui à l'illustration du second.

– Mais, reprit Ciotta étonné de la question, mais du fameux tyran qui avait inventé le taureau d'airain.

– Ah! ah! pardon, je ne le croyais pas si dévot.

– Il avait des remords, Excellence, il avait des remords; et comme le palais qu'il habitait était à quelques pas d'ici, il fit élever cette chapelle à proximité du susdit palais, pour n'avoir pas trop à se déranger quand il voulait entendre la sainte messe.

– Pardon, signor cicerone, mais l'explication me paraît si judicieuse, que je vous demanderai la permission de l'inscrire séance tenante sur mon album.

– Faites, Excellence, faites.

En ce moment, Jadin nous rejoignit; comme je ne voulais pas le priver de l'explication lumineuse que m'avait donnée Ciotta, je le laissai avec lui, et je pris à mon tour monsieur Politi pour visiter le temple des Géants, tandis que Jadin faisait en quatre coups de crayon un croquis de la chapelle de Phalaris.

Le temple des Géants n'est, à l'heure qu'il est, qu'un monceau de ruines, et si, comme le dit Biscari, on n'avait retrouvé un triglyphe parmi ces ruines, on ne saurait pas même à quel ordre d'architecte cet édifice appartenait.

Selon toute probabilité, ce temple, qui semblait bâti pour l'éternité, fut renversé par les barbares. En 1401, Fazello, le chroniqueur de la Sicile, dit avoir encore vu debout trois des géants qui formaient les cariatides. Ce sont ces trois géants que la Girgenti moderne, en fille fière de sa race, a pris pour armes. Quelque temps après, un tremblement de terre les renversa, et aujourd'hui, de toute cette cour de colosses, comme dit la devise de la ville, il ne reste qu'un pauvre géant couché dont on a rapproché les morceaux, et qui peut donner encore, avec un tronçon des fameuses colonnes de ce temple, dans les cannelures desquelles un homme pouvait se cacher, une idée de la grandeur du monument.

Nous mesurâmes le géant de pierre; il avait de 24 à 25 pieds, y compris ses bras ployés au-dessus de sa tête. Au reste, les contours en sont très frustes, ces cariatides, selon tout probabilité, ayant été revêtues de stuc, et dans leur partie postérieure se trouvant adossées à des pilastres.

 

Notre ami Ciotta avait bâti sur cette figure un système non moins ingénieux que celui qu'il nous avait développé sur la chapelle de Phalaris; il pensait que ce géant était un des anciens habitants de la Sicile, qui ayant eu l'imprudence de se laisser tomber dans une fontaine pétrifiante, avait eu le bonheur de s'y conserver intact jusqu'au jour où, la fontaine ayant été mise à sec par un tremblement de terre, on l'y avait retrouvé tel qu'il était encore aujourd'hui.

Du temple des Géants, nous n'eûmes qu'à traverser la voie antique pour nous trouver à celui d'Hercule. Celui-ci est encore plus maltraité que son voisin. Une colonne seule est restée debout. C'est le temple dont parle Cicéron à propos de la fameuse statue du fils d'Alcmène, si magnifique, qu'il était difficile de rien voir de plus beau; —Quo non facile dixerim quidquid vidisse pulchrius. – Aussi, lorsque Verrès, qui l'avait trouvée à sa convenance, voulut s'en emparer, il y eut émeute, et les habitants d'Agrigente chassèrent à coups de pierres les messagers du proconsul romain.

Ces ruines visitées, nous descendîmes par la porte d'Or, et, franchissant l'enceinte des murs, nous nous avançâmes vers un petit monument carré, que les uns assurent être le tombeau de Theron, et les autres celui d'un célèbre coursier. Au reste, les uns et les autres donnent de si puissante preuves à l'appui de leur assertion, que notre cicerone, embarrassé de se prononcer entre eux, nous dit, pour tout concilier, que ce sépulcre était celui d'un ancien roi agrigentin, qui s'était fait enterrer avec un cheval qu'il aimait beaucoup.

Trois cents pas plus loin sont deux colonnes enchâssées dans les murs d'une petite cassine: c'est tout ce qui reste du temple d'Esculape. La plaine au milieu de laquelle s'élève cette cassine s'appelle encore il Campo romano. En effet, c'était à cette place que, dans la première guerre punique, campait, au dire de Polybe, une partie de l'armée romaine.

Comme le soleil, avec lequel nous avions fait la veille une si intime connaissance, recommençait à nous faire les honneurs de la ville, qu'au dire de Pindare il ne dédaignait pas autrefois de chanter lui-même, nous nous privâmes des temples de Vulcain, de Castor et Pollux, et de la piscine creusée par les prisonniers carthaginois dans la vallée d'Acragas. Ciotta insista beaucoup pour nous y conduire, mais nous lui promîmes de le payer comme si nous l'avions vue, ce qui le ramena à l'instant même à notre sentiment.

En rentrant à l'hôtel, nous trouvâmes le capitaine Arena qui nous attendait avec notre cuisinier. Nous nous étonnâmes de cette infraction aux lois de la police napolitaine, qui défendait, on se le rappelle, au susdit Cama de mettre pied à terre. Mais le pauvre diable avait tant prié qu'on l'éloignât de l'élément sur lequel il n'avait pas un instant de repos, et qui la veille encore avait pensé lui être si fatal, que le capitaine, touché de ses supplications, nous l'amenait pour nous demander si, malgré la défense faite à son endroit, nous voulions prendre sur nous de l'emmener par terre à Palerme. La patient attendait notre décision avec une figure si piteuse, que nous n'eûmes pas le courage de lui refuser sa requête. Au risque de ce qui pouvait en résulter, Cama fut donc, à sa grande satisfaction, réinstallé sur la terre ferme. Cinq minutes après, notre hôte accourut pour nous demander si nous étions mécontents de notre dîner de la veille. Comme nous n'avions aucun motif de désobliger ce brave homme, qui avait véritablement fait ce qu'il avait pu, nous lui dîmes que, loin de nous en plaindre, nous en étions au contraire très satisfaits; alors il nous pria de venir mettre le holà dans sa cuisine, où Cama mettait tout sens dessus dessous. Nous y courûmes aussitôt, et nous trouvâmes effectivement Cama au milieu de cinq ou six casseroles, et demandant à grands cris de quoi mettre dedans. C'était cette demande indiscrète qui avait blessé notre hôte. Nous fîmes comprendre à Cama que ses exigences était exorbitantes, et nous l'invitâmes à laisser le cuisinier de la maison nous apprêter à son goût les douze ou quinze oeufs qu'il était parvenu à grand-peine à se procurer. Cama se retira en grommelant, et nous ne pûmes le consoler qu'en lui promettant qu'il prendrait sa revanche pendant notre voyage d'Agrigente à Palerme.

Le capitaine avait apporté tous nos effets, et à tout hasard une centaine de piastres. Mais, comme ce que monsieur Politi nous avait dit de la route ne nous invitait pas à nous surcharger d'argent, nous le priâmes de remporter la susdite somme au bâtiment, où elle serait beaucoup plus en sûreté que dans nos poches. Nous avions, Jadin et moi, une cinquantaine d'onces, c'est-à-dire sept ou huit cents francs, et cela nous paraissait d'autant plus suffisant dans les circonstances actuelles, que le capitaine nous promettait de nous avoir rejoints dans une dizaine de jours. Il avait bien eu un instant la crainte qu'un accident arrivé au speronare ne le forçât de s'arrêter quelques jours à Girgenti pour se procurer une ancre qui remplaçât celle restée au fond de la mer; mais Philippo avait tant et si bien plongé, qu'il avait fini par dégager la dent de fer du rocher sous lequel elle avait mordu, et alors, après avoir plongé sept fois à la profondeur de vingt-cinq pieds, il était revenu à la surface de l'eau avec son ancre. Aussitôt Pietro et Giovanni, qui l'attendaient, s'étaient jetés à la mer avec un câble; on avait passé le câble dans l'anneau, et l'ancre avait été triomphalement hissée sur le bâtiment.

Tout allant donc pour le mieux, nous prîmes congé du capitaine, en lui donnant rendez-vous à Palerme.

Aussitôt après le déjeuner, qui, d'après le prospectus qu'on en a vu, ne devait pas nous tenir longtemps, nous nous mîmes en quête des choses remarquables que pouvait nous offrir Girgenti elle-même. La liste était courte: un magasin de vases étrusques fort incomplet, et dont chaque pièce nous était offerte pour un prix triple de celui qu'elle nous eût coûté à Paris; un petit tableau prétendu de Raphaël, mais tout au plus de Jules Romain, qui avait été volé, puis rendu par l'entremise d'un confesseur, et qui était déposé chez le juge, qui pourra bien en devenir le propriétaire définitif; enfin l'église cathédrale, privée pour le moment d'évêque, attendu que, le dernier prélat étant mort, le roi de Naples touchant provisoirement ses revenus, qui sont de trente mille onces, sa majesté sicilienne ne se pressait pas de pourvoir au bénéfice vacant.

Ces différentes visites, tout insignifiantes qu'elles étaient, ne nous conduisirent pas moins jusqu'au dîner, qui nous fut servi avec une profusion que nous avions rencontrée chez notre bon Gemellaro, mais que nous n'avions pas retrouvée depuis. Au dessert, la conversation retomba sur les voleurs; ce sujet nous ramena tout naturellement à Salvadore, notre futur guide, et nous demandâmes à monsieur Politi quelques renseignements sur la façon dont la grâce de Dieu l'avait touché. Mais, au lieu de nous répondre, notre hôte nous offrit de nous raconter une anecdote arrivée il y avait sept ou huit ans à Castro-Giovanni. Ne voulant pas lâcher la réalité pour l'ombre, nous acceptâmes aussitôt, et, sans autre préambule que de nous faire servir le café et d'ordonner qu'on ne vînt nous déranger sous aucun prétexte, monsieur Politi commença l'histoire suivante:

– Le 20 juillet 1826, à six heures du soir, la salle du tribunal de Castro-Giovanni était non seulement encombrée de curieux, mais encore les rues avoisinantes regorgeaient d'un flot d'hommes et de femmes qui, n'ayant pu trouver place dans l'enceinte où l'on rendait la justice, attendaient dehors le résultat du jugement. C'est que ce jugement était de la plus haute importance pour toute la population du centre de la Sicile. L'accusé qui comparaissait à cette heure devant ses juges faisait, à ce qu'on assurait, partie de la bande du fameux capitaine Luigi Lana, qui, se tenant tantôt sur la route de Catane à Palerme, tantôt sur celle de Catane à Girgenti, et quelquefois même sur les deux, dévalisait scrupuleusement tout voyageur qui avait l'imprudence de prendre l'une ou l'autre de ces deux routes.

Le seigneur Luigi Lana était un de ces chefs de voleurs comme on n'en trouve plus qu'en Sicile et à l'Opéra-Comique, et qui s'élancent sur les grands chemins pour redresser les abus de la société, et remettre un peu d'égalité entre les faveurs et les disgrâces de la fortune. Vingt personnes avaient eu affaire à lui; mais, sur les vingt signalements donnés par elles, il n'y en avait pas deux qui se ressemblassent. Au dire des uns c'était un beau jeune homme blond de vingt-quatre à vingt-cinq ans, et qui avait l'air d'une femme; au dire des autres, c'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, aux traits fortement accentués, au visage olivâtre et aux cheveux noirs et crépus. Il y en avait qui disaient l'avoir vu entrer dans les églises et y dire ses prières avec une componction à faire honte aux moines les plus fervents; d'autres lui avaient entendu proférer des blasphèmes à faire fendre le ciel, et le tenaient pour un impie et pour un réprouvé. Enfin il y en avait encore, mais c'était le plus petit nombre, il faut l'avouer, qui disaient qu'il était plus honnête homme au fond que ceux qui le poursuivaient pour le faire pendre, et plus rigide observateur d'une simple promesse verbale que beaucoup de commerçants ne le sont d'une obligation écrite: ceux-là s'appuyaient sur un fait qui prouvait qu'effectivement maître Luigi Lana ne plaisantait pas à l'endroit de ses engagements. Voici l'événement sur lequel ils basaient la bonne opinion qu'ils avaient conçue et qu'ils émettaient touchant ce singulier personnage.

Un jour qu'il était poursuivi, il avait trouvé asile chez un riche seigneur nommé le marquis de Villalba; en le quittant, Luigi, reconnaissant, lui avait promis que lui et les siens pouvaient désormais voyager en Sicile en toute sûreté. Confiant en cette promesse, le marquis de Villalba avait envoyé quelques jours après cet événement son intendant faire un paiement à Cefalu; mais, entre Polizzi et Colesano, l'intendant avait été arrêté par un voleur. Le pauvre diable avait eu beau dire qu'il appartenait au marquis de Villalba, et que le marquis de Villalba avait pour lui et les siens un sauf-conduit du capitaine: le bandit n'avait point écouté ses réclamations et avait laissé le pauvre intendant nu comme un ver. Se voyant dans l'impossibilité de continuer sa route, l'intendant était revenu sur ses pas et avait demandé l'hospitalité dans la première maison de Polizzi; de là il avait écrit à son maître l'accident qui lui était arrivé, lui demandant ses instructions sur ce qui lui restait à faire. Le marquis de Villalba, qui ne se souciait pas d'aller sommer Lana de tenir la promesse qu'il lui avait faite et à laquelle il avait manqué si promptement, était en train d'écrire au pauvre intendant qu'il eût à revenir au château, lorsqu'on lui remit deux sacs qu'un inconnu venait d'apporter pour lui de la part du capitaine Luigi Lana. Le marquis ouvrit les deux sacs. Le premier contenait la somme qui avait été volée à l'intendant, le second la tête du voleur.

En même temps l'intendant recevait dans la maison où il s'était réfugié, et par un autre messager inconnu, les habits dont il avait été dépouillé.

A partir de ce jour, aucun bandit ne s'avisa plus de se frotter ni au marquis de Villalba, ni à personne de sa maison.

Or, comme nous l'avons dit, le 20 juillet 1826, on jugeait au tribunal de Castro-Giovanni un homme accusé de faire partie de la bande de Luigi Lana, et que l'on soupçonnait d'avoir assassiné un voyageur anglais trois mois auparavant, c'est-à-dire le 18 mai, entre Centorbi et Paterno. Comme l'Anglais était mort deux jours après des quatres coups de poignard qu'il avait reçus, il n'y avait pas moyen de convaincre le coupable par la confrontation. Mais avant d'expirer, le moribond, qui avait gardé pendant tout cet événement un sang-froid digne du pays où il était né, avait donné de son meurtrier un signalement tellement exact, que, grâce à ce signalement, on avait arrêté six semaines après le coupable.

Quand nous disons le coupable, nous devrions dire simplement l'accusé, car les avis étaient fort partagés sur l'individu qui comparaissait devant le seigneur Bartolomeo, juge de Castro-Giovanni. En effet, malgré la déposition de l'Anglais mourant, malgré l'identité du signalement avec les traits de son visage, le prisonnier soutenait qu'il était victime d'une erreur de ressemblance, et que, le jour même où avait eu lieu l'assassinat, il était sur le port de Palerme, où pour le moment il exerçait le métier de facchino. Malheureusement le seigneur Bartolomeo, juge de Castro-Giovanni, paraissait s'être rangé au nombre des personnes peu disposées à croire à cette dénégation, ce qui laissait, la chose était facile à voir, infiniment peu d'espoir au pauvre diable, qui, pour toute défense, arguait d'un alibi qu'il ne pouvait pas prouver.

 

Les choses en étaient donc là, et l'on attendait de minute en minute le prononcé du jugement, lorsqu'un beau jeune homme de vingt-huit à trente ans, revêtu d'un uniforme de colonel anglais, et suivi de deux domestiques comme lui à cheval, entra à Castro-Giovanni, venant du côté de Palerme, et s'arrêta à l'hôtel du Cyclope, tenu par maître Gaëtano Pacca. Comme les voyageurs de cette qualité étaient rares à Castro-Giovanni, maître Gaëtano accourut lui-même à la porte, et ne voulut céder à personne l'honneur de tenir la bride du cheval de l'étranger, tandis que l'étranger mettait pied à terre. L'officier, qui, comme nous l'avons dit, était suivi de deux domestiques, voulut d'abord s'opposer à cet excès de politesse, mais, voyant que son hôte futur insistait, il ne voulut pas le contrarier pour si peu, mit pied à terre dans toutes les règles de l'équitation, et entra dans l'hôtel en fouettant légèrement avec sa cravache la poussière amassée sur ses bottes et sur son pantalon.

– Je suis le très humble serviteur de Votre Excellence, dit au colonel maître Gaëtano, qui, ayant jeté la bride du cheval aux mains d'un des domestiques, était entré derrière l'étranger, et je serai éternellement fier de ce qu'un seigneur du rang de Votre Excellence se soit arrêté à l'hôtel du Cyclope. Votre Excellence vient sans doute de faire une longue route, et une longue route ouvre l'appétit. Que ferai-je servir à Votre Excellence pour son dîner?

– Mon cher monsieur Pacca, dit l'étranger avec un accent maltais fortement prononcé, et d'un air de hauteur qui arrêta tout court la politesse un peu familière de maître Gaëtano, faites-moi d'abord le plaisir de répondre à une question que j'aurais à vous adresser, puis nous en reviendrons à la proposition que vous avez la bonté de me faire.

– Je suis aux ordres de Votre Excellence, dit l'hôte du Cyclope.

– Très bien. Je voudrais savoir combien il y a de milles de Castro-Giovanni au château de mon honorable ami le prince de Paterno.

– Votre Excellence ne compte sans doute pas faire une si longue route aujourd'hui, et surtout à l'heure qu'il est.

– Pardon, mon cher Pacca, reprit l'étranger avec le même ton railleur qu'on avait déjà pu remarquer dans l'accent qui accompagnait ses paroles. Mais vous ne vous apercevez pas que vous répondez à ma question par une autre question. Je vous demande combien il y a de milles d'ici au château du prince de Paterno: comprenez-vous?

– Dix-sept milles, Votre Excellence.

– Très bien: avec mon cheval c'est l'affaire de trois heures, et pourvu que je parte à huit heures du soir, je serai encore arrivé avant minuit: préparez mon dîner et celui de mes gens, et faites donner à manger à nos montures.

– Seigneur Dieu! s'écria l'aubergiste, Votre Excellence aurait-elle donc l'intention de voyager de nuit?

– Et pourquoi pas?

– Mais Votre Excellence doit savoir que les routes ne sont pas sûres?

L'étranger se mit à rire avec une indéfinissable expression de mépris; puis, après un instant de silence:

– Qu'y a-t-il donc à craindre? demanda-t-il en continuant de fouetter la poussière de son pantalon avec sa cravache.

– Ce qu'il y a à craindre? Votre Excellence le demande!

– Oui, je le demande.

– Votre Excellence n'a-t-elle point entendu parler de Luigi Lana?

– De Luigi Lana? qu'est-ce que cet homme?

– Cette homme, Excellence, c'est le plus terrible bandit qui ait jamais paru en Sicile.

– Vraiment? dit l'étranger de son même ton goguenard.

– Sans compter qu'en ce moment il est exaspéré, continua l'aubergiste, et je réponds bien qu'il ne fera quartier à personne.

– Et de quoi est-il exaspéré, maître Gaëtano? Voyons, contez-moi cela.

– De ce qu'on juge en ce moment un des hommes de sa bande.

– Où cela?

– Ici même, Excellence.

– Et sans doute ce drôle sera condamné?

– J'en ai peur, Excellence.

– Et pourquoi en avez-vous peur, maître Gaëtano?

– Pourquoi, Excellence? parce que Luigi Lana est un homme à mettre, pour se venger, le feu aux quatre coins de Castro-Giovanni.

L'étranger éclata de rire.

– Puis-je savoir de quoi rit Votre Excellence? demanda l'aubergiste tout stupéfait.

– Je ris de ce qu'un homme de coeur fait trembler huit ou dix mille lâches comme vous, répondit l'étranger avec un air plus méprisant que jamais. Et, continua-t-il après une pause d'un instant, vous croyez donc que cet homme sera condamné?

– Je n'en fais pas de doute, Excellence.

– Je suis fâché de n'être pas arrivé plus tôt, reprit l'étranger comme s'il se parlait à lui-même; je n'aurais pas été fâché de voir la figure que fera le drôle en entendant prononcer son jugement.

– Peut-être est-il encore temps, dit maître Gaëtano; et si Votre Excellence veut se distraire à cela en attendant que son dîner soit servi, j'écrirai un petit mot au juge Bartolomeo, dont j'ai l'honneur d'être le compère, et je ne doute pas que sur ma recommandation il ne fasse placer Votre Excellence dans l'enceinte même des avocats.

– Merci, mon cher monsieur Pacca, dit l'étranger en se levant et s'avançant vers la porte; merci, mais ce serait probablement trop tard. J'entends un grand bruit de monde qui revient, et sans doute le jugement est prononcé.

En effet, la foule qui, dix minutes auparavant, se pressait autour du tribunal, se répandait à cette heure dans les rues; et, comme un orage planant sur la ville, les mots: à mort! à mort! grondaient répétés par quatre ou cinq mille voix.

L'accusé, malgré ses dénégations réitérées, n'ayant pu produire aucun témoin à décharge, venait d'être condamné à être pendu.

Le jeune colonel resta sur la porte jusqu'à ce que cette foule qu'il regardait en fronçant le sourcil et en mordant sa moustache fût écoulée; puis, lorsque la rue fut, à l'exception de quelques groupes semés ça et là, redevenue solitaire, il se retourna vers l'aubergiste, qui se tenait respectueusement derrière lui, se haussant sur la pointe des pieds, et essayant de voir par-dessus son épaule.

– Et quand croyez-vous que cet homme soit exécuté, mon cher monsieur Pacca? demanda l'étranger.

– Mais après-demain matin, sans doute, répondit maître Gaëtano; aujourd'hui le jugement, cette nuit la confession, demain la chapelle ardente, après-demain la potence.

– Et à quelle heure?

– Vers les huit heures du matin, c'est l'heure ordinaire.

– Ma foi! il me prend une envie, dit le colonel.

– Laquelle, Excellence?

– C'est, n'ayant pu voir juger ce drôle, de le voir au moins pendre.

– Rien de plus facile; Votre Excellence peut partir demain matin, faire sa visite à son ami le prince de Paterno, et être de retour ici demain soir.

– Vous parlez comme saint Jean-Bouche-d'Or, mon cher monsieur Pacca, répondit le colonel en tirant hors de son uniforme rouge son jabot de batiste; et je ferai comme vous dites. Ainsi donc occupez-vous de mon dîner et de ma chambre; tâchez que tout cela soit, je ne dirai pas bon, mais passable; comme vous m'en donnez le conseil, je partirai demain matin et je reviendrai demain soir. Pendant ce temps-là occupez-vous donc de m'avoir une bonne place pour regarder l'exécution: une fenêtre, par exemple; je la paierai ce qu'on voudra.

– Je ferai mieux que cela, Excellence.

– Que ferez-vous, mon cher monsieur Pacca?

– Votre Excellence sait qu'il est d'habitude que le juge assiste au supplice sur une estrade?